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« La superstition met le feu au monde ;

la philosophie l’éteint. »

Voltaire

Pourquoi s’intéresserait-on à l’« éthique » de George W. Bush ? Pour bon nombre, la question paraît saugrenue. Des cyniques iront jusqu’à dire que l’expression même « éthique de Bush » est un oxymore (p. 5). En tout cas, beaucoup sont d’avis que l’« éthique du Bien et du Mal » du président des États-Unis n’est en réalité qu’un paravent lui permettant de gagner le pouvoir et de graisser la patte à ses amis, les magnats texans du pétrole. Pour ce faire, Bush flatte dans le bon sens du poil l’électorat de la droite religieuse. N’est-ce pas eux qui, selon les observateurs de la scène politique américaine, ont permis de remporter la victoire de novembre 2004 ? L’auteur appelle ce point de vue sur l’éthique de Bush, le point de vue « cynique ». Pour d’autres, au contraire, l’éthique de Bush prend sa source dans le fondamentalisme évangélique qui enseigne l’existence d’une lutte à finir entre les forces du Bien et les forces du Mal. Bush est également très sincère quand il parle de cet « Axe du Mal ». Pour lui, le Mal existe objectivement, réellement. Ce n’est pas de la poudre qu’il jette aux yeux de ses électeurs pour les tromper. D’après Bush, les événements du 11 septembre 2001 survenus sur le territoire américain sont la preuve manifeste du Mal. Saddam Hussein est « objectivement » mauvais, injuste ; l’Amérique, elle, est bonne, c’est-à-dire juste. Appelons cet autre point de vue sur l’éthique de Bush, le point de vue « religieux ».

Qui a tort ? Qui a raison ? Le point de vue « cynique » ou le point de vue « religieux » ? La question interrogeant l’éthique de Bush semble moins saugrenue et insignifiante qu’elle ne paraît à première vue. Il vaut donc la peine de l’examiner avec soin. D’autant qu’il s’agit de ce qui guide l’action du maître du monde. C’est cette tâche que s’est donné le célèbre philosophe de l’éthique, Peter Singer, dans The President of Good and Evil. Singer comprend très bien que les partisans de la position « cynique » vont qualifier sa démarche de naïve, et les partisans de la thèse « religieuse » vont de même se rirent de lui tant il paraît clair que Bush est un croyant fondamentaliste. Singer ne nie pas que bon nombre des positions du président soient empruntées au fondamentalisme religieux. Mais la question est plus complexe qu’elle ne le semble, car sur d’autres questions Bush ne fait pas directement appel à la morale religieuse. Le président adhère par exemple au principe de la séparation de l’Église et de l’État, contrairement à ce que professe le fondamentalisme. Ainsi, dans une conférence à Philadelphie en décembre 2002, sur le thème de Faith-based and Community Initiatives, il déclarait : « Je reconnais que ce n’est pas l’affaire du gouvernement d’endosser des credo religieux, ou de subventionner directement des confessions religieuses, des cultes ou des enseignements[1]. » (Évidemment, la question se pose de savoir dans quelle mesure Bush s’en tient effectivement au principe de non-ingérence.)

Face aux diverses idées reçues qui circulent à l’heure actuelle sur ce que seraient les motivations profondes des décisions de George W. Bush, Singer entend « prendre au mot ce que dit Bush, et examiner la plausibilité des positions qu’il épouse » (p. 6) La démarche de Singer consiste donc, dans un premier temps, à examiner rigoureusement la légitimité des positions morales prises par Bush sur divers sujets, en citant de nombreux extraits des discours du président, pour dégager, dans un deuxième temps, une éthique d’ensemble qui serait « l’éthique de Bush ».

