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Le Québec, une société postcoloniale ?

Le référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec a menacé non seulement l’existence de l’État canadien, mais aussi sa légitimité idéologique. Les Canadiens des autres provinces durent prendre acte du fait que 60 % des Québécois francophones avaient voté « oui » le 30 octobre 1995 [1] et n’acceptaient donc pas la vision anglophone majoritaire d’une bienveillante confédération de provinces librement associées. Pour beaucoup de Québécois, ce n’est pas la Confédération de 1867 qui marque l’entrée du Québec au sein du Canada, mais plutôt la conquête militaire de la Nouvelle-France, incarnée par la victoire du Général Wolfe sur les plaines d’Abraham en 1759. Comme l’écrit Christian Dufour, « cette bataille et la conquête de la Nouvelle-France en général faisaient suite à une guerre longue et terrible, de loin la plus éprouvante qui se soit jamais déroulée en sol québécois ou canadien. En septembre 1760, les vainqueurs avaient devant eux un peuple prostré. Les vaincus faisaient manifestement pitié à voir [2] ».

Cette conscience d’une honteuse défaite militaire et les projets subséquents d’assimilation du peuple québécois au sein d’une colonie britannique font du Québec un terrain fertile pour explorer les questions postcoloniales. En 1997, Bart Moore-Gilbert soulignait l’écho qu’ont eu de telles questions au Québec : « Depuis une trentaine d’années au moins, les critiques québécois ont utilisé ce qui serait maintenant considéré comme des cadres de référence et des perspectives postcoloniaux, tirés dans ce cas-ci de l’oeuvre de Fanon, afin de décrire la situation difficile dans laquelle le Québec se trouve vis-à-vis du Canada anglophone [3]. » À l’époque de la Révolution tranquille, Léandre Bergeron, par exemple, divisait l’histoire du Québec en trois périodes : le « Régime français » (1534-1760), le « Régime anglais » (1760-1919) et le « Régime américain » (1920- ?). La Confédération canadienne devient, suivant cette perspective, ce qui permet de gérer le Québec en fonction des intérêts financiers américains. Bergeron et les autres intellectuels de son époque étaient éminemment conscients de l’histoire de cette colonisation :

On voit qu’il n’y a pas encore eu de régime québécois, c’est-à-dire de régime où les Québécois seraient maîtres de leur destinée. Ça a toujours été le régime des autres. Nous, Québécois, avons toujours subi la domination des autres. Nous avons été colonisés et nous sommes toujours colonisés [4].

Bergeron, dans une note de bas de page, avait défini la colonisation comme l’expérience d’un peuple conquis par un pouvoir étranger, et soutenait que « Le rapport du colonisé vis-à-vis le [sic] colonisateur est le même que celui de l’esclave vis-à-vis le [sic] maître [5] ». Plus récemment, Pierre Hébert rejette toute analyse de la littérature québécoise « qui ne tiendrait pas compte de cette situation coloniale [6] ». Marie Vautier, dans une étude qui interroge les enjeux identitaires des lettres québécoises, conclut que « la fragmentation postcoloniale de l’identité, de l’Histoire et de l’actualité présente [7] » joue un rôle primordial dans les textes québécois.

La critique anglophone canadienne toutefois, y compris celle qui est habituellement sensible aux revendications des communautés colonisées, a réagi avec scepticisme au fait que le Québec cherche à se définir en tant que société postcoloniale. Tout comme les initiatives pour consolider l’identité québécoise rendent certains politiciens québécois hostiles aux revendications des peuples autochtones qui se considèrent eux-mêmes colonisés par Québec [8], les nationalistes canadiens-anglais, désireux de maintenir au Canada une société distincte malgré les pressions homogénéisantes des États-Unis, ont tendance à refuser le portrait qu’offre le Québec d’une histoire marquée par la domination qu’aurait exercée le pouvoir colonial et néocolonial de Londres et d’Ottawa. Linda Hutcheon, par exemple, met entre parenthèses le régime colonial britannique qui a prévalu au Québec entre 1760 et 1867 (et la gouvernance canadienne du Québec depuis 1867), et insiste plutôt sur le fait que la période précédant la conquête britannique relativise considérablement le statut prétendument postcolonial du Québec :

Si réelle que soit au Québec cette dimension de la colonisation [par l’Angleterre et le Canada], il y a ici une dimension historique qu’on ne peut ignorer. Le Québec peut s’aligner politiquement sur l’Algérie, la Tunisie et Haïti, mais il reste une différence historique et politique majeure : l’histoire précoloniale des Français au Québec en fut une impérialiste […] les Français ont été la première force impériale dans ce qui est maintenant le Canada et cela aussi ne peut être oublié [9].

Ce qui reste implicite dans la thèse de Hutcheon, c’est le fait que le Québec, en tant que société fondée sur des pratiques coloniales européennes, ne saurait se considérer comme colonisé. La question de savoir si le Québec peut revendiquer une histoire d’oppression est ainsi écartée, de manière à mieux peindre le Québec comme à la fois prémoderne et antimoderne dans la mesure où, précisément, il refuse de reconnaître son passé de colonisateur. Le scénario qui, dès lors, se met en place est celui d’un Canada anglophone progressiste qui doit intervenir dans un Québec arriéré afin d’en extirper le passé réactionnaire. Cependant, cette intervention, à la différence de semblables interventions ailleurs, demeure singulièrement innocente du péché de néocolonialisme. Marvin Richards souligne à quel point « [Hutcheon] donne dans le piège de catégories comme le premier et le tiers monde afin de dépouiller le Québec de son histoire ou de sa littérature postcoloniales [10] ». L’antécédent historique le plus éclatant de cette dénégation de la culture et de l’histoire québécoises chez Hutcheon se trouve, comme le signale Richards, dans le fameux rapport de Lord Durham qui, en 1839, justifiait l’assimilation des Canadiens francophones en affirmant qu’ils constituaient une communauté réactionnaire sans histoire et sans littérature : « Ces gens s’accrochèrent aux anciens préjugés, aux anciennes coutumes, aux anciennes lois, non à cause d’un fort sentiment de leurs heureux effets, mais avec cette ténacité irrationnelle d’un peuple mal éduqué et stationnaire [11]. »

Le multiculturalisme canadien comme nouvelle stratégie hégémonique

Le grand défi posé au statu quo national par le référendum de 1995 a incité les intellectuels anglophones canadiens à mettre en oeuvre une idéologie hégémonique capable de soutenir une vision coloniale et néocoloniale du Québec en tant que, pour reprendre les mots de Lord Durham, « société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif [12] ». L’indulgence ou l’idéalisation que le mouvement indépendantiste québécois pouvait avoir suscité pendant les années 1960 ou 1970 auprès des intellectuels canadiens anglophones — ces « séparatistes torontois » comme les avait nommés Pierre Elliott Trudeau [13] — avait été ébranlée par la mince victoire du camp du « non ». Le fait que la campagne en faveur du traité de libre-échange avec les États-Unis proposé par le premier ministre Brian Mulroney ait reçu autant d’appuis auprès des Québécois lors de l’élection fédérale de 1988 avait de plus choqué bien des intellectuels canadiens anglophones ; à la suite de l’élection, des nationalistes de gauche comme Rick Salutin, Reg Whitaker et Philip Resnick ont exprimé leur désenchantement face au Québec [14]. Le référendum de 1995 a assené un deuxième coup, mortel celui-là, à la relation entre le Québec et les intellectuels nationalistes anglocanadiens, en soulignant l’urgente nécessité d’élaborer de nouvelles définitions capables de disqualifier la vision postcoloniale que le Québec donne de lui-même. Tandis que la ministre du Patrimoine Sheila Copps expédiait des milliers de drapeaux canadiens à la province récalcitrante, le Premier ministre québécois Jacques Parizeau confirmait à nouveau l’image d’un Québec « archaïque et figé » dans le discours qu’il prononçait le soir du référendum et où, selon des commentateurs anglophones, il désignait « l’argent et le vote ethnique [15] » comme responsables de la courte défaite des forces du « oui ». Les commentaires de Parizeau, tels qu’ils ont été relayés par les médias anglophones, violaient le code établissant les règles de la tolérance raciale et ethnique finement développées au Canada anglophone et qui en étaient devenues la fierté au cours des années 1980 et 1990. Les Canadiens anglophones, surtout les intellectuels de Toronto et de Vancouver, caractérisaient la culture canadienne de moins en moins en fonction du bilinguisme (anglais-français), compétence où la plupart des anglophones ne peuvent rivaliser avec les francophones, et de plus en plus en termes de tolérance multiculturelle et multiraciale, un domaine où beaucoup se sentaient supérieurs à leurs voisins du Québec et des États-Unis. Comme le suggère Richard Gwyn,

Au début des années 1990 […] le Canada hors-Québec était bien en voie de devenir postmoderne. Cette condition peut être angoissante et inquiétante. Mais elle est source de créativité et d’énergie. Les grandes villes, Toronto, Vancouver, et, dans une moindre mesure, Calgary, Edmonton et même Ottawa, sont maintenant multiculturelles et multiraciales dans un sens où, au Québec, seul le centre de Montréal l’est [16].

