Corps de l’article

Quelle doit être la visée principale d’un enseignement de la poésie à l’université ? La réponse qui semble s’imposer est « l’analyse de la poésie », comme en témoigne le titre des manuels destinés aux étudiants de premier cycle[1], c’est-à-dire une version plus sophistiquée et plus technique (rhétorique, stylistique) de l’explication de texte. Une telle réponse a une valeur pragmatique ; elle est déterminée par la demande des concours. Mais ni la formation de l’esprit, ni l’expérience, ni le plaisir n’y trouvent leur compte. Dans la poésie en effet, ce qui vaut une heure de peine n’est pas de l’ordre du savoir. Rappelons-nous la formule de Reverdy : « cette émotion appelée poésie[2] » ; ou l’injonction d’Éluard en pleine période dadaïste : « le langage déplaisant qui suffit aux bavards, transformons-le en un langage charmant, véritable, de commun échange entre nous[3] ». Ce langage donne accès à la dimension intime et générale de l’expérience : nous devons nous demander comment en faire notre lieu commun.

Aucune « approche » ne peut donc trouver sa fin en elle-même ; mais aucune n’est assez technique, assez informée de l’histoire, assez compréhensive. Les beaux poèmes sont des objets complexes ; ils ne se livrent pas du premier coup, et nous rappellent que « l’oeil innocent ne voit rien ». Les démarches paradoxales accroissent la difficulté, parce qu’elles supposent accompli un apprentissage qui parfois n’est pas commencé. On ne peut subvertir une tradition d’enseignement lorsque cette tradition n’existe plus ; les préjugés de nos étudiants ne sont plus ceux qui étaient les nôtres et que nous avons déconstruits. C’est pourquoi je reste réservé devant des démarches pédagogiques paradoxales, comme celle qui consiste à prendre pour base une formule telle que : « ce poème est une prose[4] », ou à soumettre à des élèves un poème ready-made de Cendrars[5] : il me semble qu’elles se trompent de cible — sauf si elles tendent à susciter une réflexion sur l’histoire du goût.

On ne peut se dispenser, pour aborder une telle question, d’une définition de l’objet et d’une compréhension de l’expérience que nous en avons. Comme définition, posée à l’horizon pour se garder d’oublier de quoi il s’agit, je retiendrais celle de Mallarmé, parce qu’elle comprend toute la tradition qui aboutit à lui et la résume dans une pensée moderne (sans lui ôter une légère couleur archaïque, qui la rehausse) : la poésie « doue d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle[6] ». Quant à l’expérience, la seule que nous puissions partager (en tant qu’enseignants) est celle de la lecture. Mais que veut dire au juste « lire la poésie » ? Les romanciers peuvent nous aider, bien qu’ils ne parlent guère que des romans. Il y a pourtant un passage, au moins, qui fait le parallèle entre les deux expériences : c’est la scène de lecture conjugale de To the Lighthouse, de Virginia Woolf (1927). Mrs Ramsay ouvre un livre de poèmes :

Elle avait l’impression de s’élever, de grimper à reculons, de se frayer un chemin sous des pétales qui se recourbaient au-dessus d’elle […] Au début elle ne sut pas du tout ce que les mots voulaient dire […] [Elle] tourna la page, se balançant, zigzaguant de-ci, de-là, d’un vers à l’autre comme d’une branche à l’autre.

En face d’elle son mari, plongé dans un épisode dramatique de Walter Scott, éprouve « un prodigieux sentiment d’euphorie et de vigueur » qui le distrait totalement « de ses petits soucis et échecs personnels[7] ». Le parallèle mériterait d’être commenté : ce sont deux sexes, deux régimes de l’imaginaire (la représentation de l’imaginaire masculin ne va pas sans acidité), et deux genres littéraires ; mais restons-en à la poésie. La lecture anthologique, zigzagante ou flottante de Mrs Ramsay met en lumière des propriétés du poème lyrique : autonomie des éléments constitutifs du poème ; faible prégnance de la structuration linéaire (ce qui permet des parcours en boucle ou en arabesque) ; intermittence mémorielle, entre insistance et effacement. Le poème lyrique est discontinu : il « perdure » à l’état de fragments ou de citations virtuelles, non de résumé synthétique ; en tant qu’entité globale, il est fragile et contingent. Ces traits sont accentués dans la lyrique moderne par l’affaiblissement ou la disparition du cadre rhétorique.

