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Les tentatives des autorités impériales pour rendre le Bas-Canada gouvernable dans les années 1830, de même que les luttes pour l’hégémonie menées par les factions politiques de la colonie, se sont toutes accompagnées de plans et de projets visant à reconfigurer les rapports entre territoire, population et représentation politique. Je m’attache tout spécialement, dans ces pages, aux positions adoptées par les associations constitutionnelles de Montréal et de Québec dans le débat sur l’équité de la représentation politique, débat qui fit rage dans la colonie après l’adoption des Quatre-vingt-douze Résolutions et les élections de 1834[2]. J’y examine cette partie des travaux de la commission Gosford qui traite de l’état de la représentation politique dans la colonie.

Officiellement appelée « Commission for the Investigation of all Grievances affecting His Majesty’s Subjects of Lower Canada » et formée du gouverneur général lord Gosford, de sir George Gipps et de sir Charles Grey, cette mission fut créée par le gouvernement whig malgré l’opposition des associations constitutionnelles et dépêchée au Canada à l’été de 1835. Son rapport final porte la date du 17 novembre 1836[3]. Entre autres constats, la majorité des signataires conclut qu’il serait peut-être possible d’améliorer la protection des minorités dans le Bas-Canada, mais que rien ne justifierait une intervention impériale en matière de représentation politique. Ce fut là, pourtant, le plus sérieux contentieux chez les commissaires. Sir Charles Grey, qui fit dissidence sur ce point et qui était particulièrement sympathique aux revendications de la Montreal Constitutional Association, recommanda fortement de réécrire la constitution du Bas-Canada de manière à diviser la colonie en au moins cinq et, peut-être, dix parties, dotée chacune d’un corps législatif inférieur et formant une fédération. Ce plan ne fut pas retenu par Londres ; pour les historiens de la politique, il n’aura donc été, au mieux, qu’un des nombreux projets laissés pour compte concernant le Bas-Canada des années 1830.

Dans la perspective de la « gouvernementalité » coloniale qui forme le cadre de cet article, les thèses des associations constitutionnelles, de même que les délibérations et conclusions de la commission, méritent pourtant qu’on les examine de plus près. De ce point de vue, ce sont les conceptions des fins du gouvernement, les formes et les modalités de la pensée politique, la collecte des éléments de preuve et l’utilisation de modes particuliers de raisonnement politique qui sont significatifs. Je soutiens que le débat sur la représentation politique signale, dans la mentalité du gouvernement de la colonie, un passage d’une logique de mercantilisme, qui commanda la rédaction de la constitution de 1791, à une logique de libéralisme politique qui sous-tendit l’Acte d’Union de 1840. Je note aussi que les conceptions libérales de l’équité en matière de représentation politique contenaient des tensions internes qui permirent aux associations constitutionnelles de défendre des positions contradictoires quant aux droits des électeurs canadiens-français. Telles sont parfois les ruses de la raison.

Le concept de « gouvernementalité » – « mentalité du gouvernement » – que j’emploie ici fut inventé par Michel Foucault qui tentait alors de séparer l’analyse de la formation de l’État et du pouvoir politique de la théorie de la domination, particulièrement de l’économisme marxiste[4]. Pour le marxisme, l’analyse historique s’articule obligatoirement sur la lutte des classes et l’exploitation capitaliste. La raison d’être et l’importance relative des phénomènes empiriques ne se définissent qu’en fonction de ces déterminants fondamentaux. Le but analytique de cette théorie de la domination consiste à démontrer la relation entre les phénomènes sociaux et la logique centrale des rapports de classe. D’autres théories générales de la domination – sexuelle, raciale, colonialiste ou nationaliste, par exemple – définiront différemment la dynamique de domination, mais pourraient aussi céder à la tentation de laisser leurs présupposés théoriques concernant la domination prédéterminer leur champ de recherche.

Par contraste, la problématique de la gouvernementalité ne tend pas à la constitution d’une théorie, mais à une stratégie analytique du gouvernement. Bien qu’une telle stratégie analytique puisse compléter une théorie de la domination, elle ne s’y enracine pas. Aux multiples « pourquoi ? » d’une théorie de la domination, elle substitue une suite de « comment ? » : comment le gouvernement est-il mené ? Quelles formes et pratiques de savoir définissent son champ ? Quelles sont les fins immédiates et dernières du gouvernement ? Qui ou quoi est gouverné, et comment ? Dans quels discours, l’activité gouvernementale projette-t-elle sa propre rationalité ? Quelles sont les tensions qui existent au coeur d’une mentalité gouvernementale donnée, et quelles sont les formes de résistance que provoquent les mesures du gouvernement[5] ?

La commission Gosford figure certes dans l’historiographie du Bas-Canada des années 1830 et certaines des remarques que j’y consacre ont été formulées ailleurs[6]. Pour la plupart des études antérieures, cependant, elle n’offre d’intérêt que dans le cadre des récits de la Rébellion, où on la considère d’abord et avant tout comme une tentative ratée de conciliation ou comme une manoeuvre dilatoire de la Couronne. On ne s’est donc guère intéressé au fonctionnement même de la commission, par exemple au mode de travail des commissaires, à leurs informateurs, aux sources d’information dont ils font état, à leur conception de la liberté politique, de l’équité et des objectifs de l’Empire et aux sujets litigieux qui les divisaient. Personne ne s’est penché sur ce qui leur advint après leur départ du Bas-Canada. En outre, le fait que la commission Gosford ait constitué la première application, en Amérique du Nord, de cet instrument relativement nouveau du gouvernement libéral anglais – la commission royale d’enquête – n’a pas retenu l’attention, contrairement aux tonnes d’études consacrées à la deuxième commission royale, celle de lord Durham[7].

Inventée par le gouvernement anglais au début du xixe siècle, la commission royale d’enquête avait pour but de mettre les « faits pertinents » au service de l’élaboration d’une politique. Elle fut au coeur même de la révolution gouvernementale de ce même siècle et servit à plusieurs fins politiques. Confiée à des hommes habiles, tel Edwin Chadwick, la sélection minutieuse des témoins, le contrôle des questions posées, l’ordre de présentation des faits, de même que diverses autres méthodes pouvaient garantir que « les faits » confirmaient la justesse de mesures dont on avait déjà décidé de l’adoption. La commission devenait alors ce qu’Adam Ashforth a appelé « un procédé délibéré de légitimation », un outil idéologique. Pourtant, la commission d’enquête devint un lieu où les gouvernements anglais adoptèrent une attitude critique et consciemment réflexive vis-à-vis du rapport entre les objectifs d’une politique et la réalité concrète de son champ d’application[8]. De ce point de vue, j’estime la commission Gosford particulièrement importante. Ses membres étaient d’opinions politiques différentes et elle ne pouvait imposer aucune mesure. Pour ces raisons, les commissaires purent s’interroger relativement librement sur les causes et les conséquences des doléances et des revendications des habitants du Bas-Canada et planifier un ensemble de possibles solutions de rechange. Ils esquissèrent ainsi, en grande partie, le règlement qu’on allait plus tard imposer au Bas-Canada, de même que plusieurs autres solutions qui demeurèrent sans suite mais qui auraient certes pu s’appliquer.

En discutant des questions de représentation politique, les membres des associations et les commissaires eux-mêmes jonglèrent avec les concepts abstraits de relations entre population, territoire et sécurité, à quoi se mêlèrent des considérations sur les conditions locales, les intérêts de l’Empire et les aptitudes des électeurs. Ce que sir George Gipps appelait l’objectif d’un « bare empire » dans le Bas-Canada s’opposait à des conceptions plus vastes de la mission civilisatrice globale de l’Angleterre[9]. Les notions selon lesquelles la justice et l’équité devaient s’appliquer à la distribution de la population dans un espace politique abstrait étaient mises en regard de ce que les commissaires estimaient être les réalités du conflit politique sur le terrain. La Montreal Constitutional Association tenta de justifier son projet de priver les Canadiens français du droit de vote et d’établir une domination anglaise en invoquant à la fois la nécessité politique et une conception de l’équité reposant sur le nombre. Si les notions antérieures d’États politiques et d’ordres hiérarchiques de la population n’avaient pas disparu de ces débats, on fondait de plus en plus l’argumentaire sur des données statistiques qui homogénéisaient et globalisaient dans un registre différent les relations et les conditions sociales[10].

Les données du recensement de 1831 furent un élément central du débat sur la représentation, à quoi s’ajoutèrent d’autres données statistiques. Les associations et les commissaires recomposèrent les catégories de recensement et extrapolèrent les données numériques à leurs propres fins. On tenta de rendre lisibles les conditions prévalant dans le Bas-Canada en dressant des tables de population et des tableaux de rentabilité des investissements selon l’origine nationale. La Montreal Constitutional Association traça les grandes lignes d’un système électoral recomposé. Sir George Gipps se fit particulièrement novateur en élaborant un tableau qui modélisait la proportionnalité de la représentation en combinant des nombres variables de députés et de voix par électeur.

