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Le mot hasard est souvent employé depuis Darwin dans le domaine de l’évolution biologique. En consultant Internet pour les 25 dernières années on peut trouver plus de 1 700 articles au mot « random », et environ 500 articles au mot « chance ». Cet emploi fréquent n’a rien d’étonnant, étant donné l’importance prise par le phénomène du hasard dans les théories explicatives de l’évolution issues de la pensée de Darwin. On notera d’autre part que les diverses théories proposées plus ou moins clairement contre ces thèses : neutralisme, ponctualisme… accordent elles aussi une grande importance au hasard.

D’après les théories actuelles issues du darwinisme, classiquement admises, les phylogenèses se sont construites grâce à des mutations apparues par hasard, puis sélectionnées. Ces dernières se sont additionnées grâce au système des anagenèses et des cladogenèses, et souvent aussi par des effets fondateurs accompagnés de phénomènes de dérive génétique. Nous expliquerons ceci plus en détail ultérieurement. Partout ici le hasard joue un grand rôle. Il apparaît parfois extraordinaire qu’un tel phénomène ait pu construire des organes aussi complexes que les yeux, pour ne citer que cet exemple. Des ouvrages spécialisés décrivent fort bien les mécanismes des théories darwiniennes et postdarwiniennes. Aussi notre objet n’est-il pas de reprendre de telles descriptions.

Notre exposé se donne bien plutôt pour but de situer le rôle du hasard dans l’histoire de l’évolution biologique, et dans le mécanisme explicatif postdarwinien presque unanimement accepté aujourd’hui. Cependant il nous paraît impossible d’étudier ce phénomène isolément, sans situer dans une première partie les deux autres phénomènes qui lui sont intimement liés : les lois et la finalité. Nous pensons que ces trois systèmes sont associés, en nous référant à un texte d’Aristote tiré des premières lignes du livre ? (VII), chapitre 7, dans la traduction de la Métaphysique par Tricot (Vrin, 1926). Ce texte nous paraît correspondre remarquablement au réel. L’auteur écrit ce qui suit, page 251 : « Parmi les choses qui sont engendrées, les unes sont des productions de la nature, les autres, de l’art, les autres, du hasard. »

Il nous semble évident que « nature » et « art » correspondent à « lois » et « finalité », ce que confirment les spécialistes d’Aristote que nous avons consultés (en l’occurrence, Jacques de Monléon et Thomas De Koninck). Le hasard, les lois et la finalité peuvent en effet être considérés, dans l’histoire de l’immense cosmos, comme les systèmes fondamentaux de causalité, concernant les « choses qui sont engendrées ». Pour étudier le hasard nous devons donc d’abord situer les définitions de ces trois systèmes, et leurs relations. Ce sera l’objet de la première partie de ce texte.

Dans la deuxième partie en revanche nous détacherons le mot « hasard » pour développer les réflexions qu’il nous inspire sur la marche des phylogenèses, ou si l’on veut pour mettre en évidence son « sel » épistémologique dans ce domaine.

I. Dans quel monde sommes nous ? Le hasard dans la nature Lois — Hasard — Finalité

1. Un monde étrange

Nous sommes dans un univers dont on commence à connaître l’histoire et la structure. Tout est parti, nous dit-on, comme très sérieuse hypothèse, d’une très petite masse de matière qui contenait l’ensemble même de ce qu’allait devenir le cosmos tout entier. Il y eut alors un certain big-bang qui se serait produit environ il y a 14 milliards d’années et des particules primitives (si ce sont des particules), les plus petites qui puissent exister, ont jailli brusquement à partir de la masse originelle. On admet que ces particules se sont alors souvent rencontrées et ont formé, par association, des structures de plus en plus complexes pour donner des atomes, des molécules, plus tard des soleils et des planètes. Sur l’une au moins de celles-ci, dans notre galaxie, se sont constitués des êtres vivants d’abord très simples. Ils se sont ensuite transformés en sujets de plus en plus complexes jusqu’à l’homme intelligent lui-même.

Dans les premières étapes de cette aventure il n’y avait que les particules élémentaires originelles. Elles possédaient des propriétés qui les ont amenées, quand elles se rencontraient, à s’unir les unes aux autres pour donner des éléments de plus grosse taille. Nous verrons plus loin que « propriété » est synonyme de « loi ». Lorsque les premières particules élémentaires se sont unies, de façon de plus en plus complexe, on peut penser que leurs rencontres se sont effectuées par hasard. Il paraît très évident aussi que le mouvement de ces particules élémentaires obéissait à des lois.

On peut dire alors que, dans cette période qui correspond à l’origine des temps, il n’y a que deux systèmes causaux fondamentaux qui provoquent le mouvement des particules et leur rencontre avec association éventuelle : des lois qui produisent leur mouvement et éventuellement leur association en corps plus complexes, et des hasards qui les amènent à se rencontrer. Lorsque sur une planète, la nôtre, se constitueront les premiers êtres vivants, puis des êtres plus complexes (jusqu’à l’homme non compris), cette constitution sera toujours basée sur une matière fondamentale mise en mouvement par des lois propres et modifiée par le hasard. Lorsque bien plus tard l’homme apparaîtra avec son intelligence et son très probable libre arbitre, il pourra créer un troisième type de système causal fondamental : la finalité.

Nous avons cru utile de rappeler ces faits très probables, qui correspondent, semble-t-il, à l’histoire sommaire du cosmos, pour faire comprendre que dans la nature, avant que l’homme ne soit né, il n’existait que les deux premiers types de systèmes causaux, celui de la loi et celui du hasard, et après l’apparition de l’homme le troisième : celui de la finalité. Ce schéma est, il est vrai, simplifié à l’extrême.

Précisons toutefois que dans la nature, l’intelligence (qui permet la finalité) n’existe pas seulement chez l’homme. Il y a certainement des ébauches d’intelligence chez des singes supérieurs et peut-être chez quelques grands vertébrés, et donc il peut exister ici des ébauches de finalité. Nous allons voir comment dans les sciences biologiques on définit ces trois termes.

2. Loi — Hasard — Finalité. Essai de définition

Nous venons d’écrire que dans ce monde étrange où nous sommes tout système causal fondamental correspond à des lois, des hasards et, lorsque l’homme apparaît, des finalités. Il importe cependant de bien définir ces termes. On nous permettra de résumer ici l’apport sur ce point d’un de nos ouvrages antérieurs : Cause, loi, hasard en biologie[1].

2.1. Le concept de loi

Les philosophes des sciences admettent que l’idée de loi serait née chez les Babyloniens. Ceux-ci, observant les étoiles, constatèrent que leurs trajets obéissaient à des règles. La loi est l’obligation pour un élément de se trouver pour un cas donné dans un état donné. C’est un lien obligatoire entre deux phénomènes. En principe la loi doit même pouvoir être objet de mesure et pouvoir s’exprimer en langage mathématique.

On pourrait même considérer qu’il n’y a de loi vraie, c’est-à-dire absolue, qu’en mathématique. Nous avons longtemps hésité à utiliser le mot loi pour désigner des propriétés de la matière vivante. À une époque nous pensions même que l’on ne pouvait pas employer ce mot car la loi implique réellement une présentation chiffrée. On ne pourrait donc en biologie l’utiliser que le jour où cette science serait si complètement comprise que l’on pourrait la formuler comme de la chimie. Nous sommes loin d’en être à ce stade de la connaissance. Cependant nous avons un peu changé d’avis. Nous étions alors marqués par les excès de l’emploi de ce terme dans l’évolution (loi de Haeckel). Devenu moins « entier » dans nos propositions, il nous semble que l’on peut utiliser ce mot en précisant bien que les lois en biologie ne peuvent être ainsi nommées qu’avec prudence, en sachant leur approximation, et en sachant que l’on connaît mal les conditions de leur application.

En outre, il est des cas où certains phénomènes biologiques ont pris une tournure mathématique telle, qu’elles ont pu être formulées dans ce langage. L’exemple type est la loi de Hardy qui s’applique justement à des phénomènes eux aussi « mathématisables », les lois de Mendel[2].

Le concept de « propriété ». Il y a synonymie entre le terme de propriété et le terme de loi. Meyerson l’écrit clairement[3] : « […] qu’est-ce que le soufre ? C’est un corps solide, jaune, fusible à 114°… Or, en disant : le soufre a une couleur jaune, le soufre fond à 114°, etc., j’énonce incontestablement des lois. » Le neveu de Meyerson, Ignace, lui aussi philosophe des sciences, reprend cette conception. Cependant, malgré l’opinion de Meyerson, il nous semble qu’il y a un peu moins d’esprit mathématique dans le mot propriété que dans le mot loi.

Le concept de « cause ». Dans l’esprit de beaucoup de scientifiques, la loi et la cause sont aussi presque synonymes. Bonsack[4] écrit pour définir la cause en science : « Le mot “cause” est pris ici dans un sens très général. Il ne se distingue pas […] de l’expression “facteur déterminant”. » Or, un tel facteur déterminant correspond bien à une loi. Lorsqu’on dit qu’une cause produit un phénomène, on exprime en fait une loi. Lorsque l’eau est à 100° elle entre en ébullition. La cause de cette ébullition est la température. On peut aussi formuler ceci sous la forme d’une loi : à 100 degrés, l’eau se transforme en vapeur. Pour cette raison nous avons placé ce paragraphe de notre texte après la loi et la propriété.

Il est bien connu qu’Aristote a décrit 4 types de causes. On définit aussi des causalités directes ou des causalités en retour. Ceci ne nous intéresse pas ici. Ce que nous avons voulu souligner, c’est la similitude entre loi et causalité. On rappellera qu’Auguste Comte donne au mot cause un sens majestueux. C’est la cause au sens le plus profond du terme. Dans cette optique on se demandera par exemple quelle est la cause de l’attraction universelle. Auguste Comte écrivit alors que l’on ne pouvait pas connaître cette cause des phénomènes, mais seulement leurs lois. On voit ici que le scientifique actuel donne au mot cause un sens plus modeste.

2.2. Le concept de « hasard »

Le hasard est en général un mot mal compris. Il en existe de nombreuses définitions. On croit couramment que le hasard est un phénomène qui peut faire n’importe quoi. Rien n’est moins vrai. La définition du hasard reconnue par les biologistes est celle du philosophe français Cournot, dans la première version de son oeuvre : « Le hasard est une rencontre de séries causales indépendantes. » On trouve cette définition chez Cuénot[5] et chez Monod[6] qui a utilisé le mot hasard dans le titre d’un livre célèbre, excellent ouvrage de vulgarisation de la théorie synthétique, mais dont la philosophie peut être fort discutée. Il faut bien préciser que ces auteurs ont repris ces idées chez Aristote qui en a très longuement débattu. L’exemple célèbre est celui d’un personnage qui rencontre sur l’Acropole son débiteur, par hasard, c’est-à-dire par une rencontre de séries causales indépendantes. Aristote ne connaissait pas le mot hasard qui lui est postérieur. La définition de ce mot a une longue histoire d’Aristote à Cournot et aux biologistes modernes ; vouloir la changer paraît un peu osé. Un exemple fera mieux comprendre.

Monsieur X pose une feuille de papier sur un bureau. Il y a une série de causes à ce geste. Il devait poser cette feuille pour la remettre à celui qui occupe le bureau. La feuille contient un texte qui doit être lu par cette personne. La fenêtre est ouverte, un coup de vent survient et fait tomber la feuille. Ce vent est causé par une tornade située dans la mer à 100 kilomètres. La tornade est due à un énorme orage situé également en mer, mais bien plus loin, à 2 000 kilomètres, et ainsi de suite, tout se produit de cause en cause. La chute de la feuille de papier est due à la rencontre de deux séries causales indépendantes : la série de causes qui a entraîné le choix du bureau où la feuille a été posée, et la série de causes qui a entraîné le vent qui l’a fait tomber.