On peut résumer d’un mot, quitte à forcer le paradoxe, en disant qu’on ne lit pas la poésie. La représentation que nous nous faisons de la lecture, et des pratiques associées, est construite à partir du roman et du journal : pour la poésie elle ne convient pas. Nous n’en avons pas conscience parce que le cadre générique qui sert de standard à la production littéraire (la tripartition roman/poésie/théâtre) crée des parallélismes en fausses fenêtres, et parce que tout s’enveloppe sous le nom de « texte ». La dimension du spectacle peut faire valoir les droits du théâtre à un statut littéraire et une pédagogie qui lui soient propres — encore est-ce une conquête récente. Mais il faut reconnaître et inventer l’équivalent pour la poésie.

Comment pratiquer la poésie, en tant que lecteur ? La plupart du temps, le problème est pour nous à la fois résolu et masqué par la pratique de l’enseignement : choisir, lire (y compris à voix haute), commenter. Le choix comme constitution de l’anthologie personnelle, parcours et réflexion sur le corpus ; la lecture comme cristallisation mentale du poème dans sa « profonde unité », et restitution de l’effet produit par cette unité ; le commentaire comme appropriation de la topique, et transmission de cette topique dans un « langage de commun échange » : voilà qui ne laisse rien à désirer ; d’autant que s’y ajoute ce qui est proprement objet de savoir, c’est-à-dire la situation d’une oeuvre dans l’espace social et le temps des lettres. Ces cours et les livres ou les articles que nous écrivons déterminent notre expérience de la lecture, en orientent même la part plus libre ou aventureuse ; mais c’est une expérience que nous ne pouvons pas reproduire telle quelle.

C’est à partir de ces réflexions que je proposerai quelques suggestions concernant trois aspects complémentaires de notre métier : la pratique du poème ; l’enseignement de la poésie comme objet d’histoire littéraire ; la direction de recherches.

***

Par l’expression de « pratique du poème », je désigne les démarches qui visent à comprendre et à s’approprier ce qui est l’unité primordiale de la communication poétique, à savoir le poème : d’abord le poème, avant le recueil, avant le poète.

La première à mes yeux est la démarche anthologique, lorsqu’elle fait sien le principe énoncé par Éluard : « Le meilleur choix de poèmes est celui qu’on fait pour soi. » Éluard accompagnait cette anthologie de la poésie française (1818-1918) d’une préface « À mes amis » :

Faute d’un miroir commun, nous échangeons notre portrait. Je vous offre aujourd’hui l’un des miens, le plus hospitalier, sinon le plus ressemblant : les poèmes que j’ai le plus aimés […] Dites-vous, mes amis, que chacun des poèmes de ce livre si varié, j’aurais voulu, passionnément, l’écrire[8].

Constituer une anthologie « pour soi » conduit à réfléchir à des questions essentielles : le corpus, le canon, la mise en ordre, la destination. C’est un travail original et fécond, facile à organiser dans un cadre d’ateliers ou d’activités encadrées par tutorat, et dont les ressources ne sont que rarement exploitées. On peut envisager plusieurs procédures, qui correspondent aussi à des phases successives du travail, respectivement centrées sur le corpus, le recueil et le livre.