L’agitation des associations, les délibérations de la commission et les rapports qui s’ensuivirent participèrent donc (en l’étendant) d’une mentalité gouvernementale libérale qui resituait les objectifs du gouvernement, abstraitement définis, en termes de rapports entre population, territoire et appareils de sécurité. Pratiquant une forme primitive de sciences sociales, cette mentalité faisait appel à la statistique comme preuve et comme forme de connaissance, et replaçait ses données variables dans le cadre de l’économie politique. L’espace politique pouvait être perçu comme un espace abstrait, un champ d’équivalence vide dans lequel le problème gouvernemental se résumait à l’articulation et à la disposition des sujets politiques de manière à optimiser l’atteinte des objectifs politiques[11]. La mentalité du gouvernement constituait un champ de possibles dont quelques-uns à peine se réalisèrent historiquement. Garder à l’esprit les chemins qu’aurait pu choisir l’histoire nous permet de mieux appréhender notre présent : il n’est qu’à imaginer ce que nous serions aujourd’hui si l’on avait mis en oeuvre le projet, formulé dans les années 1830, de découper le Bas-Canada en cinq ou dix parties.

Les intellectuels et les politiciens américains et européens avaient appris, de la Révolution française, ce qu’est le redécoupage d’un territoire ; et les membres de la commission Gosford avaient lu leur Edmund Burke. Ils partageaient son opinion selon laquelle la constitution du Bas-Canada devait incorporer ce qu’il y avait de mieux dans les systèmes de gouvernement français, américain et britannique. Pourtant, Burke avait durement critiqué la tentative française de réduire la politique à une question de géométrie, d’arithmétique et de finance en divisant d’abord le pays en unités de même taille, qu’on avait ensuite pondérées, à des fins de représentation, en fonction de leur population et de leur richesse. Burke dénonça cette tentative « de mêler toutes sortes de citoyens […] en une masse homogène », d’abord parce qu’elle niait le poids qu’avaient acquis les hommes de leur position dans l’ensemble des rapports sociaux. Les Français, protesta-t-il, « réduisent les hommes à autant de jetons rien que pour pouvoir les compter plus facilement, au lieu d’y voir des éléments dont la valeur respective dépend de la place qu’ils occupent dans le tableau ». Géométrie et arithmétique ne peuvent fonder la loyauté politique :

On se flatte d’avoir fait adopter le principe géométrique et de vouloir mettre fin à tous les attachements locaux : on ne connaîtra plus, nous dit-on, ni Gascons ni Picards, ni Bretons ni Normands, mais seulement des Français, qui n’auront qu’une patrie, qu’un coeur, qu’une assemblée. Mais il est beaucoup plus vraisemblable que votre pays sera bientôt habité non par des Français mais par des hommes sans patrie. On n’a jamais connu d’hommes attachés par la fierté, par un penchant ou par un sentiment profond à un rectangle ou à un carré. Personne ne se fera jamais gloire d’être originaire du carré numéro 71 ou de porter quelque autre étiquette du même genre[12].

En affirmant au ministère whig que rien ne justifiait d’intervenir au Bas-Canada en matière de représentation politique, les commissaires mirent en contraste, à leur tour, les notions abstraites concernant la meilleure manière de dessiner un territoire pour la première fois avec les difficultés et les dangers inhérents à toute tentative d’effacer les frontières familières à la population[13]. Et, à certains moments au moins, ils associèrent, tout comme Burke, l’aptitude à gouverner à la classe sociale et à l’occupation.

Bien qu’ils aient trouvé l’idée audacieusement nouvelle, les commissaires se demandèrent si la meilleure solution ne résidait pas dans l’adoption du scrutin proportionnel dans le Bas-Canada. Un tel système satisfaisait à un volet de la justice politique d’esprit libéral : que les sujets soient représentés selon leur nombre et que les minorités aient une voix politique. Cependant, cette conception de l’équité comme simple adéquation numérique coïncidait mal avec cette autre conception de l’équité comme poursuite du bien commun par des sujets politiques rationnels et par leurs représentants[14]. Dans la conception libérale, il se pouvait que l’intérêt commun, le bien de la communauté, soit fort différent des intérêts exprimés par la majorité. Il en était ainsi parce que l’exercice d’un jugement politique sain exigeait des sujets qu’ils soient gouvernés par la raison et l’analyse rationnelle, et non par la passion et les préjugés. C’étaient là, spécialement pour la majorité, des capacités apprises et non innées.

Ne pouvaient être libres sujets de gouvernance que ceux que leur éducation et leur position sociale avaient rendus aptes à la liberté. D’entrée de jeu, soutinrent plus ou moins fortement les associations constitutionnelles du Bas-Canada, les électeurs ruraux canadiens-français étaient incapables de se former un jugement libre et, par conséquent, d’exercer leur droit de vote. Des voix diverses en conclurent soit à un simple retrait de leur droit de vote, soit à la nécessité d’éduquer ces électeurs. Dans son exposé de décembre 1834, la Quebec Constitutional Association prétendit que les récentes élections avaient montré que les habitants d’origine française étaient « peculiarly liable to be acted upon by ambitious and self-interested individuals » qui agissaient en « exciting the latent national prejudices of the majority » et qui « lead them astray by specious though perfectly unfounded representations addressed to their prejudices and passions[15] ». De même, en 1835, les membres de la Montreal Constitutional Association voulurent « record their conviction that the intelligence of a people is the guarantee for the proper use of the elective principle […] when a population is unlettered and unenlightened » – comme on le supposait de la population canadienne-française –, « to entrust them with the unrestricted use of political power would be in fact to retard the progress of rational freedom […] » L’Association soutenait que « the want of education among the French majority, and their consequent inability to form a correct judgment of the acts of their political leaders have engendered most of our grievances[16] ». Si de nombreux membres de l’association montréalaise étaient partisans d’un simple retrait du droit de vote, les membres des professions libérales n’entretenaient pas toujours, à ce sujet, les mêmes opinions que les marchands. Même au plus fort de l’insurrection, Christopher Dunkin, éditorialiste modéré du Morning Courier, écrivit que la bonne manière de procéder ne passait pas par « the disenfranchisement and degradation of every man with French blood in his veins […] Education must be made to raise the habitant from his present level[17]. » Après l’insurrection, le comité exécutif de la Montreal Association estima que le meilleur moyen « for destroying a [French-Canadian] nationality baneful in its character and ruinous to British interests in this Province » consistait à procéder à une union législative des deux Canadas, accompagnée d’une éducation de la population[18].

Je n’entends pas évoquer plus longuement la composante « éducation » du débat politique dans le Bas-Canada. J’entends seulement montrer que ce n’était qu’en conservant une rationalité gouvernementale libérale que les associations constitutionnelles pouvaient défendre des positions parfaitement contradictoires quant aux relations entre population, territoire et représentation politique. Si tous les sujets politiques étaient égaux, la représentation proportionnelle était équitable. Si la majorité était inapte à porter un jugement politique rationnel, la minorité rationnelle devrait dominer. Même John Stuart Mill, alors jeune libéral radical, soutenait que personne ne devrait être admis à voter s’il ne savait ni lire ni écrire[19]. En outre, l’expression de la volonté populaire ne traduisait pas nécessairement l’intérêt commun. Ce que William Walker, délégué de la Montreal Association à Londres en 1835, exprima ainsi : en soumettant pétitions et requêtes à la Couronne d’Angleterre, tout en bloquant toute amélioration interne au Bas-Canada, les membres de la majorité patriote « had personated the people, not represented them ». Les patriotes « had avowed themselves to be the partizans of a majority, not the impartial guardians of a common interest, – they asserted that the will of the majority ought to form a rule of action for the minority[20] ». Ayant ainsi forfait à leur obligation de sauvegarder l’intérêt commun, ils étaient inaptes à gouverner ou à représenter les intérêts des autres.