Il faut préciser évidemment que tout ceci n’est qu’un modèle simplifié de la réalité. Ainsi il peut y avoir rencontre de plusieurs séries de causes indépendantes. En outre, il faut ajouter qu’il n’y a peut-être pas dans l’immense univers de séries causales véritablement indépendantes. Nous dirons que le scientifique ou le philosophe, qui définissent le hasard, feront comme si cette indépendance existait.

Un point est capital à rappeler dans nos réflexions.

Le hasard ne fait pas n’importe quoi, il ne peut réaliser que ce qui était en possibilité dans les choses dont il provoque la rencontre. On pourrait dire, en généralisant, qu’il ne fait que ce qui était en puissance dans le cosmos. Il ne fait rien par lui-même. Lorsque le hasard fait tomber une feuille de papier par l’intervention du coup de vent, ce sont les lois des forces que possèdent les éléments de l’air poussés par ce vent qui font glisser cette feuille sur la table. Puis, lorsque la feuille arrive au bord de la table, elle flottera un instant dans l’air, sera attirée par les lois de la pesanteur, et tombera.

Le hasard utilise les lois de la nature pour réaliser quelque chose. Il ne peut rien faire qui n’était possible dans la nature. À la roulette il y a 36 numéros, on peut jouer des milliers de fois, le 60 ne sortira jamais car il n’est pas en puissance dans le jeu. Si dans l’évolution est apparu, grâce au hasard des mutations, un oeil chez les êtres vivants, cela veut dire que les mutations qui ont construit les êtres vivants avaient la possibilité, dans certains cas, de faire apparaître un oeil. La vie, l’oeil, le cerveau étaient dans les propriétés présomptives de la chimie de base de la vie. Il faut rappeler que le hasard n’est pas une chose. Il ne crée rien, il met en présence des éléments, et cette mise en présence provoque l’apparition d’une nouveauté qui se réalise à partir de ce qui est au point de contact des deux séries causales. Le hasard ne fait donc rien, il transforme des éléments qui existaient déjà avant lui.

Hasard et déterminisme. En opposition au hasard on situe parfois le déterminisme. Ce n’est pas tout à fait exact. Une série d’événements est déterminée lorsque le premier entraîne le suivant qui entraîne le troisième et ainsi de suite. Dans une série d’événements qui existent dans le cosmos, tout est déterminé. Il est évident que les séries causales provoquant le phénomène de hasard sont chacune déterminées. Leur rencontre l’est-elle aussi ? Si ces rencontres sont vraiment indépendantes on doit penser que ces rencontres échappent à ce déterminisme universel. S’il n’en est certainement pas ainsi, si chaque série est liée l’une à l’autre, les rencontres seront déterminées. Le bonhomme de Laplace pourrait les prévoir. On peut prévoir aussi des hasards vrais dans certains cas, assez rares.

Un exemple très simple fera comprendre. Le promeneur qui d’une colline voit un passage à niveau ouvert, un train et une voiture qui avancent de façon telle qu’ils vont se rencontrer sur la voie, prévoit de loin la rencontre de ces deux séries causales indépendantes à notre niveau humain seul. De même, il est possible qu’un jour, dans une salle de jeu, à Monaco, un ordinateur relié à des cellules photoélectriques puisse prévoir, lorsque la boule est lancée, sur quel numéro elle s’arrêtera. Nous ne tenons pas compte ici des indéterminismes de la physique car ils appartiennent à un autre domaine de réflexion.

Hasard apparent. Dans un certain nombre de cas on croit qu’il y a hasard là où il y a seulement hasard apparent. Dans une bouteille de mouches drosophiles aux yeux blancs, on place une mouche oeil rouge (sauvage) de sexe mâle, elle féconde une mouche oeil blanc au hasard. C’est du moins l’impression que l’on a. Il est possible qu’en réalité cette mouche oeil rouge ait choisi sans que l’observateur puisse le voir la femelle oeil blanc dont le corps est le plus noir ou bien celle dont l’oeil blanc est le plus clair. Une étude longue et minutieuse permettrait peut-être de déceler une telle loi d’attraction. Il y a donc hasard apparent. Ce phénomène est certainement plus fréquent qu’on ne le croit. On peut même se demander si dans les cas les plus manifestes de hasard total vrai ce phénomène ne devrait pas souvent être exclu. Au jeu de dés théoriquement toutes les faces sont semblables et chacune devrait en théorie avoir le même poids. On peut gager qu’en étudiant la question sur un très grand nombre de cas, on s’apercevrait que dans beaucoup de dés il y a une petite chance de plus pour un coté. Aucun artisan ne pourrait faire un dé parfait.

Certains généticiens ont écrit que les mutations ne se réalisaient pas au hasard parce que chaque locus du génome ne mutait pas à la même cadence. Il avait fait une fausse analyse de la définition du mot hasard. Nous avons dit que le hasard est une rencontre de séries causales indépendantes, cela ne veut pas dire que le locus répondant à un phénomène qui agit par hasard réagisse toujours de la même façon.

Un exemple fera comprendre. Au jeu de l’oie, le numéro tiré par les dés se réalise par hasard, mais le résultat peut être très différent d’un coup à l’autre, tantôt on avance d’un certain nombre de cases, tantôt on tombe sur une case qui vous amène en prison… La clé du jeu est bien la rencontre de séries causales indépendantes qui agit sur les dés. Mais le locus qui répond, répond à sa manière.

2.3. Le concept de « finalité »

Le troisième système causal fondamental que l’on voit provoquer un événement dans la nature, existe seulement (mais on a vu que ceci était théorique) lorsque l’homme est apparu : c’est la finalité.

Le sens premier du mot finalité est simple : un événement est dû à une finalité lorsqu’il a un but voulu par un être intelligent. La finalité implique donc un « dessein », une « fin », une intentionnalité, c’est-à-dire une pensée. Il existe un deuxième sens. De nombreux auteurs ont aimé employer le mot finalité pour désigner des structures de l’organisme des vivants qui paraissent poursuivre un but. C’est dans ce sens que ce terme a été employé dans le colloque offert en hommage à Georges Canguilhem, le 10 juin 2005. C’est une utilisation analogique.

On devra noter aussi que depuis 30 à 40 ans environ le terme de finalité est remplacé parfois par celui de téléonomie. Il semble cependant qu’aujourd’hui le mot téléonomie est employé souvent dans le deuxième sens : apparence de finalité. Lorsqu’on explique les mots de téléonomie et de finalité on devrait en préciser la définition exacte. Pour bien faire comprendre la différence entre finalité au premier sens et le hasard de Cournot, on peut utiliser une même histoire sous deux formes. Imaginons dans une révolution une barricade au milieu d’une ville et de chaque côté des partisans, les Violets et les Oranges, qui tirent des coups de feu. Monsieur X, un Violet, reçoit une balle et meurt. La balle a été tirée par un Orange dans la foule sans viser personne. Monsieur X est mort par hasard. Il y a eu rencontre indépendante entre la série causale qui l’a amené au point où il était et celle qui y a conduit la balle.

On peut imaginer un scénario différent. Monsieur Z qui est Orange a reconnu de loin chez les Violets Monsieur X qui est son plus mortel ennemi. Il le vise et le tue. Tout le monde croira que Monsieur X est mort par hasard. En réalité il est mort d’une balle qui le visait personnellement. Sa mort est donc due à un acte finalisé. La rencontre entre Monsieur X et la balle était une rencontre de séries causales dépendantes l’une de l’autre. La finalité au premier sens est donc l’inverse du hasard.

On a compris évidemment pourquoi on nomme finalistes les philosophes ou les biologistes-philosophes qui pensent que Dieu, une force dépendant de Lui, ou une psyché mystérieuse, agit sur les phénomènes de l’évolution, transforme l’écaille des reptiles en plumes d’oiseaux ou bien a induit peu à peu la croissance du cerveau des vertébrés.

Ainsi donc, l’on réserve le nom finalistes aux penseurs estimant que cette action de Dieu ou de la psyché est reconnaissable par le scientifique dans son laboratoire ou dans la nature. Certains scientifiques pensent que l’on ne peut pas voir la trace d’une Intelligence du monde dans le laboratoire au niveau de la science, mais seulement en sortant de ce laboratoire, et en posant une réflexion philosophique globale sur l’existence même de cette Intelligence du monde et sur notre situation dans l’univers. Ils ne sont pas finalistes au niveau des sciences, ils sont rigoureusement matérialistes. On pourrait peut-être considérer que ce sont des finalistes au niveau philosophique, mais à notre connaissance cette expression n’a pas été employée.

Nous avons signalé plus haut, rappelons-le, que des ébauches d’intelligence pouvaient s’observer dans le monde animal : l’homme n’est peut-être pas le seul, contrairement à ce qu’on a cru longtemps, à effectuer des actes finalisés.

N.B. L’évolution biologique a totalement changé notre vision du monde. Il était très simple d’admettre un Dieu Créateur et un couple humain originel dont tous les hommes descendraient. Ils étaient alors tous frères et fils directs du Dieu Tout-Puissant. Quelques Pères de l’Église avaient bien compris que ceci était seulement symbolique, mais leur voix ne fut pas entendue. Avec l’évolution biologique, il fallait réviser toutes ces données. Entre 1880 environ et 1945, période où l’on admit le fait de l’évolution, beaucoup de scientifiques ainsi que des religieux évolutionnistes devinrent finalistes. Ils imaginèrent que l’évolution avait été guidée par une force mystérieuse à laquelle ils donnèrent des noms divers. Bergson l’appelait « élan vital », Cuénot « l’anti hasard », Teilhard de Chardin « l’orthogenèse ». Il a dû exister environ une dizaine de noms de ce genre créés par des auteurs qui imaginaient cette intervention évidemment indirecte d’une force mystérieuse dans les phylogenèses de l’évolution[7].

Ceci évidemment n’enlève rien à la valeur scientifique de ces penseurs, à leur compétence théologique ou philosophique ou au rôle intellectuel qu’ils ont joué. On ne peut pas oublier que Teilhard de Chardin a permis aux chrétiens de comprendre l’évolution en un temps où cela n’était pas, pour eux, évident.

Dans les années 1930-1950 apparut cette explication moderne de l’évolution que nous avons évoquée au début de ce texte. Elle suggère que le hasard des mutations et la sélection ont assuré la montée évolutive. C’est la théorie synthétique appelée parfois néodarwinisme[8]. Qui plus est, aujourd’hui on admet que la conscience, la pensée sont enracinées dans le cerveau par le même mécanisme évolutif. Ce sont les cellules cérébrales qui prennent peu à peu conscience d’elles-mêmes. Il fallait abandonner toute idée de finalisme.

3. Hasard, finalité et loi, vue d’ensemble. Tout est loi dans la nature

On voudra bien nous permettre de soulever maintenant une autre question. Nous avons dans les précédentes pages de ce texte étudié les trois systèmes causaux fondamentaux que l’on rencontre dans l’univers : loi, hasard, et finalité. Nous avons vu que le hasard ne provoquait un événement qu’en utilisant les lois de la nature, qu’il ne fait tomber la feuille de papier posée sur la table que grâce aux lois des poussées liées au vent qui entraînent la feuille. Il en est de même de la finalité. Ici encore si un homme pousse une feuille de papier pour la faire tomber d’une table il utilise les lois des forces et de la pesanteur. Nous pouvons parfaitement, nous autres les hommes, tout inventer, des radars géants, des appareils permettant presque de situer les molécules, nous ne créons rien, nous utilisons toujours une matière qui nous est donnée par la nature et les lois de cette nature.