La première se donnerait comme objectif l’établissement d’un corpus par un travail collectif : enquête directe à partir d’un classement éditorial ou bibliographique ; exploration d’un rayon de bibliothèque ; compilation d’anthologies préexistantes ; constitution à partir d’un dictionnaire spécialisé ou d’histoires de la poésie. L’important est dans ce cas une réflexion sur les procédures et les critères du choix : on peut l’assortir d’une interrogation sur la lecture, ses conditions, ses raisons ; on peut aussi recourir à l’établissement direct d’un palmarès, ou à une notation des textes sur le modèle des enquêtes de la période dada.

La deuxième consiste, le corpus étant établi ou fourni comme point de départ, à centrer le travail sur la sélection, la hiérarchisation, la disposition : le but étant de fabriquer un recueil (ou plusieurs) à partir d’un corpus donné, en tenant compte, le cas échéant, de critères thématiques ou formels (par exemple : un recueil de sonnets, ou de poèmes en distiques, ou de poèmes en rimes féminines, en pentasyllabes, à refrains, etc.).

La troisième vise à fabriquer une anthologie, c’est-à-dire à faire un livre. Elle implique que l’on se pose des problèmes de classement mais aussi de maquette, de mise en page, de choix typographiques (police, corps, style), de calibrage, d’organisation des blancs. L’outil informatique est précieux d’un point de vue pédagogique : il permet de produire facilement des variantes dont l’effet pourra être testé et comparé avec le style d’éditions contemporaines ou plus anciennes. Il rend possible la réalisation de prototypes d’ouvrage.

Une démarche complémentaire peut être de travailler sur le rapport entre texte et illustration, voire texte et image, à partir d’un corpus classique (de Prose du transsibérien au Chant des morts de Reverdy et Picasso) ou d’oeuvres plus récentes.

Ce travail anthologique a cependant pour inconvénient de favoriser la conception moderne (depuis Poe) et aujourd’hui dominante du poème comme objet de faible dimension, susceptible d’une saisie globale. On peut le pallier en faisant varier l’échelle : concevoir une anthologie de vers, ou de fragments poétiques (les « copeaux » d’Éluard), ou de passages plus longs prélevés dans des poèmes de dimension variable (allant jusqu’aux grandes compositions comme La fin de satan ou L’homme approximatif de Tzara).

L’autre dimension essentielle de la pratique est simplement la performance, c’est-à-dire la saisie directe d’un poème par un acte de communication, oral ou écrit.

La performance orale peut prendre d’autres formes que la traditionnelle « récitation » — presque partout, hélas, abandonnée. La lecture à voix haute convient souvent mal à la poésie moderne, brève et rompue ; mais elle est un des meilleurs moyens d’approche des longs poèmes, épiques ou philosophiques, dont la composition rhétorique est presque toujours conçue en fonction de l’attention plutôt que de l’effet (au sens de Poe). La lecture et l’écoute collective instaurent un temps partagé et une mémoire commune ; sur bien des points cette expérience se suffit à elle-même et ne nécessite pas d’exercices complémentaires de restitution ou de ré-énonciation. D’autre part, la lecture à voix haute est le moyen le plus accessible et sans doute le plus efficace pour une pédagogie du vers. À un degré plus élaboré, la question du style de déclamation et de la mise en spectacle non pas du texte, mais de l’acte même de lecture, peut être abordée, avec l’aide de documents d’archives (pensons aux enregistrements réalisés par Apollinaire en 1913 pour les « Archives de la parole »).

Ce qu’on utilise très peu, bien moins que l’oral, c’est la copie. Elle est pourtant riche de ressources dès lors qu’on la conçoit comme un acte communicationnel, au lieu d’y voir une punition stupide (c’est le « vingt fois » qui est stupide, non la copie). La copie peut être pratiquée en faisant varier les paramètres, sous toute forme, y compris calligraphique, sur tout support, pour toute destination : pour soi, ses amis, sa petite amie ou son petit ami, son pire ennemi ; remarquons que les ressources de la poésie satirique et épigrammatique sont rarement utilisées. Toutes sortes d’exercices peuvent être élaborés pour activer ou mimer la circulation de l’objet poétique au sein d’un groupe constitué, classe ou sous-ensemble de celle-ci : ne serait-ce que de choisir un poème pour un destinataire donné, de l’adresser, d’adjoindre une épigraphe. La production du groupe dadaïste-surréaliste (Desnos, Soupault, Tzara) offre de beaux exemples de mise en circulation de la poésie dans un groupe, et un répertoire de formes : dédicaces, épitaphes, portraits.