La commission Gosford entendit arguments et revendications relatifs à l’état de la représentation politique dans le Bas-Canada, ainsi que les raisons évoquées pour en justifier la réforme, tous présentés de manière désordonnée : parfois outrageusement simplifiés, parfois complexes et, souvent, apparemment incohérents. Intérêts politiques et injures, chauvinisme farouche et exagération marquèrent le débat. La Montreal Constitutional Association utilisa un langage particulièrement méprisant pour décrire les Canadiens français. Par contraste, le rapport final de la commission est de ton mesuré et modéré, bien que l’opinion dissidente y adopte un tout autre ton. Je n’entends pas, en abordant ces questions de gouvernementalité, me prononcer sur une controverse historique : je n’ai pas grand-chose à dire, dans cet essai, sur la position de la majorité patriote, pas plus que je ne souhaite revisiter l’historiographie de la Rébellion. Néanmoins, j’insiste sur un fait : durant les années 1830, la logique du jugement et de la justification politique s’engageait dans une nouvelle direction. La notion des trois états – gens du commun, aristocratie et Couronne – qui avait orienté la constitution de 1791 dans le Bas-Canada, cédait peu à peu devant une pensée articulée sur la statistique et sur les données démographiques. L’espace politique n’était plus simplement hiérarchique mais devenait un médium dans lequel il était possible de dessiner ou de redessiner les relations sociales en fonction des objectifs d’une politique.

L’État de la représentation

Si de nombreux débats avaient déjà eu lieu sur le découpage territorial du Québec, la montée d’un parti canadien à l’Assemblée du Bas-Canada durant les années 1820 et, corrélativement, l’affaiblissement du contrôle exercé par le gouverneur et son conseil sur la branche populaire du gouvernement, provoquèrent une sérieuse relance du débat sur l’équité de la représentation politique. Au début de 1828, l’arrivée à Londres d’une délégation des députés de la majorité à l’Assemblée – John Neilson, Augustin Cuvillier et Denis-Benjamin Viger – porteurs d’une liste de griefs canadiens, entraîna la création d’un comité des Communes sur le Canada. Des représentants du Conseil législatif, dont Edward Ellice, y furent entendus et plaidèrent (comme ils l’avaient fait plus tôt durant la décennie) pour une réforme du système de représentation qui reprendrait, dans le Bas-Canada, certains traits du système utilisé dans l’État du Vermont. Selon ce système, l’État était tout entier divisé en comtés, chacun d’une superficie de six milles carrés et doté d’un unique député, quelle que soit sa population[21]. Le comité n’approuva pas ce plan, qui eût rompu de manière dramatique l’équilibre des pouvoirs à l’Assemblée, mais invita le législateur canadien à adopter, quant à l’Assemblée, une réforme basée sur le double principe de la population et du territoire, comme on le pratiquait dans le Haut-Canada.

Le débat sur la représentation politique mené par le comité de 1828 laissait prévoir que les positions allaient refaire surface dans les années 1830. Huskisson, premier ministre tory et secrétaire aux colonies, prétendit que l’état de la représentation alors en vigueur était tel que l’on négligeait absolument les intérêts des colons anglais. Ces habitants anglais devenaient ainsi de parfaits étrangers, soumis à la langue, à la coutume et au droit français, dans ce qui était une colonie britannique. Des mesures agressives étaient nécessaires pour éliminer les institutions françaises. Mais l’opposition des Radicaux, qui devenait de plus en plus efficace, mit le gouvernement en garde contre toute tentative de créer artificiellement une domination anglaise, en évoquant l’exemple désastreux de l’Irlande et en rappelant les garanties offertes en 1774 à la population française et catholique[22]. Les Radicaux réclamèrent une réforme administrative au Canada et invitèrent au respect de l’égalité des droits des citoyens de toutes classes sociales. Peter Burroughs suggère que les sous-secrétaires du Colonial Office, Wilmot Horton et James Stephen, partageaient l’opinion selon laquelle il était impossible, en l’état actuel, d’assurer une représentation équitable des colons anglais. Stephen, cependant, respectait les droits constitutionnels existants et proposait l’union des colonies canadiennes comme le moyen d’assurer une hégémonie anglaise compatible avec les principes constitutionnels. Au cours de ce débat, plusieurs orateurs – tories et whigs – soutinrent que l’indépendance des colonies était inévitable et que le gouvernement impérial devait, en l’occurrence, créer les conditions nécessaires à une transition réussie, tout en niant tout intérêt à ce faire[23].

Durant la trêve temporaire qui succéda, au Bas-Canada, au rapport du comité des Communes et aux réformes qu’il impliquait, l’Assemblée et le Conseil législatif rédigèrent un projet de loi qui modifiait la représentation politique. Telle qu’amendée et adoptée, la loi électorale de 1829 (9 Geo. 4, cap. 73) réorganisait et renommait plusieurs des 21 comtés créés en 1792 et elle créait, au total, 40 comtés. Tout comté d’une population de 1000 personnes disposerait d’un siège à l’Assemblée, les comtés dont la population dépasserait 4000 en auraient deux et quatre sièges étaient respectivement accordés à Montréal et à Québec. Trois-Rivières en avait deux et William-Henry (Sorel) un, ce qui portait le total à 88 sièges. La distribution des députés fut déterminée par un recensement effectué en 1831 ; en 1836, on régla par un recensement spécial les revendications concurrentes des comtés de Montmorency et de Drummond qui réclamaient des sièges additionnels[24]. La loi de 1829 donna naissance à quelques anomalies, par exemple en accordant deux sièges au minuscule comté d’Orléans. Elle reçut la sanction royale, même si des responsables du Colonial Office invitèrent à la désavouer parce qu’elle ne satisfaisait pas les colons anglais et américains qui se plaignaient d’être sous-représentés. Ainsi, elle n’accordait que quelques sièges de plus aux Cantons de l’Est, tout en multipliant ceux de la zone seigneuriale. Mais elle rapprochait le système bas-canadien de celui du Haut-Canada, à une importante exception près. Dans le Haut-Canada, les données démographiques recueillies annuellement par les contrôleurs municipaux servaient à rajuster la répartition des sièges advenant une élection. La loi du Bas-Canada ne prévoyait aucun mécanisme régulier à cet effet, ce qui était une importante omission.

Pendant que plusieurs observateurs se plaignaient de ce que la loi pénalisait certaines nouvelles régions de colonisation, les réformistes du Haut-Canada se plaignaient de ce que le même système ait privilégié de tels territoires. C’est ainsi qu’après les élections de 1828, William Lyon Mackenzie s’en prit au système électoral parce que dix petits comtés avaient élu dix députés tories, alors que les deux comtés réformistes de York et de Leeds, dont la population totale était supérieure, n’avaient pu élire que quatre députés. Cet épisode haut-canadien aurait pu amener à prendre conscience de fait que la dynamique partisane ne tenait pas qu’à la simple distribution des comtés, mais la leçon échappa aux associations constitutionnelles[25].

La division, dans la foulée des Quatre-vingt-douze Résolutions, de ce qui était désormais le parti patriote, l’intransigeance croissante de l’Assemblée à propos de la liste civile et de l’élection du Conseil législatif, et tout spécialement l’écrasante victoire patriote lors des élections de 1834, remirent à l’ordre du jour la question de la distribution de la représentation. Ce fut la défaite, à cette occasion, des candidats anglophones à Québec et à Montréal, défaite généralement considérée comme résultant d’une mesure de l’Assemblée privant les copropriétaires du droit de vote, qui provoqua immédiatement la résurgence des associations constitutionnelles ; dans les années 1820, ces regroupements politiques opposés à l’union des deux Canadas avaient recruté des membres dans les deux groupes ethniques, mais ne comptaient désormais, pour l’essentiel, que des électeurs anglophones. L’association de la ville de Québec déclara avoir été formée parce que

the British and Irish electors of the Upper Town, Lower Town, and County of Quebec, were, under public appeals to the national prejudices of the majority of the electors of French origin, accompanied by much excitement and threats of popular violence, both at the hustings and in the streets and public places, deprived of that share in the representation which they had formerly enjoyed[26].

Les deux associations coopérèrent pour faire signer des pétitions et elles déléguèrent à Londres William Walker et John Neilson, respectivement membres des associations de Montréal et de Québec ; porteurs des pétitions, les deux hommes avaient mission de mener campagne en faveur d’une intervention impériale.

À leur arrivée à Liverpool, en mai 1835, les délégués apprirent que le gouvernement tory avait nommé un commissaire qui devait se rendre au Bas-Canada pour y enquêter sur les doléances de l’Assemblée. Le gouvernement avait cependant été défait avant le départ en mission de lord Amherst, de sorte que Neilson et Walker se précipitèrent à Londres afin d’y convaincre lord Glenelg, nouveau secrétaire aux Colonies, de ne pas nommer de remplaçant à lord Amherst, mais de proposer plutôt un nouveau projet de loi à la lumière des données fournies par les associations constitutionnelles. Au même moment, une délégation de l’Assemblée se trouvait à Londres et y soumettait ses doléances aux Communes[27], mais Walker et Neilson avaient quelque raison d’être optimistes sur cette question de la représentation. Dans une dépêche adressée à lord Amherst, qui eût été son commissaire, le secrétaire aux Colonies du gouvernement défait, lord Aberdeen, avait souscrit à la position des associations constitutionnelles :

the Upper Canadian principle, of combining territory and population as the basis of elective franchise, was not adopted in Lower Canada ; the assembly substituted for it a new division of the country, of which the effect has been to increase rather than to diminish the disproportion between the number of members returned by the English and those representing the French Canadian interest.

