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Il peut arriver que le texte d’une conférence soit ultérieurement donné à lire comme un article. Le lecteur peut, à l’occasion, ne pas s’apercevoir du premier état du texte et lire un petit essai là où se trouve simplement une allocution transcrite. Quand l’auteur est un compositeur, il est d’autant moins étonnant de voir le texte d’une causerie se présenter comme une partition, du moins comme une tentative de matérialiser les respirations. Mais quand le compositeur est Erik Satie, il y a tout lieu d’aller plus loin et d’examiner toutes les contingences typographiques comme autant de signalisations prosodiques, sinon structurelles, tout en essayant dde dégager les paramètres susceptibles de permettre une comparaiaons avec la phraséologie à l’oeuvre dans la composition. Et comme les amitiés poétiques de Satie ne manquent pas d’exciter le débat typographique, nous aurons tout intérêt à examiner ce que les expériences très contemporaines de Guillaume Apollinaire et de Pierre Reverdy en matière de dé-ponctuation peuvent nous dire de la complicité formelle entre les brouillons des causeries de Satie et ses partitions.

Une causerie est un texte

Ricardo Viñes, fidèle soutien de Satie, était le président de l’école du professeur Lucien de Flagny, qui se trouvait 26 rue de la Tour à Paris[1]. Le 2 novembre 1916, Satie était invité à y donner une conférence dont le titre était «Les animaux dans la musique». En faisant l’inventaire des écrits du compositeur, à propos du texte de cette communication, Ornella Volta livre deux informations matérielles très révélatrices sur le plan générique. D’abord, le texte qui se trouve dans les fonds de Mrs. Robert Woods-Bliss[2] vient d’un «Cahier in-4°, 21 pages dont 9 pages, écrites au r° seulement, comprennent le texte de cette causerie. Dans le même cahier, ES a recopié le texte Les Enfants Musiciens[3]». Puis, «[l]e brouillon de la version de 1916 se trouve dans un carnet de musique, utilisé, d’autre part, pour Parade (coll. BN-Mus.)[4].» De plus, Ornella Volta nous apprend ces deux choses tout en considérant du même ordre le fait (au demeurant très éclaté!) que le texte est tout à la fois «[é]crit d’un seul jet», «partagé en sept paragraphes», «intitulé Les Musiciens & les Animaux» et «précédé des notes suivantes[5]». Mais peut-être néglige-t-elle la singularité du texte rédigé «d’un seul jet» sur un cahier de musique pour désolidariser les notes (qu’elle s’apprête à citer) des sept paragraphes communs aux deux versions? L’isolement de ces notes tient à la faveur d’une génétique du texte «in-4°». Il peut sembler que cette aspiration génétique est un affront direct à toute ambiguïté générique. Une réflexion sur la nature du texte de la causerie de Satie est de toute façon plombée par Ornella Volta lorsque à ce constat matérique, elle ajoute une interprétation sévèrement «scissionniste»:

ES a été invité à lire La Musique & les Animaux le 18 décembre 1919, à la salle de l’Étoile, dans le cadre d’une Soirée pour les Jeunes, organisée par Mme Jeanne Alvin, professeur de piano avec le concours de Marcelle Meyer et Pierre Bertin.

ES reprend, à cette occasion, la conférence Les Animaux dans la Musique qui a marqué ses «débuts de fin causeur» […]. Il y ajoute quelques paragraphes qui n’ont d’autre fonction que celle de détendre l’atmosphère et de favoriser la mise en confiance de l’auditoire, et multiplie le nombre de points de suspension qui soutiendront ses effets oratoires[6].

Si Ornella Volta, par abus de génétique, opère une scission entre les paragraphes originels (et sous-entendus plus importants) et les autres (accusés de n’avoir pas d’autres vertus qu’ornementales), elle laisse très nette une contradiction qui permet de couper court à toute ambivalence catégorielle: la différence entre la conférence et la causerie ne tiendrait qu’à une affaire de points de suspension et d’ajouts notulaires jugés secondaires. Là où, heureusement, Ornella Volta se contredit, c’est qu’elle mentionne la causerie du 18 décembre 1919 comme une lecture, ce qui suppose que les ajouts font bien partie intégrante du texte et que les paragraphes présumés additionnels sont assumés par le causeur dans un même flux énonciatif que ceux qui les précéderaient dans un autre texte (celui où les différents paragraphes seraient mis dans l’ordre où ils ont été écrits, un ordre alors indifférent au support). Si Satie place La musique & les animaux dans le même cahier in-4° que Les enfants musiciens, c’est peut-être qu’il les considère de genres comparables. Ces deux textes ayant en commun des points de suspension et quelques paragraphes qui pourraient passer pour des précautions oratoires — ou autres sas de légèreté pour «détendre l’atmosphère» ou encore quelques écrans de digestibilité pour «favoriser la mise en confiance de l’auditoire» (ce que nous avons, plus haut, appelé ajouts ornementaux) —, ces éléments sont donc des composantes à part entière (même s’ils sont plus ou moins centraux) du genre dont il est fait lecture dans ce qui est appelé «causeries[7]».