Parce que ces pratiques tendent à une appropriation du poème en tant que tel, elles ouvrent des perspectives plus adaptées à l’enseignement supérieur que les exercices de composition poétique, comme expression libre, pastiche, exercice de style, qui furent et sont encore chose courante dans le second degré. Une formule intéressante en atelier d’écriture est le travail sous contrainte, pour lequel l’Oulipo fournit un riche répertoire de procédures et de modèles. Mais la priorité serait à mes yeux de restaurer le lien de la poésie à la mémoire, non seulement comme exercice de restitution et de déclamation publique, mais aussi comme mémoire vivante, celle qui recueille, oublie et transforme : que conserve-t-elle d’un poème ou d’un recueil après une semaine, un mois ? quelle forme donne-t-elle à ce qui s’est conservé — citation exacte ou déformée, résumé, paraphrase, commentaire ? Nous avons presque tout à apprendre sur ce sujet.

Les pratiques dont la description a été esquissée correspondent d’assez près aux usages sociaux actuels, dans lesquels la poésie ne se réduit nullement au « grand art » de l’héritage moderniste. Envisagée comme genre littéraire, la poésie actuelle — celle de Po&sie ou du Nouveau recueil — est devenue marginale. Mais elle innerve, par la chanson, un art de masse ; elle se produit en récitals (pensons au succès de Fabrice Lucchini), en « cafés », en « marchés », en concours, en campagnes d’affichage (le métro), en micro-édition ou auto-édition. C’est là qu’il faut lui chercher une résonance et un appui.

***

Cependant, la poésie doit être aussi un objet d’enseignement, en tant qu’elle ressortit à l’histoire de la littérature. Je mets l’accent sur cet aspect plutôt que sur les données « internes » relevant de la rhétorique ou de la stylistique, car ce sont elles qui servent de base à l’enseignement ; nous en percevons aujourd’hui les limites, la faible portée heuristique, parfois le peu d’intérêt. Quatre perspectives mériteraient à mon avis d’être explorées, ou développées.

La première prend pour objet la principale victime de la « terreur dans les lettres », à savoir la topique. S’ajoutant à la valorisation systématique du « nouveau », la lecture thématique, orientée vers une perception de l’imaginaire créateur, a occulté le fait que la poésie est presque entièrement constituée de lieux communs — vérité qui n’avait pas échappé à Hugo, Baudelaire ou Éluard. La poésie est le lieu où la topique, entendue comme ensemble de croyances et de valeurs, se transmet et se transforme ; c’est son objet propre, et sans doute sa principale fonction sociale. Pour l’étudier, il est plus efficace de partir du matériau lexical (mots, formules) que de « thèmes » dont la conception même procède de notre point de vue et de nos préjugés. Le dictionnaire (en particulier le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse, dont Michael Riffaterre a tiré un si riche parti), les bases de données lexicales telles que Frantext fournissent à la fois des corpus et des moyens d’investigation. Les trouvailles à faire sont innombrables, et l’examen systématique du matériau lexical réserve des surprises même pour des textes très commentés ; il suffit d’examiner des mots ou des expressions tels que « colloque sentimental », « mouvement de lacet », « doigts de pied », « aquarium » (je prends quelques exemples chez Verlaine et Rimbaud) pour s’en convaincre. C’est aussi un bon moyen pour réfléchir à l’histoire de la langue et pour défaire l’illusion de contemporanéité que nous donnent des textes « modernes », éloignés de plus d’un siècle.