Les trois types de systèmes causaux que l’on trouve dans le cosmos, lois, hasard, finalité, se ramènent donc tous à des lois. Il n’y a en définitive pas trois systèmes causaux, mais un seul. Ce sont les lois de la nature liées à ce que nous appelons la matière ou le réel sensible qui nous permettent d’expliquer toute la marche du monde. Tout est loi dans la nature et les lois sont liées à la matière : mais les lois sont mises en activité par des rencontres d’éléments dues à des hasards ou à d’autres lois. La constitution du monde nous apparaît alors comme un processus provoqué peu à peu par un entrelacs fabuleux de lois et de hasards. Le but de la science est de démêler cet entrelacs et de repérer où il y a hasard et où il y a lois mises en place par le hasard.

Tout est loi, mais tout est entrelacs de lois et de hasards.

4. Conclusion

Le lecteur sera peut-être étonné des idées développées dans ce texte. Nous avons suggéré que dans le cosmos, avant l’homme, il n’y avait que de la matière gouvernée par des lois et du hasard. Cette vision du monde ne serait-elle pas trop simple ? Il ne nous semble pas. Il faut comprendre qu’aux éléments premiers de la nature devait être lié un système de lois fabuleusement complexe. En outre ce système était fait de telle sorte qu’il devait se complexifier chaque fois que, par le hasard des rencontres, il se formait de nouvelles étapes de construction de la matière : atomes, molécules et bien plus tard êtres vivants primitifs, etc. On en arrive presque à réaliser le rêve de certains scientifiques voyant une unité originelle pour l’ensemble des éléments de la nature. Ainsi il est difficile de ne pas penser que le cosmos tout entier, y compris sur notre terre toute l’intelligence humaine, n’était pas déjà en puissance dans les éléments les plus simples qui composaient la masse originelle d’où est parti le big-bang.

Ces considérations relatives à une matière « porteuse » de lois ont un « relent » de matérialisme dialectique. Dans les dernières lignes du présent texte, nous reviendrons sur ce sujet et l’on verra que nous sommes en réalité très loin de cette philosophie où cependant tout n’est pas faux. Dans la partie suivante, nous allons détacher le concept de hasard, et nous verrons quel jeu il joue dans les phylogenèses de l’évolution.

II. Remarques sur le « sel » épistémologique du rôle du hasard dans les phylogenèses évolutives

Dans les huit points de cette deuxième partie nous allons analyser l’action du hasard dans les phylogenèses, ses possibilités, ses limites et ses conséquences parfois curieuses.

1. La structure connue des phylogenèses, la constitution de l’être vivant, et leur adéquation au système des mutations au hasard, sélectionnées

Les capacités du hasard à construire les phylogenèses ont été longtemps, pour certains scientifiques, totalement incompréhensibles voire impensables. Comment le hasard des rencontres d’éléments divers et les propriétés liées à ces éléments ont-ils pu faire apparaître tous les vivants que nous voyons autour de nous, tout ce que chaque scientifique observe et qui s’avère souvent chez les êtres vivants d’une complexité étonnante ? Or, toute une série de faits facilite à l’extrême cette étrange capacité du hasard. Nous allons les examiner dans les pages qui suivent, plusieurs sont connus, mais il nous a paru utile de tous les citer pour avoir un point de vue d’ensemble de ce problème.

1.1. Le système des molécules d’ADN

Le système des molécules d’ADN est parfaitement organisé pour assurer à la fois une hérédité habituelle des caractères du vivant et en même temps des changements survenus par hasard : Darwin qui avait « deviné » cela n’aurait pas pu rêver mieux. Il avait fait appel à des changements brusques héréditaires se produisant au hasard, considérés alors comme un phénomène soudain mal connu. Le système des acides nucléiques se transmettant, parfois avec des mutations, correspond exactement à ce qu’il avait « deviné ».

1.2. Système cellulaire

La matière vivante peut répondre à ces mutations créatrices de nouveautés, essentiellement d’abord parce que la vie est construite sur le principe du système cellulaire.

« L’invention » de la cellule est certainement « l’idée » la plus remarquable de l’évolution biologique. C’est un élément extrêmement souple, capable de se transformer sous l’effet des mutations des ADN, et ces transformations peuvent être des plus étonnantes.

L’agencement de la construction d’un vivant laisse penser que cet être est composé de pièces d’un lego qui pourraient être manipulées en tous sens, et rappelle les principes d’un tel jeu dont les éléments seraient poussés à l’extrême de complexité et de capacité de transformation. La cellule serait une pièce de ce jeu aux structures modifiables. Les mutations peuvent alors agir sur chacune d’elles avec une étrange facilité et les modifier en tous sens.

1.3. Reproduction en grand nombre

Comme les mutations dues au hasard ont tendance à détruire des organes et donc des êtres vivants plus souvent qu’à les améliorer, il doit exister dans la descendance de tout être plus de morts que de survivants. Le hasard est toujours plus destructeur que constructeur. Le système de la vie répond à ce problème puisque, on le sait, chaque couple fabrique, à chaque génération, un nombre considérable de descendants. Si ce dernier phénomène n’existait pas, les espèces s’éteindraient très vite, ou plutôt les êtres vivants ne seraient jamais apparus. Pour compléter cette surproduction de descendants il s’ajoute l’immensité de la surface de la terre ou des océans, et l’immense durée des temps géologiques.

1.4. Mutations

Les mutations bien connues des généticiens effectuent presque toujours de très petites modifications sur les sujets qui en héritent, hormis quelques exceptions probables : gènes Hox. On pourrait croire que ces petites modifications sont sans effet sur l’ensemble du sujet porteur et dans la population où se trouve ce porteur.

Toutes les expériences réalisées en cage à population ou dans la nature (papillons noirs ou gris) démontrent au contraire que les plus petites mutations sont souvent très efficaces.

De plus le monde vivant est ainsi fait que ce qui nous apparaît comme le moindre détail de structure ou de physiologie peut souvent aboutir à d’importantes transformations des populations porteuses. De très petits faits de hasard peuvent donc avoir de très grandes conséquences.

Parmi les expériences effectuées en cage à population, l’une d’elles réalisée par Ayala[9] montre bien que cette propriété des mutations, qui consiste à être presque toujours défavorable voire mortelle, mais rarement avantageuse, est une réalité. Ces auteurs élèvent des drosophiles dans des cages. Ils irradient ces sujets avec des rayons X ayant la propriété de multiplier le nombre des mutations qui devaient apparaître. Ils constatent que dans presque toutes les cages les drosophiles donnent des descendants anormaux ou de qualité inférieure et disparaissent. Mais dans certaines cages il apparaît des mutations si bénéfiques pour les sujets porteurs que ces derniers survivent et remplacent tous les autres. Dobzhansky enthousiaste déclare que ceci correspond exactement, mais de façon facile à reconnaître, à ce qui se passe dans l’évolution. Ceci démontre bien en effet que parmi les mutations, si beaucoup sont délétères, il suffit parfois d’une seule pour que le système soit évolutif.

Nous verrons plus loin que plusieurs phénomènes tels que par exemple celui que nous appellerons, plus loin, le système multiplicatif, permettent d’accroître considérablement les possibilités d’action des plus petites mutations.

1.5. Le passage d’une espèce à l’autre

L’ensemble des êtres vivants est constitué de collections d’individus d’espèces différentes. Les sujets d’une même espèce se ressemblent d’assez près entre eux, et en outre ils se croisent très bien. Depuis Buffon on a insisté pour reconnaître les espèces sur le critère du croisement. On a dit que les sujets d’espèces différentes ne pouvaient pas se croiser entre eux, ou s’ils se croisaient donnaient des sujets stériles. On sait aujourd’hui que ceci est très approximatif. On peut prouver que cette diminution de la capacité de croisement se réalise de façon progressive entre deux populations de la même espèce géographiquement séparées depuis plus ou moins longtemps et qui peu à peu deviennent deux espèces différentes. Il arrive même que, en laboratoire surtout, des sujets considérés comme des espèces différentes se croisent très bien entre eux. La vieille thèse de Buffon n’a donc qu’une valeur toute relative.

En s’accumulant sur des lignées dans une même population, les mutations constituent peu à peu une espèce nouvelle. On a vu des espèces se fabriquer lentement dans la nature actuelle et aussi parfois en paléontologie. Nous connaissons quelques exemples d’ammonites où l’on voit les fossiles étudiés se transformer très lentement en passant d’une espèce à l’autre, sans que l’on puisse marquer ce changement d’espèce autrement qu’en effectuant une coupure arbitraire. En zoologie, c’est-à-dire en synchronie, on connaît quelques dizaines d’exemples de ce genre. En voici un : deux formes de batraciens anoures du genre Hyla, éloignés de quelques centaines de kilomètres, diffèrent tant par certains caractères, c’est-à-dire par certaines mutations, que l’on devrait en faire deux espèces A et B. En réalité, en allant de A jusqu’à B et inversement, on s’aperçoit que les sujets A se transforment peu à peu en sujets B. Ceci montre que dans ces spéciations lentes, les caractères d’espèces, c’est-à-dire les modifications d’organes, peuvent se constituer peu à peu en même temps exactement comme s’arrondissent ensemble tous les angles des pierres dans un torrent.

Ce système nous paraît le processus principal par lequel se constituent les espèces : des accumulations de mutations sélectionnées. Cependant il y a deux thèses sur ce sujet : celle des gradualistes et celle des ponctualistes[10].

1.6. Le système des mutations-sélectionnées dans la construction des espèces chez les gradualistes

On va essayer ici de schématiser le système de la spéciation que nous venons de décrire de façon simplifiée pour mieux le faire comprendre.

Imaginons chez des mouches drosophiles une population A composée de 5 000 individus. Elle vit au temps T1. Pour simplifier la réflexion théorique, on admettra que, dans cette population A, au temps T1, toutes les mouches sont génétiquement semblables et qu’il y aura seulement 4 gènes qui vont entrer en jeu pour fabriquer une espèce nouvelle. Les autres mutations ne nous intéressent pas, nous supposons qu’elles sont neutres ou immédiatement éliminées (événement très rare, mais que nous décrivons ici pour des raisons pédagogiques). Au début du temps T1 le gène a mute et devient a1. Il est favorisé par la sélection. En quelques générations il est présent chez tous les sujets de la population, il a donc éliminé le gène précédent a. À ce moment commence le temps T2. En même temps un gène b devient b1, il est lui aussi favorisé par le milieu et remplace le gène b en quelques générations. Les 5 000 sujets posséderont alors a1 et b1 à la place de a et de b. Le même phénomène se produit au temps T3 et T4 avec les gènes c et d, de telle sorte que lorsqu’on arrive au début du temps T5, la population possède seulement les gènes a1, b1, c1, d1, et le phénomène continue de la même manière. La population T5 est à son début évidemment très différente de la population T1 à son début, et pourtant la différence morphologique s’est constituée progressivement puisque les 4 gènes ont envahi la population en 4 étapes : t1, t2, t3, t4. Nous pourrions aussi constater, mais cela est très théorique, que les capacités de croisement se perdent entre les sujets des 4 populations imaginées T1, T2, T3, T4.

Si on pouvait garder « congelés » pendant des millénaires, au début du temps T1, des sujets de la population A ayant parmi ses gènes a,b,c,d et que l’on essaye de les croiser, au début du temps T2, avec des sujets ayant parmi leurs gènes a1,b,c,d, ils se croiseraient très bien entre eux car une seule mutation ne suffit pas en général à empêcher les croisements. Les deux types de sujets sont pourtant de populations différentes, dans le langage populaire on dirait qu’ils sont de race différente. Si l’on croise des sujets a,b,c,d avec des sujets T3, le croisement est un peu moins efficace, il peut y avoir, par exemple, une mortalité larvaire importante parmi les descendants. Avec T4, il est nul ou presque nul, et avec T5, il n’y a en théorie plus de croisement du tout. De T à T5, la population est devenue progressivement et graduellement une nouvelle espèce, l’espèce B. Rappelons que ceci est très théorique. Nous avons vu plus haut, en évoquant les idées de Buffon, ce qu’il faut en penser. Ajoutons que la vitesse de spéciation est extrêmement variable, très rapide dans certains cas, très lente dans d’autres, parfois lente pendant une première période de la construction de l’espèce, puis rapide dans une autre période. Il est possible, par exemple, qu’un gène envahisse la population dans laquelle il est apparu, très vite pendant une certaine période et, à cause d’un changement de climat, très lentement par la suite.