Les pratiques répandues de détention et de harcèlement dont sont victimes les personnes de couleur aux États-Unis depuis les attentats du 11 septembre 2001, aggravées par l’invasion de l’Irak en mars 2003, ont renforcé, chez les intellectuels canadiens anglophones, la croyance suivant laquelle le multiculturalisme est le fondement de l’identité culturelle du Canada. Toutefois, c’était le Québec, en parfait accord sur ce point avec sa vision postcoloniale de l’histoire, qui s’opposait beaucoup plus vigoureusement que toutes les autres provinces canadiennes à ce que le Canada participe à une éventuelle invasion américaine de l’Irak. En décembre 2002, un sondage de la CBC News montrait que 23 % des répondants québécois souhaitaient que les forces armées canadiennes participent à une éventuelle invasion de l’Irak, alors qu’ils étaient 48 % en Ontario et 57 % en Alberta à partager cet avis [17]. Sans l’opposition de la province la plus peuplée du Canada après l’Ontario, incarnée par le dégoût instinctif que suscitait cette opération chez un Premier ministre du Québec, il est probable que le Canada se serait joint à la guerre contre l’Irak. Le Canada anglophone, cependant, s’est trompé en faisant de ce refus de l’engagement militaire une preuve de plus de la sensibilité multiculturelle d’un Canada tolérant dont le siège se situait à Toronto et à Vancouver. Par exemple, le quotidien national The Globe and Mail, figure de proue de l’establishment anglophone, publia pendant une période d’un mois, entre la mi-juin et la mi-juillet 2003, une série intitulée « The New Canada ». Le premier article, paru le 7 juin 2003, était annoncé par un collage multiethnique de visages qui recouvrait entièrement la première page du journal, elle-même couronnée de cette manchette : « Meet the New Canada ». À l’intérieur, les auteurs Erin Andersson et Michael Valpy résumaient les données sur les jeunes citoyens du New Canada :

Ils voient encore du racisme à gros traits, mais pas la couleur de peau d’une personne […] Et malgré toute l’adoration qu’ils éprouvent pour leurs idoles américaines, ils pensent et vivent — de façon plus nette que jamais — en tant que Canadiens.

Il y a une étiquette qu’ils portent volontiers, celle de la génération d’adultes la plus profondément tolérante issue d’une nation connue pour sa tolérance. […] Ils vivent, comme une jeune femme le fait remarquer, ce que leurs parents ont eu, eux, à apprendre [18].

À la faveur de cette image d’une jeunesse canadienne caractérisée par l’adhésion à l’idéologie de la tolérance ethnique, différente en cela de celle des États-Unis, se glissaient aussi d’autres messages. Dans les pages intérieures, une série de portraits accompagnés de citations était placée au-dessus de l’article principal. Presque la moitié de ces jeunes gens dont on apercevait la photographie venaient de Toronto ou de Mississauga, en Ontario ; les autres, presque entièrement de Vancouver ou de Calgary. Le représentant de service des provinces maritimes, Shaun Allen de Halifax, avouait qu’il ne travaillait que de façon intermittente et qu’il se sentait perdu. La citation de Wassim Zachouani de Montréal — « I’m Tunisian and I’m Québécois » — faisait entrer Montréal de manière partielle dans le « Nouveau Canada » ; les citations des deux autres Québécois photographiés niaient l’idée d’une identité culturelle québécoise distincte. Geneviève Fournier, de Montréal, affirmait : « I see no difference between a young Canadian and a young Québécois », tandis que Jonathan Laferrière déclarait que la crainte principale de sa génération était la « fear of separation [19]. » Une lecture attentive de cette citation se révélait nécessaire pour comprendre que Laferrière parlait des ruptures déchirant les couples et non pas de la souveraineté politique du Québec. Ainsi, en plus de distinguer l’identité canadienne de celle des États-Unis en la fondant sur l’idée de multiculturalisme, cette série servait à renforcer l’autorité des centres d’influence du Canada anglophone sur les régions périphériques.

Québécité de George Elliott Clarke

Monté pour la première fois le 5 septembre 2003 au Festival de Jazz de Guelph, en Ontario, l’opéra-jazz Québécité, dont le livret est de George Elliott Clarke, illustre cette nouvelle idéologie hégémonique d’un Canada centralisé en lui conférant une forme populaire. Robert MacDonald soutient que « les défenses et explications de l’impérialisme, au niveau populaire particulièrement, dérivent toujours vers des mythes de légitimation, dans des récits qui visent à justifier la conquête et la colonisation [20] ». Bien que le terme d’impérialisme soit trop fort pour caractériser les rapports actuels entre le Canada anglophone et le Québec, la présence du Québec dans la confédération canadienne demeure néanmoins un legs de la période expansionniste de l’Empire britannique. Le peuple québécois se considère comme colonisé dans la mesure où, pour reprendre les mots de Fanon, « l’étranger, venu d’ailleurs, s’est imposé à l’aide de ses canons et de ses machines [21] ». Compte tenu de cette condition postcoloniale, on peut bien ranger dans la catégorie « néocolonialiste » les productions culturelles dont le discours vise explicitement à maintenir le Québec dans le cadre de la Confédération canadienne et à s’assurer que les normes sociales et culturelles québécoises se soumettent aux règles que dicte le Canada anglophone — et c’est en adoptant ce point de vue que l’analyse qui suit entend montrer que Québécité de George Elliott Clarke est un texte où le discours de la tolérance s’affiche pour mieux masquer un néocolonialisme latent.

En 2001, Clarke a reçu la commande d’Ajay Heble, directeur du Festival de Jazz de Guelph, pour un opéra-jazz. Heble l’a associé à D. D. Jackson, pianiste et compositeur canadien résidant à New York. Les histoires d’amour qui forment la trame de la vie de ces deux hommes ont fourni le matériau du livret de l’opéra. Clarke, qui se définit comme un « Africadien » au nom d’un héritage mixte où se côtoie l’apport de loyalistes noirs néo-écossais, d’Européens et de Micmacs, a épousé la Dre Geeta Paray, originaire de l’Asie du Sud, élevée en français et en anglais à l’île Maurice et, à l’époque où elle rencontre Clarke, résidente de Hull, au Québec. Jackson, pour sa part, s’est inspiré de la rencontre de ses parents : Richard Jackson, d’origine afro-américaine, spécialiste de la littérature latino-américaine et professeur à l’Université Carleton, à Ottawa, où il a enseigné pendant de nombreuses années, et Lillian Liu, Américaine d’origine chinoise. « Ils ont déménagé au Canada, où l’environnement était beaucoup plus tolérant sur le plan racial [22] », déclarait ainsi D. D. Jackson à Eleanor Wachtel, son interviewer de la CBC [23]. Clarke affirme que, pour le livret, il s’est inspiré de la transcription des souvenirs de Lillian Liu lorsque celle-ci a évoqué les obstacles culturels auxquels elle a dû faire face en épousant Richard Jackson. En dépit des protestations des deux hommes, pour lesquels cet opéra n’est qu’une simple histoire d’amour, le thème de l’idéologie multiculturelle canadienne, dès lors qu’ils répondent aux questions de Wachtel, infléchit le sens que revêt l’histoire personnelle. À la question qu’on lui pose à propos de son propre mariage, qui serait la source de l’idylle entre Ovide Rimbaud, architecte québécois d’origine haïtienne, et Laxmi Bharati, étudiante indo-canadienne en architecture, Clarke déclare : « Je respecte, j’admire et j’apprécie le fait que, dans notre société canadienne multiculturelle et multiraciale, il y ait pour les gens tant d’occasions de se connaître et de se comprendre les uns les autres, quel que soit leur milieu d’origine [24] » (AT). Le fait que les deux histoires d’amour qui ont inspiré l’opéra se soient déroulées dans la région bilingue d’Ottawa-Hull met en relief la décision de Clarke d’assigner à son opéra un autre cadre, l’action s’y déroulant désormais dans l’environnement unilingue et francophone de la ville de Québec. Lors de son entretien avec Wachtel, Clarke offre deux explications pour ce changement. D’une part, précise-t-il,

Nous ne parlons pas souvent de [multiculturalisme], particulièrement en rapport avec la grande province de Québec et le grand peuple du Québec. Et, étant quelqu’un qui a beaucoup d’admiration et d’amour pour cet endroit et pour les gens qui y vivent — tous ! —, j’ai pensé qu’il serait vraiment bien de camper cette histoire particulière dans ce lieu […] Ce que je voulais remettre en question, c’était l’idée que [le débat linguistique] soit la seule conversation qui puisse se tenir à propos du Québec […] Je m’excuse de continuer à faire de la politique [25] !