Selon lui, « the concessions made to the Canadian inhabitants of French origin were far greater » que tout ce qu’en avait envisagé le Comité sur le Canada de 1828[28]. Cependant, en dépit de leurs efforts répétés en faveur d’une intervention impériale, présentée comme seule manière de résoudre la crise qui grandissait dans la colonie, les représentants des associations échouèrent dans leur mission ; ils apprirent, le 13 juin 1835, qu’une commission de trois membres serait envoyée au Canada et que, comme le leur signifia Glenelg lui-même, « that such being the case, it was not deemed necessary to enter into a formal enquiry in London, but that the complaints of the Petitioners would be enquired into on the spot[29] ».

La création de la commission Gosford est généralement considérée, dans l’historiographie, comme une manoeuvre dilatoire menée par un gouvernement anglais incertain quant à la politique coloniale à suivre et ne sachant trop quel type de mesures lui vaudrait l’aval des Communes. Selon William Walker, il se trouva au moins un député de la majorité gouvernementale favorable à certaines concessions au parti patriote, y compris un Conseil législatif électif[30]. L’opposition tory prédit, avec justesse, qu’une commission composée de trois hommes d’allégeances politiques différentes ne parviendrait pas à s’entendre sur une analyse de la situation canadienne. Pourtant, en faisant bien comprendre que les deux associations constitutionnelles différaient d’opinion quant aux réformes nécessaires dans le Bas-Canada, Walker et Neilson ne simplifiaient pas les choses. Certes, toutes deux s’entendaient sur la nécessité d’une réforme du mode de représentation politique, sur le retrait des obstacles à l’immigration et à la colonisation, sur la protection du commerce du bois d’oeuvre et de la monnaie, sur la création d’un système judiciaire indépendant et sur le maintien d’un Conseil législatif pourvu par nomination.

Cependant, l’association de la ville de Québec se limita, dans un premier temps, à n’exiger dans ces domaines que de modestes réformes auxquelles on joindrait une déclaration claire du Colonial Office « quieting all apprehensions of interference with the institutions of Lower Canada as secured by the Act of 1774 ». Dans une lettre à lord Glenelg, Neilson insista sur la nécessité

for the quieting of the minds of the Roman Catholic clergy of Lower Canada, about the existence of any disposition to interfere with their ecclesiastical institutions and establishments of education ; and generally a continuance of whatever is secured by the capitulation and the Act 14 Geo.3, commonly called the Quebec Act.

On pouvait résoudre le problème de la représentation en autorisant, à titre temporaire, le gouverneur à exercer de nouveau les pouvoirs que lui conférait l’Acte constitutionnel pour définir les frontières des comtés et la répartition des sièges, particulièrement pour « the new settlements in the rear of the present counties, upon petition to that effect from the inhabitants, whenever they amount to a sufficient number, according to the existing Provincial Law, to entitle them to send representatives ». Tel était l’usage dans le Haut-Canada et il était nécessaire que le gouvernement impérial intervienne dans le Bas-Canada, car les nouveaux habitants n’avaient « in fact no share in the representation, nor is there any probability of its being granted to them by another portion of the people who now hamper their industry, enterprise and extension, and virtually dispose of their persons and property with very little check or control[31] ».

Pour l’essentiel, Neilson faisait du problème de la représentation une question de nombres et ne réclamait pas le retrait du droit de vote des Canadiens français. L’association de Québec soutenait que la majorité patriote refusait de respecter les droits de la minorité, mais estimait que les électeurs anglais et irlandais seraient suffisamment protégés s’ils obtenaient le nombre de députés auquel leur population leur donnait droit. Pour l’association, « the Representation as it now stands is manifestly unequal, and an undue preponderance is thereby given over the Inhabitants of the Colony of British, Irish and American origin ». La loi électorale institutionnalisait cette inégalité en rendant permanente la distribution des sièges, quelle que soit la future augmentation de la population[32]. Rien, dans ces arguments, n’évoquait la nécessité d’un démembrement de la colonie ou d’un changement radical de ses institutions.

Par contraste, William Walker prétendit avoir bien fait comprendre à lord Glenelg et aux sous-secrétaires du Colonial Office – sir George Grey et James Stephen – que le programme proposé par l’association de Montréal comprenait l’élimination de la tenure féodale sur l’île de Montréal, le retrait de tous obstacles à la conversion, ailleurs, de ces tenures en franc et commun soccage, et la mise du fleuve Saint-Laurent sous le contrôle direct du gouvernement impérial[33]. Pour l’association de Montréal, le problème de la représentation ne se limitait pas à un manque de sièges dans les nouveaux villages. La loi de 1829 était viciée parce que sa manière de diviser la colonie plaçait une grande majorité de la population d’origine britannique dans des comtés où prédominaient les habitants d’origine française. Il importait donc de redessiner la carte électorale et la Montreal Association faisait déjà campagne pour l’annexion de la ville de Montréal et du comté de Vaudreuil au Haut-Canada ou pour une union législative des deux colonies[34].

La commission Gosford

La commission Gosford avait reçu les directives de prêter attention à ces doléances et à ces exigences, considérées pourtant bien secondaires par rapport aux autres sujets d’enquête. Les commissaires devaient donc enquêter sur la véracité de ces allégations concernant la représentation inéquitable des Canadiens d’origine britannique à l’Assemblée. On les prévenait, cependant, de ce que le nombre d’individus de naissance ou d’ascendance britannique ou française siégeant à l’Assemblée ne constituerait que « a most imperfect criterion of the influence by which their seats may have been obtained, and of the course of policy to which they will habitually incline ». Au contraire, « the material question respects the character and prepossessions rather of the several constituencies, than of the different members ». Parce que le Bas-Canada croissait rapidement, écrivit Glenelg, le système électoral devait pouvoir accepter des changements peu communs en Angleterre. Finalement, si les commissaires jugeaient nécessaire quelque modification à la loi électorale, mieux valait qu’elle soit adoptée et appliquée par le corps législatif du Bas-Canada plutôt que par celui de l’Empire[35].

Chargés de trouver les faits, les commissaires ne détenaient cependant pas le pouvoir d’obliger quiconque à témoigner. Le Colonial Office avait supposé, à tort, que la comparution de l’une des parties opposées inciterait les autres à en faire autant, afin de faire connaître leur position, mais aucun représentant de la majorité patriote ne se présenta devant la commission. Les commissaires avaient aussi reçu instruction, outre celles de consulter les documents pertinents et de recueillir des témoignages viva voce, d’utiliser toute une panoplie de moyens d’obtenir des informations. Ils devaient profiter de toutes occasions de « enter into an unrestrained intercourse with the inhabitants of different classes, whether of French or English origin ; whether engaged in commerce or agriculture, or in any of the learned professions ». Discrets quant à leurs propres opinions, les commissaires devaient évaluer le sentiment de la population en observant d’un oeil attentif tout ce qui ressortait des rencontres publiques, des associations volontaires ou des rapports sociaux ordinaires, et ils devaient aussi prêter attention aux écrits politiques et aux périodiques de la province. En bref, ils avaient mission de porter « that wakeful attention to whatever is passing around [them], indicative of the political state of Lower Canada, which a rational curiosity would recommend to persons holding no official station ».

Après quelques discussions, la Quebec Constitutional Association choisit de comparaître afin de soutenir les thèses avancées dans sa pétition, mais T. F. Elliot, secrétaire de la commission, différa sa venue parce que les commissaires se penchaient alors sur d’autres questions. Aucun représentant officiel de l’association ne fut interrogé sur la question de la représentation, mais le premier rapport annuel de l’association renferme, sur ce sujet, un long exposé qui avait été très probablement communiqué aux commissaires, en Angleterre ou au Canada.

Le document exposait l’état de la représentation dans un tableau très élaboré dont le titre résume le contenu :

List of Counties, Towns and Boroughs sending Members to the House of Assembly under the Representation Act [...] with the numbers sent by each, shewing the probable Population of « French origin » and « British or Foreign origin » in each, founded on the Returns of Religious Denominations in the Census of 1831 : the number of Members elected in 1830 and 1834, who acted with the Leaders of the majority in the Assembly of French origin, or who are pledged to act with that majority, and also the number of Independent Members.

On évoquait la catégorie « national origin » avec une certaine hésitation et non sans noter, à titre d’avertissement, que c’était la majorité de l’Assemblée qui employait de tels concepts : « the words “French origin” and “British or Foreign origin”, have been used, as being those of the 75th Resolution of the French majority in the Assembly, of the 21st February 1834[36] ».