Nous avons décrit dans la section 1.5., plus haut, le passage progressif observé en Amérique centrale d’une forme de batracien à une autre voisine. On a vu que les différences morphologiques s’étaient accumulées lentement suivant le passage d’une région à l’autre. Ces transformations correspondaient évidemment à des mutations. Les formes extrêmes de Hyla sont-elles des sous-espèces ou des espèces ? La question serait à étudier.

Les sujets d’une espèce vivent toujours dans des régions voisines et s’accouplent ainsi entre eux facilement. Si une mutation atteint l’un d’eux, elle se passera facilement aux autres et, suivant qu’elle est favorable ou défavorable pour le milieu, les sujets porteurs survivront ou disparaîtront. Il s’accumulera ainsi de siècles en siècles dans une population des mutations qui rendront celle-ci, au temps TX, très différente du temps originel T. Le génome chargé de mutations, en acquérant peu à peu des mutations nouvelles, deviendra à la longue différent de celui des sujets d’origine : il est logique que ces derniers ne puissent plus se croiser avec ceux théoriquement gardés congelés. On voit que le système de la nature est ici encore en adéquation avec le jeu des mutations sélectionnées.

1.7. Autre type gradualiste, mais rapide. Effet fondateur

Un autre type de spéciation a été suggéré encore par les gradualistes, c’est l’effet fondateur avec dérive génétique. Même s’il doit faire l’objet d’autres études ici même, nous croyons indispensable de le signaler ici sommairement. Dans le cas qui nous intéresse, il se constitue, à partir d’une grande population d’une espèce, une petite population isolée sexuellement du groupe ancestral d’où elle provient. Supposons par exemple une grande population humaine composée d’individus qui ont des cheveux en général noirs mais parfois blonds et des yeux noirs mais parfois bleus, et imaginons que quatre sujets aux yeux bleus et aux cheveux blonds partent fonder au loin une colonie nouvelle. Leurs descendants seront statistiquement différents de la grande population originelle. En imaginant une situation génétique simple où les sujets aux yeux bleus n’ont comme descendants que des yeux bleus et les cheveux blonds que des cheveux blonds, la nouvelle population fondée sera composée d’individus tous blonds aux yeux bleus. Elle sera donc différente de la population mère. On dit qu’il y a effet fondateur.

En outre, dans de tels cas, les génomes de la nouvelle population pourront présenter des modifications de divers types telles que celles qui ont été dénommées dérive génétique. Ces phénomènes correspondent au fait que le pool génétique de la population mère étant modifié par la structure particulière de la nouvelle colonie, certains gènes sont plus facilement éliminés ou au contraire sélectionnés.

Ici le hasard est roi. Dans l’effet fondateur, c’est le hasard qui réunit des mutants particuliers dans une petite population. Dans les dérives génétiques qui suivent, les génomes de la petite population nouvellement créée sont réorganisés en fonction des hasards qui ont rassemblé ou isolé les gènes et qui facilitent certaines alliances ou mésalliances géniques différentes de celles de la population originelle.

Ceci a d’abord été théorisé par des généticiens mathématiciens des années 30 du xxe siècle et démontré expérimentalement pour la première fois sur les escargots du groupe Cepeae par le biologiste Maxime Lamotte. D’autres auteurs l’ont décrit à travers des expériences chez la drosophile. Ces faits ont eu une certaine importance dans l’histoire des phylogenèses. Pour nous et bien d’autres auteurs, ils ont accru la vitesse de spéciation. Les petites populations isolées se transforment très vite en une espèce nouvelle. Pour les ponctualistes, ils ont provoqué directement une espèce nouvelle. Nous y reviendrons. Ceci permet de comprendre que dans certains cas il se fera des espèces très vite. Il faut noter que ce système ne construit pas de nouveautés vraies, mais seulement des nouveautés produites par des mélanges différents de gènes existant déjà. Il y a d’autres types de spéciation et ce seront toujours les gènes et des mutations au hasard qui entreront en jeu (polyploïdie).

1.8. La spéciation d’après les ponctualistes

Cette théorie de la spéciation a été proposée pour la première fois par Eldredge et Gould en 1972 et bien résumée par ce dernier auteur en 1983[11]. D’après ces chercheurs, une population de l’espèce A reste stable pendant les 4 périodes T1, T2, T3, T4. Elle peut bien subir quelques mutations, mais celles-ci ne sont pas suffisantes pour la modifier et aboutir à un changement morphologique ou à une perte progressive des possibilités de croisement. Ainsi du temps T1 au temps T5, l’espèce donne l’impression de rester elle-même. On dit qu’elle est en stase. Au début du temps T5 apparaît une mutation très importante, que l’on a appelée souvent « saltation », et qui brusquement transforme un petit nombre de sujets d’espèce A en espèce B. En outre dans des régions très proches de cette saltation apparaissent, par d’autres saltations, d’autres espèces encore B1, B2, B3, etc. Dans cette thèse, et contrairement à celle du gradualisme, une sélection va s’effectuer entre les nouvelles espèces elles-mêmes toutes apparues autour du temps T5, c’est-à-dire les formes B, B1, B2, B3. Et bientôt l’une des quatre (ou plus) remplacera les autres.

Il y a donc ici concurrence, c’est-à-dire sélection entre des espèces. Dans le gradualisme la sélection a lieu entre les mutants de la même espèce, c’est-à-dire entre les sujets de la même espèce. Précisons qu’aucune vraie saltation de ce genre n’a été observée dans la nature : Eldredge et Gould, dans leur première publication[12], ont été imprécis sur ce sujet. Par la suite, ils ont suggéré plusieurs types de saltations hypothétiques et notamment les spéciations rapides dues aux effets fondateurs. On remarquera alors que, dans ce cas, le ponctualisme se ramenait à une forme de gradualisme. Ils ont cité aussi certains types de monstres « pleins d’espoir » que Gould a bien défini dans la préface de l’ouvrage de Goldschmidt sur ce sujet, réédité en 1982[13].

De toute façon, même dans ces dernières hypothèses ce seraient les hasards qui engendreraient la spéciation, car ces transformations seraient dues à des ensembles de petites mutations agissant rapidement ou à des mutations géantes où le hasard jouerait de façon impossible à imaginer. Gould a admis que l’espèce pouvait à l’occasion se former suivant le mode gradualiste, il n’affirme donc pas que tout est ponctualiste. Ainsi, lorsqu’on décrit une spéciation graduelle, il déclare que c’est là une des exceptions qu’il accepte.

1.9. Grands organes, taxa supérieurs de la classification et petites mutations

Jusqu’ici nous n’avons discuté que des petites mutations et du passage d’une espèce à l’autre. On peut alors se demander ce qu’il doit en être de la constitution des grands organes ou structures établissant des différences entre les hauts taxa de la classification zoologique. Il est tellement difficile de concevoir que le hasard puisse être constructeur de tels organes ou structures, que certains auteurs rêvent encore de trouver, dans les systèmes embryonnaires, des mécanismes programmés qui faciliteraient la constitution des structures étranges de la vie : la formation du système circulatoire, celle du rein ou de l’oeil, par exemple. Ici diverses réflexions et divers faits doivent être rappelés, ils vont nous permettre de comprendre la constitution de ces étranges appareils par le jeu des hasards sélectionnés.

Anatomie comparée des espèces actuelles et paléontologie. On fera remarquer d’abord que de grandes transformations d’organes par petites étapes ont été vues par les spécialistes de l’anatomie comparée, science indispensable pour comprendre l’évolution, bien qu’elle soit aujourd’hui un peu trop oubliée. Ces spécialistes savent très bien que l’on peut établir, en étudiant de près l’anatomie des organes, que tous se sont construits par petites étapes. Nous décrivions à nos étudiants, en plusieurs leçons, l’histoire du système circulatoire ; on y voit parfois admirablement toutes les phases du poisson jusqu’à l’homme. Évidemment ces comparaisons sont effectuées entre animaux actuellement vivants, c’est-à-dire en synchronie, mais on doit par analogie admettre que la même chose s’est effectuée dans le temps, c’est-à-dire en diachronie. Les paléontologistes du reste confirment souvent ces images graduelles et les complètent lorsque les organes étudiés ont donné des fossiles.

La durée des constructions. En anatomie comparée on est souvent frappé par le temps que les organes ont mis à se constituer. L’oreille des vertébrés s’est construite en plusieurs étapes. Une petite oreille interne existe déjà chez les agnathes il y a 450 millions d’années. Contrairement à ce que l’on a cru pendant longtemps, tous les yeux des êtres vivants paraissent avoir pour origine un même gène qui a été repéré pour la première fois chez des êtres primitifs, il y a à peu près 500 millions d’années, avant la séparation des Deuterostomia et des Protostomia.

Chez certains êtres primitifs, il existe une seule cellule qui fait fonction de rétine et permet à l’animal d’avoir sans doute plus ou moins conscience de la luminosité extérieure. À coté de ces sujets, il en existe qui ont deux cellules rétiniennes, d’autres quatre, d’autres huit, d’autres un véritable petit tapis cellulaire. Le système, que nous appellerons plus loin le système multiplicatif, facilite curieusement le rôle des mutations et permet la construction d’organes complexes. Or, justement on a souvent reconnu dans la nature ou en laboratoire des mutations qui assurent le dédoublement d’organes qui existent déjà.

Le système multiplicatif. Le système d’élaboration des organes est bâti très souvent dans l’évolution sur le principe multiplicatif. Les organes complexes des êtres vivants sont presque toujours formés de parties toutes semblables, le foie est constitué de lobules contenant de très nombreuses cellules semblables, le rein de tubes tous à peu près analogues, l’os de canaux de Havers dont les cellules et leurs associations sont semblables. On comprendra alors facilement que si une petite mutation agit sur une cellule du foie, par exemple, et accroît sa sécrétion, ce seront des millions de cellules qui seront atteintes. Ainsi le système de construction des êtres vivants où chaque organe est souvent constitué de millions de cellules semblables est particulièrement adéquat pour réagir à de toutes petites mutations. C’est cela que nous avons appelé le système multiplicatif.

Qui plus est, presque tous les êtres vivants, sauf les formes très primitives (méduses), sont composés de métamères, c’est-à-dire d’unités qui se ressemblent. Chacun sait que les vers de terre sont composés d’anneaux ayant presque la même structure anatomique. Ce sont les métamères. L’amphioxus, espèce antérieure aux vertébrés, est également métamérisé. Or, on constate que beaucoup d’organes se sont constitués d’abord à l’état très simple dans chaque métamère. Ainsi, chez le ver de terre, dans tout métamère il y a un tube unique qui évacue l’urine. On pourrait montrer, en décrivant longuement l’anatomie comparée des êtres vivants dans la lignée des ancêtres des vers de terre et ceux des premiers deutérostomiens probables, ancêtres des vertébrés, que ces tubes se sont complexifiés et surtout se sont multipliés sur eux-mêmes au cours de la phylogenèse. Ils forment ainsi le rein très complexe des vertébrés supérieurs. On conçoit alors que, si une mutation très petite modifie une portion d’un tube rénal, tous les tubes seront modifiés à la fois.

Le phénomène de la métamérisation est un autre aspect du système multiplicatif.

Le jeu des mutations sélectionnées au hasard est donc bien toujours ici en adéquation avec le système de la construction embryonnaire des êtres vivants.