La deuxième est le travail sur les variantes. Celui-ci est facilité dans nombre de cas par la faible dimension des textes, qui permet d’intégrer dans une démarche pédagogique l’examen d’un corpus et l’ébauche de conclusions — chose impossible dans le cas de Flaubert ou de Proust, où on ne lit que les conclusions des études génétiques. Les éditions pluriversionnelles comme celle de Rimbaud par Steve Murphy ou celle en préparation de Baudelaire[9], de même que des travaux érudits comme le Dossier d’Alcools de Michel Décaudin[10], permettent de constituer facilement de petits dossiers génétiques (comprenant dans certains cas des fac-similés de manuscrits) que l’on peut exploiter selon un double point de vue : celui de l’élaboration du texte, d’une compréhension du processus d’invention et de ses choix ; celui d’une histoire éditoriale du poème, qui vise à le recontextualiser dans ses publications successives, en revue et en volume.

La troisième, ce sont les poètes. Les poètes sont des hommes de lettres en même temps que des « mages ». Leur biographie, parfois aussi leur correspondance (pour Baudelaire ou Mallarmé), fournissent une bonne entrée pour une compréhension du champ littéraire. Des livres comme ceux d’Anna Boschetti (disciple de Bourdieu) sur Apollinaire[11] ou de Graham Robb sur Baudelaire et la poésie de son temps[12] ouvrent des perspectives très fécondes sur les formes de sociabilité, les stratégies de carrière, les options esthétiques. Une attention particulière doit être accordée aux périodes d’apprentissage et de formation de l’oeuvre. Dans certains cas, un détour par la fiction peut être utile : pensons à Rimbaud le fils de Pierre Michon[13], où la question de la vocation poétique et du rapport aux aînés (Banville) donne lieu à des pages remarquables. Ici le mythe fait partie intégrante de la poésie, au même titre que les spéculations de Mallarmé sur le Livre, ou les rêveries d’Apollinaire sur la figure d’Orphée.

Enfin, pour l’inscription de la poésie dans l’histoire littéraire, les revues sont d’un grand prix — lorsque les collections sont accessibles ; encore est-il possible de travailler sur les sommaires et d’échantillonner ou de rebâtir certains corpus. Les revues fournissent à la fois des préoriginales (avec leur contexte proprement poétique), des discours d’accompagnement, des ouvertures sur le débat intellectuel de l’époque ; dans nombre de cas, notamment pour les grandes revues comme La N.R.F. ou le Mercure de France, une chronique de l’actualité littéraire (y compris les revues concurrentes), des comptes rendus d’ouvrages, parfois des bilans périodiques. C’est un outil irremplaçable pour favoriser le développement d’une conscience historique, qui requiert un effort de décentrement et d’objectivation.

***

Le dernier point que j’aborderai est la formation à la recherche et la direction de recherches. Il est nécessaire de partir d’un état des lieux : je prendrai donc pour base l’enquête menée en vue du colloque de la société française des vingtiémistes sur la recherche doctorale, en octobre 2002[14].

Dans cette « traversée des thèses » ont été dépouillés et analysés, avec le concours d’un groupe d’étudiants de Paris IV, les sujets inscrits et soutenus en littérature française du xxe siècle au cours de la période 1990-2000. Sur ces 3000 sujets (1700 inscrits et 1300 soutenus, ces chiffres devant être considérés comme des ordres de grandeur), 600 environ concernent la poésie. Ce sont principalement des thèses monographiques. Voici le haut du palmarès : Michaux (33 thèses) ; Jaccottet (24) ; Char (23) ; Ponge (20) ; Bonnefoy (20) ; Saint-John Perse (19) ; Breton (18) ; Valéry (14) ; Éluard (12) ; Segalen (11) ; Apollinaire (9) ; Guillevic (9) ; Du Bouchet (8). Les poètes d’aujourd’hui sont assez bien représentés (Roubaud, Gaspar, Deguy, Maulpoix) ; en revanche, Reverdy, Fargue, Max Jacob sont très loin ; rien sur Régnier, Larbaud, Spire, Mac Orlan, Carco, Maurice Blanchard. On note l’absence massive des symbolistes, des « fantaisistes », des néo-classiques, des poètes catholiques — qui ont fait leur temps. Ces chiffres ne donnent d’ailleurs pas une image fiable dans tous les cas : Breton fait poids, mais à cause du surréalisme ; Valéry et Éluard ont un bon classement alors que les recherches sur ces auteurs sont au point mort. Mais certaines conclusions en ressortent avec évidence.