Dans la première partie de l’ouvrage, intitulée Bush’s America, Singer analyse les positions de Bush sur divers sujets moraux de politique intérieure : la moralité des réductions d’impôts (tax cut) et l’égalité des chances (chapitre 2 : A Single Nation of Justice and Opportunity) ; le caractère sacré de la vie et les recherches médicales (chapitre 3 : The Culture of Life) ; le droit à la liberté et à l’autonomie (chapitre 4 : The Freest Nation in the Word) ; la morale basée sur la foi religieuse (chapitre 5 : The Power of Faith). Dans la deuxième partie de l’ouvrage (America and the World), Singer examine les décisions morales sur lesquelles reposent la politique extérieure des États-Unis. Dans le chapitre 7 (War : Afghanistan), l’auteur examine la décision de l’administration Bush d’intervenir militairement en Afghanistan, puis, au chapitre 8 (War : Iraq), celle qui a mené en mars 2003 à la guerre en Irak.

Dans le dernier chapitre (10 : The Ethics of George W. Bush), l’auteur avoue être franchement incapable d’extraire une éthique d’ensemble qui se dégagerait de l’examen auquel il vient de procéder sur les diverses prises de position du président des États-Unis. Singer écrit :

[Bush] revient à plusieurs reprises sur le fait que le bien et le mal sont universels ; il en donne des illustrations particulières, mais il ne propose pas un vaste principe ou un modèle permettant de reconnaître ce qui est bien ou mal. Dans plusieurs discours, il fait appel implicitement à un genre d’éthique, mais dans d’autres discours ou à l’occasion de certaines décisions, il fait appel à d’autres positions éthiques ou même à des positions qui sont contradictoires.

p. 201

Il faut bien comprendre ici que la démarche de l’auteur est celle d’un philosophe de la morale. Cela veut dire que Singer est à la recherche, chez Bush, d’un principe moral ou d’une définition universelle qui nous permettrait de comprendre ce que nous devons comprendre comme étant bien ou mal. Singer est ici un peu comme Socrate qui, dans le dialogue du même nom, de Platon, demande à Euthyphron de lui donner une définition universellement valable de la piété, laquelle lui permettrait d’identifier clairement tous les cas d’actes pieux ou impies. Malheureusement, quoi qu’il en pense, Euthyphron ne parvient pas à offrir à Socrate une telle définition, se contentant de lui donner des exemples de cas d’actes pieux. De même pour Bush. À un moment, Bush pige dans telle et telle éthique ; à un autre moment, sur un autre sujet, il fait appel à une autre éthique. En somme, Bush n’est jamais en mesure de justifier le fondement de ses positions morales.

L’éthique de Bush est-elle celle des droits ? Bush semble être en effet, sur certaines questions du moins, un farouche partisan des droits de l’homme. Les droits proclamés par la Constitution américaine sont chers à son coeur, et comme l’écrit Singer : « À partir de là, il va jusqu’à déclarer que l’Amérique est “une nation consacrée aux droits civiques et qu’elle est appelée à défendre les droits de l’homme des autres nations” » (p. 202). C’est pourquoi Bush a décidé en mars 2003, contre vents et marées, de porter la guerre aux terroristes en Irak, d’y chasser le tyran, afin d’y instaurer une démocratie et de redonner aux Irakiens leurs « droits » fondamentaux. Pourtant, remarque justement Singer, Bush semble faire fi du droit à la vie de milliers d’Irakiens innocents qui sont morts des suites de cette guerre ou qui, quotidiennement, sont les proies innocentes des kamikazes d’Al Zarquaoui. Or, dans le domaine des recherches génétiques et biomédicales, Bush est d’avis que l’être humain possède un droit à la vie dès le moment de sa conception et que ce droit est inviolable de telle sorte que les fonds fédéraux qui soutiennent les recherches sur les fameuses « cellules souches », impliquant la destruction d’embryons, ont été drastiquement restreints. Pourtant, le développement de ces recherches pourrait éventuellement sauver de nombreuses vies humaines.