Bien entendu, nous pourrions reconstituer quelques parentés formelles entre les modes de construction typographique de la phrase et les partitions manuscrites de Satie. En effet, en regardant le manuscrit de la 6e Gnossienne[8], que Satie a lui-même fait paraître sous la rubrique «Littérature» du numéro de septembre-octobre 1893 de la revue Le Coeur, nous pouvons spontanément avoir l’impression que l’unité prosodique est directement dépendante de la largeur de la page. Malgré la médiocre qualité de reproduction permise par la Bibliothèque nationale de France pour ce type de document (voir figure 1), nous voyons que les grands traits de liaison, quand ce n’est plus le lignage, assument la ponctuation des phrases, au lieu des barres de mesure.

Figure 1

-> Voir la liste des figures

Plus qu’un mode de développement commun aux différentes causeries, la ponctuation (non seulement de chacune des phrases, mais du propos) ne fait pas l’objet d’une codification officielle, mais préfère s’en remettre aux fluctuations concomitantes. Aussi, les temps d’arrêt indiqués par les points de suspension dans les causeries peuvent faire penser à des moments où l’auteur n’a pas à insister sur la valeur d’un argument, pas même à la confirmer par quelque respiration que ce soit, mais seulement à suspendre son propos quelques instants. De même, le passage d’une phrase à l’autre de la présente Gnossienne est laissé à l’appréciation de l’interprète, il n’est pas l’objet d’une indication par des silences «métronomiquement comptables». Il s’agit donc moins de considérer le texte des causeries comme des partitions (même s’il y a, justement, quelque chose de la suspension musicale dans les points répétés dans le cahier in-4°) que de suggérer que l’interprétation des partitions de Satie requière une discursivité réelle, argumentative même, non persuasive cependant. Nous pouvons jouer une partition de Satie comme nous disons un texte verbal (du point de vue de la distribution des phrases). Or, le texte verbal auquel il faudrait se référer serait ainsi chargé de tirets, de points de suspension: les signes de ponctuation les moins «arrêtants» qu’il nous soit donné de connaître!

Un auteur «tout-terrain» ou une écriture «qui déménage»?

Le volume édité par Champ Libre et composé par Pierre Joseph-Lafosse et Ornella Volta est découpé en trois grandes parties: «I. Écrits pour les autres», «II. Écrits pour soi seul», «III. Addenda par Ornella Volta» dont les «Sources et notes» sont le deuxième et plus gros chapitre: 96 pages. Les «Écrits pour les autres» comportent eux-mêmes quatre chapitres:

  • «Articles signés» (pages 15 à 72),

  • «Causeries» (pages 73 à 101),

  • «Écrits attribués» (pages 102 à 144),

  • «Écrits trouvés» (pages 145 à 150)[9].

Par définition, un classement est toujours réducteur et, en l’occurrence, celui-ci nous empêche de voir les ramifications de genre qui relient les textes les uns aux autres (à moins de lire les «Sources et notes» d’Ornella Volta avant les écrits de Satie pour s’apercevoir de l’extraordinaire abondance éditoriale du compositeur). Car, si un type de classement de ses textes ne s’impose pas plus qu’un autre, c’est encore parce qu’ils appartiennent toujours au même genre tout en étant publiés sur différents supports: effectivement, il écrit aussi bien dans la gazette d’un cabaret (La Lanterne japonaise) que dans La Revue musicale S.I.M., de la même façon dans un journal communal que pour une conférence à l’école du professeur Lucien de Flagny. Et, d’un support à l’autre, il écrit très sensiblement la même chose: nous lisons la formule «Ne jetez plus vos vieux bijoux[10]» dans Le Coq parisien n° 4[11] et, avec «développement», dans L’Avenir d’Arcueil-Cachan n° 59[12], un organe cependant assez institutionnel pour être dirigé par le futur maire d’Arcueil, Alexandre Templier:

Ne jetez plus vos vieux bijoux

Vendez-les très chers. Avec le produit de cette fructueuse transaction, prenez froidement une part — celle du lion — à la nouvelle société d’Épargne, L’Aqueduc. On s’inscrit tous les dimanches matin, de 9 à 11 h, Maison Douau, 43 rue Emile-Raspail.

Cotisation: 1 f par semaine. Le partage du capital et des bénéfices, se fait tous les trois ans[13].

Puisqu’il trempe sa plume dans les revues d’«avant-garde», «para-dada», etc., comme dans des publications plus «socialisées», il serait bien tentant d’en conclure que Satie joue de la diversité des horizons éditoriaux pour en mieux dégrossir les inerties respectives, mais il apparaît trop léger pour être aussi vindicatif que les autres contributeurs du Coq parisien (au point de ne jamais y collaborer que dans des formes extrêmement brèves, qui n’excèdent jamais l’aphorisme et qui ne sont pas toujours signées), alors qu’il y reprend des formules déjà lancées, dix ans plus tôt, dans un cadre qui ne laissait pas de prise à un second degré. Cela dit, sa force d’allègement est une illusion anthologique: c’est en réunissant des contributions aux supports si divers que nous avons l’impression qu’elles pouvaient apporter un vent de fraîcheur à chacun des textes. Mais ce qui était donné à lire, le plus souvent, dans chaque publication, c’étaient des textes anonymes. En effet, ce n’est pas en rédigeant la rubrique «La Quinzaine des sociétés» sans la signer que Satie pouvait exercer une ironie cinglante. Pourtant, Pierre-Daniel Templier sur-affirme, dès 1932, la patte de Satie jusque dans les colonnes de L’Avenir d’Arcueil-Cachan: «On y lit des notes qui n’ont pas besoin d’être signées pour porter la marque de M. Erik Satie[14].» Très probablement, cette appréciation mérite d’être modérée. Que le style littéraire de Satie soit «reconnaissable» est un fait; que son caractère «reconnaissable» soit un critère d’authentification est en revanche hautement contestable, surtout quand il s’agit d’exclure des textes de la plume de Satie. Car nous ne pouvons pas dire que son style, s’il est «reconnaissable», l’est à tous les coups. Dans le rang des «reconnaissables», nous recevons sans difficulté le texte suivant:

Les «Rigolos», société fraternelle de bons vivants, de joyeux drilles, de boute-en-train, organisent un réveillon pantagruélique et gargantuesque des plus formidables. Parlez des «Rigolos» c’est parler de braves gens n’engendrant ni mélancolie, ni ennui. Aucun d’eux n’est neurasthénique[15].

Mais, sous la même rubrique «La Quinzaine des sociétés», certaines brèves sont probablement «attribuées» à Satie pour d’autres raisons que son style. Ainsi:

Ouverture, Salle Tornare, d’un magnifique et rutilant spectacle. Tous les samedis et dimanches. Il faut y aller. Prix accessible à tous[16].

Certes, l’association d’adjectifs comme «magnifique et rutilant» peut paraître «satiste» ou «satienne», mais elle pourrait très bien émaner d’une langue journalistique qui, à l’époque, consistait effectivement à projeter des affaires notoirement dérisoires dans une langue démesurément officielle[17]. Cela dit, sur un support comme L’Avenir d’Arcueil-Cachan (ou la revue de la S.I.M.[18]), il peut passer pour le trublion de service, la caution humoristique. Et sa légèreté d’y passer pour plus substantielle, moins ornementale. Alors que, plus de vingt ans plus tôt, dans les pages de La Lanterne japonaise[19] ou dans ses cahiers in-4°, la fantaisie de ses constructions est moins éclatante. Et les traits les plus fantasques d’en paraître en effet plus annexes. C’est pourquoi les ambiguïtés génériques laissées par Satie doivent être prises au sérieux. D’autant plus que la quantité des textes anonymes résolument imputables à Satie ne laisse pas assez d’ouvertures pour nous assurer de la connivence du compositeur avec un lecteur que le lieu de pubication nous permettrait de rattacher à une communauté ou à une idéologie. En quoi, dès lors, cela lui permet-il de «dégrossir les inerties respectives» de ces différents supports?

Donner des réponses poétiques à des questions (ou des espaces éditoriaux) proprement journalistiques et contribuer en toute légèreté (et sous pseudonymes) à des publications vivement plus poétiques que journalistiques, ce n’est pas la même chose. Si, dans les deux cas, il s’agit d’une posture dissidente (même s’il s’agit de dissidences très entendues), nous ne saurions en juger sans prendre en compte suffisamment leurs ancrages et, surtout, la destination de la force centrifuge à l’oeuvre dans ces contributions.

Virginie Lebeau et Swift

Sous la rubrique «L’Album à Virginie» signée Virginie Lebeau, parue dans le 5e numéro de la première année de La Lanterne japonaise du 24 novembre 1888, aux pages 2-3, nous pouvons lire:

Cette année, les maisons du xie arrondissement ressentant des démangeaisons intolérables, le maire a décidé qu’on leur gratterait la façade, pour les soulager[20].

Sous la rubrique «Les faits du mois», signée Swift, parue dans le 1er numéro de la neuvième année de la revue de la Société internationale de musique du 15 janvier 1913, à la page 67, nous trouvons les mots suivants:

Quelques blocs de marbre blanc sortent de terre au milieu d’un trottoir de l’avenue Montaigne. Les passants, intrigués, commentent cette éruption[21].

Aligner ainsi «L’Album à Virginie» (dans La Lanterne japonaise de la fin des années 1880) et «Les faits du mois» (dans La Revue musicaleS.I.M. du début des années 1910), n’est toutefois pas suffisant. Tandis que ces écrits ont pour point commun d’être donnés sous pseudonymes, ils supposent tous les deux l’invention d’une signature, d’un personnage: Virginie Lebeau (pour La Lanterne japonaise dont la liste des collaborateurs[22] ne compte pas Satie), Swift (pour La Revue musicaleS.I.M. où, en à côté de ses «Faits du mois» signés Swift, il arrive que se trouvent les Mémoires d’un amnésique signés Satie). Cela dit, vingt-cinq ans séparent la création de Virginie Lebeau de celle de Swift et, dans le corpus musical, il ne viendrait à l’idée de personne (ayant lu les biographes et naturellement surestimé la discographie) de mettre sur un même plan ce qu’il est convenu d’appeler la période mystique (la fin des années 1880, avant les Gnossiennes) et la période humoristique (1912-1913, très justement les années de collaboration à La Revue musicale S.I.M.)[23].