La plus évidente est l’enfermement du champ. C’est le plus souvent de la poésie poétique, dont le statut institutionnel est présupposé ou reconduit sans être interrogé. On trouve peu de travaux d’histoire littéraire (une thèse sur Fata Morgana), presque rien sur la constitution du champ. Thématique, poétique de la voix, lyrisme, intertextualité, voisinent avec de rares thèses sur les formes et de nombreux sujets « théoriques » sur le rapport avec l’image ou le visible. Sur un autre plan, on constate les effets conjoints du grand nombre de thèses et de l’émiettement des directions de recherches. Outre de nombreux recoupements (ainsi, deux sujets sur la « géographie charienne », avec le même directeur ; trois sur l’écriture et la peinture chez Michaux), apparaissent des phénomènes de saturation chez des auteurs très étudiés. Beaucoup de bons sujets ont en effet été traités dans des thèses soutenues vers 1990, en partie publiées. Par exemple pour Michaux : humour et poésie ; la parodie ; les savoirs scientifiques ; Michaux essayiste ; le dedans et le dehors. Pour Jaccottet : la modernité ; deuil et absence ; le paysage ; poésie et traduction ; la Semaison. Les thèses appelant les thèses, celles de la strate suivante reprennent le même matériau sous un habillage à la mode (l’inévitable « voix poétique ») ou le débitent en tranches thématiques.

La plupart des thèses sont monographiques ; celles qui élargissent le sujet à plusieurs auteurs adoptent en général une entrée thématique ou théorique assortie d’un corpus ad hoc, par exemple : « La métaphore de l’ombre » (Tardieu, Frénaud, Réda, Jaccottet) ; « Lecture du poème contemporain » (Dupin, Oster, Pagnier, Stefan). La réflexion épistémologique sur la constitution et l’évaluation du fait littéraire, sur ses cadres d’intelligibilité, brille par son absence, et l’on est tout heureux de rencontrer de temps à autre un sujet d’histoire littéraire bien classique, comme « La génération de 1905 » (c’est une étude sur la poésie de l’après-guerre).

Ce constat inquiétant devrait nous inciter à une réflexion globale sur nos programmes d’enseignement et de recherche. Pour la poésie, et en considérant l’université française, dont on pourrait attendre qu’elle serve de référence, le champ des études vingtiémistes est presque entièrement à reconstruire. Il me semble qu’après une période dominée par les approches textualistes, la priorité devrait être donnée, en distinguant nettement les ordres, à une histoire de la poésie : ses mythes constitutifs, sa topique, ses formes ; et à une histoire des poètes : milieux littéraires, carrières, institutions, revues, maisons d’édition, tendances de la réception critique.

Ces réflexions et propositions ne prétendent pas à l’originalité. Leur caractère « pratique » tient compte, pour une part, d’expériences menées dans le second degré ; mais les conceptions de la poésie et du champ littéraire dont elles procèdent trouvent leur fondement et leur raison dans la recherche. Elles esquissent un programme dont la mise en oeuvre me paraît possible dans le cadre des structures existantes, sans recours à une « réforme ». Par rapport aux usages actuels dans les universités françaises, ces propositions représentent une inflexion sensible, tant en ce qui concerne les pratiques pédagogiques que les méthodes et l’articulation de notre discipline aux champs voisins des sciences humaines.