Les remplacements successifs et progressifs. En anatomie comparée on peut montrer que, assez souvent dans une longue série phylogénétique, lorsqu’un nouvel organe assurant une fonction indispensable se met en place, il ne se fabrique jamais brusquement. Il se construit peu à peu pendant que se maintient l’organe qui assurait cette fonction avant lui. Ce dernier ne disparaît que lorsque son successeur peut le remplacer. Il est connu que les batraciens adultes respirent avec de l’air grâce à des poumons, comme les vertébrés supérieurs. Ces poumons dérivent de la vessie natatoire des poissons, laquelle est devenue pulmonaire petit à petit de telle sorte que, pendant une période qui a duré peut-être des dizaines de millions d’années, il a dû exister des formes qui respiraient à la fois par leurs poumons et par leurs branchies. Par chance celles-ci ont donné quelques fossiles vivants, notamment dans le bassin du fleuve Congo. On a pu les étudier aujourd’hui. Grâce à ces survivants on a trouvé des espèces qui respiraient beaucoup par les branchies, un peu par les poumons, d’autres où la respiration est presque uniquement pulmonaire. On appelle ce mécanisme le principe des remplacements successifs.

En examinant dans une vue d’ensemble les phylogenèses, on pourrait montrer qu’un certain nombre de fonctions ont été assurées successivement par plusieurs méthodes, la première étant toujours très simple et les autres de plus en plus complexes (système d’évacuation des déchets urinaires, par exemple). Ce principe des remplacements successifs permet de comprendre qu’un organe complexe se constitue peu à peu par petites mutations additionnées sans besoin de créations brusques puisque, pendant qu’il se constitue, l’organe qu’il va remplacer existe toujours et fonctionne encore.

Effet d’entonnoir. Il faut noter ici un autre principe d’évolution par mutations lié au système des constructions successives. C’est l’effet entonnoir. Lorsque chez les batraciens du dévonien il existe à la fois une branchie et un poumon, il y a fatalement un moment où l’animal a tendance à être plus aérien qu’aquatique. Ce sera, par exemple, le moment où il trouve davantage de nourriture à terre que dans l’eau. À partir de ce moment, les mutations qui favorisent le développement du poumon sont acceptées très facilement et bien sélectionnées. Dans cette période on peut considérer que les mutations de ce type ont tendance à s’accumuler dans le poumon comme si elles tombaient dans un entonnoir. En sens inverse dans la même période les mutations qui favoriseraient la branchie sont éliminées, car la branchie à ce stade est gênante. Il est souvent gênant pour un animal de posséder un organe inutile. Il y a effet d’entonnoir renversé.

L’induction embryonnaire. L’embryogenèse des êtres a aussi laissé apparaître des processus qui permettent au hasard des mutations de réaliser les structures les plus étranges. Il a toujours paru impensable aux biologistes et aux philosophes que l’oeil des vertébrés se soit construit par les jeux du hasard. Cet appareil possède un cristallin situé entre une cornée et une rétine. Le fait que ces trois pièces se situent dans le même axe, comme la plaque réceptrice et les lentilles d’un appareil photographique, a été l’objet de grandes discussions. Même avec le temps dont l’oeil a disposé pour se construire, le hasard des mutations ne pourrait avoir situé exactement en face les uns des autres ces trois organes. Or on a montré d’abord, chez une espèce de grenouille du genre Rana, que dans l’embryogenèse la future région rétinienne, en secrétant une substance inductrice, provoque la formation du cristallin exactement en face d’elle et que celui-ci, à son tour, induit une cornée. Des travaux récents ont compliqué ce système qui avait été vu par Speemann dès le début du xxe siècle, mais ces travaux n’enlèvent rien au principe de l’induction de chaque pièce l’une par l’autre, même si chez certaines espèces une vaste région peut se transformer en cristallin sans induction de la région rétinienne. Celui-ci sert alors à réguler sa taille et dans ces cas le cristallin induit encore la cornée transparente[14].

Endocytobiose. On peut considérer aussi que, pour accroître les vitesses d’évolution, il existe le système des endocytobioses. Ici, deux petites espèces fusionnent. Ainsi, à une certaine époque lointaine, des bactéries ont pénétré dans des protistes et sont devenus des mitochondries. C’est un cas particulier où s’est produit, sans doute rapidement, un groupe nouveau[15].

Auto-organisation. On a aussi parlé d’auto-organisation de certaines structures. On pourrait penser qu’elles sont indépendantes du génome. Or elles proviennent des gènes, qu’ils soient cytoplasmiques ou chromosomiques. Ce phénomène dépend de structures créées par ce qui les constitue habituellement. Il répond encore au jeu des gènes et des mutations.

On trouvera peut-être d’autres types de phénomènes qui s’ajouteront aux inductions, à ce système multiplicatif ou aux endocytobioses, etc. Nous laissons aux chercheurs qui s’intéressent à ces questions le soin de les découvrir. Nous avons traité de ces problèmes dans deux de nos ouvrages[16]. Ainsi, c’est le système de la construction anatomique, et l’embryogenèse du vivant, qui accueillent les résultats de chaque mutation en multipliant leur action à l’extrême ou en faisant jouer les inductions. Malgré tout cela, il reste encore quelques difficultés pour comprendre le système du hasard, ses possibilités et ses impossibilités : ce sera le sujet de la section suivante.

1.10. Les organes complexes et les calculs sur le hasard. Possibilités et impossibilités des mutations

Malgré tout ce que nous venons de décrire, certains auteurs doutent que la vie ait pu fabriquer, avec le jeu des mutations au hasard sélectionnées, des organes complexes. Le hasard ne peut pas tout faire. Il est limité d’abord par les possibilités des structures vivantes elles-mêmes. On a dit, par exemple, que l’évolution avait fait apparaître les appareils les plus étranges, comme le système de type radar des chauves-souris. Cependant, elle n’a jamais fait naître cet appareil simple qu’est la roue. Ce sont ici les premières limites des capacités novatrices des mutations, qu’il est impossible à ce niveau de prévoir. Par contre, il faut attirer l’attention sur les limites statistiques du hasard. Certains auteurs n’ont pas toujours vu ces problèmes.

Ces questions se posent surtout au niveau de la constitution des grands groupes de la classification des êtres vivants et pour la formation des organes très complexes. Nous allons les examiner.

Le problème des mutations géantes aboutissant à une nouvelle famille ou un haut taxa de la classification. On a beaucoup suggéré, notamment l’école de Gould, que certaines mutations particulières pouvaient provoquer d’un seul coup l’apparition d’une famille nouvelle, même d’un ordre nouveau et évidemment aussi d’un organe nouveau. Comme c’est la présence de structures ou d’organes qui caractérisent les ordres, les familles ou les taxa supérieurs, ce dernier point est logique. On pourrait admettre ceci dans des cas tout à fait exceptionnels où l’embryologie jouerait un rôle majeur.

Les biologistes qui croient à l’existence de ces grandes mutations ont dû admettre que dans une zone chromosomique ayant muté d’un seul coup, il y aurait des systèmes géniques qui pourraient agir sur plusieurs caractères en les coordonnant l’un à l’autre de sorte qu’il pourrait se construire brusquement une transformation anatomique importante mais équilibrée. Ainsi ce phénomène pourrait entraîner la naissance d’un animal très nouveau qui posséderait d’un seul coup des caractères complexes résultat de plusieurs transformations de ses organes.

Ces systèmes géniques seraient en quelque sorte préorganisés pour créer un organe complexe. On devine que l’on retourne sans le savoir à un certain finalisme ! Un animal allongé à quatre pattes, de type urodèle, pourrait perdre ses pattes et au même moment renforcer l’allongement de sa queue qui servirait alors de nageoire caudale. Inutile de dire que toutes ces transformations correspondraient à l’équivalent de peut-être 30, 50 ou 100 petites mutations classiques. On a imaginé qu’une seule mutation chimique simple pouvait être capable de donner à la fois les transformations correspondant à celles de 10, 30, 50, 100 petits caractères nouveaux. Il n’est pas inutile de rappeler que dans les deux cas, celui d’un ensemble de 30, 50 ou 100 petites mutations apparaissant à peu près en même temps, ou celui d’une mutation unique capable de transformer 10 à 100 caractères coordonnés pour construire un organe, se posent exactement les mêmes difficultés. Si on pouvait mesurer la complexité d’un organe pouvant se construire avec un seul gène très complexe ou avec 30 petits gènes, on aurait une évaluation de la difficulté certainement analogue. Dans ces deux hypothèses en effet, on oublie la probabilité statistique de ces phénomènes. On ne peut pas l’évaluer avec des chiffres réels car nous n’avons les données exactes d’aucun des systèmes de constitution d’un tel événement, mais des comparaisons de statistique feront comprendre la difficulté de l’existence de ces mutations géantes.

Essai de calcul simple. Contrairement à ce que l’on croit, pour bâtir un organe important, des petites mutations additionnées l’une après l’autre correspondent au système le plus efficace et le plus rapide.

Imaginons un rectangle ayant 30 trous numérotés de 1 à 30. On jette 30 boules également numérotées de 1 à 30 de telle sorte qu’elles devraient tomber chacune dans le trou correspondant à leur numéro. Pour que les boules tombent en même temps, et d’un seul coup chacune sur leur bon numéro, il faudrait statistiquement effectuer environ, en nombre de coups, le chiffre de 2,65 1032. À la cadence de 10 opérations par seconde, cela ferait environ 8 millions de milliards d’années. Rappelons que le big-bang se situerait, d’après nos hypothèses actuelles, à quatorze milliards d’années.

Il s’agit là d’une comparaison avec la manière dont un organisme, qui posséderait évidemment tous les caractères nécessaires à la réalisation d’organes complexes, pourrait par une grande mutation être à l’origine de ce nouvel organe apparaissant d’un seul coup. Cette comparaison ne tient pas compte de quelques phénomènes particuliers, par exemple des gènes homéotiques, mais ceux-ci s’intégreraient dans ces schémas car ces gènes sont en réalité des constructions elles-mêmes très complexes. On doit donc penser que ces gènes eux aussi se sont construits peu à peu et non pas d’un seul coup.

On a voulu montrer ici les possibilités du hasard. On reconnaîtra que cette comparaison est parlante. Allons plus loin dans notre analyse. Pour se représenter la construction d’un grand organe suivant la théorie des petites mutations sélectionnées, on peut alors imaginer, toujours par comparaison, que les choses se sont passées différemment. D’après la théorie, les mutations doivent se présenter dans un certain ordre pour que la construction d’un organe puisse se faire par petites étapes, et chacune doit être sélectionnée et fixée avant qu’une autre, favorable, ne se présente. On pourra ainsi jouer avec les mêmes données d’une façon différente et construire un modèle qui évoquera le système des petites mutations sélectionnées l’une après l’autre.

On jette les boules sur le damier troué précédent de façon telle que, lorsque la boule 1 tombe à sa place (ce qui représenterait la mutation 1), on l’y laisse et l’on recommence avec les 29 boules qui restent. Lorsque la 2 tombe à sa place, on l’y laisse, on recommencera avec 28 boules, et ainsi de suite, cela ressemble un peu à 30 mutations constituant un organe, ne pouvant le réaliser que si chacune se présente dans l’ordre des numéros, et si chacune de ces mutations, en arrivant à son poste, est déjà suffisamment avantageuse pour être sélectionnée.

Dans ce cas, il faudrait seulement jouer en moyenne 465 fois pour que toutes les boules tombent à leur place dans l’ordre. Ce chiffre extrêmement faible par rapport au précédent étonne toujours celui qui n’a pas l’habitude de faire des statistiques simples. Il est pourtant facile à saisir par le raisonnement. À chaque opération comprenant N cases vides, statistiquement une boule a 1/N chances de tomber à sa place. Pour que la première tombe sur le numéro 1, il faudra statistiquement 30 coups, seulement 29 coups pour le numéro 2, 28 coups pour le numéro 3, et ainsi de suite. N’importe qui peut faire l’addition, il tombera sur le chiffre de 465 !