Le tableau entendait illustrer la détérioration de la situation politique de la clientèle de l’association, mais rien n’était moins certain qu’une « rational curiosity » en eût conclu que le problème tenait à la représentation proportionnelle et non aux politiques de parti. Selon les données du recensement de 1831 portées au tableau, la population française hors des villes s’élevait à 374 932, et celle des non-Français à 134 472. À l’élection de 1830, on comptait 62 députés d’origine française et 26 qui ne l’étaient pas, et l’Assemblée comptait 30 indépendants. À celle de 1834, ces chiffres étaient respectivement de 64, 22 et seulement 11 (2 députés manquaient à cette addition). En 1835, selon l’association,

The present population may be taken at, in round numbers :

Of French origin

400,000

Not of French origin

150,000

This ought to give the latter twenty-four Members of their own choice, even taking Population for the sole basis of Representation. They have only fourteen, eight nominally not of French origin not being of their choice, but chosen by a majority of Electors of French origin, and pledged to the leaders of that party[37].

Il est clair que l’association de Québec soutenait, à cette étape du débat, que les catégories ethniques étaient des constructions politiques et non des traits nationaux essentiels. Tel est ce qu’on attendrait d’un groupement dans lequel John Neilson exerçait une telle influence. L’association admettait aussi, tout comme les membres de la commission Gosford, que les lignes de parti ne coïncidaient pas avec les divisions ethniques.

Le 16 août 1836, la Montreal Constitutional Association délégua à la commission, pour y soumettre ses thèses sous forme écrite et orale, le marchand James Duncan Gibb[38]. Gibb déclara que les habitants d’origine britannique et irlandaise avaient été privés de leur part équitable de la représentation par la division de la colonie effectuée en vertu de la loi électorale de 1829. Il soutint que les

territories inhabited principally by persons of French origin have been divided into numerous small counties, while others where a large body of those of British origin resided, were so divided, that by joining that territory with another more numerous in French inhabitants, the votes of the British were rendered ineffectual.

C’est ainsi, souligna-t-il, que les comtés de Laprairie et de L’Acadie avaient une superficie respective de 238 et de 250 milles carrés, que celui de Beauharnois s’étendait sur 717 milles carrés et qu’il avait élu deux députés de langue française malgré une population presque à moitié anglaise. Le comté de Deux-Montagnes, où le député était de langue française, comptait aussi une forte minorité d’électeurs de langue anglaise. Exception faite des députés de Mégantic et des cinq comtés des Cantons de l’Est, se plaignit Gibb, tous les membres de l’Assemblée étaient d’origine française. Dans Drummond, où les Anglais étaient majoritaires, le candidat français fut élu parce que le bureau de scrutin avait été placé dans un secteur de langue française, que des électeurs non habilités y avaient voté et que l’on avait empêché les électeurs constitutionnalistes d’exercer leur droit. Dans sa soumission écrite, Gibb nota que certains députés votaient à l’Assemblée sans égard à l’appartenance ethnique, mais il dressa, tout compte fait, une équation d’équivalence simple entre origine nationale et position politique, ce qui était une tactique habituelle à la Montreal Constitutional Association qui s’efforçait de faire admettre les vues des marchands de Montréal comme représentant « the British interest ».

Gibb déposa auprès de la commission un jeu de tableaux qui ordonnaient le Bas-Canada en fonction de ses thèses, ainsi qu’une carte[39]. Il présenta une nouvelle division de la colonie en comtés, qui aurait redéfini le rapport entre catégories de population et territoire. Il avait d’abord tenté de baser ce découpage sur les formes de tenure, séparant les aires de tenure seigneuriale de celles de commun soccage, mais estima cette formule trop complexe. Il proposa plutôt d’apporter six changements principaux aux circonscriptions existantes :

  1. diviser le comté d’Ottawa en trois nouveaux comtés ;

  2. redessiner les limites des comtés de Deux-Montagnes, Terrebonne, Lachenaye, L’Assomption et Berthier de manière à créer cinq nouveaux comtés, dont deux comprendraient une majorité anglaise ;

  3. intégrer en un seul comté ceux de Laprairie et de L’Acadie ;

  4. faire ensuite de Richelieu, Saint-Hyacinthe et Rouville deux comtés dont seraient exclues les seigneuries de Sabrevoie, de Foucault et de Noyau, au sud de Rouville, lesquelles seraient annexées à Missisquoi ;

  5. détacher la paroisse de Saint-Sylvestre du comté de Lotbinière et l’ajouter à celui de Mégantic, lequel serait divisé pour former deux nouveaux comtés ;

  6. joindre le comté d’Orléans à celui de Montmorency.

Selon ce plan, prétendit Gibb, les électeurs anglais contrôleraient un tiers des sièges d’une Assemblée désormais moins nombreuse : 14 sur 25 dans le district de Montréal, 6 sur 11 dans celui de Trois-Rivières, 2 sur 26 à Québec mais aucun dans Gaspé. Un tel découpage était raisonnable, déclara Gibb, car le recensement de 1831 montrait que Britanniques et Irlandais étaient au nombre de 150 000, contre 350 000 Français. En outre, l’immigration venue de Grande-Bretagne allait fatalement entraîner une rapide croissance démographique dans les nouveaux comtés d’Ottawa et de la région de Mégantic, de sorte que, dans quelques années, la population anglaise devrait obtenir 34 des 65 sièges de l’Assemblée. Il importait aussi de se pencher sur la représentation des villes, car « in a commercial community, the interests of commerce, independently of territory and population, ought to be represented ». Ces intérêts étant d’abord urbains, on devrait accorder aux villes des sièges en plus grand nombre et y doubler la valeur des titres de propriété foncière exigés des électeurs pour avoir droit de vote.

Gibb soumit aux commissaires plusieurs autres propositions. On ne devrait pas rémunérer les députés et ceux-ci devraient être soumis à des contraintes très rigoureuses en matière de propriété et de résidence ; on devrait abaisser le quorum nécessaire en période de session parlementaire, afin d’empêcher la majorité de mettre fin à une session à son seul gré ; le parlement devrait se réunir à dates fixes ; les copropriétaires devraient être autorisés à voter dans les villes ; un registre des électeurs devrait être dressé, afin de prévenir la fraude et l’on devrait tenir des élections à la même date dans la colonie tout entière.

En tant que témoin, Gibb n’était pas très communicatif, ou peut-être n’était-il pas particulièrement intelligent ; les commissaires l’ayant invité à considérer d’autres manières d’assurer la représentation de la minorité, il demanda à être dispensé de discuter de « points of abstract politics ». Dans l’ensemble, cependant, son projet aurait modifié la répartition des sièges de l’Assemblée au détriment des électeurs canadiens-français et, la hausse du cens électoral en aurait changé la composition en faveur des classes riches et, peut-être, hors de la portée des propriétaires terriens.

Objet d’une minutieuse analyse dans la deuxième partie du rapport final de la commission, intitulé « The Representation of the People », le plan de Gibb fut rejeté. Pour la majorité des membres – tout au moins Gosford et Gipps – il n’y avait absolument rien dans les thèses de Gibb qui justifiât une intervention impériale. Ils rejetèrent l’idée selon laquelle le nombre disproportionné de députés d’origine française constituait une preuve prima facie d’iniquité. Selon eux,

in any country it must be exceedingly difficult to bestow on a minority, consisting of a given proportion of the people, living interspersed among the rest, the exact share of representation which their relative numbers would entitle them to […] A want of correspondence, therefore, between the numbers of representatives and the numbers of the two races in Lower Canada, would not, in itself, constitute a proof of unfairness[40]...

Afin de se former un jugement sur la question, ajoutèrent les commissaires, il était nécessaire d’étudier attentivement le système de représentation dans ses moindres détails. Leur rapport s’ouvre donc sur un autre tableau de la population de la colonie telle que tracée par le recensement de 1831 ; la population totale y était alors de 509 591, de sorte que les 88 députés y représentaient, en moyenne, 5791 âmes. Le recensement, cependant, ne disait rien du nombre de personnes « of each race », ce à quoi il était impossible de substituer les données d’appartenance religieuse puisqu’il existait des Irlandais catholiques. Les commissaires se proposèrent d’évaluer l’équité du découpage de 1829 en reclassifiant la population selon qu’elle habitait dans les seigneuries ou dans les cantons, car « the inhabitants of the seigneuries may, for general purposes, be reckoned as French by origin ; the inhabitants of the townships as English ».