En soutenant qu’il en va d’une même verve, nous devons répondre à une question très «pimpante»: qu’est-ce que le dualisme «substantiel / annexe» devient quand nous sommes dans l’ordre du fantasque? En se rappelant que «la verve» ne peut pas être totalement la même d’un support à l’autre et d’une époque à l’autre, nous ne devrons surtout pas exagérer l’importance des questions soulevées en son nom.

Une précise imprécision générique, de toute façon

Dans le cas de Satie et, qui plus est, de ses causeries, la transgénérisation est des plus aiguës. Pour le montrer, nous n’avons qu’à partir du début de La musique & les animaux et à suivre la façon dont le fil de l’argumentation nous renvoie à tout le reste de son oeuvre. Il commence:

N’étant pas orateur, je ne vous ferai pas une conférence — non plus qu’une causerie: …
…Je me permettrai de vous lire une lettre — une lettre ouverte — que je vous ai adressée…
….Avant de vous faire la lecture de cette lettre, je vous donnerai quelques renseignements sur ce que j’ai fait — dans le passé — pour les animaux……
……….
……….
…Dans la Revue S.I.M., j’ai eu l’honneur de publier un article sur «l’Intelligence & la Musicalité» chez les Animaux…[24]

La conférence sera donc la lecture d’une lettre[25]. Nous pourrions très bien imaginer que les deux ajouts de Satie («une lettre ouverte» et «que je vous ai adressée»), parce que les tirets les désignent en effet comme des ajouts, ne sont déjà que des précautions oratoires destinées à détendre une atmosphère. Mais il faut noter que le corpus de ces causeries est très lié, dans son contenu, à des écrits dont la facture facétieuse est plus assise et n’est donc pas neutralisée au nom de son contexte. L’article «L’intelligence et la musicalité chez les animaux» est l’une des pages publiées dans La Revue musicale S.I.M., dans les années 1912-1914. Il s’inscrit dans une série intitulée Mémoires d’un amnésique (fragments). Là encore, il faut faire attention au titre donné par le classement des écrits: dans LaRevue musicale S.I.M., la mention «(fragment)» apparaît, au singulier, après le titre de l’épisode. Par exemple, en février 1913, il publie «La journée du musicien (fragment)» dans la série Mémoires d’un amnésique. Le fragmentaire est ici un fait qui, certes, dépasse le propos de chacun des épisodes: lorsque nous écrivons nos mémoires, c’est que nous tenterons d’être exhaustif, mais quand nous sommes amnésique, c’est bien qu’il n’y aura jamais de nos mémoires que des bouts. Or, c’est chaque objet qui est livré en fragment: l’auteur n’entend pas épuiser le sujet et, au demeurant, il ressort de ses trous quelques suspensions qui peuvent être dignes d’intérêt. Ainsi, dans «La journée du musicien (fragment)»[26], nous lisons: «Mon lever: à 7 h. 18; inspiré: de 10 h. 23 à 11 h. 47» et le titre général de la série continue à poser plusieurs questions: l’amnésie consiste-t-elle, en fait, à oublier les temps sans inspiration? qu’en est-il d’une inspiration qui dure exactement 84 minutes et qui vient à une heure plus que précise? est-il possible de tenir un rendez-vous quotidien s’il est à une heure aussi indue que 10 h. 23? Un peu plus loin dans «La journée du musicien (fragment)», nous lisons, avec la même rigueur: «Salutaire promenade à cheval, dans le fond de mon parc: de 13 h. 19 à 14 h. 53. Autre inspiration: de 15 h. 12 à 16 h. 07.»

C’est bien le moment d’apporter quelques réponses à la question posée plus haut: qu’est-ce que le dualisme «substantiel / annexe» devient dans l’ordre du fantasque? En effet, il est au premier abord assez fantasque de voir Satie situer son inspiration avec des coordonnées temporelles aussi précises que «de 15 h. 12 à 16 h. 07». Il va de soi, pourtant, que l’inspiration est par nature très fugace et si ponctuelle que nous pourrions, de toute façon, la chronométrer lors de chaque apparition. Même si nous pouvons supposer que l’inspiration est une émotion trop intense pour qu’elle laisse à l’inspiré la disponibilité de noter aussi précisément ses heures de passage. Autrement dit, il y a une certaine nécessité à ce que l’inspiration, lorsqu’il s’agit de lui donner des traductions aussi précises qu’un minutage, ait quelque chose de ridicule. Dès lors, le substantiel (l’inspiration) est nettement plus responsable de l’annexe (le minutage) que Satie: c’est bien l’inspiration qui se trouve facétieuse, l’«amnésique» à l’oeuvre dans ses «mémoires» ne fait jamais que retranscrire ce ridicule, prendre l’inspiration par là où elle n’est pas seulement substantielle (du point de vue de la «Journée du musicien»), dans ce qu’elle a de plus désespérant et de moins prompt à laisser poindre d’autres annexes qu’elle-même.

