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Professeur au Département d’études littéraires de l’Université de Louvain depuis 1979 et nommé professeur émérite en octobre 2006, José Lambert est indiscutablement une figure importante de la traductologie. Membre de l’International Comparative Literature Association, qui fut à l’origine du fameux colloque de Louvain Littérature et traduction en 1976, et l’un des fondateurs de la European Society for Translation Sudies, José Lambert situe ses travaux dans le sillage des recherches d’Itamar Even Zohar et de Gideon Toury, tout en tentant de renouveler l’approche systémique et descriptive de la traduction. La liste de ses enseignements et de ses articles montre quel fut son engagement dans l’avancement de la recherche en traductologie, tout comme la création du CETRA (Center for Translation, Communication and Culture) afin de promouvoir la recherche sur la traduction comme phénomène culturel. Dans l’objectif de mieux faire connaître l’itinéraire intellectuel et la pensée d’un homme qui a su faire avancer la discipline traductologique et lui ouvrir de nouveaux horizons, l’ouvrage Functional Approaches to Culture and Translation rassemble une sélection de treize articles de José Lambert. Certains ont acquis le statut de « classique » dans le domaine, d’autres sont, à tort, encore peu connus.

Une introduction assez substantielle retrace le parcours de Lambert en littérature comparée et en traductologie, et en donne les principaux jalons biographiques. On peut regretter que la pensée de Lambert ne soit pas située dans le contexte plus large de l’histoire de la traductologie et que les directions prises par sa recherche ne fassent pas l’objet d’un résumé introducteur, quoique chaque article soit résumé de façon assez détaillée. Reste donc au lecteur, au fil de ces articles présentés par ordre chronologique, à tisser les liens qui le rendront sensible à la cohérence de la démarche du chercheur.

Nous nous proposons de regrouper les articles réunis dans cet ouvrage selon deux thématiques principales, ou plutôt deux directions clés vers lesquelles José Lambert a orienté ses recherches. La première est l’approche descriptive de la traduction : Lambert en retrace l’histoire et rappelle ses enjeux, la met en application ou tente de la pourvoir de méthodes neuves. La seconde est la proposition d’une nouvelle cartographie des littératures, qui passe par la remise en question du découpage national de celles-ci. Abordons tout d’abord l’approche descriptive et la manière dont l’envisage Lambert.

Comme le rappelle l’article « Twenty Years of Research in Literary Translation at the Katholieke Universiteit Leuven » (1988), l’approche descriptive a émergé, à l’intérieur de la discipline traductologique, au colloque Littérature et traduction à Louvain en 1976. Gideon Toury et Itamar Even Zohar y définirent la traduction comme un phénomène culturel, tout en appelant à une théorie « ouverte », adaptée à la recherche historique et descriptive, et liée à l’approche systémique telle que définie par Even-Zohar et précisée par Toury avec son concept de norme.

José Lambert n’a eu de cesse de rappeler l’insuffisante reconnaissance accordée à l’approche descriptive en traductologie. C’est à cette fin qu’il en rappelle les débuts, la situe à l’intérieur de la discipline et en justifie l’importance à ses yeux. L’article « Shifts, Oppositions and Goals in Translation Studies: Towards a Genealogy of Concepts » (1991) revient sur les hésitations terminologiques dans les différentes appellations données à l’étude de la traduction, celles-ci reflétant l’absence de définition claire de la discipline, ainsi que le lien problématique entre la théorie et l’étude descriptive de la traduction (l’étude de cas). Selon Lambert, l’une ne peut fonctionner sans l’autre, la recherche descriptive empirique devant venir valider la théorie – or, c’est justement ce que se propose l’approche descriptive de la traduction. Cette démarche est illustrée par l’article « Traduction et technique romanesque » : appliquant un modèle d’étude analytique à la traduction romanesque, Lambert tente d’étudier les glissements entre texte de départ et texte d’arrivée et les conséquences esthétiques de ces glissements selon une grille d’analyse évaluant la technique romanesque telle que rendue par le traducteur. Si modèle théorique il y a, c’est l’étude descriptive qui vient en démontrer la portée.

Mais précisons la manière dont Lambert comprend la démarche descriptive, ce grâce à l’article « Production, tradition et importation : une clef pour la description de la littérature et de la littérature en traduction » (1980). Prenant le contrepied de la démarche descriptive traditionnelle qui, de façon erronée selon lui, consiste à étudier les aspects microscopiques du texte en laissant de côté les aspects macrostructurels, il entend pour sa part considérer les traductions comme un aspect des interférences entre systèmes de communication. Lambert reconnaît sa dette envers la théorie des polysystèmes d’Itamar Even Zohar, qui fut selon lui la première source de renouveau en études traductologiques dans les années 1970. Dans « Translation, Systems and Research: The Contribution of Polysystem Theories to Translation Studies » (1995), Lambert avance que la théorie des polysystèmes a, d’une part, offert à la recherche en traduction un cadre plus institutionnalisé, et lui a, d’autre part, donné un caractère interdisciplinaire. L’un des intérêts de cette théorie est, pour Lambert, qu’elle tente d’offrir des modèles de recherche, plutôt qu’une pure théorisation – nous retrouvons là l’un de ses fers de lance.