AT

Toutefois, en transportant à Québec une histoire qui a eu lieu à Ottawa-Hull, Clarke transpose et impose également les idéologies « officielles » du bilinguisme et du multiculturalisme qui ont cours à Ottawa. Le livret est dédié aux feues mères de Clarke et de Jackson ainsi qu’à « Her Excellency The Right Honourable Adrienne Clarkson & The Right Honourable Pierre Elliott Trudeau (1919-2000) : Two Visionaries of Liberty [26] ». Mais qu’un écrivain dédicace, de nos jours, une oeuvre littéraire à deux chefs d’État ne relève pas simplement de l’incongruité : cette décision invite surtout à supposer que le texte cherche à imposer le moule d’un fédéralisme officiel sur l’espace récalcitrant du Québec. Clarkson et Trudeau incarnent respectivement les idéologies du multiculturalisme et du bilinguisme, toutes deux porteuses au Québec de connotations politiques néocolonialistes. Bien que la plupart des Québécois « soient d’accord avec le fait qu’eux autres peuvent aussi être des Québécois [27] », on insiste au Québec pour que les immigrants connaissent et respectent l’histoire de la culture francocanadienne à laquelle ils s’intègrent, une pratique qui va à l’encontre de l’attitude de laisser-faire si caractéristique du multiculturalisme anglophone canadien. Mais au-delà du débat entre intégration des immigrants et communautarisme à l’anglosaxonne, la politique officielle du multiculturalisme est d’autant plus controversée au Québec qu’elle est perçue comme une tentative « de faire des Québécois un groupe ethnique parmi d’autres, de réduire le caractère distinct de son histoire et de sa place dans la Confédération à un statut égal à celui des autres provinces [28] ». Au reste, le bilinguisme est considéré par certains comme le premier pas vers l’assimilation, et cette remarque de Christian Dufour reflète un point de vue partagé par beaucoup : « Dans le contexte québécois, placer les deux langues sur un pied d’égalité est le plus sûr garant de l’accélération du processus d’assimilation [29]. »

Le livret de Clarke déforme la différence québécoise (et nie son évolution historique) afin de faire en sorte qu’elle se conforme aux valeurs anglophones dominantes. Déjà, le titre impose le nom anglais de la capitale provinciale, « Quebec City » (Ville de Québec, en français), violant au passage la lexicographie française avec la formulation « Québécité », tout comme les conquérants britanniques avaient jadis fait de Mumbai « Bombay ». Le terme québécité, par ailleurs, renvoie à l’essence d’une identité québécoise et réifie la vie québécoise, l’exemple le plus frappant de cette réification étant l’image récurrente du Château Frontenac.

En dépit de son emploi pendant les années 1980 d’assistant auprès de Howard McCurdy, un membre du Parlement rattaché au Parti néo-démocrate, Clarke émaille le texte d’allusions au Parti libéral du Canada, qui est le promoteur historique des idéologies du bilinguisme et du multiculturalisme. Jean Lesage, Pierre Elliott Trudeau et Adrienne Clarkson sont parmi les personnages dont les photographies ornent les murs de la boîte de jazz des parents de Colette Chan, La Révolution Tranquille — sans oublier celle de René Lévesque, dont beaucoup d’anglophones se souviennent maintenant avec nostalgie à cause de la combativité de Jacques Parizeau, de Lucien Bouchard et de Bernard Landry, ses successeurs. Colette chante : « Je dois crier, je dois chanter —/Fort, chanter libéral — [I must shout, sing —/Loud, liberal —] » (QC, p. 28). Plus tard, elle évoque son adolescence : « Quand j’étais jeune fille, à douze ans environ/Maman nous fit entrer dans une fête du Parti libéral —/tous ces Québécois rouges et se plaignant [When I was a girl, about twelve/Mama ushered us to a Parti Libéral fête —/all those Grit Quebecers kvetching] » (QC, p. 46). Se rhabillant après une nuit d’amour passée avec Malcolm, Colette fait étalage de sa liaison multiculturelle en portant « un béret rouge libéral [a Liberal Party-red beret] » (QC, p. 51). De façon encore plus étonnante, Laxmi déclare : « Au Québec, il n’y a pas de liberté : vous n’avez qu’à lire Cité libre [In Québec, there is no freedom : just read Cité libre] » (QC, p. 42). Cité libre, la revue qui a fourni à des intellectuels tels que Pierre Elliott Trudeau un forum pour attaquer le règne obscurantiste de Maurice Duplessis pendant les années 1950, a été reprise durant les années 1990 sous la forme d’une publication bien financée mais à l’esprit bridé, dont l’activité principale a consisté à diffuser les jérémiades des militants anglophones montréalais vieillissants [30]. Le fait que Clarke fasse de la publicité pour cette revue dans son livret est l’une des marques les plus manifestes de ses cibles politiques. Les spéculations de Laxmi sur l’ethnicité se concluent avec l’impératif : « Être ni une péquiste ni une libérale [Neither be a péquiste nor a libéral] » (QC, p. 67). Toutefois, les références au Parti libéral du Canada et aux politiciens libéraux suggèrent que l’idéologie du texte s’inscrit dans la mouvance, pour reprendre la formule souvent citée d’Allan Fotheringham, du « parti de la gouvernance naturelle » (« the Natural Governing Party, alias the Liberals [31] »).

La deuxième raison qu’évoque Clarke pour transporter la scène de son opéra d’Ottawa-Hull à Québec tient au fait qu’il voulait ancrer son histoire d’amour multiculturelle dans « a romantic, beautiful city like Quebec City » (AT). La ville de Québec telle qu’elle est représentée dans Québécité est bel et bien une ville de carte postale et devient opportunément le versant exotique d’un Ontario monotone. L’ouverture de la première scène, intitulée « Devant le Château Frontenac », présente l’architecte québécois d’origine haïtienne Ovide Rimbaud et l’étudiante en architecture Laxmi Bharati : « Le couple est sur la terrasse Dufferin devant le superchouette Château Frontenac de style gothique [The pair stands on la terrasse Dufferin before the fantabulous, Gothic-styled Château Frontenac] » (QC, p. 19). Malcolm States, le musicien de jazz africadien qui tombe amoureux de Colette Chan, est logé au Château Frontenac par les parents de Colette. Le Château figure sur la couverture du livre. Cependant, c’est un regard extérieur et impérialiste qui préside ici à la représentation de la ville de Québec. La question d’Eleanor Wachtel, qui s’interroge sur le choix de ce cadre pour l’opéra, a suscité l’échange suivant :

Clarke : Hitchcock, I Confess. Le seul film qu’il a tourné au Canada, qui s’ouvre sur une grande prise de vue oppressante du Château Frontenac. Et, pour être honnête, cela a été l’une des premières choses qui m’ont fait penser à situer cela à Québec, cette séquence d’ouverture de I Confess. Et ensuite, bien sûr, sans oublier —
Wachtel : Vous et Robert Lepage —
Clarke : Oui, oui, et, bien sûr, Le confessionnal, que j’ai vu aussi. Mais j’aime encore la séquence d’ouverture de I Confess [32].