Nous pouvons aussi déduire de cette présentation si sévère de l’inspiration que la durée des oeuvres et leur étoffe ne dépendent pas du compositeur, mais bien de son inspiration. À moins que nous préférions en conclure que le compositeur s’occupe essentiellement de répartir l’inspiration dans l’oeuvre et que, dans une pièce de musique comme dans la «Journée du musicien», l’inspiration est passagère et ses contours suffisamment nets pour que nous puissions la minuter. Nous pouvons pourtant comprendre que la «Journée du musicien» est une caricature pleine d’autodérision. Seulement, si le minutage lui-même devait être ironie de la part de Satie, il s’agirait de dire autrement que l’inspiration n’est pas assez nette pour être chronométrée (et sots sont ceux qui perpétuent une telle image de l’inspiration) ou que les inspirés se prévalent trop concrètement de leur inspiration pour que celle-ci ne ressemble à rien d’autre qu’à des sessions très minutées. Mais à la rigueur d’une ironie sûre de son double fond ne pourrait répondre une circulation de l’artiste aussi souple que celle des Mémoires d’un amnésique. Car, aussitôt dite la ponctualité de l’inspiration, du dîner, du coucher, Satie en vient à son alimentation, d’un point de vue esthétique: «Je ne mange que des aliments blancs: des oeufs, du sucre, des os râpés; de la graisse d’animaux morts; du veau, du sel, des noix de coco, du poulet cuit dans de l’eau blanche;…». C’est que cette souplesse ne veut pas dire beaucoup de fluidité: puisqu’il s’agit des Mémoires d’un amnésique, il est normal qu’il y ait des trous. Aussi naturelles soient les discontinuités, elles ne sont pas continues pour autant. S’il y a ironie, il n’y a donc aucune raison pour que l’ironie elle-même ne soit trouée: «D’aspect très sérieux, si je ris, c’est sans le faire exprès. Je m’en excuse toujours et avec affabilité.» Alors nous faut-il affronter toute la charge conceptuelle du débat. Il n’est donc pas question de rire, ou bien cette question a-t-elle été oubliée, est-elle dans un des trous. Mais Satie écrit: «Mon lit est rond, percé d’un trou pour le passage de la tête»: le trou dans le lit est fait pour la tête, le trou dans la mémoire a peut-être lui aussi une fonction (aussi importante qu’une tête):

Je dirais donc que à mesure que les idées se succèdent en nous, chacune ayant son degré de perfection, son degré de réalité ou de perfection intrinsèque, celui qui a ces idées, moi, je ne cesse de passer d’un degré de perfection à un autre, en d’autres termes il y a une variation continue sous la forme d’augmentation-diminution-augmentation-diminution de la puissance d’agir ou de la force d’exister de quelqu’un d’après les idées qu’il a. À travers cet exercice pénible, sentez comment la beauté affleure. C’est pas mal, déjà, cette représentation de l’existence dans la rue, il faut imaginer Spinoza se baladant, et il vit vraiment l’existence comme cette espèce de variation continue: à mesure qu’une idée en remplace une autre, je ne cesse de passer ddegré de perfection à un autre, même minuscule, et c’est cette espèce de ligne mélodique de la variation continue qui va définir l’affect (affectus) à la fois dans sa corrélation avec les idées et sa différence de nature avec les idées[27].

Pour mieux vivre le dualisme «substantiel / annexe», nous pouvons lui préférer le dualisme «augmentation / diminution» beaucoup plus maniable depuis cette décision de Gilles Deleuze de prendre la philosophie de Spinoza pour une philosophie de la mélodie. Après cela, le bonheur et la raison travaillent au revirement des passions en actions, ce revirement est musical parce qu’il est fait de hauts et de bas (nous entendrons sans mal que cela a donc quelque chose de chantant). Ce qui ne manque pas de nous rendre service pour considérer que les précautions oratoires sont si solidaires du flux verbal que leurs vents n’épargnent aucun des doutes qui peuvent émerger du propos (alors dénué des précautions).

S’il devait y avoir un fil conducteur d’une part et des écarts au fil aménagés pour épargner l’auditeur ou serrer sa confiance d’autre part, un dédoublement pareil nous serait préjudiciable. En effet, il faudrait interroger les motivations d’une telle duplicité en cherchant les bénéfices que ces écarts peuvent apporter au fil lui-même. Cela nous permettrait de montrer comment un registre «indicationnel», dans les textes strictement verbaux de Satie, n’est pas de nature à faire entendre un message qui, lui, n’aurait rien à voir avec ces écarts de langage et autres décorations oratoires (qui, alors, n’auraient jamais rien fait que mettre en valeur le message, au lieu de le nuancer). En définitive, ils ne sont jamais des «écarts de langage» et «décorations oratoires» que si et seulement si un message qui les transcende peut être distingué. Dès lors, l’aporie est classique: s’il y a des énoncés accessoires du point de vue du propos, efficaces sur le seul plan oratoire, nous allons retomber sur le couteau de Lichtenberg[28] en cherchant le vif du sujet.

Il vaut mieux que nous continuions à nous intéresser à ce que les appâts présumés ont à voir avec le propos qu’il faut nourrir. Car, à la suite d’un dédoublement entre un discours d’apparat et un propos plus profond, il devrait y avoir l’exercice d’une chasse et, en plus d’une proie, la désignation d’une bouche à nourrir de tant dcaptées et d’auditeurs séduits et confiants (ce que nous ne saurions où mettre).