Ceci nous amène à penser que pour construire un organe complexe, ou un organisme structuré différemment de son ancêtre, contrairement à ce que l’on peut penser, le système des petites mutations sélectionnées sera infiniment plus rentable pour la vitesse de construction que celui de la grande mutation comprenant tous les caractères à la fois. Dans notre jeu, il se réalisera en 465 opérations bénéfiques au milieu de beaucoup de mutations éliminées, au lieu de 2,65 1032 dans l’autre cas, mais ici aussi au milieu d’un nombre fabuleux d’éliminés.

Or, ces additions de mutations correspondent à ce qui se passe dans la nature. Comme nous l’avons expliqué plus haut, toute l’anatomie comparée démontre que les organes ne se forment jamais brusquement mais par petites étapes, et nous avons voulu montrer par des essais de modèles très simples que ceci était possible.

De plus, dans cette analyse, il faut noter que la mise en place des 30 boules va de plus en plus vite. Il faut jouer 30 fois pour que statistiquement le 1 tombe sur le 1. Par contre, lorsqu’on arrive par exemple au numéro 26, il suffit de jouer 4 fois pour que le 27 trouve sa place. Le fait était à signaler et expliquerait peut-être en partie que vers la fin de leur histoire, certains organes achèvent parfois leur évolution plus vite. Nous écrivons ceci au conditionnel, pour exprimer nos hésitations sur la valeur de cette comparaison.

Tout ce que nous venons d’écrire nous fait comprendre en revanche bien clairement pourquoi les auteurs synthéticiens, pour imaginer la construction des grands organes complexes, ont toujours préféré les petites mutations aux grandes et considèrent ces dernières comme des fantasmes.

Dans cette théorie des petites mutations un problème se pose : il faut qu’il y ait des mutations qui, malgré leur petite importance, soient suffisamment efficaces pour être sélectionnées et donc retenues. Nous l’avons déjà écrit : toutes les observations réalisées en cages à population et dans la nature démontrent qu’il est relativement rare qu’une mutation, même petite, ne soit pas efficace d’une certaine façon sur l’individu porteur. Elle sera en général dangereuse ou mortelle, mais parfois positive. Il y a tant d’individus par pontes ou portées qu’il est logique qu’il en existe un nombre suffisant pour assurer la construction progressive des grands organes.

Il est important de noter que ces réflexions sur la rareté probable des grandes mutations s’applique tout autant dans le système génétique classique que pour une mutation importante se réalisant au cours de l’embryogenèse. Pour qu’une mutation complexe ou un ensemble de mutations produise un organe coordonné, les chances seront aussi rares si les transformations dues à ces mutations se réalisent à la fin de l’embryogenèse ou lors de l’une des phases du développement embryonnaire.

Le retour permanent du rêve des grandes mutations. Malgré les données résumées lors des deux points précédents, malgré tous les raisonnements théoriques présentés dans ces dernières pages, malgré le fait que l’on n’ait jamais vu de grandes mutations à l’exception des formes polyploïdes connues depuis trois quart de siècle, certains auteurs n’arrivent pas à accepter le passage lent d’un groupe zoologique ou botanique à un autre très différent.

L’idée des grandes mutations renaît périodiquement de ses cendres comme l’hydre de la légende. On a imaginé des systèmes « anti hasard » qui programmaient le jeu des mutations. Ces chercheurs ne voient pas qu’au niveau des sciences un programme de ce genre ne pourrait correspondre qu’à une finalité et introduirait dans le système scientifique une force mystérieuse. Nous reviendrions au finalisme classique.

Ce rêve des grandes mutations est dû à plusieurs causes. La première est sans doute la méconnaissance actuelle de la zoologie classique. Celle-ci révélait de magnifiques séries continues d’espèces et sa conception du monde vivant était gradualiste. La paléontologie, actuellement en plein essor, a souvent la même vision et les espaces vides de sa classification se comblent de décennies en décennies.

1.11. Conclusion

Nous venons de montrer que la structure des êtres vivants et le système de l’évolution sont en adéquation avec le jeu des petites mutations apparues au hasard et sélectionnées. On vient de confirmer avec des remarques de statistique simple que le système de l’évolution a bien dû correspondre, sauf exceptions, au schéma des petites mutations tant au niveau de l’espèce qu’au niveau des transformations qui constituent les structures nouvelles et les organes complexes.

N.B. Il existe des exceptions au système de transformation graduelle que nous venons de décrire. On citera, par exemple, la néoténie, le passage des hexacoralliaires aux octocoralliaires, l’accroissement du nombre des métamères que l’on observe parfois à l’intérieur d’une espèce chez certains batraciens apodes. Ou peut-être la formation de certains groupes à partir d’un « monstre plein d’espoir » : bien que ceci n’ait pas été vu, on peut penser que les échinodermes se sont formés ainsi.

2. L’importance des faits de hasard dans la nature. Le hasard chez Kimura

Certains pensent parfois que les faits dus au hasard sont rares et peu importants dans la nature. Il en est parfois ainsi dans la vie quotidienne des hommes. Ici beaucoup d’activités sont voulues, organisées, préméditées, finalisées. Cependant au milieu de ces actions finalisées il y a de nombreux hasards. Rappelons que c’est l’un de ceux-là que cite Aristote lorsqu’il raconte l’histoire de deux personnages qui se rencontrent et dont l’un est le débiteur de l’autre. Il arrive aussi, mais c’est rare, que l’on gagne à une loterie « par hasard », mais l’on sourit de ceux qui comptent là-dessus pour assurer leur survie, voire leur fortune.

Si, par contre, on regarde un monde où l’homme n’existe pas, une grande forêt tropicale, par exemple, on constate que de très nombreux événements se réalisent par hasard. Une feuille d’arbre tombe en un point x par hasard sous l’influence de causes multiples tels les divers coups de vent qui l’ont amenée là. Il en est de même dans cette forêt de la rencontre d’un gros carnivore et d’un petit rongeur, d’un feu dû à la foudre, d’une inondation locale due à des orages, etc.

Évidemment, dans ce même lieu, il y a des êtres vivants, animaux et végétaux, qui sont très organisés, mais nous savons que leur construction s’est réalisée par des mutations sélectionnées entraînant la mise en action des lois de la nature. Ainsi, dans la nature sauvage il existe un mélange étonnant de l’action des lois et de celle du hasard, mais il n’y a pas de finalité puisque probablement il n’y a pas ou très peu d’intelligence. Il a dû en être de même dans toute l’histoire du cosmos, du big-bang jusqu’au premier homme conscient et capable de manifester sa volonté individuelle et donc ses finalités. Évidemment, nous admettons ici, simple hypothèse, que l’homme est caractérisé par le libre arbitre, ce qui permet la finalité. Nous avons déjà évoqué cette question dans les premières pages de ce texte.

Dans toute l’histoire de l’évolution on trouve partout le rôle du hasard :

  • La mutation est un exemple type de rencontre de séries causales indépendantes.

  • Lorsque des gamètes mâles ou femelles entrent en conjugaison, c’est par hasard que telle gamète, porteuse d’un élément favorable ou défavorable, a rencontré telle autre gamète.

  • La mutation doit aussi s’intégrer dans le développement embryonnaire de l’être chez lequel elle est apparue, sans lui nuire ni le faire disparaître, si par un heureux hasard elle donne une structure bien adaptée.

  • Lorsqu’une mutation transforme quelque peu un organe, ce sera cet organe transformé qui se situera par hasard dans un milieu favorable ou défavorable au sujet porteur de cette mutation. Celui-ci alors vivra ou disparaîtra.

  • Il existe aussi un rôle du hasard très particulier lorsque se constitue, à partir d’une grande population d’une espèce animale, une petite population isolée sexuellement du groupe ancestral d’où elle provient. Cette question a été vue dans le point 1 précédent, nous n’y reviendrons pas.

  • Un dernier point est à noter. Dans les débuts de la théorie synthétique on croyait que la mutation agissait en modifiant un détail du gène. À cette époque, on ne connaissait pas l’immense complexité des gènes. Il s’avère aujourd’hui que le hasard qui provoque la mutation peut réaliser des modifications génétiques de très diverses catégories. Le biologiste japonais Kimura a suggéré une théorie de l’évolution qui magnifie le rôle des mutations dues au hasard, et réduit le rôle de la sélection.

Il n’est pas possible dans ce texte d’analyser la thèse de cet auteur. Cela demanderait un ouvrage entier. Beaucoup d’auteurs ont salué Kimura comme le chercheur qui leur permettait d’éviter cette sélection darwinienne que certains ont crus par analogie devoir appliquer à l’homme. Kimura a donc eu un moment de gloire chez les biologistes. Pour compliquer l’analyse, Kimura lui-même s’est contredit sur l’importance du hasard dans son ouvrage de base. Ici encore, nous ne croyons pas possible d’entreprendre une analyse de ces contradictions. Il reste de cette théorie, dite théorie neutraliste de l’évolution, qu’il y a chez les diverses espèces plus de gênes neutres qu’on ne l’a cru aux origines de la théorie synthétique.

3. Le hasard et les prétendues lois de l’évolution

À la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe, on avait cru trouver dans l’histoire des phylogenèses des lois diverses. On trouvera ceci fort bien exposé dans le cours de P.-P. Grassé de 1940[17]. On décrivait par exemple la loi de l’augmentation de taille des lignées à partir des premières espèces jusqu’aux dernières. On disait que du début à leur fin, c’est-à-dire avant de s’éteindre, ces espèces grandissaient en taille et en poids. Ces phénomènes n’exprimaient que des faits fréquemment observés, ils n’avaient pas la généralité d’une loi.

L’une de ces « lois » cependant correspondait au réel, c’était la loi de Dollo. Ce paléontologiste belge avait montré que l’évolution ne revient jamais en arrière. On ne voit jamais en effet réapparaître, exactement semblable, un organe qui a disparu ou une structure qui s’est modifiée.

Ceci s’explique très bien par les lois du hasard. Il est impossible statistiquement que des mutations sélectionnées refassent en sens inverse un cheminement anatomique qui a déjà été parcouru, et qu’à chaque étape de ce retour le stade réversif soit par hasard favorisé par la sélection. Pour de simples raisons statistiques, les mêmes séries de phénomènes dus au hasard ne se reproduisent pas deux fois, ils ne peuvent pas non plus alternativement se produire dans un sens et dans l’autre.

Si le retour en arrière est impossible pour des raisons toujours statistiques, il doit être plus facile à une lignée de rester dans sa direction que de se transformer. Chaque changement de cap nécessite toujours plusieurs modifications d’appareils ou d’organes. Rester dans sa lignée anatomique suppose évidemment moins de transformations par mutation qu’un changement de cap. Lorsqu’un type morphologique est acquis dans la phylogenèse, il s’y crée de nombreuses espèces, mais plus rarement un autre type morphologique nouveau.

Les stades correspondant à une étape de l’évolution ont cependant, et suivant les circonstances, tendance à changer ou à être relativement stables. Ce sont les hasards des événements accompagnant les phylogenèses qui provoquent ces tendances au mouvement ou à la stabilité. Par exemple, une population d’une espèce vivant dans un milieu stable demeurera inchangée, et si ce milieu change elle s’y adaptera ou disparaîtra.

4. Hasard sélectionné et apparence de finalité

Il n’y a rien qui donne tant l’image d’un phénomène finalisé que nos phylogenèses marquées par le système des mutations sélectionnées. En regardant les structures qu’elles constituent certains auteurs aujourd’hui encore n’ont pu s’empêcher de les décrire sous ce regard. Tous les philosophes ou biologistes ont admiré l’oeil ou le cerveau humain. Le neurologue Edelmann, qui se dit matérialiste, a écrit que cet appareil était infiniment plus complexe que tous ceux fabriqués par le génie humain.