AT

Clarke s’identifie au cinéaste britannique Alfred Hitchcock travaillant pour une société de production américaine lorsqu’il reprend l’horizon exotique de la ville de Québec et son indifférence envers la vie de ses citoyens. Il manifeste de l’impatience lorsqu’on lui rappelle la manière dont Robert Lepage retravaille, dans Le confessionnal (1985), la première prise de vue du film I Confess (1952) de Hitchcock, laquelle est transformée en un épisode de la vie quotidienne d’une famille québécoise suivant un procédé qui fonctionne de manière analogue à la réécriture postcoloniale de Jane Eyre (1848) de Charlotte Brontë qu’avait entreprise Jean Rhys dans Wide Sargasso Sea (1966). Le fait que Clarke écarte le film de Lepage et qu’il réitère son adhésion aux valeurs « orientales » mises en scène par Hitchcock est conforme à l’effacement — à la Lord Durham — que subissent la culture et l’histoire québécoises dans Québécité. Edward Said, à partir de la notion de discours élaborée par Michel Foucault, saisit fort bien les enjeux culturels et politiques de telles stratégies lorsqu’il écrit : « Dans les discussions sur l’Orient, l’Orient est tout absence, alors que l’on sent comme présence l’Orientaliste et ce qu’il dit ; encore ne devons-nous pas oublier que la présence de l’Orientaliste est rendue possible par l’absence effective de l’Orient [33]. » Placé sous ce jour, Québécité serait le manifeste d’un porte-parole du « nouveau Canada », devenu une sorte de nouvel orientaliste envoyé dans un Québec exotique, mais primitif. Dans ce manifeste, on peut voir que l’orientaliste accroît sa propre présence en bannissant la culture québécoise et en réduisant le cadre à un « espace » titillant, mais culturellement vide. Le titre des scènes dans le livret est en français, mais, à l’image de ces phrases que lance à l’occasion en français l’un des quatre personnages, partout triomphe une simplicité linguistique qui dépasse rarement un niveau de langue élémentaire et un lexique « international » dénué de toute expression spécifiquement québécoise. Ni les lecteurs du livret ni les spectateurs d’une production de Québécité ne pourront prendre la mesure des diverses variétés de français qui animent la culture québécoise : le joual intransigeant des pièces d’un Michel Tremblay ou des chansons d’un Richard Desjardins, la densité de la poésie d’un Gaston Miron, les jeux de mots insolites des romans de Réjean Ducharme ou bien la perfection rythmique de la prose d’Anne Hébert dans un roman comme Le premier jardin, qui tire un parti si remarquable du cadre mystérieux de la ville de Québec. Cette réduction de la langue française à un jeu de société coïncide avec la suppression de la culture littéraire et des personnages québécois.

Il n’est pas indifférent qu’un texte comme Québécité et la conception dont il est porteur cherchent à museler la littérature québécoise. La présence d’une culture québécoise viable y minerait la légitimité d’un projet néocolonial dont le but est de forger un modèle littéraire marquant le Québec du sceau d’une civilisation néo-canadienne. La liste des influences dans le prélude du livret s’ouvre donc sur le film I Confess de Hitchcock, mais omet Le confessionnal de Lepage (QC, p. 11). Les dialogues limpides et jazzés sont émaillés d’allusions à la culture lettrée et à la culture populaire : pourtant, après les premières pages, on ne retrouve plus d’allusions aux formes les plus savantes de la culture québécoise. La première scène se termine par une référence aux parapluies de Laxmi et d’Ovide devant le Château Frontenac : « a mosaic of piano amid a collage of saxophone — a Riopelle parleying with a Pippin » (QC, p. 23). La conjonction des styles du peintre avant-gardiste québécois Jean-Paul Riopelle et des tableaux majestueux, plus réalistes, du peintre afro-américain Horace Pippin dessine une toile de fond idéologique destinée à faire de Québécité l’emblème improvisé d’un Québec où les cultures des descendants français et africains peuvent « parley » (QC, p. 25), c’est-à-dire, littéralement, entrer en pourparlers. Il est également possible qu’il y ait dans cette scène une allusion au roman de Roger Lemelin, Les Plouffe (1948), dans lequel le fils Ovide, dans un des passages clefs, s’introduit dans le Château Frontenac avec sa bien-aimée. Si allusion il y a, l’ironie (sans doute involontaire) percerait alors dans le fait que Lemelin apercevait moins dans le Château Frontenac l’essence de la culture québécoise, qu’un édifice d’inspiration impériale et britannique : « Les Québécois, écrit-il, s’étant obstinés à rester français dans leurs moeurs, dans leur langue et dans leur architecture, les conquérants semblent avoir cru bon, pour défier cette résistance, de dresser sur un site stratégique un édifice qui marquât leur victoire : le Château Frontenac [34]. »

Dans les premières pages du livret, plusieurs références semblent également faire entrer en résonance les cultures des diasporas francophone et africaine. Le roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer — dont on évoque le titre anglais édulcoré How to Make Love to a Negro (QC, p. 25) — fournit un exemple de la culture noire francophone du Québec. Un des premiers discours de Malcolm fait la critique de « Vegas Céline » Dion pour revendiquer la fidélité francophone de Marjo, la rockeuse des années 1980, de Gilles Vigneault et de MC Solaar (QC, p. 25). Cependant, après la deuxième scène, tandis que dans le texte commence à s’affirmer une idéologie de domination à vocation néocoloniale, les allusions à la culture québécoise francophone de souche disparaissent. Parmi les dizaines de références parsemant les dix-neuf scènes qui restent, seules figurent deux allusions à des produits culturels québécois. Les mouvements de Colette sont décrits comme étant « so Cirque-du-Soleil sinuous » (QC, p. 47), un hommage paradoxal à la troupe d’origine montréalaise mais qui, comme Céline Dion, est maintenant établie aux États-Unis. La deuxième référence se trouve dans la scène principale qui clôt le deuxième Cantos, alors que les parents de Colette Chan ont rejeté Malcolm parce qu’il est noir. Malcolm chante :

Québécois claim they’re « white niggers of America »

Peut-être, but I’m the Negro nègre of Québec !

Merde ! Merde ! Archetypal merde !

Franchement ! Nous sommes absurdes ! Absurdes !

QC, p. 69

En plus d’altérer la langue québécoise et de rendre risible le bilinguisme supposé de Malcolm, « merde » ne rimant avec « absurde » que si l’on parle français avec un fort accent anglais, cette strophe capitale contient la seule allusion de tout le livret à une oeuvre écrite par un Québécois de souche. L’ouvrage en question est, bien entendu, Nègres blancs d’Amérique (1968) de Pierre Vallières, essai écrit pour une large part derrière les verrous d’une prison américaine et qui est l’une des expressions les plus véhémentes de la vision postcoloniale de l’histoire du Québec. Contrairement à ce que semble insinuer Malcolm, Vallières se préoccupait moins de l’oppression du peuple québécois (il traitait la bourgeoisie québécoise avec mépris) que du sort des ouvriers francophones qui, en tant que classe sociale, présentaient certains parallélismes avec l’expérience afro-américaine :

[…] les travailleurs du Québec ont conscience de leur condition de nègres, d’exploités, de citoyens de seconde classe. Ne sont-ils pas, depuis l’établissement de la Nouvelle-France, au xviie siècle, les valets des impérialistes, les « nègres blancs d’Amérique » ? N’ont-ils pas, tout comme les Noirs américains, été importés pour servir de main-d’oeuvre à bon marché dans le Nouveau Monde ? Ce qui les différencie : uniquement la couleur de la peau et le continent d’origine [35].

Chez Vallières, l’analyse de la lutte des classes invite donc à établir un parallèle entre deux populations introduites au Nouveau Monde pour servir de main-d’oeuvre à bon marché. S’il est vrai que cette démarche est représentative du marxisme révolutionnaire des années 1960, tout comme les raccourcis dont elle souffre, l’exclusion de ses conclusions dans Québécité relève, quant à elle, d’une approche postmoderne anhistorique et témoigne d’une pratique qui, à l’orée du xxie siècle, s’attache aux questions raciales et identitaires pour mieux endiguer des revendications tirant leur légitimité de l’histoire [36].

La réfutation de Vallières par Malcolm joue un double rôle, dans la mesure où elle permet de nouer entre eux une histoire où l’émotion est parvenue à son point culminant et un développement à valeur argumentative où se cristallisent les options idéologiques d’un texte opposant désormais le concept de « négritude » aux revendications qu’autoriserait l’oppression néocoloniale prétendue du Québec. Malcolm met ainsi en scène sa propre négritude, porteuse d’une souffrance plus profonde, afin de disqualifier les prémisses sur lesquelles se fonde la thèse de Vallières. Dans ce contexte, la négritude devient l’instrument paradoxal de l’idéologie canadienne néocoloniale, puisqu’elle s’intègre à l’économie générale d’un discours multiculturaliste dont la fonction essentielle consiste à nier la légitimité d’une représentation postcoloniale du Québec. Par ailleurs, en évoquant Nègres blancs d’Amérique à l’exclusion de tout autre texte signé par un Québécois de souche, Québécité réduit la culture québécoise à une polémique pleine d’aigreur, qui néglige ses réalisations artistiques pour mieux insinuer que les aspirations du Québec procèdent d’un ressentiment borné et sans fondement. Il résulte de cette stratégie une réduction de la culture québécoise à une rhétorique discréditée, fruit empoisonné, pour reprendre les mots de Lord Durham, d’une « société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif » — preuve incontestable, enfin, que ce peuple aux récriminations aussi excessives que pitoyables aurait impérieusement besoin de s’ouvrir à l’influence civilisatrice de la culture anglophone canadienne. Bref, entre 1838 et 2003, le discours anglophone n’a guère changé, réaffirmant sans cesse sa supériorité culturelle supposée malgré les transformations de contenu auxquelles ses prétentions se sont prêtées.