À la suite d’Even Zohar et de Toury, Lambert a souhaité renouveler l’approche descriptive de la traduction, comme l’illustre l’article « On Describing Translations » (1985), écrit en collaboration avec Hendrik Van Gorp, qui fit événement à sa parution. Van Gorp et Lambert y proposent une véritable méthodologie d’étude des traductions à travers un schème directement inspiré de la théorie des polysystèmes. À la fois théorique et hypothétique, ce schème vise à aider le chercheur à étudier le phénomène traductionnel tel qu’il se présente dans un système littéraire donné à tel moment précis. Le processus traductionnel et son résultat sont ainsi étudiés de façon micro- ou macrostructurel, sous un angle linguistique ou intersystémique. Quoique reposant sur une étude comparative binaire du système de départ et du système d’arrivée, le modèle « Lambert et Van Gorp » est devenu un outil descriptif populaire, faisant le lien entre l’étude de cas et un cadre théorique plus large.

Dans ces différents articles, Lambert défend une permanente mise au point pour une discipline qui n’est pas encore bien clairement définie, ni dans sa démarche, ni dans ses enjeux, et la nécessité de toujours préciser ce qu’est la traduction. Lambert montre que l’approche descriptive a permis une redéfinition de celle-ci en fonction de ses liens avec les normes culturelles. Dans « Problems and Challenges of Translation in an Age of New Media and Translating Models » (1997), il montre que les nouveaux médias nous invitent à considérer la traduction comme un phénomène non seulement écrit mais aussi oral, à la fois verbal et non verbal. Cette constante redéfinition de la traduction, dans un monde en constante évolution, est directement liée à l’avancement de la traductologie.

Ce dernier article, dans la nouveauté du thème qu’il aborde, est une bonne transition vers ce qui constitue selon nous un deuxième axe central autour duquel regrouper les autres articles de ce recueil : la question des littératures nationales, qui génère dans la pensée de Lambert l’idée d’une nouvelle cartographie des littératures.

Lambert remet en effet en question le concept de « littérature nationale » qui continue à tort à orienter nos recherches en littérature, car, expose-t-il dans « L’éternelle question des frontières : littératures nationales et systèmes littéraires » (1983), ce concept est fondé sur une idée naïve des frontières entre les littératures, qu’elles soient de nature politique ou linguistique. D’autre part, avance-t-il dans « In Quest of Literary World Maps » (1991), les divisions nationales, telles qu’elles sont enseignées, ne correspondent plus au caractère internationalisé de la littérature actuelle. Dans le premier de ces articles, Lambert avance la nécessité d’une explication théorique globale du fait littéraire, qui s’attacherait à ses changements sur le plan théorique aussi bien qu’à ses variétés sur le plan synchronique à l’intérieur d’une culture déterminée. Il propose une cartographie européenne qui prendrait mieux en compte les provinces littéraires par rapport aux centres canonisés et se sert là encore du concept de système littéraire, qui permettrait de mieux caractériser les littératures nationales, en étudiant normes, modèles et relations hiérarchiques.

Cette idée de cartographie est reprise de manière plus conceptuelle dans le second article, « In Quest of Literary World Maps », qui eut un impact majeur. Lambert propose de tisser des liens entre littérature et contexte socioculturel, d’étudier la littérature d’un point de vue intra-national et inter-national, en prenant en compte les frontières tant linguistiques que politiques ou économiques. Ces nouvelles hypothèses sont directement poursuivies dans « Literatures, Translation and (De)colonization » (1995), où Lambert les lie plus directement à la recherche en traduction : le phénomène littéraire étant devenu une question de cartographie mondiale, il faut étudier la traduction – qui transcende justement les frontières nationales et linguistiques – à l’intérieur de cette cartographie. La traduction joue un rôle majeur dans l’internationalisation et la constante redéfinition des sociétés, et fait partie intégrante de la dynamique culturelle. Elle est donc influencée par les traditions et les normes[1]. Ainsi, la première norme susceptible de l’influencer est la politique, si bien que la traduction est souvent liée à des phénomènes de colonisation et de décolonisation. Dans cet article, Lambert nous invite à réviser l’opposition binaire source/cible et à établir un modèle d’investigation plus large ; il propose d’étudier les relations entre traduction et culture en termes d’import/ export, ce qui met en lumière les relations de pouvoir entre cultures, entre colonisés et colonisateurs.