Cette classification révéla que, dans les zones seigneuriales exclusivement françaises, on comptait un député par 6210 habitants ; dans les townships exclusivement anglais, un par 3543. Les townships étaient manifestement surreprésentés, mais les commissaires invitèrent à ne pas tirer de conclusions d’une simple corrélation chiffrée. La plus forte proportion de sièges dans les townships, soulignèrent-ils, résultait des modifications apportées à la loi électorale par le Conseil législatif : ces modifications accordant six sièges de plus aux townships et cinq de moins aux zones seigneuriales avait pourtant été acceptées par l’Assemblée. Cette acceptation semblait indiquer que l’Assemblée avait tenu compte de la probable croissance de la population dans les townships. Implicitement tout au moins, les commissaires admettaient que la Loi électorale de 1829 équilibrait, en matière de distribution des sièges à l’Assemblée, les facteurs liés à la population et au territoire.

L’affirmation de Gibb, selon laquelle la Loi de 1829 avait créé plusieurs nouveaux comtés de petite taille, fut écartée comme simplement fausse. Le plus petit des quatre comtés créés en 1792 ne fut pas modifié et les plus petits des nouveaux comtés – L’Acadie et Laprairie – étaient plus grands que l’un quelconque de ceux-là. Il était vrai que Beauharnois était vaste, mais « Beauharnois could not conveniently have been made smaller without dividing the seigneurie of the same name, and placing parts of it in different counties » ; quant à la jonction des comtés de L’Acadie et de Laprairie, elle donnerait naissance à un comté beaucoup plus vaste et plus populeux que la moyenne. Il était peut-être vrai, certes, que les Anglais du comté de Deux-Montagnes étaient noyés dans une population française, mais lorsqu’on avait divisé York pour en faire Deux-Montagnes et Ottawa, ce dernier comté avait élu deux députés anglais, alors que les deux députés de York avaient été de langue française. Les Anglais de Deux-Montagnes n’auraient pu être regroupés dans un comté séparé qu’au prix de modifications beaucoup plus considérables que celles qu’avait prévues la loi de 1829. S’il était sans doute vrai que les Français avaient la haute main sur les élections municipales, les commissaires estimaient la situation passagère. Ils concluaient ainsi que, dans l’ensemble, le découpage de 1829 « cannot justly be charged with unfairness ».

En revanche, le plan de Gibb était manifestement injuste. C’est ainsi que sa proposition de créer trois comtés en réaménageant Laprairie, L’Acadie, Richelieu, Saint-Hyacinthe et Rouville, eût donné naissance à des comtés dix fois plus populeux que chacun des 14 comtés de majorité anglaise. C’est là, commentèrent les commissaires, un plan que nous ne pouvons proposer. À leur avis, le meilleur principe était celui selon lequel on basait la répartition des circonscriptions électorales sur une évaluation combinée du territoire et de la population. Selon ce principe, des unités territoriales de taille à peu près équivalente et dotées d’une population à peu près semblable auraient le même nombre de députés, une disposition prévoyant que ce nombre augmenterait à mesure qu’augmenterait la population ; c’était cette disposition qui manquait au système du Bas-Canada. Les commissaires admettaient que les territoires nouvellement peuplés, dont les besoins étaient souvent plus considérables, pourraient disposer d’une part plus grande de la représentation, mais la Loi de 1829 semblait avoir, dans une certaine mesure, admis ce principe.

Les autres doléances et propositions de Gibb furent plus ou moins bien reçues. Les commissaires admirent que le quorum parlementaire était trop élevé, que les copropriétaires devraient être habilités à voter et qu’il serait utile que la durée d’une session parlementaire soit fixée à l’avance. Ils ne virent aucun avantage à augmenter le cens électoral dans les villes et ils estimèrent qu’une hausse du cens d’éligibilité était une question trop litigieuse pour être abordée. Par contre, ils rejetèrent la création d’un registre des électeurs, la jugeant trop compliquée et ils écartèrent l’idée d’une période d’élections commune, car elle eût diminué les pouvoirs discrétionnaires du gouverneur ; quant à la rémunération des députés, ils l’estimèrent justifiée car, soutinrent-ils, « in a new country [comme le Bas-Canada] few people are found who can afford to give their time to public affairs without remuneration ». Comme nous le verrons plus bas, ils discutèrent d’un ensemble de propositions visant à assurer les droits électoraux de la minorité, mais les estimèrent trop nouvelles pour être imposées dans le Bas-Canada à titre expérimental, même si sir Charles Grey en était partisan.

Le rapport minoritaire de Grey

Sir Charles Grey fit dissidence d’avec la majorité de la Commission. À peine arrivé dans la colonie, il se convainquit de ce que la véritable menace politique, au Bas-Canada, était « the republican spirit and the tendency to a connexion with the United States of the colonizing, mercantile & monied classes[41] ». En fait, comme l’a minutieusement montré Steven Watt, la Montreal Constitutional Association elle-même se radicalisait et allait plus ou moins supplanter la Quebec Association dans le débat à l’époque de la Rébellion. Cette radicalisation alarma et préoccupa certains de ses premiers membres, tel William Walker, et il est probable que Grey était au courant de cette évolution. C’est ainsi que Walker affirma, en avril 1836, que les membres dissidents de l’Association « were propagating radicalism, republicanism and a government of the people & a spoliation of all the Churches (Catholic as well as Protestant) ». Ces gens avaient formé « a liberal Club » et proposaient la création d’une « Society for the protection » de la liberté. Ces mesures provoquaient une telle répugnance chez Walker qu’il s’imagina que « bye & bye, we shall hear of an antimatrimonial Society and I think it not improbable that Harriet Martineau will be invited to take up her abode with us for a time ». Les radicaux accusaient la vieille garde, c’est-à-dire des hommes tels George Moffat, Peter McGill et Walker, d’être des tories. À la fin de mai 1836, Walker avait démissionné[42].

Aux yeux de Grey, des abus existaient, certes, qui devaient être corrigés, mais le parti patriote ne s’attaquait guère aux problèmes fondamentaux. Il doutait fort que la population canadienne-française puisse un jour s’engager dans une insurrection. S’il pensait que « the French class & Roman Catholic priesthood might, in some future stage, be of use as a counterpoise » au républicanisme, toute marque de préférence à leur endroit ne ferait, en l’état actuel, qu’en accroître le danger. Une prospérité obtenue grâce à l’influx de capitaux et de main-d’oeuvre britanniques, telle est la leçon qu’il fallait infliger aux républicains en puissance, à quoi s’ajouterait éventuellement un régime de gouvernement bien conçu et uniforme pour l’ensemble des possessions de l’Amérique du Nord britannique. Pour produire cette prospérité, cependant, il était nécessaire de faire disparaître les tendances obstructionnistes de l’Assemblée et l’impasse qui paralysait le gouvernement. D’un autre côté, si les améliorations nécessaires étaient apportées au gouvernement du Bas-Canada,

it would help to draw under the control of government the most active and intelligent minds in the Province. Two leading principles ought to be declared & adhered to – That Canada is to remain a part of the British Empire, & that the measure of liberty & forms of institutions to be granted to its inhabitants shall always be, as nearly as possible those of England[43].

C’est probablement sa conviction que le républicanisme représentait le véritable danger chez les marchands capitalistes de Montréal (et peut-être aussi ses propres tendances politiques) qui rendit Grey particulièrement réceptif aux doléances des associations constitutionnelles et pressé de promouvoir une reconstruction complète du régime électoral et du gouvernement. Dans une annexe porteuse de son opinion dissidente[44], il écrivit que la Couronne avait le choix, quant au gouvernement du Bas-Canada, entre deux méthodes dont il pensait qu’elles avaient toutes deux des chances de réussite. La Couronne pouvait ainsi employer les revenus qu’elle obtenait indépendamment de l’Assemblée législative pour assurer une gouvernance minimale, abandonnant aux habitants des colonies tous les autres volets de la politique interne. Ou bien, si elle le préférait, elle pouvait réécrire la constitution de la colonie de manière à éliminer les conditions qui permettaient à la majorité française de l’Assemblée du Bas-Canada de se permettre de gouverner l’Amérique du Nord britannique dans son entier.