Enfin, les autres allusions littéraires se déploient dans la suite du texte de manière à faire en sorte que la culture québécoise y devienne un espace vide, dont l’indigence réclame des traditions anglocanadiennes et françaises plus accomplies une intervention à vocation colonisatrice. Avare d’allusions à des écrivains québécois francophones de souche, Québécité est plus généreux envers les nombreux écrivains québécois, blancs ou de couleur, qui écrivent en anglais. Colette, qui étudie le droit, travaille comme clerc dans la maison Layton Cohen (QC, p. 62), une allusion aux poètes Irving Layton et Leonard Cohen. Il y a des renvois à la dramaturge Loreena Gale (QC, p. 60, p. 102), aux nouvellistes Nigel Thomas (QC, p. 61) et Yeshim Ternar (QC, p. 61), à l’écrivain inuit Mitiarjuk Nappaaluk (dont le nom est mal graphié) (QC, p. 61), et à des écrivains québécois francophones migrants comme Ying Chen (QC, p. 61) et Gérard Étienne (QC, p. 61). Nulle mention, toutefois, du romancier d’origine haïtienne Émile Ollivier, depuis plusieurs décennies l’écrivain francophone noir le plus respecté au Québec : est-ce parce que l’intégration d’Ollivier à l’institution littéraire québécoise, qui a culminé avec l’obtention du titre de Chevalier de l’Ordre national, va à l’encontre des assertions de Laxmi, le personnage le plus critique envers les Québécois « pure laine », alors qu’elle s’écrie qu’au Québec « les nés natifs nient, dénigrent la négritude [nativists negate, denigrate, négritude] » (QC, p. 67) ? Les allusions à la culture française internationale comprennent des références à Arthur Rimbaud (QC, p. 33), à Victor Hugo — Malcolm est un « élégant Quasimodo [handsome Quasimodo] » (QC, p. 44) —, aux Surréalistes (QC, p. 45), à Manet (QC, p. 47), à Monet (QC, p. 47), au Marquis de Sade (QC, p. 54) et à Stendhal (QC, p. 78), mais aussi aux écrivains du Sénégal, avec le poète et président Léopold Senghor (QC, p. 79), sans compter les clins d’oeil à Mai 1968, conçue « en France » comme une « révolte chic et sexy [classy, sexy revolt in France] » (QC, p. 91) — titres flatteurs auxquels ne pourrait guère prétendre, parions-le, le genre de révolte que représente le Référendum québécois de 1995.

Afin de mieux défendre et illustrer la « tolérance » multiculturelle en tant que discours cohérent capable de répondre avantageusement au nationalisme québécois, le livret étouffe de surcroît les voix discordantes du Canada anglophone. L’allusion à l’oeuvre du poète Marlene Nourbese Philip, pour laquelle la société anglocanadienne est « poliment mais violemment raciste [37] », élimine les sentiments d’aliénation dont elle témoigne. Colette Chan chante : « Si seulement l’anglais n’était pas une telle angoisse !/Si seulement le français n’était pas si “gauche” ! [If only English weren’t such anguish !/If only French were not so “gauche” !] » QC, p. 25). La première phrase renvoie au poème le plus connu de Nourbese, « Discourse on the Logic of Language », dont la formulation exacte est : « 1/angoisse/angoisse/l’anglais est/une angoisse étrangère [38] ». L’allusion à Nourbese ne manque pas d’à propos : il est très plausible que Colette, arrivée de Chine en 1989 et installée à Québec, trouve l’anglais « étranger ». Mais une telle caractérisation s’opposerait à ce que l’anglais soit le lieu naturel de la liberté et de la tolérance. Ainsi, la formulation « foreign anguish » de Nourbese devient, chez Colette, tout simplement « anguish », la suppression de foreign dans cette allusion signalant que l’idéologie néocoloniale doit prévaloir sur le souci d’une caractérisation cohérente du personnage.

Défense et illustration du multiculturalisme canadien

Défendre le multiculturalisme officiel suppose, dans Québécité, une attaque en règle contre ceux qui en font la critique. Laxmi chante : « Mais, “réel bain-crachoir”, je le déplore :/Yeshim Ternar est superbement supérieure [But “Real Spittoonbath”, I deplore :/Yeshim Ternar is superbly superior] » (QC, p. 61). Le romancier Neil Bissoondath, dont il est question dans ces vers [39], constitue à l’évidence une menace pour l’idéologie qu’entend illustrer le texte. Écrivain anglophone migrant habitant la ville de Québec depuis de nombreuses années, fort bien intégré à la société québécoise et à sa culture littéraire (les traductions de ses livres se vendent bien et il jouit même d’une sorte d’aura médiatique), Bissoondath s’est bâti une carrière dont les succès auraient été improbables dans un Québec raciste. Mais par-delà la carrière artistique de Bissoondath, c’est sa critique controversée d’un concept fondamental pour le multiculturalisme anglophone canadien, celui de « tolérance », qui est encore plus difficilement assimilable pour cette idéologie. Pour Bissoondath, il importe de distinguer la simple « tolérance » de l’« acceptation » :

La tolérance […] est bien plus fragile, car elle n’exige aucune connaissance véritable, mais plutôt une ignorance délibérée, la volonté arrêtée de ne pas entendre l’accent, de ne pas voir la couleur de la peau, la coquetterie dans l’oeil ou le gros nez de la personne qu’on a devant soi. Il s’agit d’une attitude d’indifférence qui comporte une part de condescendance.

[…]

Cette forme de tolérance peut rapidement se métamorphoser en attitude de défense, se manifester par un rejet de la différence et un refus de la nouveauté. Par contre, parce qu’elle exige un plus grand effort, la compréhension est une affaire autrement plus difficile, mais elle peut conduire à l’acceptation de l’autre et, pour les nouveaux arrivants, à un sentiment d’appartenance. En mettant l’accent sur ce qui est facile et superficiel, le multiculturalisme encourage la première et néglige la seconde.

Le Canada a longtemps été fier d’être une société tolérante, mais la tolérance ne peut pas suffire à créer la cohésion sociale. Créer une société qui sache accepter les autres serait un objectif plus élevé. Dans le meilleur des cas, le multiculturalisme semble n’offrir qu’une acceptation provisoire, et il n’est pas toujours facile d’être reconnu comme membre à part entière de la société — plutôt que comme simple associé [40].

Lorsque Clarke ridiculise le nom de famille hindou de Bissoondath, il illustre comment la tolérance peut se transformer en refus de ce qui est différent. Dans un passage que les défenseurs anglocanadiens de l’idée de « tolérance » considèrent sacrilège, Bissoondath a soutenu que les efforts tâtonnants du Québec en faveur de l’intégration des immigrants et des personnes de couleur dans une société francophone cohérente témoignent du fait qu’au Québec, « le débat est engagé, on n’élude pas les difficultés [41] ». Tandis que sous l’étendard de la « tolérance », le Canada anglophone s’est engourdi dans un état de complaisance distraite envers les « autres », Bissoondath soutient qu’au Québec, on est en train de jeter les fondements d’une culture d’acceptation interraciale. L’argument de Bissoondath repose sur une hypothèse que beaucoup considèrent maintenant comme datée : que toute société cherche à se construire une certaine cohérence. De fait, l’adhésion du Canada anglophone à un idéal de multiculturalisme procède en partie de la croyance répandue suivant laquelle le traité de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et les dernières vagues de la mondialisation ont rendu obsolète l’État-nation : adopter le point de vue de la fragmentation serait donc le signe que l’on est à la pointe de l’actualité. Cette « idéologie de la fragmentation » se voit, en revanche, clairement contredite par la volonté du Canada anglophone lui-même de tourner en dérision toute vision postcoloniale du Québec. Autrement dit, le Canada anglophone, du moins dans un contexte national, veut bien embrasser la fragmentation postmoderne, mais à condition que le Québec, lui aussi, la fasse sienne. Enfin, une partie de l’attrait exercé par le multiculturalisme au Canada anglais, au point d’en faire le nouveau discours hégémonique, réside, en même temps et paradoxalement, dans sa capacité d’articuler une identité canadienne cohérente en opposition à la méfiance raciale qu’on impute aux États-Unis.