De l’écart du propos au propos de l’écart

D’un point de vue général, il n’est jamais difficile de souligner la gravité de certaines formules pour soutenir que la circonstance est porteuse de beaucoup plus d’intérêt qu’elle n’en pourrait avoir en s’en tenant au seul fait de la circonstance elle-même. Ainsi, dans La musique & les animaux, il y a bien un «vif du sujet» qui fomente, l’annonce d’un moment où les choses vont se préciser, l’idée qu’il y a bien des passages plus substantiels que d’autres. C’est seulement au quart du texte que Satie dit, écrit ceci:

Ceci dit — je vais vous lire la lettre que je vous ai adressée….. / ……C’est une lettre ouverte que je me suis permis d’ouvrir avant de vous la lire….. / …Excusez-moi, je vous prie…[29]

Bien entendu, il est amusant d’entendre Satie user, dans la même phrase, de deux significations différentes de la «lettre ouverte». Mais si cela n’était qu’amusant, nous pouvons supposer que Satie aurait dit autre chose de plus intéressant (et, éventuellement, d’amusant tout à la fois). Et nous le supposons avec d’autant plus de certitude que cela n’est pas seulement amusant. Il est aussi très intéressant de faire ressortir, par la distraction et distinctement d’elle, le fait qu’une «lettre ouverte» est couramment entendue comme une lettre qui a un destinataire public et qui l’interpelle à propos d’enjeux qui engagent d’autres personnes, une communauté appelée, par une publication, à prendre connaissance du contenu de la lettre. Mais «ouvrir une lettre», c’est, à l’inverse, se saisir d’un courrier privé et le décacheter parce qu’il nous est adressé ou, justement, alors qu’il ne l’est pas.

Si la phrase «C’est une lettre ouverte que je me suis permis d’ouvrir avant de vous la lire» était seulement amusante, elle voudrait dire que Satie relativise le fait de la lettre ouverte en faisant entendre que, pour pouvoir être lue, elle devait bien être ouverte (au sens de décachetée). Ce qui, pour n’être que drôle, ne l’est pas beaucoup. Or, il y a bien plus d’avantages à trouver la phrase non seulement amusante, mais aussi intéressante. Il y en a au moins trois (et chacun génère, comme dans une spirale de prospérité, d’autres avantages):

  1. le destinataire premier de la lettre n’est pas forcément présent le jour où le texte est lu. Nous devons écouter le texte moins en allocutaire qu’en témoin, voire en cosignataire. Même s’il ne s’agit pas d’une pétition, une lettre ouverte est appelée à recevoir l’assentiment du lecteur;

  2. pour le préciser (et, qui plus est, s’en excuser), Satie laisse entendre qu’ouvrir une lettre ouverte avant de la lire, cela ne se fait pas. Comme si une lettre ouverte était une lettre comme les autres du point de vue de la sortie de l’enveloppe. Autrement dit, même si elle a été bafouée par son auteur, la confidentialité est un enjeu encore en vigueur dans une lettre ouverte;

  3. dans la mesure où la lettre a déjà été ouverte, tout ce qui précède (le premier quart du texte) doit être considéré comme partie intégrante de la lettre.

Quant au fond de l’argumentation, il ne va pas lui-même sans manquement à sa propre consistance. Parce qu’il a d’abord énuméré les autres arts avant d’en venir à l’art sonore, parce que sa liste révèle un effort et parce que c’est bien là que sa formulation est la plus ouvertement argumentative, nous sommes invités à prendre pour coeur du propos les lignes suivantes:

…Il faut les entendre hennir, caqueter, miauler, braire, siffler, croasser, bêler, mugir, glousser, roucouler, japper, hurler, rugir, ronronner, jacasser, glapir, …….. pour se faire une idée de leur art sonore….[30]

Mais l’idée va sans dire. Et cela ne signifie pas qu’elle ait pour autant quelque consistance. Au contraire, s’il faut entendre autant de sonorités animales, c’est qu’il est assez besogneux, en définitive, de se faire une idée de l’art sonore des animaux. Aussitôt, Satie persiste et signe dans l’inconséquence de cette idée: «…Nous ne connaissons pas leurs ouvrages didactiques…./….Peut-être n’en ont-ils pas….[31]» Mais cette inconséquence est plus viable, plus prudente, intellectuellement plus probe que n’importe quelle affirmation par trop affirmative (comme celle de Michelet que cite et décrie Satie en début de lettre-causerie[32]). C’est en écoutant les animaux que nous tirons leçon de cette inconséquence. Lecteur de La Fontaine, Satie était donc familier des fables d’Ésope. C’est que sa causerie rappelle Le renard et le singe disputant de leur noblesse:

Un renard et un singe, tout en cheminant de conserve, disputaient de leur noblesse. L’un et l’autre en détaillaient les quartiers lorsqu’ils arrivèrent devant des tombeaux. Le singe, en les contemplant, poussa un profond soupir. Au renard qui lui en demandait la cause, le singe indiqua les monuments: «Comment retenir mes larmes», répondit-il, «quand j’ai sous les yeux les stèles des affranchis et des esclaves de mes pères?» «Tu peux mentir tranquille», rétorqua le renard: «personne ici ne va se lever pour te contredire!»

De même chez les hommes: les menteurs ne sont jamais plus fanfarons qu’en l’absence de contradicteurs[33].

