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Personal Persistence, Identity Development, and Suicide est un ouvrage remarquable qui, bien qu’il porte principalement sur le suicide autochtone, est du plus grand intérêt pour quiconque est préoccupé par la compréhension du suicide. Les auteurs sont psychologues du développement. L’auteur principal et inspirateur de cette étude, Michael Chandler, a d’ailleurs étudié avec Jean Piaget, psychologue de renommée internationale. Cet ouvrage propose une analyse unique en ce que les auteurs tiennent le pari d’unifier les dimensions individuelle et collective dans la compréhension du suicide. Ils y parviennent en associant le suicide au développement identitaire résultant de processus à la fois personnels et culturels. Il y a de quoi rendre la sociologie jalouse. L’ouvrage est en fait une étude approfondie à divers niveaux, menée sur une période de dix ans. Son but est de démontrer comment et pourquoi il existe un lien entre le suicide et l’incapacité des jeunes à conserver un sentiment de continuité personnelle (personal persistence) et culturelle à travers le temps. Ils mettent aussi en relief le rôle fondamental joué par la culture et la continuité culturelle : piliers dans le développement des jeunes et remparts durant les moments difficiles.

Dans la première section, les chercheurs étayent leur approche théoriquement en appréhendant le suicide comme symptôme d’un problème d’identité. Ils insistent sur le fait que la continuité personnelle, ou l’identité à soi-même dans le temps, est un élément constitutif de la personne et soutiennent que le maintien d’une identité est essentiel pour donner un sens à la vie personnelle et sociale. En procédant à une revue de la littérature sur le sujet, les auteurs reformulent un ancien paradoxe qui doit être résolu par l’individu dans le processus de son développement identitaire, en l’occurrence que tout humain, s’il doit sans cesse évoluer et s’adapter aux changements dans son environnement, doit en même temps être en mesure de ne pas changer intrinsèquement, demeurant identifiable en tant qu’être constant à travers les transformations qu’apporte le temps. Les conséquences pour la personne d’échouer à se comprendre en tant qu’être singulier et continu dans le temps sont également abordées. L’incapacité de s’identifier à soi-même et de faire le lien entre les moments du passé et du présent, à travers un processus d’anticipation et de rétrospection (backwards referring and forward anticipating), entraîne les jeunes concernés à ne plus se soucier des personnes qu’ils sont en train de devenir. Ceci les expose aux dangers du suicide lorsqu’ils sont confrontés à la dure réalité de la vie.

Dans la deuxième section, les auteurs opérationnalisent cette conception de l’identité afin de pouvoir évaluer les effets néfastes du manque à se concevoir comme le même dans le temps. Des travaux méthodologiques d’une finesse remarquable, développés sur une dizaine d’années de recherche, sont parvenus à mesurer les stratégies et les notions que les jeunes acquièrent pour comprendre leur propre persistance. Les jeunes ont été interrogés relativement à la manière dont ils conçoivent leur propre identité. On leur a demandé, dans un premier temps, de parler d’eux tels qu’ils étaient il y a cinq ans et tels qu’ils sont aujourd’hui et, dans un deuxième temps, d’expliquer comment ils conçoivent qu’ils sont restés les mêmes en dépit des changements à travers lesquels ils sont passés. D’une manière analogue, les répondants ont été interrogés sur plusieurs versions illustrées d’oeuvres littéraires lors d’entretiens structurés. Ils ont eu à expliquer comment des personnages tels que Jean Valjean dans les Misérables, Ebenezer Scrooge, l’Harpagon anglo-saxon, ou encore la Femme-Ourse de la mythologie autochtone, ont pu demeurer les mêmes personnes malgré les transformations subies au cours des différentes histoires. Notons au passage que les explications relatives au maintien de l’identité propre ou à celui de l’identité des personnages se recoupent absolument.

Il ressort de cette étude que les jeunes en grandissant ont tendance à élaborer une manière de plus en plus sophistiquée de réfléchir sur l’autocontinuité. Non seulement la perception de leur propre continuité se développe-t-elle à travers le temps, mais cette évolution présente un parallélisme remarquable avec les étapes du développement cognitif identifiées par Piaget. Au total, cinq différents niveaux relatifs au développement de stratégies de maintien de soi ont été discernés. Deux modes de stratégies, l’un existentialiste et l’autre narrativiste, utilisés par les adolescents dans la négociation de leur « continuité personnelle » face au changement, ont été relevés. Cette typologie du développement avec ses deux modes et ses cinq niveaux associés a par la suite servi comme modèle pour quantifier et classifier les réponses des participants dans les études subséquentes de l’ouvrage. On ne s’attardera pas sur ces stratégies, traitées en détail dans ce dernier.