Québécité souligne l’importance de cette stratégie discursive en faisant d’une Yeshim Ternar « superbement supérieure [42] » le nécessaire contrepoint d’un Bissoondath « déplorable ». L’exclusion des voix discordantes est même renforcée dans la dernière scène de Québécité, la fin de l’opéra invitant lecteurs ou spectateurs à s’interroger sur la conception du multiculturalisme qu’expriment ces didascalies figurant à la fin du livret : « Le drapeau du Québec descend des chevrons, mais ses quatre sections sont ici beige, rose, or et indigo, et les fleurs de lys correspondantes violette, orange, noire et cramoisie, et verte la ligne en forme de croix qui segmente l’ensemble [The Québec flag descends from the rafters, but its four panels are, here, beige, pink, gold, and indigo, and its fleurs-de-lys, are correspondingly, violet, orange, black and crimson, and its cruciform segmentation is green] » (QC, p. 92). Ce luxe de coloris dont on gratifie le drapeau québécois tient lieu de dénouement à cet opéra-jazz et en couronne le programme idéologique, effaçant ainsi l’histoire québécoise au profit d’un symbole de « tolérance » anhistorique aux couleurs du multiculturalisme anglocanadien. À l’occasion de la première représentation au festival de jazz de Guelph, le librettiste avait demandé qu’on joue un extrait musical de Mon pays de Gilles Vigneault au moment où le nouveau drapeau québécois descendait. Intégrer à ce dénouement et à cette pièce l’une des chansons contemporaines les plus connues du Québec n’est pas un geste innocent : la citer revient alors à occulter les traditions musicales francophones du Québec et, sur ses ruines, à ouvrir la voie à une nouvelle vision du Québec, résolument anhistorique et dictée par une idéologie anglocanadienne dont les ambitions néocoloniales se drapent dans le multiculturalisme.

L’exclusion des personnages québécois de souche signale d’une manière tout aussi frappante l’entreprise d’occultation culturelle à l’oeuvre dans Québécité. La suppression de ces personnages, désormais absents du portrait que l’on fait de la ville de Québec, suivant en cela l’exemple impérial du I Confess de Hitchcock, tout comme l’omission de la culture littéraire québécoise du répertoire des allusions de l’opéra, soulignent les limites du concept de « tolérance ». Derrière la célébration de la différence annoncée, on retrouve un essentialisme bien enraciné. On aurait pu présumer que les principes du multiculturalisme s’appliqueraient aux Canadiens de toutes les ethnies, depuis les communautés culturelles les mieux enracinées jusqu’aux plus récentes, et que tous pourraient se mêler les uns aux autres dans leur vie professionnelle et personnelle. Cependant, le multiculturalisme présenté ici exclut les Québécois de souche et, tandis que l’opéra prêche la tolérance, sa mise en scène décrit une alliance entre personnes de couleur qui s’approprient le canevas pittoresque de la ville de Québec, rejouant ainsi une sorte de bataille des plaines d’Abraham postmoderne. L’absence de toute liaison amoureuse entre personnages québécois blancs et de couleur suggère que cette vision de l’avenir n’admet pas les mariages entre Québécois de couleur et Québécois blancs.

Un multiculturalisme patriarcal

Dans le prolongement de cette frontière qui semble se dessiner entre les races, les personnages féminins jouent un rôle fondamental dans la formulation de la vision multiculturelle que propose Québécité. Les protagonistes féminins permettent de remplir le vide laissé par une identité québécoise oblitérée, mais paradoxalement leur rôle, quoique important, paraît malgré tout se confondre avec celui de réceptacle, voire de « couveuse », c’est-à-dire de lieu d’incubation devant donner naissance à une nouvelle génération de Québécois. Colette et Laxmi participent au projet de re-colonisation du Québec dans la mesure où elles vont permettre aux personnages masculins, Ovide et Malcolm, de prendre possession, tels des conquérants, de leur nouveau territoire, toutes deux appartenant à une deuxième génération d’immigrants tandis que les hommes sont récemment arrivés. Leur nouvelle alliance est imprégnée d’une idéologie paternaliste et fédéraliste qui, au demeurant, mine la leçon moralisante que cherche à livrer l’auteur.

Mais qu’une pareille conception du multiculturalisme soit problématique, rien ne permet peut-être mieux d’en juger que la représentation de ces femmes, qui doit tant à un certain orientalisme et aux images qu’il a culturellement déterminées. Ici, une « nature exotique » fixe les caractères de Laxmi et Colette, deux jeunes femmes d’origine asiatique dont le portrait donne à voir les traits typiques d’un érotisme oriental conçu au prisme de l’Occident. À trois reprises, Laxmi se voit comparée à Lakmé, le personnage éponyme de l’opéra (1883) de Léo Delibes, compositeur français : Colette est l’incarnation d’une « Manet siren in a Monet scene/a Chiang Yee vision dreamt by Anaïs Nin » (QC, p. 47). Lakmé, une prêtresse hindoue, tombe amoureuse d’un officier français, mais cet amour impossible, qui entraîne son suicide, fait de cette héroïne pure, vertueuse et exotique, une victime expiatoire du monde civilisé de son amant. Les références aux ouvrages de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle (Delibes, Manet, Monet et Nin) permettent d’accumuler les stéréotypes orientaux dont se charge tout particulièrement la représentation du personnage féminin, figure exotique devenue fruit suave que l’on croque. « Les femmes sont généralement les créations d’un phantasme du pouvoir masculin [43] », écrivait Edward W. Said à propos de l’imaginaire orientaliste, et c’est précisément cet esprit qui préside à l’alliance entre phantasmes sexuels de domination et visions impériales subjuguant l’Orient, visions où s’exprime d’ailleurs le désir sexuel réprimé par la rigidité des codes moraux et sociaux auxquels était alors soumis l’homme européen. Dans le bel ouvrage qu’elle consacrait à l’orientalisme en peinture, Mary Anne Stevens remarquait :

L’une des préoccupations qui ont profondément affecté la compréhension occidentale du Proche-Orient a été la croyance que cette région pouvait satisfaire la forte envie de l’Occident pour une expérience exotique. L’exotisme a signifié l’exploration artistique de territoires et d’époques dans lesquels les envolées forcées de l’imagination ont été possibles parce qu’elles avaient lieu hors de l’opération restrictive des règles classiques [44].

De même, la présence de Laxmi suscite un frisson de désir qu’imprègnent l’attrait des charmes de l’Orient — mais aussi ses dangers. Elle est une « Salomé, femme fatale — pure soie et teck [femme-fatale Salomé — pure silk and teak] » (QC, p. 56), une « odalisque passionnée [sultry odalisque] » (QC, p. 62), une « diva devi — de souche » (QC, p. 78) ; elle est le reflet de la « belle époque India » (QC, p. 81) et incarne un « Chola bronze » (QC, p. 81). En tant qu’objet mystérieux et précieux provenant du passé, Laxmi représente l’Inde traditionnelle, une terre ancienne qui ne change pas, une contrée qui, comme le Québec dans cette représentation où se renouvellent les thèses de Durham, ne peut réunir les forces nécessaires à son développement. Quoi de plus légitime, dès lors, que les avances d’Ovide lorsqu’il cherche à lui procurer une vitalité dont elle est privée ? Suivant le même esprit, et comme le souligne encore une fois Said, l’orientaliste travaille à fixer l’Orient dans le passé, en dépit de ses réalités contemporaines, et suscite des images d’un Orient suranné et immuable :

[…] la conception masculine du monde, dans son effet sur l’Orientaliste pratiquant, tend à être statique, gelée, éternellement fixée. La vraie possibilité de développement, de transformation, de mouvement humain — dans le sens le plus profond du mot — est déniée par l’Orient et par l’Oriental [45].

Laxmi rejette, il est vrai, la débauche ; toutefois, à un niveau moins explicite, le thème récurrent d’une lascivité asservie devient, tout comme chez son amant Ovide — elle le dit « pushy like Priapus » (QC, p. 83) —, insistant. Ce sont non seulement les avances répétées d’Ovide que Laxmi doit subir, mais encore les paroles impudiques et obscènes qu’elle profère qui la subjuguent en la livrant au désir de l’autre. En parlant d’Ovide, elle s’exclame :

He painted me as « une pute exotique —

une lascivité proprement asiatique ».

Mais je ne suis pas une débutante lubrique

avec une chatte gluante, pimentée, impudique.

QC, p. 80

Même si Laxmi reprenait alors les paroles d’Ovide (et il est assez improbable qu’il s’exprimerait ainsi en sa présence), un tel discours ne cadrerait pourtant pas avec le caractère sobre et réservé de la jeune femme. De fait, il sert plutôt à sexualiser une femme qui résiste à la sexualisation. Dans la même veine, la définition du mariage que propose Laxmi : « What’s matrimony ? C’est un bordel dans une chienlit » (QC, p. 83), renferme encore une part de grossièreté, cette fois-ci empruntée aux paroles célèbres lancées par le Général de Gaulle aux manifestants de Mai 1968. À son retour d’un voyage officiel en Roumanie, De Gaulle se serait écrié : « Alors, ces étudiants, toujours la chienlit ! » et « C’est le bordel partout [46] ». En utilisant le terme « chienlit » (chier au lit, littéralement), le général laissait éclater sa fureur ; cependant, placées dans la bouche de Laxmi et utilisées pour exprimer ses sentiments envers le mariage, ces paroles excessives et vulgaires constituent une forme d’assaut narratif destiné à vaincre les réticences d’un personnage féminin.

