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La traduction française de cette série de huit conférences prononcées par Michael Oakeshott (1901-1990) à Harvard en 1958 constitue une étape décisive dans l’appropriation francophone de son oeuvre. Dans la succession de rendez-vous manqués qui semble avoir été le lot de la réception de ses idées en dehors de leur « milieu naturel », la subtilité de sa pensée et la rectitude du public ne sauraient être les seules en cause. Dans cette situation, le retard et le caractère partiel de la traduction de son oeuvre ont joué un rôle prépondérant. Cela dit, compte tenu de l’importance du rôle joué par le philosophe anglais dans les transformations de la pensée politique au xxe siècle, nous avons de bonnes raisons de saluer la traduction d’un ouvrage dont la forme et le statut nous permettent au surplus de réfléchir à nouveaux frais sur la trajectoire de sa pensée.

Dans le cadre de ces conférences, M. Oakeshott se propose d’interroger le rapport entre la pensée moderne du gouvernement et les dispositions morales qui lui sont corrélatives. Sa tentative de compréhension de la condition politique moderne est ici suspendue au pari que les dispositions morales fournissent un point de vue privilégié sur le contexte dans lequel prennent place les interrogations sur les pratiques politiques. Ainsi, dirions-nous que l’originalité de son analyse consiste dans son effort pour penser conjointement la formation de l’État moderne et les régimes moraux qui l’accompagnent. Pour le philosophe anglais, ce sont non seulement les nouvelles données empiriques – comme la concentration sans précédent des pouvoirs des dirigeants et la reconnaissance du gouvernement comme activité souveraine – qui constituent la trame principale du « caractère » moderne, mais aussi, et peut-être surtout, la manière dont les individus et les groupes répondent aux nouvelles « occasions d’individualité » (the opportunities of individuality) offertes dans le sillage de la dissolution de l’ordre communal médiéval. Or, à ses yeux, l’un des traits dominants de la modernité européenne est la présence simultanée de sujets disposés à faire des choix par eux-mêmes et de sujets non disposés ou incapables de faire de tels choix. Sa thèse consiste, en définitive, dans l’idée que, dans la modernité européenne, deux sensibilités morales concurrentes sous-tendent deux conceptions conflictuelles des tâches du gouvernement.

La première disposition morale que M. Oakeshott appelle la « morale de l’individualité » dérive d’une appréciation favorable à la liberté individuelle. En dépit de la multiplicité de ses expressions, cette tradition trouve son dénominateur commun dans sa valorisation de la possibilité pour l’individu de faire ses propres choix et la volonté de lui conférer une étendue maximale dans la société. Aussi la morale de l’individualité est-elle accompagnée d’une théorie politique qui cherche à préciser les tâches spécifiques du gouvernement qui soient en adéquation avec ses assises morales. À partir de John Locke, l’idée qui tend à prédominer est que la fonction du gouvernement consiste moins à guider les aspirations individuelles qu’à les arbitrer en cas de conflits. D’Emmanuel Kant à Jeremy Bentham (et John Stuart Mill, bien qu’avec quelques réserves), en passant par Adam Smith et Edmund Burke, la politique de l’individualisme vise à faire respecter des règles nécessaires à la protection des libertés individuelles contre l’ingérence normative de l’État et d’autrui. Pour reprendre une idée fort significative de J. Bentham mobilisée par M. Oakeshott, nous dirions que « le gouvernement est un stratagème visant à rendre sans profit l’intolérance » (p. 144). Mutatis mutandis, les différentes versions de la morale et de la politique de l’individualisme supposent que l’individu libre et autonome est le mieux disposé à trouver les conditions de la vie bonne et le meilleur vecteur de paix. Suivant l’analyse de l’auteur, la théorie politique de l’individualisme est donc à comprendre comme l’élucidation d’une opinion sur la tâche du gouvernement appropriée à un contexte dont le ressort principal consiste dans « l’apparition de sujets qui désirent faire des choix pour eux-mêmes, qui trouvent le bonheur en le faisant, et qui sont blessés lorsqu’on leur impose des choix » (p. 156-157). Cette valorisation de la liberté individuelle alimente, en somme, un scepticisme catégorique à l’égard des prétentions de la politique à vouloir dicter l’horizon du bien. De ce point de vue, la bonne politique ne cherche donc pas à transformer les hommes, mais à les gouverner tels qu’ils sont.