Il faut souligner ici l’incohérence flagrante de la morale de Bush mise éloquemment en évidence par l’auteur. Dans le cas de la guerre en Irak, Bush calcule que le rétablissement de la démocratie en Irak compense la perte de nombreuses vies humaines innocentes. Il entre ici clairement en contradiction avec l’éthique des droits en favorisant une éthique utilitariste fondée sur les coûts et bénéfices des décisions. Mais dans le cas de la recherche sur les cellules souches, Bush rejette l’éthique utilitariste en refusant de faire le même calcul coût-bénéfice pour les embryons, car en ce qui les concerne, Bush tient que leur droit à la vie est inviolable !

Bush serait-il donc un utilitariste qui s’ignore ? La décision de la guerre en Irak paraît impliquer clairement un calcule utilitariste coût-bénéfice. De même, la décision du gouvernement Bush de nier les droits fondamentaux des « combattants illégaux » détenus à la prison de Guantanamo repose sur un argument utilitariste : « Ils soutiennent que la détention jusqu’à une date indéterminée de personnes suspectées de terrorisme était justifiée sur la base du risque d’un plus grand mal… » (p. 204). Cependant, aucun utilitariste digne de ce nom ne souscrirait aux décisions de Bush, car lorsqu’on ne respecte pas les droits des hommes et qu’on fait la guerre dans un objectif de prévention, les conséquences néfastes sont, en toute probabilité, plus nombreuses que les conséquences souhaitées. Au fond, remarque très justement Singer, ces décisions de Bush et de son gouvernement ne font que révéler le fait que les États-Unis n’agissent que dans le but de préserver leurs propres intérêts et non pas comme le ferait un véritable utilitariste, à savoir « protéger de manière impartiale la vie de ceux et celles affectés par leur agir » (p. 205).

Bush paraît un farouche défenseur de l’« État minimal ». Sur la question des réductions d’impôts, par exemple, il fait valoir avec énergie le droit à propriété des citoyens. Il tonne : « C’est votre argent ! », l’État volant les citoyens. Il prêche la réduction de la taille de l’État qui contreviendrait aussi au droit à la liberté des citoyens. Tout comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, Bush serait-il donc un adepte du libertarisme à la Nozick[2] ? Non. D’abord, Bush clame les droits de la personne quand cela fait son affaire. Par ailleurs, il n’est pas véritablement un adepte de l’État minimal, « veilleur de nuit », car « ses réductions d’impôts sont notables mais ne conduisent pas à ébranler l’État moderne tel que nous le connaissons, lequel subventionne une masse de programmes, sans compter qu’il assure la loi et l’ordre ainsi que la défense nationale. » (p. 203).

Si l’éthique de Bush n’est pas celle des droits ni de l’utilitarisme, serait-elle chrétienne ? – Pas vraiment, répond Singer. Il est vrai que lorsqu’il est question en particulier du caractère sacré de la vie humaine, la morale du président paraît se rattacher à la doctrine chrétienne. Ainsi : « Nous avons tous de la valeur. Nous avons été créés à l’image de Dieu. Nous sommes tous égaux au regard de Dieu […] Ma foi m’enseigne que la vie est un cadeau de notre Créateur. Dans un monde parfait, la vie est donnée par Dieu et reprise par Lui » (p. 206). Mais la foi chrétienne interdit-elle l’usage thérapeutique des cellules souches prélevées sur des embryons congelés ? Difficile à dire, puisqu’à l’évidence la Bible reste muette sur le sujet, comme elle l’est d’ailleurs concernant l’avortement (ibid.). Et si l’on fait du précepte évangélique de l’amour du prochain (« Aime tes ennemis » ; « Aime ton prochain comme toi-même », Mt 6 et 12) le précepte central de la morale chrétienne, la morale de Bush ne passe pas le test, car Bush éprouve une haine sans borne contre les terroristes et n’est absolument pas disposé à leur pardonner. Évidemment, Augustin et Thomas d’Aquin vont par la suite élaborer la doctrine dite de la « guerre juste ». Mais, d’une part, la guerre en Irak ne satisfait pas aux conditions de la « guerre juste » (voir p. 147-153), et, d’autre part, avec cette doctrine de la « guerre juste » on est bien loin du pacifisme proclamé de Jésus et des apôtres. En tout cas, l’Église catholique romaine a, pour sa part, condamné l’agression des États-Unis en Irak. C’est aussi le cas du Conseil national des Églises, dont fait partie l’Église des méthodistes unifiés, et dont George W. Bush est membre. La décision de la guerre en Irak ne repose donc pas sur la morale chrétienne.