Les chercheurs se penchent ensuite sur la question du suicide chez les adolescents et parviennent à expliquer pourquoi les jeunes d’aujourd’hui se suicident de 5 à 20 fois plus que le reste de la population. La discussion porte sur une série de résultats à la suite d’une étude longitudinale qu’ils ont menée, dans laquelle des adolescents qui ont fait de sérieuses tentatives de suicide ont été interviewés et mis en paire avec des adolescents non suicidaires qui leur ressemblaient selon plusieurs autres critères. Ils ont montré que ces deux groupes d’adolescents (suicidaires et non suicidaires) étaient différents, surtout dans leur capacité à adopter des stratégies leur permettant de percevoir leur propre continuité temporelle. Parmi les adolescents non suicidaires, tous avaient tendance à garder un sens d’autopersistance et utilisaient une des cinq stratégies de maintien de l’identité, tandis que 83 % de ceux qui étaient activement suicidaires n’ont pu comprendre leur propre continuité. Les chercheurs ont conclu que les adolescents les plus à risque et susceptibles de se suicider étaient ceux qui éprouvaient des difficultés à maintenir leur identité au fil du temps.

Les chercheurs abordent enfin la question du suicide chez les jeunes Autochtones. Conscients du fait que maintes communautés autochtones des Amériques ont souffert d’un processus de déculturation, ils se sont demandé si les effets de cette discontinuité culturelle au niveau collectif n’étaient pas équivalents à ceux qui étaient liés aux problèmes dus au développement de l’identité sur le plan personnel. Leur but est en fait de bien cerner l’importance du rôle joué par la continuité culturelle dans le développement de l’identité, afin de bien définir ce en quoi elle peut prévenir directement ou indirectement le suicide chez ces jeunes. Six ans de recherches effectuées auprès de 196 bandes distinctes ont mis en évidence la grande variabilité des taux de suicide parmi les différentes communautés autochtones en Colombie-Britannique. La moitié des bandes n’a accusé aucun suicide pendant la durée de l’étude, tandis que chez d’autres bandes, le suicide d’adolescents a été cinq fois plus fréquent que le taux de suicide chez les jeunes en général. Dans le but de traduire sur le versant communautaire ce que représente, pour les individus, la continuité de soi évoquée précédemment, les auteurs ont identifié des indicateurs témoignant de l’action d’une culture sur elle-même afin de persister en tant que communauté. Il faut souligner que cette action « persévérante » sur soi n’équivaut pas au maintien des traditions. Il s’agit de mesures prises à maints égards pour compenser l’épuisement d’une tradition. Quoi qu’il en soit, six variables-témoins furent utilisées afin d’identifier le degré de continuité culturelle dans chacune des communautés. Deux variables, les revendications territoriales et l’autogouvernance, ont catégorisé les actions entreprises par les bandes contre les gouvernements provincial et fédéral pour obtenir des titres de propriété de leurs terres ancestrales et le droit à l’autogouvernance, ceci en mesurant l’ancienneté de leur histoire et le degré de leur succès dans les procès juridiques ainsi que leur action dans le domaine politique. Les quatre variables de continuité restantes avaient pour but de mesurer le degré de contrôle effectif des communautés autochtones sur les systèmes de santé et d’éducation les desservant, le degré de contrôle sur les systèmes de protection civile (police et pompiers) et combien les bandes avaient été capables de développer différents aspects de leur propre vie culturelle.

Les données obtenues font état de la corrélation positive entre les variables présentes et l’absence de suicides au sein des communautés. Les groupes n’ayant souffert d’aucun suicide chez les jeunes étaient justement ceux qui possédaient ces six variables-témoins de continuité qui agissaient comme facteurs de protection. De plus, lorsque seulement une des variables était présente, celle-ci avait quand même un effet protecteur : chaque variable réduisant en elle-même le taux de suicide. Ces résultats ont une importance capitale dans le domaine de la recherche sur le suicide, car ils illustrent le rôle crucial des cultures et de la continuité culturelle dans le développement humain, tout en insistant sur la relation complexe et insécable des identités culturelle et individuelle. Ils montrent que les cultures qui réussissent à préserver leur patrimoine et à perdurer dans le temps semblent fournir à leurs jeunes un ancrage culturel et personnel de l’identité qui les situe fermement dans une société en constante évolution et les protège contre le suicide. Cette étude remarquable, bien qu’elle porte principalement sur le suicide des Autochtones, représente à notre avis une percée dans la compréhension du suicide en tant que tel. Il s’agit, à notre connaissance, de la seule étude à parvenir à traiter « le » suicide d’une manière qui rende compte du phénomène dans ses dimensions individuelle et collective. Surprenons-nous du peu d’écho qu’a connu cette étude dans le bavardage suicidologique. Vivement une traduction.

Le suicide chez les jeunes hommes au Québec et chez les jeunes Autochtones semble avoir une même source due non pas à la masculinité ou à l’immaturité adolescente, ni même à une caractéristique raciale, mais bien à l’incapacité de développer ou de maintenir une identité avec les difficultés et les aléas du changement de la vie quotidienne. Le suicide, perçu avec cette perspective, n’est plus un acte insensé mais il implique plutôt la mort d’une culture ou d’une identité et l’image d’une relation manquée, ou encore ratée entre l’individu et la société.