La possibilité de la liberté individuelle nourrit toutefois une attitude inverse qui débouche sur une tradition morale et politique concurrente, le « collectivisme ». Pour M. Oakeshott, l’une des données essentielles de la modernité réside précisément dans le fait que tous n’ont pas réussi ou souhaité se laisser commander par l’horizon de la liberté individuelle. Dans la morale « anti-individu » qui sous-tend l’attitude collectiviste, « la “sécurité” est préférée à la “liberté’’, la “solidarité” à l’“esprit d’entreprise” et l’“égalité” à l’“auto-détermination’’ » (p. 69). Se dessine aussi, au fil de ce livre, une insistance pour le moins emphatique sur le caractère fondamentalement moderne que traduit la critique collectiviste de l’individualisme. S’il en est ainsi, c’est que le collectivisme ne se comprend que par rapport à une donnée nouvelle, à savoir l’existence d’opportunités d’individualité. Sur cette base, le gouvernement sera compris comme le gestionnaire d’une entreprise unifiée dont la fonction sera de fournir toutes les ressources nécessaires à la conservation de la communauté, entendue comme un tout organique qui poursuit un but unique auquel toutes les autres activités sont subordonnées. Ainsi, bien qu’elle s’en inspire dans une certaine mesure en insistant sur la primauté du bien commun, cette attitude n’est pas un décalque de la morale des liens communaux. Contrairement à la première, la théorie politique du collectivisme n’est pas mue par une idée héritée ou donnée du bien commun. Ici, le bien commun doit être trouvé, choisi et adopté par la raison, en fonction d’une échelle de valeurs qui tend à se subsumer sous une idée plutôt abstraite et normative de la perfectibilité humaine. Dans les trois cas d’espèce recensés par M. Oakeshott, à savoir les versions religieuse (de Jean Calvin à l’expérience jacobine), productiviste (de Francis Bacon à Karl Marx) et distributiviste (de François Noël [Gracchus] Babeuf à l’État providence), la condition de vie choisie et valorisée étant associée à une certaine forme de perfection, elle nourrit le plus souvent une intolérance dramatique à l’égard des autres idées du bien. Inscrit dans une téléologie de la perfectibilité, le collectivisme prétend être le dépositaire d’une vérité et d’une légitimité incontestables et définitives, qui suppose une critique et une modification de la multiplicité d’activités et de croyances existantes. Autrement dit, si le collectivisme tend à nourrir une intolérance regrettable, c’est parce qu’il pèche par abus de rationalisme. Véritable leitmotiv dans l’oeuvre du philosophe, la critique du « rationalisme en politique » cherche à montrer l’inadéquation principielle entre la complexité chaotique inhérente aux sociétés modernes et la présomption délétère qui consiste à imposer à chacun un modèle de conduite unique.

Malgré les dangers qui sont associés au collectivisme et son incapacité à satisfaire la plénitude de l’expérience humaine, M. Oakeshott insiste toutefois sur sa présence indéracinable dans la modernité. Parce que les dispositions morales qui le nourrissent font partie intégrante de notre horizon historique, il serait vain, pour ne pas dire dangereux, de chercher à les annihiler. Du fait irréductible de cette coexistence se déduit alors la nécessité de reconnaître que le bon gouvernement se situera à l’intérieur d’un spectre où se mêlent différents dosages d’individualisme et de collectivisme. A fortiori, la meilleure pondération demeure celle qui attribue une dignité supérieure à l’individualisme. Néanmoins, un certain souci du compromis semble s’attester tout au long de cet ouvrage : « Ces deux dispositions, soutient-il, constituent les deux pôles du caractère politique européen moderne » (p. 197). Or, à en croire les thèses développées notamment dans son On Human Conduct (1975), c’est précisément cette insistance sur la nécessité du compromis entre la pensée du bon gouvernement et le caractère composite de son matériau qui tendra à s’amenuiser dans ses ouvrages ultérieurs. Si une tendance pouvait être dégagée dans l’économie interne de son oeuvre, c’est une accentuation toujours plus forte sur le caractère incommensurable de l’écart entre le collectivisme et la politique de la foi, d’une part, et l’individualisme et le scepticisme, de l’autre. Ainsi, plus on avance dans l’oeuvre de M. Oakeshott, plus se renforce l’amalgame – qui constitue peut-être le propre du consensus libéral-conservateur d’après-guerre – entre la critique de l’individualisme et le perfectionnisme tyrannique. À une alchimie prudente de l’équilibre des contraires succède ainsi une appréciation des phénomènes politiques dont la facture est de plus en plus dichotomique et dogmatique.

Même si l’effort de compréhension des traditions politiques et morales de la modernité semble souvent surplombé par la critique des expériences totalitaires, lesquelles constitueraient en quelque sorte le telos naturel de l’attitude collectiviste, et qu’il est donc, en ce sens, constamment exposé au risque de réduire la complexité de ces traditions, complexité qui résulte à la fois de leur diversité respective et de leurs multiples interactions, ces conférences nous permettent au moins, et c’est déjà beaucoup, de saisir les tensions et les noeuds à travers lesquels s’est constituée la pensée de M. Oakeshott.