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Voilà incontestablement un beau livre à offrir, bien écrit, illustré de manière exemplaire avec des extraits des lettres de Gauguin, des photographies des lieux, datant de l’époque de ses voyages, des comparaisons de peintures et de photographies, des rappels historiques et géographiques, bref une présentation médiatique remarquable qui encadre agréablement le texte. Ce dernier est nuancé et fournit une bonne introduction à la vie du peintre sans masquer les ambiguïtés du personnage ; il n’est cependant pas original et le lecteur plus curieux pourrait se référer aux nombreuses biographies publiées, par exemple celles de Françoise Cachin (1968), de Bengt Danielson (1964) en livres de poche, ou d’une cinquantaine d’autres disponibles, preuves à la fois de la notoriété du peintre et de l’attrait un peu suspect pour sa vie mouvementée.

L’auteur en reprend en effet les principales étapes : une enfance bourgeoise au Pérou jusqu’à cinq ans, que le peintre utilisera plus tard pour son image tantôt de sauvage tantôt de noble péruvien, suivie d’une mise en pension en France jusqu’à dix-sept ans, d’un engagement dans la marine pendant six ans, puis de la pratique de coulissier bancaire. Celle-ci le rend suffisamment fortuné pour se constituer une collection de tableaux modernes, se marier et avoir cinq enfants. Jusque-là, sa vie est sans intérêt pour la peinture qu’il commence à pratiquer en amateur. Il est encouragé par son beau-père Arosa qui lui a fait connaître le milieu artistique parisien, où il fréquente entre autres Pissaro. Rupture en 1882 : congédié à trente-quatre ans à la suite d’un krach boursier, il va dorénavant se consacrer entièrement à la peinture. Suivent des séjours au Danemark, la patrie de sa femme, en Bretagne, à la Martinique, entrecoupés de retours à Paris, avant de partir pour l’Océanie (1891-1893 à Tahiti), y retourner après avoir revu Paris (1893-1895), et définitivement cette fois (Tahiti :1896-1900 et les Marquises :1900-1903). On voit très bien sa valse-hésitation entre le milieu parisien, dont il veut la reconnaissance, et son désir de fuite expliqué de multiples façons par ses biographes: attrait d’une vie coloniale aisée sans charges familiales, besoin de renouveler ses sujets ou ses modèles, recherche spirituelle et attirance pour un sacré qu’il trouve dans l’âme primitive, rêve de privilèges aristocratiques qui lui auraient été accordés dans une société archaïque, fuite devant le déraciné individualiste qu’est devenu l’Européen dont la valeur se mesure au portefeuille. Mais comment recréer un primitif qui à son époque n’existait plus dans les contrées où il va, marquées par un folklore ou l’emprise coloniale ? C’est par hasard qu’il est allé en Bretagne ou à Tahiti puisqu’il a d’abord essayé de se faire envoyer au Tonkin, officiellement en pleine contradiction avec son refus de la société

Ce livre nous parle des voyages. Mais qu’en est-il de leur lien avec la géographie ou des parentés de cette dernière avec la peinture ? Cette question n’est pas posée par l’auteur qui a l’air de considérer que l’analyse des voyages et des paysages suffit pour parler des géographies de Gauguin, titre de son ouvrage précédent dont il reprend des passages dans le nouveau. Le mot de voyageur accolé à Gauguin est-il justifié pour un homme qui s’est volontairement exilé à la recherche de lui-même bien plus qu’à celle des autres ; son recueil Noa-noa qui pourrait faire croire le contraire est une oeuvre littéraire dont la pensée est entièrement empruntée à Moerenhout, et écrite quelque soixante ans avant l’arrivée de Gauguin à Tahiti.

Les éléments que Gaugin a trouvés dans ces régions pour nourrir son art n’en sont pas la partie la plus intéressante, même si c’est celle qui est la plus valorisée auprès du public. Certes il a besoin de renouveler son inspiration et la représentation figurative et souvent anecdotique du monde qui l’entoure reste présente dans son oeuvre ; cependant sa manière de représenter le monde va accélérer la rupture (qui a, rappelons-le, des racines lointaines reliées notamment à la pratique du paysage en plein air) avec une tradition picturale européenne vieille de cinq siècle, c’est-à-dire l’emploi des perpectives géométrique et atmosphérique, ainsi que l’attrait pour les scènes religieuses ou historiques. Les couleurs qu’il utilise s’harmonisent pour exprimer symboliquement ses sentiments, et non pas pour imiter une vision qu’il qualifiait lui-même avec dédain de photographie en couleurs en anticipant son invention ; et des arabesques inventées en collaboration (1888, à Pont-Aven) avec son collègue Émile Bernard lors de son second séjour en Bretagne, relient ses personnages et leur milieu sans faire appel à la perspective. Il fait partie de la génération qui a accéléré la rupture en peinture, aussi considérable que celle du début de la Renaissance, qui aboutira à l’abstraction, à l’expressionnisme et ultimement, peut-être, à la disparition du tableau comme moyen d’expression.

Ce ne me semble pas dans l’analyse de ses paysages ou dans la description de ses déplacements qu’il faut faire un lien avec la géographie. Cette discipline a depuis longtemps dépassé la description des lieux et quand elle utilise des images, c’est pour illustrer des approches théoriques tant la peinture que la géographie sont sorties de la période naturaliste. La parenté entre les deux disciplines se trouve dans la compréhension de la naissance, du développement et de l’expansion de relations spatiales : dans le tableau, leur logique picturale est orientée par le sensibilité individuelle et les symboles à la mode, et limitée par son encadrement et le mur d’exposition ; dans la nature, leurs logiques sociales, économiques, historiques sont freinées ou avantagées par un cadre physique et exprimées symboliquement par une foule de signes. Il me semble que c’est dans son cheminement vers la modernité que Gauguin doit nous intéresser.

En conclusion, ce beau livre est une géographie pour grand public passionné de voyages ; il nous raconte plaisamment Gauguin et son époque et exploite médiatiquement le filon d’une vie qui sans sa gloire artistique serait probablement moins intéressante et moins passionnante que celle de beaucoup d’explorateurs ou de voyageurs de son siècle.