Si les origines indiennes de Laxmi éveillent des images empreintes d’une volupté langoureuse, dans le cas de Colette, c’est sa petite taille et son corps d’adolescente qui font l’objet d’allusions répétées. Qu’elle soit assise sur le banc de piano à côté de Malcolm ou sur le bord du lit dans la chambre d’hôtel, chaque fois, ses pieds ne touchent pas au sol (QC, p. 28 et 44). Elle confie avoir adopté les coutumes de ses ancêtres, lesquelles ont façonné le style de la poupée chinoise : « pour être Mandarin, je m’habille comme les mannequins —/Silhouettes modelées sur les femmes-enfants [to be a Mandarin, I dress like mannequins —/Silhouettes modelled on adolescent women] » (QC, p. 51). Julia Kristeva, décrivant la coutume féodale du pied bandé dans ses essais sur les Chinoises, souligne à quel point les souffrances « transforment une femme en fétiche et ainsi seulement en objet d’amour. C’est en suivant en quelque sorte le sort de ses pieds mutilés et fétichisés qu’une femme entre dans le code amoureux — code de larmes et de souffrances [47] ». Se conformer à l’ordre socioculturel qu’impose une société patriarcale exige, pour ainsi dire, que l’on se coule dans un certain moule — et les nombreuses directives que reçoivent les personnages féminins de Québécité vont en ce sens. Les descriptions des costumes de Colette continuent à la peindre en adolescente et, dans de nombreuses scènes, ses tenues rappellent celles de l’uniforme coquin de l’écolière : « a pleated, paisley indigo miniskirt, with her hair parted in two braids » (QC, p. 24) ; ou les froufrous de la petite fille : « a pink chiffon short skirt with gold knee-high stockings » (QC, p. 51), et « a black ballerina tulle skirt with a frilly petticoat of black lace » (QC, p. 69). Bref, autant de passages où Colette semble satisfaire le phantasme masculin de la femme-enfant et de la poupée orientale [48].

Les regards qui fixent les deux personnages féminins les constituent en tant qu’objets aux yeux du narrateur et des protagonistes masculins. Tout comme le territoire québécois, leur identité est une case vide que le texte peuple d’une troupe de vedettes de cinéma et de mannequins. Les didascalies indiquent : « Colette, this beauty — bronze and brass — who resembles Vanessa Mae — if filmed by Tinto Brass » (QC, p. 39) ; Laxmi « resembles Madhuri Dixit in Versace and Marpessa Dawn in Orfeu Negro » (QC, p. 43). Partout, en somme, l’image médiatisée de la femme investit, définit et fixe l’idéal de la beauté féminine.

Dans une scène où Malcolm et Ovide prennent un verre ensemble, ils évoquent goulûment la « fille-appât adorablement dégoûtante [adorably filthy fille-appât] » (QC, p. 54). Lorsque Ovide admet qu’il passe certaines nuits perdu dans ses phantasmes, Malcolm compare cette folie à « une scène scénarisée par Sade [a scene scripted by Sade] » (QC, p. 54). La polarisation de la sexualité (pécheresse ou pure) annonce une perspective puritaine à peine voilée, et cette dichotomie est renforcée par une représentation des deux hommes en chasseurs et des deux femmes comme chastes, retenues et objets de toutes les assiduités. Dans Québécité, les hommes recherchent le plaisir, tandis que les femmes s’inquiètent de leur honneur et de leur avenir. Bien que Colette couche avec Malcolm, elle se méfie de l’inconstance masculine : « Les mots ont une fâcheuse tendance à se transformer en mensonges [Words have an annoying tendency to turn into lies] » (QC, p. 40). Elle demande également : « Ne suis-je qu’un morceau que vous dégustez et avalez/Puis oubliez… [Am I a morsel you’ll taste and swallow/And forget…] » (QC, p. 46). Le jugement de Laxmi est encore plus catégorique : « Le désir des hommes est de déflorer, de dévorer et de s’en aller [Men’s desire is to deflower, devour and depart] » (QC, p. 63), ajoutant même : « La seule aptitude masculine est l’avidité/à violer la vertu dans chaque voisinage [Rapacity is the only male capacity/violating Virtue in every vicinity] » (QC, p. 83). Tout au long du texte, c’est le désir masculin qui perce — par exemple, « Je goûte le concert de tes gémissements [I taste your flurried moans] » (QC, p. 34) — tandis que les femmes résistent aux avances de leurs prétendants. Lorsque Ovide embrasse Laxmi, elle le gifle (QC, p. 68). Même les relations sexuelles entre Colette et Malcolm, décrites comme « un montage de flûtes, puis un triomphe de Tijuana — une trompette relevant et faisant résonner son olé [an erection of flutes, then a triumph of Tijuana — flavoured trumpet braying Olé] » (QC, p. 47), sont présentées sous une double entente machiste qu’accompagnent un symbolisme phallique et une fanfaronnade conquérante éhontée.

Le cliché de l’homme mûr (Malcolm et Ovide ont vingt-cinq ans et exercent leur profession) et de la jeune femme inexpérimentée est omniprésent. Laxmi et Colette sont toutes deux des étudiantes de vingt-et-un ans : toujours en apprentissage, elles ne détiennent encore ni pouvoir ni autorité susceptibles de représenter une menace. De plus, les femmes sont sous la tutelle de leur famille et de leurs traditions, tandis que les hommes sont libres de se livrer à la poursuite, à l’exploration et à la conquête de l’objet de leur désir. Musique et poésie viennent servir la cour assidue qu’ils leur font, et les femmes font figure, en quelque sorte, de simples réceptacles destinés à recevoir leurs offrandes. Mais avec ces femmes qui accèdent aux désirs de ces hommes se trouve surtout renforcé un argument narratif dont la structure est commandée par un point de vue tout à la fois fédéraliste et patriarcal, les femmes n’ayant plus désormais qu’à procréer pour offrir une nouvelle génération au nouveau Canada multiculturel. Dans la même veine, Québécité érige en modèles plusieurs personnages féminins jouant un rôle éminent dans les médias canadiens, ce qui contribue de nouveau à effacer l’apport des Québécoises. Deux magazines canadiens, Châtelaine et Flare, sont chargés de représenter la femme canadienne (et non pas québécoise) idéale. Colette tient sous le bras un exemplaire de Châtelaine où figure un portrait de Michaëlle Jean sur la couverture (QC, p. 51). Journaliste et animatrice québécoise d’origine haïtienne, Jean a été adoptée par les médias anglophones, et la place qui est devenue sienne à CBC Newsworld incarne l’intégration du Québec au sein du système fédéral, tout en éclipsant le fait que sa carrière a été lancée par les médias francophones québécois. Malcolm dit encore de Colette qu’elle est une « Suzanne Boyd gamine » (QC, p. 51), une allusion à celle qui était jusqu’en janvier 2004 l’éditrice de Flare, le premier magazine de mode au Canada. À l’égard des deux personnages féminins, ces renvois inscrivent donc au coeur de l’invention dramatique un appareil idéologique anglocanadien porté par ses élites et défini par ses aspirations hégémoniques.

Le machisme des personnages masculins prépare enfin le triomphe du cliché désormais inévitable de la rédemption de l’homme immoral par la femme noble et pure. Dans ce contexte, seules la vertu et l’ethnicité des femmes, qui sont inextricablement liées, sauront redorer le statut moral de ces hommes. Grâce à une Laxmi « ultra-clean » (QC, p. 56), Ovide renoncera à sa vie de séducteur ; quant à Malcolm, la famille de Colette, en l’acceptant, exonère du même coup tous les Canadiens d’origine chinoise du soupçon d’intolérance raciale, privilège dont sont naturellement exclus les Québécois « pure laine » et nouvelle preuve propre à confirmer une esthétique du jazz conçu comme art de la fusion : « Jazz is multiculti-Aboriginal-Semitic-Afro-Asian-Caucasian » (QC, p. 26). En épousant ces femmes d’origine asiatique, les hommes confirment le principe d’une esthétique de couleur et font éclore le rêve d’un Québec multiethnique, commodément purgé de ses citoyens « pure laine » et racistes. Ainsi, de même que l’espace québécois se trouve envahi par le modèle multiethnique, les personnages féminins subissent les assauts d’une morale patriarcale où toute forme d’altérité est investie par les poncifs d’une idéologie multiculturaliste triomphante. Lorsqu’Ovide chante le passage suivant, lyrisme, sexualité et politique de domination s’entremêlent si curieusement que ces vers ne semblent écrits que pour corroborer nos observations critiques :

La lune agrandit son blanc domaine, embrigade

Territoire sur territoire,

Augmente son blanc pouvoir sur les mers, les ombres, les étoiles,

Et conduit la nuit vers un exil argenté.