En fait, la partie du texte de Grey consacrée au système électoral constituait, en faveur d’un charcutage électoral pro-britannique, un plaidoyer beaucoup plus clair et plus persuasif que le texte présenté par Gibb au nom de la Montreal Constitutional Association. Exception faite des six comtés de Mégantic, Missisquoi, Ottawa, Shefford, Sherbrooke et Stanstead, auxquels s’ajoutait occasionnellement Drummond, les intérêts britanniques, que Grey assimilait d’emblée aux associations constitutionnelles, ne pouvaient élire de député nulle part dans la colonie. Ils ne pouvaient espérer, dans le meilleur des cas, que 11 députés sur 88. Grey évoqua, lui aussi, le recensement de 1831 pour illustrer l’injustice de la situation. Selon ce recensement, la population de la colonie était légèrement supérieure à 500 000, les Français y étaient sûrement moins de 400 000, et pourtant les circonscriptions électorales étaient distri-buées de manière telle que, bien que « being less than four-fifths of the people », les Français « were enabled to return seven-eights of the representatives ». Là encore, une manière différente de découper population et territoire donnait plus de vigueur à la thèse :

To state it according to another fact : [les Français] being in a minority in 69 out of 319 subdivisions, according to which the census was taken, or in more than one-fifth of the whole, yet of the electoral districts they were left in a minority in six only out of 46, or less than one-seventh. To put it still more forcibly : not so many, perhaps, as 2,000 of the French Canadians out of 400,000 were left in a situation to be outvoted by those of a different origin and religion ; but more than 50,000 out of 100,000 of the rest of the population remained liable to be outvoted by the French Canadians[45]...

L’équité était, en partie, une construction statistique.

L’évolution de la politique canadienne illustrait les dangers qu’il y avait à empêcher des groupes minoritaires d’obtenir une influence au moins proportionnelle à leur nombre. Un meilleur système de représentation, prétendit Grey, aurait donné naissance à une véritable opposition et les débats de l’Assemblée « might either have been more moderate or more fully appreciated ». Grey dénonça le fait que les modalités politiques existantes permettaient à une population canadienne-française, entourée de tous côtés par la population anglaise, d’exercer un contrôle sur le fleuve et sur la principale citadelle de l’Amérique du Nord britannique[46]. Cette domination devait être abolie. Grey n’approuvait pas les Américains qui obligeaient les Français à s’assimiler en Louisiane, mais rien ne pouvait lui rendre acceptable une mainmise des Canadiens français à la fois sur le législatif et sur l’exécutif.

Bien qu’il ait admis, comme J. D. Gibb, la nécessité de mesures afin de prévenir la fraude électorale, Grey rejeta le projet de redivision de la colonie, avancé par Gibb, sous prétexte qu’un tel projet n’aurait l’assentiment ni du corps législatif colonial ni de celui de l’Empire. Des moyens plus modestes existaient d’accroître la représentation de la minorité. On pouvait augmenter significativement le nombre de députés, comme au Vermont où l’on comptait un député par canton, ou l’on pouvait laisser les circonscriptions relativement inchangées et accorder un plus grand nombre de députés aux plus populeuses. Cette dernière mesure « would proportion, in some degree, the number of representatives to the number of registered voters » et garantirait les droits de la minorité, à la condition que l’on innove en ne permettant qu’un vote par électeur, quel que soit le nombre de députés à élire. C’était là, pour cette époque, une notion radicale qui s’attira un commentaire de sir George Gipps.

S’il avança ces relativement modestes suggestions de réforme électorale, Grey ne cacha pas, en revanche, qu’il préférait une intervention beaucoup plus radicale de la part du gouvernement impérial. Selon lui, la colonie se trouvait, en 1836, dans un état semblable à celui qui avait mené à la division de Québec en 1791. Une nouvelle division était nécessaire et elle devait prendre la forme d’une fédération du Bas-Canada. Il proposait de le diviser en cinq parties dont les affaires communes seraient administrées par un corps législatif fédéral. Les deux villes de Québec et Montréal deviendraient des corporations municipales autonomes et des corps législatifs locaux seraient créés pour les trois districts de Hull, Sherbrooke et Trois-Rivières. Les deux premiers districts regrouperaient les territoires contigus de commun soccage de la colonie, le troisième, la zone seigneuriale, et Grey suggéra de permettre, à la périphérie des districts, la libre conversion en une forme ou l’autre de tenure. Une telle conversion entraînerait l’annexion au district adjacent.

Grey proposa de rendre élective, comme dans les corporations municipales anglaises, la Chambre haute de ces corps législatifs inférieurs ; au niveau fédéral, cependant, elle serait nommée par la Couronne. Chaque district déléguerait 10 députés au fédéral, auxquels 10 autres s’ajouteraient chaque fois que la population augmenterait de 100 000, et Grey suggéra de faire de William Henry (Sorel) le siège du gouvernement fédéral. Ce plan, affirma-t-il, comportait des avantages évidents. Les intérêts commerciaux auraient dans les villes l’influence qu’ils méritaient et les attaques contre la British American Land Company, qui minaient son crédit et son influence, prendraient fin. Le plan « would rapidly colonize and establish in social order and prosperity the eastern counties » ; il en irait de même dans le comté d’Ottawa, conférant ainsi au capital urbain et britannique un plus grand pouvoir au sein du corps législatif fédéral.

Grey considérait ici la jalousie entre les « races » comme étant le fondement du conflit politique dans le Bas-Canada. En vertu de son plan, plaida-t-il,

the French Canadians, who would retain on both sides of the St. Lawrence a solid territory of much greater extent, population and agricultural improvement, than any of the others, with an undisturbed enjoyment of their religion and laws, would have only themselves to blame, were they not to maintain a footing of at least perfect equality with all their compatriots.

Rendre individus et groupes responsables de leur propre destin est un trait caractéristique de la gouvernementalité libérale. Je suppose que Grey était convaincu que les districts de commun soccage prospéreraient, que leurs députés seraient majoritaires au fédéral et que les terres seigneuriales se convertiraient volontairement à la tenure de commun soccage. Quoi qu’il en soit, il prétendait que, une fois les conflits internes éliminés par la séparation territoriale des Anglais et des Français, il serait possible d’instaurer une coopération mutuelle en vue d’objectifs communs.

Le commentaire de Gipps

Sir George Gipps ajouta au rapport final de la commission son propre commentaire sur les plans de Grey concernant une redivision de la colonie. C’était là, nota-t-il, le sujet sur lequel les commissaires s’entendaient le moins, ajoutant que le rapport officiel décrivait plus impartialement l’état de la représentation que ne le faisaient les revendications de Grey à propos des préjudices subis par les Anglais. Le plan de Grey omettait le district de Gaspé, région intéressante où une population mixte élisait des candidats constitutionnalistes, et ses plans de réforme de style Vermont ou de redivision de la colonie risquaient peu de se gagner des appuis.

Grey et Gipps se rejoignaient sur certains points dans leur analyse de la situation politique au Bas-Canada. L’un et l’autre partageaient, en définitive, un projet assimilateur et Gipps croyait, avec Grey, que la principale menace au lien impérial tenait aux courants républicains qui agitaient la population de langue anglaise, bien qu’il ait attaché une plus grande importance, à cet égard, aux colons américains des Cantons de l’Est. En 1836, la tension politique devint si élevée dans la colonie après que le gouverneur Head eut révélé, dans le Haut-Canada, les instructions officielles de la commission, que Grey pensa que « a contest » éclaterait certainement entre les populations française et anglaise n’eût été de la présence des soldats et des autorités anglaises. Une telle lutte mènerait inévitablement à l’écrasement du pouvoir français, car le conflit serait dès lors redéfini comme opposant des nationalités plutôt que des principes politiques. Selon l’analyse de Gipps, la majorité patriote parvenait à s’attirer l’appui de certains électeurs américains et britanniques en donnant « the dispute the character of a contest between the aristocratic and the democratic principle, rather than one of nationality ». C’est pour cette raison que « of the twenty-two individuals with English names, or of English origin, who have seats in the Assembly thirteen generally vote with the French party, and only nine against them ». Ainsi, prétendait Gipps, le leadership patriote tenait à maintenir le lien colonial, croyant qu’il perdrait des appuis si la lutte était définie comme un combat national.

Que l’on choisisse ou non d’accorder foi à cette analyse, ce qui est significatif, en termes de gouvernementalité, c’est que Gipps dressait ses arguments sur le fond d’un examen explicite des fins de la domination impériale et selon lequel la tâche consistait à substituer la culture et la civilisation anglaises à la souveraineté impériale. Le lien colonial était nécessaire aux Français du Bas-Canada, sans quoi ils seraient écrasés dans une guerre civile. Par conséquent, si la question politique était de savoir par quels moyens pourrait-on prolonger le plus longtemps possible la souveraineté de l’Angleterre sur le Canada, Gipps répondait que « it would probably be done by keeping the country as much as possible French ». Dans sa pensée, cependant, « it [was] not bare empire, but the raising up [of] an enterprising, happy and enlightened population, and spreading as far as possible over the globe our own laws, our language and our institutions », c’est-à-dire « the legitimate ends of colonization ». Et une telle politique impériale déboucherait logiquement sur l’indépendance des colonies, issue parfaitement souhaitable lorsque les circonstances le permettraient.

