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Cet ouvrage est le fruit du travail d’une équipe de chercheurs qui s’intéressent depuis plusieurs années à la situation des travailleurs atypiques et à leur déficit de protection en droit du travail. Il s’inscrit dans la suite de leurs travaux même s’il porte sur un objet beaucoup plus circonscrit : la situation particulière des travailleurs autonomes (self-employed workers), c’est-à-dire de travailleurs qui fournissent personnellement une prestation de travail moyennant une rémunération dans des conditions telles qu’ils ne sont pas considérés d’emblée comme des salariés (ou employés) pouvant bénéficier des lois du travail. Les auteurs étudient les difficultés que rencontrent ces travailleurs lorsqu’ils souhaitent être représentés collectivement et bénéficier de la négociation collective.

L’introduction de l’ouvrage campe la problématique des travailleurs autonomes dans une perspective large, à la fois sociologique, statistique et juridique (p. 3-28). Tant les analyses sociologiques que statistiques démontrent l’hétérogénéité des situations de travail qui sont regroupées sous le vocable de travail autonome. Plusieurs travailleurs autonomes ne disposent pas, en fait, d’un contrôle des procédés de production et de possibilités réelles d’accumulation de capital caractéristiques de l’entrepreneurship. Il existe de plus des types de travail autonome selon qu’il soit réalisé par une personne seule pour son propre compte ou selon qu’il implique aussi l’embauche d’autres employés. Les auteurs notent une nette différenciation quant aux niveaux de revenu associés à ces types et quant aux caractéristiques personnelles des travailleurs, les formes les plus précaires étant occupées par des femmes et des immigrants. Face à cette hétérogénéité des situations de travail autonome, le droit du travail continue d’opposer une logique binaire pour déterminer l’accès aux droits de représentation et de négociation collectives : ou bien les travailleurs autonomes se voient reconnaître un statut de salarié ou d’employé et peuvent accéder à la représentation et à la négociation collectives, ou bien ils sont considérés comme des entrepreneurs oeuvrant librement dans le marché des produits et services où le principe de la libre-concurrence est la norme, ce qui vient limiter singulièrement leurs possibilités de créer des coalitions et des regroupements.

La grande force de l’ouvrage est d’illustrer empiriquement, par quatre études de cas qui constituent les quatre chapitres au coeur de l’ouvrage, que le seul élargissement du champ d’application des lois régissant les rapports collectifs du travail pour y inclure certains travailleurs autonomes ne saurait suffire à leur garantir un véritable droit de représentation et de négociation collectives puisque c’est le régime actuel de rapports collectifs de travail qui est structurellement inadapté à leur situation. Ce constat ressort de l’étude de cas réalisée par Eric Tucker, présentée au chapitre I, qui porte sur la tentative d’organisation syndicale des distributeurs à domicile du journal Toronto Star et, de manière générale sur les tentatives de syndicalisation des distributeurs de journaux au Canada et aux États-Unis (p. 29-55). Ce premier cas montre que la dure bataille menée par ces travailleurs pour obtenir le statut d’employé ne leur a pas permis de profiter d’une représentation collective durable. Il en est ainsi parce que les règles existantes n’encadrent pas significativement le droit de l’employeur de restructurer ses activités, droit qui a pris la forme, dans ce cas, d’une externalisation des services de livraison à domicile à des sous-traitants. L’étude de cas réalisée par Judy Fudge, présentée au chapitre II, relate les campagnes d’organisation syndicale des facteurs ruraux de Postes Canada (p. 56-95). Ce cas illustre notamment les importantes ressources institutionnelles et la variété des stratégies qui ont dû être mobilisées par le syndicat pour obtenir la reconnaissance du statut de salarié de ces travailleurs et sa propre reconnaissance comme agent négociateur. Le chapitre III, rédigé par Cynthia Cranford, illustre la fragilité des droits collectifs des travailleurs offrant des soins personnels à des personnes handicapées dans le contexte de la privatisation et de la réorganisation des services publics en Ontario (p. 96-135). La réorganisation de ces services, notamment par l’octroi d’un financement direct aux personnes handicapées, brouille la relation de travail. Tant le bailleur de fonds (le gouvernement), les agences qui organisent les services que les clients qui en bénéficient déterminent différents aspects de la prestation de ces travailleurs, mais le régime actuel ne permet pas de faire intervenir toutes ces parties dans un processus de détermination des conditions applicables à ces travailleurs. Enfin, le cas présenté dans le chapitre IV, réalisé par Leah F. Vosko, relate la lutte menée par les pigistes de l’édition dans le cadre de la Loi (fédérale) sur le statut de l’artiste (p. 136-170). Ce cas illustre le potentiel mais aussi les limites de ce régime de négociation souvent cité en exemple.