La remise en cause de la définition d’une littérature, d’une culture données en fonction d’une nation se poursuit dans « Cultural Studies, the Study of Cultures and the Question of Language: Facing/Excluding the New Millenium » (2000), où Lambert démontre que la plupart des programmes en études culturelles sont mal à l’aise avec la question du langage ainsi que celle des liens entre langage et identité, justement car identité, de même que dans le milieu littéraire, est définie en termes de territoire et de nation. Or, à partir du moment où les frontières deviennent instables, les langues se mêlent, de sorte que l’identité n’est plus homogène mais fluctuante et le langage devient traduction. Dans nos sociétés de communication, il n’y a plus de paysage bien défini des langues et des identités, montre Lambert, et la carte des langues associées aux nations apparaît artificielle. Nous avons à faire à des identités virtuelles, où la question de la communication prend une importance majeure, la diversité des langues et la compétition entre elles étant très importantes. De la sorte, la traduction a un rôle central dans la définition de l’identité communautaire, car elle conditionne les interactions. Voilà ce vers quoi les universitaires de même que les instituts d’études culturelles devraient orienter leurs recherches, selon une approche interdisciplinaire. L’article « La traduction littéraire comme problème belge ou la littérature comme traduction » (2004), tout en s’inscrivant dans la même thématique, est plus spécifique. Il prend pour objet l’étude de la traduction littéraire en Belgique, tant francophone que néerlandophone, et son rôle dans la littérature belge au cours des deux siècles passés. Il montre que l’instabilité en matière de traduction et d’institutionnalisation linguistique et littéraire en Belgique, pays de la non-traduction, est liée à l’instabilité des territoires, puis avance le caractère fondamental de l’étude de la traduction dans la définition de l’identité culturelle de la société belge, où règne une permanente compétition entre les langues. À partir de l’exemple de la Belgique, cet article renforce donc les hypothèses avancées précédemment : la nécessaire remise en question des divisions nationales, la révision des cartographies linguistiques et de la définition de l’identité culturelle, et enfin l’importance d’étudier la traduction dans un monde placé sous le signe d’une communication qui ne connaît plus de frontières.

Le dernier article, « From Translation Markets to Language Management » (1998), écrit avec Johan Hermans, témoigne de l’une des nouvelles directions prises par José Lambert dans ses recherches à partir des années 1990, sans se placer en rupture avec les précédents. En effet, ce nouvel axe de recherche est lié à la croissance récente du marché de la traduction dans un monde où les frontières sont devenues poreuses. Lambert étudie ici la traduction dans le monde de l’entreprise, qui, du fait de son essor, ne peut plus être ignorée par la traductologie. En analysant le marché de la traduction en Belgique, Lambert montre qu’il reste une sorte de marché noir, la traduction n’étant pas considérée comme une activité sérieuse, et les traducteurs étant donc traités comme des employés de basse catégorie. Pourtant, la traduction devrait être considérée comme l’un des buts stratégiques de l’entreprise. Un changement d’une telle situation suppose une reconsidération de la traduction mais aussi du langage en général dans le contexte de la globalisation et des marchés multilingues. Les conséquences de ses résultats vont bien au-delà de la traductologie, car se fait nettement sentir la nécessité d’éveiller la société et le monde économique aux réalités du langage.

Si l’introduction retrace les apports concrets de Lambert à la discipline traductologique par ses activités d’enseignement, de chercheur, de directeur de recherche ainsi que son engagement institutionnel, c’est sans doute davantage la lecture des articles rassemblés ici qui laissent sentir au lecteur quel pionnier il fut dans ce domaine et quelle est la portée de sa réflexion. Si tel était le but de l’ouvrage, il a été atteint. Toujours en avance sur son temps, Lambert a posé des questions sans relâche – et les bonnes questions – avec un seul but à l’esprit : faire avancer la traductologie et lui ouvrir de nouvelles perspectives, ce qui passait tant par une reconnaissance institutionnelle que par une redéfinition constante de ses objectifs et de ses méthodes. Pionnier, il l’a aussi été en allant dans le sens de l’interdisciplinarité de la recherche et en liant la traductologie aux études culturelles.

Les éditeurs de l’ouvrage ont donc su, aussi du fait de la conséquente bibliographie qui s’y trouve incluse, témoigner de l’importance et de la qualité des travaux de José Lambert. Il reste à espérer que leur second but avoué, ouvrir des pistes pour la recherche à venir, se révèle également atteint.