De plus, curieusement tous ces systèmes de construction rappellent des images de tâtonnement et d’invention qui font penser à l’élan vital de Bergson ou aux idées des finalistes des années 30 du xxe siècle. Ainsi, les images phylogénétiques du jeu d’essais et d’erreurs des théories évolutives postdarwiniennes correspondent exactement à ce que donnerait une poussée finaliste. Prenons un exemple. Dans le vaste groupe des poissons, on voit se réaliser un type d’évolution que l’on peut résumer ainsi. On sait que les poissons respirent par des branchies. Plusieurs d’entre eux possèdent à la base du pharynx des sacs pleins d’air que l’on appelle vessie natatoire mais dont la fonction n’est pas connue. On sait aussi que c’est à partir des poissons que se constituera au dévonien, il y a 350 millions d’années environ, peut-être dans les régions du Groenland et de la Norvège, le groupe qui va devenir terrestre : les batraciens ou amphibiens. Chez ces formes, c’est la vessie natatoire qui sera le poumon. Cependant, beaucoup d’autres groupes de poissons vont manifester aussi des « tentatives » pour respirer avec de l’air. Certains d’ailleurs y réussiront en partie et pourront effectuer des séjours plus ou moins longs sur le sol. Plusieurs genres et espèces de poissons, au lieu d’utiliser leur vessie natatoire pour respirer, donneront l’impression de tâtonner en tous sens et d’inventer des procédés très divers en utilisant leur intestin ou d’autres appareils. Dans le traité de zoologie de P.-P. Grassé[18], on trouve un tableau de ces divers procédés. Nous en citons quelques-uns. Chez les poissons Actinoptérigiens, on observe par exemple les faits suivants :

  • 2 groupes respirent avec des dilatations du bucco-pharynx ;

  • 2 avec des diverticules pharyngiens ;

  • 2 avec des poches gonflées de l’intestin ;

  • 1 avec l’estomac ;

  • 1 avec des papilles branchiales ;

  • 1 avec des structures réalisées dans les cavités bucco-pharyngiennes et branchiales ;

  • 2 avec des organes labyrinthiformes ;

  • 1 avec des organes arborescents formés au niveau des branchies.

Le poisson donne l’impression que, pour sortir de l’eau, il a essayé de transformer en appareil respiratoire plusieurs de ses organes. Un seul groupe a réellement réussi cette sortie, celui qui, pour respirer, utilise la vessie natatoire devenue poumon. On reconnaîtra facilement que c’est une image de tâtonnement et d’invention qui correspond exactement au système des mutations dues au hasard, sélectionnées et, en même temps, à des images de tâtonnement et d’invention qui ressembleraient à celles d’un ingénieur essayant d’inventer un nouvel appareil, c’est-à-dire à de l’intelligence.

Il est évident que chez un poisson plusieurs vaisseaux, s’ils sont à la surface d’une muqueuse, doivent pouvoir absorber de l’oxygène de l’air. Pour peu qu’une mutation apparue au hasard accroisse ainsi les surfaces d’un vaisseau absorbant de cette zone, celle-ci deviendra quelque peu respiratoire ; et si d’autres mutations, accroissant cette même surface, apparaissent, elles seront d’autant mieux retenues qu’elles amélioreront un système déjà fonctionnel : celui-ci fera en quelque sorte fonction d’entonnoir ou de bassin d’attraction pour les mutations à tendances respiratoires aériennes.

Il est donc logique que le jeu des mutations, dans sa démarche constructive, donne l’impression de se comporter comme un système finalisé. Ce sont certainement ces faits qui, dans la première moitié du xxe siècle, ont amené plusieurs biologistes à expliquer l’évolution par des psychés liées à une intelligence organisatrice de l’univers, à laquelle ils ont donné des noms divers que nous avons évoqués dans la première partie de ce texte. Il n’y a pas de psyché dans la nature, mais le schéma darwinien où le hasard joue un rôle capital pourrait y faire croire parfois car il donne ces images de tâtonnement.

5. Hasard et phylogenèse en buisson. Pas d’effet directionnel

Tout biologiste qui a décrit à ses élèves les classifications du monde vivant a retenu de ses descriptions une image de séries phylogénétiques partant en tous sens comme les branches d’un arbre. Il ne voit dans cette classification rien qui ne pourrait indiquer une structure ayant une direction. Il y a cependant deux éléments qui paraissent donner une image d’ensemble directionnel, mais nous allons les expliquer autrement. Le premier est la complexité progressive qui sans conteste marque globalement les lignées de presque tous les groupes du monde vivant. Elle est presque à coup sûr liée essentiellement à un autre caractère des phylogenèses : la tendance à occuper tous les territoires, toutes les régions de la planète si étranges soient-elles. Ceci s’explique très bien : pour survivre dans leur milieu et triompher dans la concurrence entre espèces, les individus doivent posséder une anatomie ou une physiologie mieux adaptées et donc presque automatiquement plus complexes. Il y a en effet un lien fréquent entre meilleure adaptation et plus de complexité.

Nous le savons, tout vivant pond un nombre si considérable d’oeufs que, chez toutes les espèces, sauf exceptions, les descendants d’un seul couple auraient tendance à occuper la terre. Si, parmi ces milliers d’oeufs, il y a quelques mutants favorables pour le milieu, l’invasion réussira presque toujours. Or, une meilleure adaptation correspond presque toujours à une plus grande complexité. Les mutants sont souvent plus complexes. C’est donc le système vivant qui est en soi envahissant grâce à ses pontes très importantes et au jeu des mutations et de la sélection. D’étapes en étapes les mutants, qui présentent ces systèmes mieux adaptés, seront alors toujours retenus et il en suivra de façon naturelle une complexité de plus en plus grande.

Un deuxième phénomène a beaucoup attiré l’attention. Ce n’est qu’un cas particulier du point précédent mais à cause de son importance nous croyons utile de le citer. Chez les êtres vivants du monde animal il existe un système nerveux qui a tendance à se développer dans toutes les lignées. Il est évident que plus son organisation et sa taille sont importantes, mieux l’animal peut répondre aux difficultés de la vie dans son milieu et à la sélection. Chez plusieurs espèces de mammifères ce système nerveux atteint une ébauche d’intelligence. C’est chez l’homme que sur ce plan le maximum a été réalisé. À ce niveau nous sommes les meilleurs. On ne peut pas dire cependant parce que nous avons été, ici, les premiers, que la course au gros cerveau a été organisée pour nous. Nous représentons seulement le sommet d’un buisson et chaque buisson a un sommet.

Ce seront encore des mutations apparues au hasard qui auront peu à peu construit les lignées psychiquement plus avancées et, celles-ci ayant mieux réussi que les autres, on a une fausse impression d’image directionnelle. En outre, comme le système nerveux aboutit à l’intelligence, comme l’intelligence a permis aux hommes de dominer la nature, on a été souvent tenté de croire que cette impression de croissance nettement directionnelle correspondait à un phénomène mystérieux qui avait pour but de caractériser les hommes. On pourrait dire la même chose de beaucoup d’autres organes, le rein ou l’appareil circulatoire par exemple, mais le caractère mythique du cerveau a frappé facilement l’imagination. Or, les lois de Darwin se sont appliquées à lui comme aux autres organes.

Il n’y a donc aucune loi qui démontrerait une poussée directionnelle, ni aucune loi que l’on puisse retrouver dans le désordre des phylogenèses. Les auteurs qui ont cru en voir ont eu l’imagination fertile.

6. Hasard et impossibilité de prévoir les phylogenèses

Les espoirs de la science étant théoriquement sans limites, tant qu’elle reste dans son domaine, on peut imaginer qu’on pourrait un jour, en pratique, prévoir la suite de l’évolution. Nous sommes ici presque dans la science-fiction. En fait l’évolution est un phénomène lié à tant de facteurs et notamment à tant de hasards que l’on ne voit pas comment elle pourrait être réellement prévisible. Il faut savoir se limiter dans ces domaines : on peut tout au plus, dans certains cas, supputer la disparition de certains groupes d’espèces ou, à la rigueur, leur expansion.

Deux questions se posent cependant.

Jusqu’où peuvent aller les possibilités du hasard des mutations et sommes-nous capables de les prévoir ?

Nous ne pouvons rien dire sur les possibilités de ce qui n’a pas été réalisé. Nous ne savons pas si des éléphants volants pourraient exister, c’est-à-dire si les lois de la mécanique appliquées à des vivants pourraient permettre leur existence. Les mutations ne font apparaître que ce qui était virtuellement inscrit dans les propriétés des éléments vivants. La science-fiction s’amuse beaucoup sur ces sujets, mais ses inventions sont des fantasmes.

En revanche, négativement on peut dire que tout ce qui s’est produit aurait pu ne pas se réaliser. Il aurait pu ne pas exister des vertébrés ou des mollusques. Leur existence était possible puisqu’ils existent, mais non nécessaire. Le mot possible s’emploie ici au sens de possible technique et en même temps comme opposé au mot nécessaire.

Cependant sur le plan tout à fait théorique, dans une époque extrêmement lointaine, pourrait-on envisager des prévisions ? La réponse est complexe. Nous avons vu dans la première partie de ce texte qu’une rencontre due au hasard pouvait être théoriquement prévisible si le déterminisme universel existait (cas du bonhomme de Laplace), et dans la mesure où les indéterminismes de la physique ne jouent pas. Donc pour l’évolution, avant qu’il n’existe un libre arbitre humain, ou peut-être même un libre arbitre chez les animaux à système nerveux développé, avant l’apparition de l’homme, le personnage de Laplace aurait pu tout prévoir. Par contre, on peut considérer que le libre arbitre humain, s’il est réel, anéantit les capacités de cet illustre personnage imaginaire. Mais toujours sur ce plan théorique, certains pensent que tout être humain est déterminé. Dans cette dernière hypothèse, tout pourrait être un jour prévisible même depuis l’apparition de l’homme sur la planète.

Lorsque les biologistes disent que le chimpanzé et le bonobo présentent des ébauches d’intelligence, il se trouve souvent alors des gens pour demander si dans 2 millions d’années ils ne pourraient pas devenir des hommes. La réponse est connue. L’évolution n’a jamais fabriqué, à cause des lois du hasard, deux espèces semblables : il se pourrait qu’il apparaisse une certaine intelligence chez le chimpanzé, mais ce ne serait sans doute pas la même que la nôtre et le descendant de ce chimpanzé ne serait pas un Homo sapiens, il ne pourrait pas se croiser avec lui.

7. L’homme aurait-il pu ne pas exister ?

Cette question découle directement de ce qui vient d’être écrit dans le point précédent. Elle mérite une analyse particulière, car elle a été l’objet de la réflexion de plusieurs auteurs et le problème de l’homme est évidemment plus important pour nous que celui des souris ou des araignées. On est cependant obligé de reconnaître que, étant donné le rôle du hasard dans l’évolution, l’homme s’est constitué grâce à de complexes séries de hasards et aurait donc pu ne pas exister.

Cette idée est juste mais doit être complétée. Les mutations sont dues au hasard, mais il faut rappeler qu’elles ne peuvent rien faire sans les lois de la nature. Ce sont donc ces dernières qui ont construit les êtres vivants et les hommes. Ces lois ne pouvaient entrer en fonction que grâce à des hasards qui leur permettaient de se manifester. Il est donc évident que si les hasards permettant aux lois de la nature de fabriquer des hommes ne s’étaient pas produits au cours de l’évolution, l’homme n’aurait pas existé.

Cependant, il faut alors bien rappeler ceci : puisque les lois permettant que l’homme se construise étaient « dans les choses », on peut dire que de toute façon l’homme était « en puissance » dans la nature sur notre planète. En outre, nous pouvons l’admettre, ce qui était en possible sur notre planète, fait partie de ce qui était en puissance dans le cosmos tout entier depuis le big-bang. Ainsi, il y a 14 milliards d’années, les premiers éléments qui devaient donner le cosmos tout entier possédaient virtuellement la capacité de donner un jour, si les hasards étaient favorables, des hommes. Il faut préciser que ceci était possible mais non nécessaire.