Mon coeur est comme un impérialiste —

Annexant des états qui sont hors de lui…

[The moon expands its white domain, intakes

Territory upon territory,

Increases its white hold on seas, shadows, stars,

And drives night into silvery exile.

My heart is like an imperialist —

Annexing states outside itself…]

QC, p. 59

Bref, Québécité n’adopte pas un modèle inclusif. Aucun personnage québécois de souche n’apparaît dans l’opéra, à l’exception de Mireille, l’ex-compagne d’Ovide Rimbaud, qui est rapidement congédiée : « Mireille me consternait et ne me satisfaisait pas [Mireille was dismaying and dissatisfying] » (QC, p. 56), et, par la suite, d’un second personnage évoqué dans un contexte difficile où Ovide multiplie les tentatives pour séduire Laxmi. Le fait que Laxmi se refuse à Ovide lui vaut de sévères reproches ; il chante : « Laxmi, tu nies la nature, et ce n’est pas naturel./Même les prêtres prompts à culbuter les putains trébuchent [Laxmi, you negate Nature, and that’s unnatural./Even nimble priests to supple putains tumble[49] » (QC, p. 35). Ces refus de Laxmi sont d’abord attribués à sa culture asiatique traditionnelle : « Je suis une vierge — et le suis fièrement [I’m a virgin — and proudly that] » (QC, p. 43). Puis, dans les instants dramatiques de l’avant-dernière scène, alors qu’elle doit à nouveau justifier la valeur qu’elle accorde à sa virginité, elle répond qu’elle place « the God of Chastity, Rama » audessus du « God of Love, Kama » (QC, p. 84) ; mais Ovide persiste, et Laxmi avoue enfin le traumatisme d’enfance qui aurait déterminé sa conception de la sexualité :

Quand j’avais douze ans, j’ai vu par hasard

Mon père embrasser quelque scandaleuse Québécoise ;

Elle était visqueuse, une vichyssoise crémeuse.

Il n’a pas su que j’avais vu cette évidente turpitude

[When I was twelve, I accidentally saw

Father kissing some shocking Québécoise ;

She was viscous, a creamy vichyssoise.

He didn’t know I saw, clear viciousness saw]

QC, p. 84

C’est en divulguant ce secret que Laxmi réussit enfin à se libérer, cette révélation coïncidant avec l’apogée de l’opéra puisqu’elle permet à Laxmi et à Ovide de se marier ; puis, quelques vers plus loin, Colette et Malcolm, que le refus des parents de Colette avait d’abord séparés, sont réunis, et les deux couples se préparent pour une longue vie de tolérance et de bonheur. Cependant, le quatrain de Laxmi représente aussi le point culminant du programme idéologique de l’opéra, dans la mesure où il articule ce que le texte tente à la fois d’exprimer et de dissimuler : une haine sans mesure des Québécois « visqueux » et blancs. La « trahison » (QC, p. 84) du père de Laxmi n’est pas envers sa femme, mais plutôt envers sa couleur ; il a transgressé la loi cardinale et tacite interdisant la mixité entre Québécois blancs et de couleur. La peau transparente et repoussante de la Québécoise est trop « visqueuse » au toucher, si bien qu’à la fin de l’opéra, le terme « Québécois » est devenu synonyme de racisme et d’infériorité raciale. Malcolm, protestant contre le fait que les parents de Colette ne puissent l’accepter comme gendre, s’écrie : « Are Chinese pure laine like some Québécois ? » (QC, p. 71).

*

L’explosion de Jacques Parizeau lors du référendum était une généralisation hargneuse ; la réfutation littéraire qu’oppose Clarke à un « Parizeau, paranoid » (QC, p. 67) est beaucoup plus calculée et explicite dans son exclusion raciale et culturelle. Dans un ouvrage précédent, où il critiquait la déclaration de 1979 du député péquiste Jean Alfred qui avait avoué tenir davantage à la libération du Québec qu’à l’unité nationale noire, Clarke avait écrit, d’un ton désespéré : « La primauté donnée au schisme Canada-Québec marginalise toutes les autres questions ethniques, raciales ou linguistiques [50]. » Cette frustration réapparaît dans Québécité, où la campagne pour élever l’unité nationale noire au-dessus de la blancheur se heurte à la reconnaissance que ressent Ovide Rimbaud envers le Parti québécois : « Quand mes parents ont quitté Haïti, échappant à Duvalier,/Le parti Québécois a dit “Venez, restez” [When my parents left Haiti, dodging Duvalier,/Le Parti Québécois said, “Venez, restez] » (QC, p. 67). On remarquera que les autres personnages n’engagent pas une discussion sur ce sujet, malgré le fait qu’ils ne sont vraisemblablement pas d’accord avec le point de vue d’Ovide. Ce silence témoigne peut-être d’une volonté conciliatrice, mais il illustre aussi, au sens où l’entend Bissoondath, le refus de la confrontation, réflexe si caractéristique d’un multiculturalisme anglocanadien « tolérant ». Personne ne s’occupe du point de vue différent qu’exprime Ovide et, dans la scène finale, il se joint en choeur aux autres. Ajay Heble écrit dans son « Postlude » au livret : « En fait, Québécité n’est pas, clairement, en train de faire une déclaration au sujet de l’unité nationale noire [51]. » Le fait que Heble ressente le besoin de nier cette interprétation nous laisse supposer que le texte pourrait néanmoins donner à lire un appel à ce genre d’unité. Mais si Québécité parvient à faire entendre un appel à la solidarité entre gens de couleur, c’est bien en étouffant les Québécois « visqueux » et leur histoire sous un voile de « tolérance » multiculturelle. Cette rhétorique qui, autrement, aurait soulevé des objections d’intolérance raciale passe sans encombre parce qu’elle est codée dans le langage de l’idéologie hégémonique anglocanadienne. La virulence exceptionnelle avec laquelle Québécité met en oeuvre le discours néocolonialiste, bien qu’implicite dans d’autres productions anglophones, n’est pas pour autant facile à décrypter. Dans le Canada contemporain, le multiculturalisme et le gommage de l’identité culturelle distincte du Québec existent en symbiose. Alors qu’il se félicitait de la marginalisation du Québec dans un Canada où, pour la majorité des nouveaux immigrants, la « bataille des Plaines d’Abraham [ne signifie] rien de plus […] que les traités de Westphalie [Battle of the Plains of Abraham [means] no more […] than the Treaty [sic] of Westphalia[52] », le commentateur politique conservateur John Ibbitson remarquait que « le prix à payer pour englober le multiculturalisme a été un certain anhistoricisme national [53] ».

Critiquer les démarches de dénégation de l’histoire distincte du Québec et de sa condition postcoloniale à l’oeuvre dans Québécité n’a pas pour objet, bien entendu, de nier le fait que les personnes de couleur puissent subir des discriminations raciales au Québec. Ici, le propos cherchait plutôt à montrer, comme le rappelle Paul Serralheiro dans sa critique de la représentation de Québécité au Guelph Jazz Festival, que « l’essence du Québec a été extrêmement mal représentée. Le Château Frontenac n’est pas synonyme de culture québécoise — en fait, en tant qu’hôtel du Canadien Pacifique tout près des Plaines d’Abraham, comme un souvenir postcolonial de la conquête, il est de plusieurs façons antithétique de ce qu’est le Québec [54] ». Que Québécité ait bénéficié, bien que cousu de stéréotypes dénigrant une composante importante de la société canadienne, d’une couverture médiatique importante et ait été diffusé sur la CBC Radio One le 10 octobre 2003 accrédite son statut de porte-parole d’un discours culturel à vocation hégémonique qui est perçu comme vital au maintien d’une identité canadienne d’abord conçue comme anglophone. D. D. Jackson n’a laissé aucun doute sur cette intention lors de son entretien avec Eleanor Wachtel quand il a affirmé : « Ce qu’ultimement nous aimerions réellement faire, c’est exporter [Québécité] en le présentant dans le monde entier comme un exemple de la culture canadienne [55] » (AT). Désormais, le public international peut s’attendre à être convié à partager une vision du Canada fondée sur la tolérance multiculturelle, cette « tolérance » et ce multiculturalisme rappelant pourtant davantage le portrait que traçait Edward W. Said de l’imaginaire orientaliste, puisque l’une et l’autre s’affirment aux dépens d’un Québec dont la culture occultée cède le pas au spectacle d’un exotisme. Québécité convertit ainsi la langue, l’histoire, la littérature et la culture distinctes du Québec en une absence qui permet à la voix de l’orientaliste de résonner d’autant plus fort.