Il n’est donc pas question de prendre des absents à témoin. C’est pourquoi la lettre ouverte doit être réouverte à chaque lecture et l’assistance, bien vivante pour que le propos soit consistant. S’il y a donc des énoncés destinés à vitaliser l’écoute, ils engagent pleinement la conséquence de la lettre lue. C’est aussi pour cela que Satie s’insurge contre les incursions de Michelet sur les animaux alors que «nous n’avons pas les opinions des animaux sur cette question[34]». Car, s’il faut entendre «hennir, caqueter, miauler […] pour se faire une idée de leur art sonore», cela ne veut pas dire que les animaux ne sont musiciens que par leurs manifestations sonores. Satie envisage aussitôt des attributs musicaux partant des silhouettes visuelles des animaux: «L’aspect physique, de certains types, indique une aptitude particulière: …. / … le bec, chez les oiseaux, rapproche ceux-ci de la clarinette,… du flageolet….[35]»

Il est bien question d’un rapprochement, mais non d’une similitude. Le fortuit d’attributs homonymes a, bien entendu, une valeur métaphorique et n’a jamais qu’une valeur métaphorique (qui est tout de même une valeur…). C’est encore ce qui peut nous amener à considérer que cette lettre, pour autant que sa forme ne l’indique pas directement, est bâtie suivant une grande rigueur scientifique. Il faut donc envisager que les écarts de sa forme à ce que la rigueur scientifique pourrait laisser attendre sont une nécessité de cette même rigueur! Autrement dit, si le texte d’une causerie n’est pas couramment parsemé de points de suspension, c’est bien parce que le propos qu’il doit contenir n’en a pas besoin. Dès lors, si nous considérons que ce texte qui comporte des points de suspension est bien le texte d’une causerie, alors devons-nous prendre ses points de suspension pour partie intégrante du propos de la causerie elle-même. S’il n’est point besoin de s’arrêter sur la nécessité de bien répartir les silences dans une partition pour que l’intelligibilité des phrases musicales soit la meilleure, c’est parce que la comparaison du texte d’une causerie à une partition doit aller tout de suite plus loin (comme nous l’avons suggéré plus haut, avec la Gnossienne).

Si nous regardons maintenant une partition comme Véritables préludes flasques (pour un chien), nous nous apercevons que Satie, ayant renoncé aux barres de mesure, préfère souvent laisser les portées vides que d’y mettre des silences (une arithmétique de l’inactivité de telle ou telle main du pianiste). Mais ce choix typographique entraîne un trouble de l’ordre des importances: dans le premier mouvement, autant l’alignement métronomique des deux mains ne semble plus aussi capital, autant l’opposition d’une main gauche tout en blanches et rondes liées et d’une main droite tout en croches staccato (par défaut) paraît seule en charge de la délimitation des phrases. Dans le deuxième mouvement, c’est la main droite qui permet d’entendre des phrases parmi les élans incessants de la main gauche alors que Satie joue dans des tessitures qui ne permettent plus à chaque main de maintenir sa portée. Ce n’est donc pas trop dire que de faire ce simple constat: la hauteur du propos a raison des traditions typographiques musicales. Et ce n’est donc pas trop pousser que mener ce constat dans le champ de la causerie: s’il y a des points de suspension dans le cahier in-4°, ce n’est pas parce que c’est un brouillon ou parce que Satie ne fait jamais qu’y transcrire des pensées encore peu solidaires les unes des autres. S’il doit y avoir une solidarité entre les différentes idées exposées, c’est qu’il faudra une écoute contrapuntique des divers éléments, c’est-à-dire une attention spécifique portée à leurs agencements. À ce titre, les points de suspension — tout comme la mise en paragraphes — ne feraient jamais que participer à une dramatisation de la pensée. Dès lors, s’il devait y avoir une valeur argumentative de ces causeries, elle ne serait pas séparée du mode d’exposition choisi.

Si nous devons lire ces textes comme des essais, nous devons lire leurs spécificités stylistiques comme des données qui prennent part à leur force théorique. Il y a donc bien quelques énoncés «qui n’ont d’autre fonction que celle de détendre l’atmosphère et de favoriser la mise en confiance de l’auditoire», mais il y a aussi des causeries entières qui ne font rien d’autre que cela. Il reste bien à examiner le rôle que joue la fonction ornementale de certains énoncés. Car les auditeurs qui s’entendent dire: «Je leur donne des conseils — des conseils de famille — de père de famille[36]» entendent bien que, là où se trouvent des tirets sur le papier, il y a un jeu dans un mot et Satie met une cale pour que cela ne joue plus: donc, il donne des conseils et, comme tout le monde entend des conseils en l’air, il insiste sur le fait que ce sont des «conseils de famille», des séances codifiées, quasiment rituelles, du moins cérémonielles. Mais quand il ajoute «de père de famille», c’est comme s’il ôtait la cale pour laisser bancale la définition des conseils.