Ces idées sur le possible pour l’homme de ne pas avoir existé sont évidemment en désaccord avec celles de certains biologistes finalistes et de certains philosophes ou théologiens qui pensent que l’homme, sur cette planète, est le but suprême de l’évolution. On notera que dans un article du journal La Croix, le Père Deterre, ecclésiastique et biologiste, admettait comme valable l’idée que l’homme aurait pu ne pas exister. Nous n’avons pas à discuter davantage de cette question dans cet article scientifique.

8. Hasard sélectionné et libre arbitre humain

Nous avons insisté plusieurs fois sur l’étonnante impression de désordre et de tâtonnement en tous sens que donne l’histoire évolutive du monde vivant. On pourrait imaginer un système évolutif où tout se serait organisé de façon telle que chaque nouvelle structure se soit constituée et intégrée dans les précédentes en suivant un développement organisé comme l’est celui de la construction d’un appareillage mécanique complexe industrialisé, dessiné par des ingénieurs et réalisé par des techniciens de haut niveau. Ici, pas de déchets, pas d’éléments en voie de régression, toute pièce s’intègre à son heure dans l’ensemble.

Un tel système parfaitement ordonné aurait été la marque d’une finalité organisatrice de la nature et en sens inverse, on pourrait penser que le système, que nous connaissons sur notre planète, correspond à l’absence de cette finalité. C’est l’opinion, par exemple, de Madame Le Douarin[19]. Cet auteur écrit, dans un livre remarquable, les lignes qui suivent :

Pourquoi existerait-il dans la nature des substances capables de produire un effet physiologique et qui resteraient inutilisées ? C’est que les systèmes biologiques et les organismes n’ont pas été construits selon un plan prédéterminé, avec un but défini et par un maître suprême qui les aurait soigneusement conçus comme les ingénieurs aujourd’hui conçoivent et fabriquent les robots ou les automobiles. Les organismes sont le résultat de l’évolution, c’est-à-dire d’essais et d’erreurs, d’utilisation et de réutilisation de motifs géniques en combinaisons différentes, aboutissant à ce qui apparaît, pour reprendre le mot déjà cité de François Jacob, comme un « bricolage ».

Le système ordonné ainsi imaginé aurait eu cependant pour conséquence de ne donner aucune place au libre arbitre humain. Dans un système parfaitement organisé, où chaque chose a sa place et ne peut être installée que dans une certaine séquence d’événements dessinés à l’avance, la moindre modification perturbe tout l’ensemble et l’empêche de fonctionner. Si le monde et les étapes de l’histoire de la matière vivante avaient correspondu à un ordre parfait, l’arrivée dans cette structure d’un homme marqué par son libre arbitre aurait automatiquement effectué certaines destructions et celles-ci auraient stoppé la bonne marche du système dans son ensemble. Dans le schéma du grand ingénieur qui organise tout avec précision, tout se tient dans la nature et il n’est pas possible de changer même un détail et d’introduire un homme marqué par son libre arbitre.

Dans un monde où tout est bricolage, l’arrivée d’un homme libre perturbera ce qui existe certes, et détruira une partie des éléments, mais le système du bricolage peut permettre en permanence la réparation de ce qui est détruit. Ainsi, on est amené à penser que ce monde étonnant par son désordre et son anarchie pouvait supporter sans peine le libre arbitre humain. On avait le choix entre un monde « bricolé » avec tous ses défauts, mais permettant cette liberté, et un monde parfait où l’homme n’aurait pu être qu’un automate, la marionnette du déterminisme universel. Le système des mutations apparues par hasard, qui a donné à l’histoire du monde vivant des images de désordre, était en même temps celui qui permettait la constitution d’un homme chez lequel le libre arbitre pouvait s’épanouir avec ses défauts et ses excès. Évidemment, nous ne disons pas que ce système démontre l’existence de ce libre arbitre, nous disons seulement qu’il permet son existence. Nous disons que, dans ce schéma, le libre arbitre humain est possible.

Mais alors, il faut rappeler ici que ces dernières lignes se retrouvent à peu près dans certains textes d’Aristote. Cet auteur évidemment ignorait l’évolution, mais il avait compris la part de hasard que l’on retrouve dans toutes les activités humaines. Il en avait vu les inconvénients qui correspondent à peu près à ce que l’on appelle le problème du mal dans le monde, et lui aussi, bien avant notre ère, avait compris que la condition d’existence de la liberté humaine était justement l’importance du hasard et des maux qu’il entraîne parfois. Aristote discute de ces problèmes surtout dans ses ouvrages sur la morale. Deux textes choisis d’un commentateur d’Aristote, Pierre Aubenque, dans son ouvrage La prudence chez Aristote, résument la position du philosophe grec.

Au contraire, le fait qu’il y ait dans le monde des faits de hasard inexplicables et imprévisibles est une invitation toujours renouvelée à l’initiative de l’homme.

[…]

Mais, si le monde était tout parfait, il ne resterait rien à y faire ; or c’est dans le faire ou l’agir, et non dans l’immobilité, étrangement commune aux plantes et à Dieu, que l’homme réalise […] son excellence proprement humaine. Savoir nous détournerait de faire, en nous dispensant de choisir ; mais l’homme ne finira jamais de connaître un monde changeant et imprévisible, et c’est pourquoi il aura toujours à délibérer et à choisir. La prudence sera cette vertu des hommes voués à délibérer dans un monde obscur et difficile, dont l’inachèvement même est une invitation à ce qu’il faut bien nommer leur liberté : la prudence, dira la Grande Morale, est une « disposition à choisir et à agir concernant ce qu’il est en notre pouvoir de faire et de ne pas faire[20] ».

Conclusion

La conclusion de ce texte soulève de grands problèmes déjà rencontrés ailleurs que l’on peut résumer dans les idées suivantes.

1) L’évolution tout entière s’explique par un immense jeu de mutations apparues au hasard et sélectionnées. Ce système qui constitue le noyau dur de la théorie est complété par des théories accessoires en général d’importance secondaire, sauf la thèse des endocytobioses qui s’inscrivent pourtant, à notre avis, dans son cadre. L’analyse de la compréhension du grand phénomène évolutif est évidemment loin d’être terminée et ne le sera peut-être jamais. Mais il apparaît que tous les faits qui en proviennent peuvent s’expliquer par des phénomènes que le scientifique pourra un jour analyser et décrire.

2) La deuxième idée, corollaire de la précédente et plusieurs fois évoquée ici, amène à penser que l’évolution ne fait appel à aucune force mystérieuse que le scientifique ne puisse pas reconnaître et étudier, et qui aurait par exemple induit les mutations. Ainsi, il n’y a pas trace de finalité visible dans la nature en dehors de tout ce qui n’est pas une activité humaine (ou celle de certains animaux supérieurs).

3) On peut estimer que, si nous mettons l’homme à part, la matière vivante ou non vivante constitue un ensemble cohérent où tous les faits et les phénomènes connus peuvent s’expliquer par la physico-chimie et la chimie. La vie n’est que de la chimie, une chimie immensément complexe, mais que nous reproduirons sans doute un jour. On a déjà synthétisé un virus.

Si l’homme sur ce sujet pose problème, c’est parce que pour des raisons non scientifiques, mais dont il est permis de tenir compte dans cette large vue d’ensemble, les spiritualistes, même s’ils admettent les idées scientifiques, pensent que l’homme est lié à une âme immatérielle le rattachant à Dieu. Pour cet être étonnant, on ne peut donc pas dire qu’il est, sur ce point particulier, de la seule chimie.

4) Le monde matériel que connaît et étudie l’homme de science nous apparaît alors comme un ensemble qui s’explique tout entier, détail par détail, comme s’il n’était qu’une matière obéissant à des lois et des hasards. Ceci suffit parfaitement pour toute explication scientifique.

On peut estimer, et nous savons que plusieurs hommes de science spiritualistes l’admettent, que, dans quelques millénaires, si l’homme n’a pas disparu, il saura tout sur l’univers dans lequel il se trouve. Il est possible cependant que certains problèmes comme ceux des qualias lui échappent toujours parce que, pour des raisons éthiques, il n’osera pas expérimenter sur l’homme. Le problème de l’origine du cosmos, comme beaucoup des phénomènes qui se sont réalisés avant l’homme actuel, nous échappera peut-être aussi toujours. Ainsi, la disparition des fossiles de certaines espèces empêchera peut-être par exemple de construire dans le détail certaines phylogenèses. Il est possible aussi que le fait pour un ensemble de cellules cérébrales de « prendre conscience » de soi-même, et de penser, soit simplement reconnu mais sans que l’on puisse lui donner une explication. On en constaterait le fait sans en savoir davantage.

Il faut cependant se méfier de ces restrictions. On a beaucoup souri d’Auguste Comte qui avait déclaré que l’on ne connaîtrait jamais la chimie des étoiles.

5) Il y a un autre problème qu’il faut rappeler bien qu’il ait été vu sommairement dans les premières pages ce texte. Ici, le hasard prend alors un tour nouveau : en apparence, il fait tout ; en réalité, il ne fait rien. Son seul rôle consiste à mettre en présence des éléments pour que fasse son entrée sur la scène du cosmos un jeu de lois dont les possibilités ne peuvent qu’étonner même l’homme de science le plus averti qui s’interroge sur l’univers. Lorsque le hasard des mutations fabrique chez des vivants très primitifs, dans une cellule de l’épiderme reliée à son cerveau, des structures contenant certains pigments, l’animal, sans doute inconsciemment, sait s’il se trouve dans une région obscure ou au soleil. Ce sont ainsi peut-être des milliers, des millions ou des milliards de lois ou propriétés que la nature fait apparaître lors des associations d’éléments matériels où le hasard joue un grand rôle, lois ou propriétés qui ont permis au cours des âges toute l’histoire de la terre, puis celle de la vie et des hommes.

Il faut ici alors corriger une vielle erreur. On a dit souvent depuis la Grèce que le monde où nous sommes venait du hasard ou de la providence. Cette alternative est fausse. Le hasard ne provoque que ce que font les lois qu’il utilise. La véritable alternative est donc les lois ou la providence.

On peut alors se demander d’où viennent ces propriétés qui se sont révélées comme par enchantement au cours des étapes de l’histoire du cosmos. On ne peut pas ne pas penser qu’elles étaient en puissance dans les éléments mêmes de cette matière originelle qui, en une minute célèbre, a jailli du big-bang. Si le personnage de Laplace avait été présent, il aurait peut-être prévu, dans cet éclatant feu d’artifice, l’image des yeux de la seiche et de l’homme, et peut-être le cerveau des grands penseurs de tous les temps, depuis Platon et Aristote jusqu’à Bergson et Einstein.

Tout était en puissance dans l’étincelle initiale, le hasard a seulement permis de reconnaître la facette cachée de l’éclatement originel.

Rien ne serait apparu si tout ceci n’avait pas été contenu dans cette étincelle.

6) C’est probablement en raison de cette impression qu’ils ont eue de tout expliquer par des causes qu’ils pouvaient décrire, opinion résumée au point 4 de cette conclusion, que certains penseurs ont pris des positions matérialistes. Ils admettaient que l’on pourrait un jour comprendre le Tout de ce qui existe.

Ces auteurs n’ont pas su distinguer le comment et le pourquoi des choses, ou ce que l’on appelle plus souvent aujourd’hui les effets de sens. La science n’explique que le comment. Fascinés par ses explications étonnantes, ils ont cru qu’ils avaient compris la totalité de l’univers, ils ont simplement oublié tous les pourquoi et effets de sens qu’il soulève.