Même si ces études de cas ont été réalisées par quatre auteurs différents, il y a une très grande cohérence dans leur traitement. Chaque cas porte sur une expérience mettant en cause des personnes qui étaient considérées comme des travailleurs autonomes à leur propre compte, c’est-à-dire les travailleurs autonomes les plus précaires, dans différents secteurs : public ou privé, de juridiction provinciale ou fédérale. Chaque cas présente soigneusement la situation socio-économique des travailleurs en cause, conformément au concept de social location central dans les travaux de ces chercheurs. Chaque cas relate aussi l’histoire des tentatives d’organisation syndicale, le cadre légal applicable ainsi que les obstacles rencontrés par ces groupes de travailleurs.

Si chaque cas peut être lu séparément, c’est la mise en commun des expériences qui permet aux auteurs, en conclusion, de porter un regard à la fois critique et normatif sur la situation de ces travailleurs du point de vue de la représentation et de la négociation collectives (p. 171-192). Bien sûr, l’accès à la représentation collective de ces travailleurs est difficile parce que leur statut d’employé ou de salarié est incertain ou contesté. Il l’est aussi à cause de l’isolement dans lequel ils se trouvent et du fait qu’ils travaillent souvent sur des territoires étendus, ce qui rend difficile l’obtention d’une majorité absolue pour les organisations syndicales. Par ailleurs, la configuration même des unités de négociation fait en sorte que ces droits de représentation et de négociation collectives, s’ils sont acquis, résistent difficilement aux transformations des modèles productifs et des emplois. Le régime actuel de rapports collectifs est axé sur un syndicalisme industriel permettant l’organisation des travailleurs d’un seul employeur sur un même site de production. Il ne saisit pas adéquatement les organisations structurées en réseaux impliquant des entités juridiques distinctes, ce qui fait de l’externalisation une stratégie attirante pour les entreprises. Enfin, les auteurs soulignent le caractère inadapté des instruments de résolution des conflits liés à la négociation collective, comme la grève. L’étude du cas des travailleurs offrant des soins personnels à domicile à des personnes vulnérables illustre particulièrement bien l’effet combiné de ces caractéristiques institutionnelles sur l’exercice concret du droit de négociation collective de ces travailleurs. Par exemple, ces travailleurs ne décident pas aisément de cesser leurs services de manière concertée, dans une stratégie purement économique, alors qu’une telle décision fait fi du rapport personnel tout à fait unique qui les lie souvent à leurs clients-bénéficiaires. Et qui est l’interlocuteur lorsqu’un rapport de négociation s’établit : le bailleur de fonds, les agences de service ou les clients-bénéficiaires des services ? La question des conditions de travail des travailleurs de ce secteur n’est-elle pas intimement liée à celle de la qualité des services publics offerts aux personnes vulnérables ? Les travailleurs et les bénéficiaires ne sont-ils pas des alliés lorsqu’on replace la question dans cette perspective ?

Les travailleurs autonomes, comme le martèlent les auteurs, ne sont pas des entrepreneurs : leur situation objective les rapproche bien davantage des salariés. Comme eux, ils sont placés dans une relation de pouvoir inégale avec les entités avec qui ils contractent. C’est pourquoi le droit doit leur permettre, comme il l’a fait pour les travailleurs salariés, de construire un contrepoids et de parler d’une seule voix lorsqu’ils en expriment le besoin. Pour ce faire, les auteurs proposent de réformer les droits de représentation et de négociation collectives autour de deux principes. En vertu d’un principe de parité, et ce conformément au droit international, tous les travailleurs devraient jouir du droit de s’associer. Il est du devoir de l’État de leur garantir concrètement ce droit. En vertu d’un principe de pluralité, toutefois, la matérialisation de ce droit devrait tenir compte de l’hétérogénéité des situations de travail et admettre différentes modes d’acquisition et d’exercice des droits de représentation et de négociation collectives. En vertu de ces principes, trois changements devraient, selon les auteurs, être apportés au régime actuel : 1) il devrait revenir aux travailleurs eux-mêmes, et non à une instance administrative, de définir leur communauté d’intérêts, c’est-à-dire ceux avec qui ils désirent s’associer aux fins de la négociation collective ; 2) l’obtention d’une majorité ne devrait pas être l’unique moyen pour une organisation syndicale d’obtenir des droits de représentation ; 3) les structures de négociation devraient pouvoir englober des entités plus larges qu’un seul employeur pour tenir compte des travailleurs qui oeuvrent pour des entités distinctes. De semblables orientations doivent conduire à des nouvelles formes de syndicalisme qui dépassent les frontières de l’entreprise et qui reposent sur de nouvelles identités (que les auteurs qualifient de labour market unionism) et qui puissent intégrer les intérêts plus larges de la communauté (community unionism).

On peut regretter que toutes les références aient été placées à la fin du livre et non en bas de page ou à la fin de chaque chapitre, ce qui aurait beaucoup facilité la lecture. C’est bien le seul reproche que l’on peut faire à cet ouvrage original, tant au plan de son approche méthodologique qu’à celui des orientations qu’il propose pour repenser le droit des rapports collectifs de travail.