En admettant qu’il y a une métaphore du jeu dans le mot, nous pourrions avoir l’impression que Satie n’a rien fait: il a affirmé une chose, il a joué du jeu en mettant une cale dans le jeu de l’affirmation et l’a finalement retirée. Mais, ce faisant, il a rapporté le caractère fantasque de son activité (tenir conseils auprès des animaux) aux quelques imprécisions laissées par les mots. Le pouvoir des points de suspension est donc certain. Quand Satie ajoute: «… Ils me doivent beaucoup: … car tout ce temps — passé auprès d’eux — m’a coûté la moitié de ma fortune…[37]», il est sûr qu’il ne pourrait arriver à des conclusions aussi flamboyantes s’il ponctuait ses phrases de façon conventionnelle. Sur un plan strictement sémantique, il ne fait jamais que supposer que le temps, c’est de l’argent, ce qui reste assez conventionnel. Pour réussir à considérer que le temps de la compagnie apportée aux animaux est aussi de l’argent, il a dû croire que chaque temps de la phrase soit discernable, que chaque bout de la phrase ait son pouvoir propre. Ainsi, la phrase est comme une strophe: sa dépense rythmique indique des torsions sémantiques plus formelles que démonstratives. L’affirmation des tirets et des points de suspension en cascade doit avoir un pouvoir sur les idées avancées.

Force critique et pensée déponctuée

Nous voulons donc cibler, spécifiquement, la façon dont ces particularités de ponctuation relevées par Ornella Volta libèrent une parole anti-dogmatique et pas moins épicée au lieu de vriller le rapport à ce qui est dit. Car, s’il y avait le temps de l’écriture (du point de vue duquel des paragraphes passent pour premiers), il y a aussi le temps de la causerie qui convertit le texte écrit en partition verbale et son débit en un temps bourré de sens pour lui-même. À ce titre, une autre hypothèse peut être proposée: peut-être faut-il voir dans ces points de suspension, puisqu’ils sont la trace de ce que nous avons désigné comme une dramatisation de la pensée, une pré-distribution. Sans doute y a-t-il plusieurs voix dans cette lettre ouverte. Quand Satie fait les questions et les réponses, cela est d’autant plus explicite: «…Les animaux ont-ils eu, autrefois, une littérature? /…C’est possible…. /….. Sans doute, elle aura été détruite dans un grand incendie,… très,… très grand…..[38]» Nous pouvons, de là, émettre l’idée que Satie rassemble, entre ces points de suspension, des citations de journaux, de propos entendus «çà et là» (pour reprendre le titre d’une chronique de La Revue musicaleS.I.M. qu’il a tenue quelque temps).

Une telle idée est d’autant plus indiquée que, dans un horizon très proche, en 1917, Reverdy fonde la revue Nord-Sud (à laquelle collaborent Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Paul Dermée, Tristan Tzara, André Breton) et publie Le voleur de Talan. Après Alcools d’Apollinaire, en 1913, nous lisons «çà et là» que Cendrars, Apollinaire et Reverdy font triade dans la suppression de la ponctuation. Mais au lieu de pister les accointances historiquement les plus notables et idéologiquement les plus utiles[39], laissons à la contemplation l’extraordinaire pertinence des propos «polyphiles» de L.L. De Mars dans un texte sur le cut-up:

La voix en mille, éclatée, la sienne même s’y confondant, infiltrée d’innombrables voyages incertains, profusion dans LA BANK-MEMO, insinuations fragmentaires de l’ensemble du monde, bavard, surinformation volontaire & salutaire, absorbant à son gré les parasitages, ne se contentant pas de clouer la langue d’usage propre en embrassant toutes les autres, mais plantant là, par la même occasion, le fil ininterrompu de la fiction, l’enchaînement linéaire, téléologique (aux finalités & aux démonstrations nécessairement restreintes à l’échelle d’une idiosyncrasie) des propositions: le Bank-Writing peut ignorer jusqu’à la moitié des connaissances véhiculées par le fruit de son pillage, les effets en seront finalement la naissance de la trajectoire écrivante la plus proche de la boulimie mnémonique & de son fonctionnement usuel, erratique et de mauvaise foi…[40]

Les partitions de la période dite humoristique, telles qu’Embryons desséchés par exemple, sont ouvertement le lieu d’une polyphonie mélodramatique qui peut ainsi «ignorer jusqu’à la moitié des connaissances véhiculées par le fruit» de sa débauche de voix. Les différentes mentions verbales indiquent des situations énonciatives nombreuses, un nombre de voix au moins aussi divers. Ces partitions sont aussi les moins ponctuées d’un point de vue musical: nous y trouvons, dans les portées sans barre de mesure, une formule par-ci, une formule par-là. C’est à la main gauche ou à la main droite, selon l’endroit où se joue une ligne temporairement constante, d’assurer l’écoulement. Avec si peu d’attache d’une phrase à l’autre, une même main pourrait même changer d’interprète d’un passage à l’autre de l’oeuvre. Les partitions de cette époque sont, de ce point de vue, les plus propices à être transcrites. Mais, s’il faut saisir les libertés offertes par ces textes et partitions, ce n’est pas pour les appliquer aux seuls endroits où nous les avons trouvées. C’est tout le corpus de Satie qu’il faut éprouver par autant de voix possibles. Et s’il faut saisir les libertés offertes par Satie solidaires du cut-up, c’est aussi qu’il ne faut rien. Tout simplement, il y a. Et souvent beaucoup plus.