Mais, si ce n’est pas de la morale chrétienne, d’où provient donc le manichéisme des Bons et des Méchants que clame Bush à satiété ? D’après Singer, le manichéisme moral de Bush prend sa source dans le « millénarisme », doctrine qui elle-même prend sa source dans le christianisme, en particulier dans le livre de l’Apocalypse. Or ce manichéisme millénariste a toujours été tenu comme une hérésie à l’intérieur de l’Église chrétienne, donc, combattu par elle (p. 209). Le « millénarisme » enseigne la doctrine du Millénium (du latin signifiant « mille ans »), c’est-à-dire le règne de mille ans du Christ attendu par les adeptes du millénarisme avant le Jugement dernier. L’un des signes de l’avènement du règne du Christ est la naissance de l’Antéchrist qui mène les forces sataniques dans la bataille ultime livrée contre les forces de Dieu et l’établissement du règne du Christ sur Terre. (Chez nous, les Témoins de Jéhovah sont des adeptes du millénarisme en ce qu’ils croient qu’après l’Harmaguedon Satan sera enchaîné, le monde actuel sera détruit, et une période de mille ans s’ouvrira où 144 000 justes gouverneront la terre devenue un paradis terrestre temporaire[3]. Bon nombre d’Américains religieux comme Bush croient que leur pays détient la mission divine de prendre la direction de la lutte contre les forces du Mal. On comprend dès lors aisément pourquoi les ennemis de la nation américaine sont diabolisés par Bush (p. 208).

La promptitude et la détermination de Bush à partir en guerre contre l’Irak indiquent bien que son éthique ne découle pas du christianisme. Parfois, Bush fait appel à la Bible, parfois non. Singer repose de nouveau cette question qui devient lancinante : « D’où emprunte-t-il ses positions éthiques ? ». Enfin, voici la réponse : « de ses tripes », de ses « instincts » (p. 209). En somme, Bush sait ce qui est bien ou mal – quand il le voit. Il n’y a donc aucune conception structurée, générale et cohérente de la morale chez Bush, le président agissant par instinct, ou mieux encore, par intuition. Au fond, ce n’est donc pas la foi chrétienne millénariste du président qui l’a conduit à diaboliser Saddam Hussein, mais son « instinct moral ». Et c’est ce même « instinct moral » qui lui a fait croire, dur comme fer – comme pour bon nombre d’Américains –, que Saddam devait assurément fabriquer des armes de destruction massive.

Contrairement à la thèse « cynique » évoquée au début, le président des États-Unis, l’homme le plus puissant du monde, ne pense pas, et donc a fortiori, ne trame aucun complot derrière ses prises de position incohérentes. Évidemment, il peut être manipulé. Mais si le président ne pense pas et s’en remet uniquement à son « intuition morale », cela est évidemment périlleux et dangereux pour l’humanité. Nous l’avons suffisamment éprouvé jusqu’ici. Peut-être qu’avec un peu de philosophie morale, le président aurait compris (c’est à espérer) que son « éthique » est, comme le dit Singer, « lamentablement déficiente » (woefully inadequate) (p. 224), et qu’il doit impérativement se mettre à la tâche de réfléchir de manière philosophique, c’est-à-dire de manière cohérente et systématique. En tout cas, remercions Singer-Socrate d’avoir pris le soin de démonter pièce par pièce l’éthique de Bush-Euthyphron, l’homme le plus puissant du monde, en exhibant l’énorme faiblesse de celle-ci.