Gipps affirma qu’il jugerait bon que l’on cède aux exigences de l’Assemblée si la population du Bas-Canada était homogène. Mais si le gouvernement impérial se retirait maintenant de la colonie, le parti britannique tomberait sous la domination des Français. Le retrait de la métropole ou l’accession aux exigences de l’Assemblée déboucherait sur la guerre civile et, dans le second cas, le parti britannique serait l’agresseur, auquel cas « the power of the Government would have in the first instance to be directed against men who are not only our fellow subjects, but for the most part the natives of our own isles[47] ». Aucune solution ne s’imposait d’elle-même, car l’indiscrétion du gouverneur Head avait interdit la recherche d’un moyen terme qui eût consisté à proposer des concessions aux deux partis.

Commentant les remarques de Grey sur la représentation, Gipps se pencha sur l’équilibre des forces dans les circonscriptions électorales existantes et estima raisonnable de supposer que celles qui comptaient une majorité d’électeurs d’origine anglaise étaient à même, dans les conditions existantes, d’élire de 18 à 20 députés pour autant qu’elles soient unies politiquement. Or, ajouta-t-il, Grey avait omis de noter que les divisions partisanes n’épousaient pas les clivages nationaux.

One reason that the inhabitants of English origin have fewer members in the Assembly than their numbers would entitle them to evidently is, that they are not so firmly united as the French Canadian party is. They have doubtless been more united latterly than at any former period, but there is still an American party, or a party composed principally of settlers from the United States, that is opposed to them[48].

La domination d’une majorité patriote à l’Assemblée tenait, en partie, à une mauvaise gestion électorale des forces constitutionnalistes, qui leur avait fait perdre des sièges, tels ceux de Beauharnois et de Drummond, ainsi qu’à des divisions politiques qui ne concernaient pas la nationalité.

D’un plus grand intérêt pour Gipps – et pour une analyse de la gouvernementalité – fut la suggestion de Grey selon qui il ne serait possible d’assurer une représentation adéquate à une minorité vivant au sein d’une population mixte qu’en appliquant un principe nouveau, consistant à limiter chaque électeur à un seul vote et à augmenter la taille des districts électoraux. Gipps nota que le rapport de la commission ne se montrait pas hostile à une telle suggestion, mais que celle-ci était à ce point novatrice qu’il ne serait pas sage de l’imposer à la colonie à titre d’expérience. Il faudrait d’abord en faire l’objet d’une discussion et d’un débat publics. Les Canadiens l’attendent encore.

Pour Gipps, le problème politique de la représentation de la minorité en était un de proportion composée, ce qu’il décrivit dans un tableau comprenant quatre scénarios selon lesquels chaque électeur disposait respectivement d’une, deux, trois ou quatre voix, ce à quoi correspondaient de deux à cent députés. Ses calculs montraient que dans une circonscription comptant 1001 électeurs, élisant 4 députés et accordant une voix par électeur, 201 électeurs suffisaient à élire un député. En fait, ce scénario aurait entraîné une surreprésentation de la minorité et, si l’on n’élisait que 2 députés, 334 électeurs – un tiers du total – seraient en mesure, en principe, d’en élire la moitié. Gipps écrivit :

It is in order to reduce this undue advantage to the minority that it has been stated as advisable, in any adaptation of this plan of voting, to make the electoral districts, and the number of members returned by each, larger than at present. If the districts were so arranged as to return five or six members each, the advantage to the minority would almost disappear.

L’équité électorale devenait, ici encore, une question de nombre dans un domaine où ne jouaient plus les différences hiérarchiques entre sujets politiques.

Les suites

En 1836 et en 1837, le cabinet whig discuta de divers projets relatifs au Bas-Canada, discussions d’autant plus animées qu’on avait pris connaissance des propositions de Grey sur la division de la colonie. James Stephen, sous-secrétaire du Colonial Office, opposa au plan de Grey sous prétexte qu’il manigançait une majorité anglaise à l’Assemblée et n’accordait pas de port franc au Haut-Canada. Il proposa plutôt, dans un premier temps, de diviser la colonie selon un axe nord-sud et de créer une nouvelle entité dans le nord-ouest, chacune conservant certains éléments de la constitution de 1791. Une solution de rechange, proposée par Stephen, nécessitait l’incorporation de Montréal et de Québec, ainsi que la création de trois districts dotés de tribunaux élus par les propriétaires fonciers, autorisés à lever des impôts et à gouverner localement. Une nouvelle province serait aussi formée de certains territoires du nord-ouest et un corps de commissaires serait nommé pour siéger à Montréal et y élaborer des lois relatives au commerce et à la navigation[49].

Ce plan fut étudié et remanié au point où on en tira les titres d’un projet de loi et l’on invita sir Charles Grey à en évaluer au moins deux versions quant à leurs chances d’être adoptées. Grey approuva la création de gouvernements locaux dotés de pouvoirs de taxation, mais insista sur la séparation des « deux races » comme condition de réussite de tout projet :

No reliance ought to be placed on any aid to be derived from local rates or assessments. Amongst the British settlers on soccage lands something might, perhaps, be obtained in this way, but certainly not, at present, from the French Canadian censitaires, and it would not do to have local objects such as schools roads &c if the[y] are paid out of the Treasury of the Province whilst the other should be called upon to raise an additional tax amongst themselves.

Si l’on devait incorporer les villes, on ne devrait pas se contenter de reconduire leurs anciennes chartes. En fait, l’obtention d’une majorité favorable au commerce à Montréal passerait nécessairement par la division de la ville. Peut-être, pensa Grey, serait-il plus commode de créer une corporation du Saint-Laurent qui aurait la haute main sur ce fleuve et sur la rivière Outaouais, un peu à la manière de l’autorité portuaire de Londres.

Grey revint sur cette esquisse de projet de loi dans un commentaire ultérieur. Il y insista sur le fait que l’antagonisme des « races », à propos de sujets qu’il qualifia de « forensic » (i.e. relatifs à des délits passés), était tel qu’il empêchait toute coopération à moyenne échéance. Il suggéra alors de diviser la colonie en huit districts, outre les deux villes, car toute segmentation moindre aurait pour effet de séparer les terres de commun soccage par des enclaves formées de domaines seigneuriaux. Le projet de loi comportait désormais, semble-t-il, une proposition d’union fédérale de l’Amérique du Nord britannique, ce qui plut à Grey, qui insista cependant sur la nécessité d’octroyer de vastes pouvoirs au gouvernement fédéral. Il reprit la thèse de certains des marchands montréalais :

The plain truth is that the British population of those provinces, like that of the United States is mainly a money making population – enterprising, speculative, and scheming – alive to all the advantages of mutual confidence, credit, paper money, simplicity of laws respecting property in land, & facilities for the perpetual transfer of it. The French Canadians on the contrary are wedded to their clumsy and embarras[s]ing laws of real property & the Genius of the Roman Catholic Church is adverse to the circulation of property in land, to the funding & credit system – in two words, commercial enterprize.

Le mécontentement des capitalistes était d’autant plus intense qu’ils voyaient progresser les villes américaines pendant que, se plaignirent-ils à Grey, « we create, & in reality we pay a considerable revenue which is wasted in miserable & abortive plans of parish education & in useless and corrupt county jobs », alors qu’eux-mêmes ne pouvaient obtenir de l’Assemblée qu’elle accorde des chartes bancaires, qu’elle adopte des mesures d’amélioration du port ou qu’elle entérine la création de sociétés à actions. Les marchands n’avaient pas toujours raison, nota Grey, mais leurs doléances montraient qu’il serait nécessaire de doter le gouvernement fédéral de pouvoirs dans des domaines beaucoup plus nombreux que simplement le commerce et la navigation[50].

Grey nuança plus tard cette analyse dans un commentaire sur la première liste, proposée par Gosford, des membres d’un Conseil législatif modifié. L’analyse politico-économique y prend ici plus d’importance que son insistance antérieure sur le caractère national du conflit :

The principal bases on which the factions of Lower Canada rest are, on the one side, the union of the French Canadian lawyers and Roman Catholic Priests in defence of institutions on which their whole consequence and even means of living depend. On the other the energy & eagerness of the British commercial & monied interest whose plans and activity are impeded by the system which is the support of their opponents.

L’opposition entre les deux factions était aussi une pure lutte de pouvoir. Là encore, Grey soutint que le danger du républicanisme ne venait ni du clergé ni du parti patriote. Selon lui, « the republican projects and declamations of the French Canadian party are not so much real designs as they are impliments by which it is the aim of those who do not come to the front of the battle to secure the substantial objects which are so important to them ». Selon cette analyse, la réforme du Conseil législatif prévue par Gosford assurerait une hégémonie canadienne-française sur les deux Chambres du parlement et, bien que Grey ne conclue pas qu’un tel gouvernement serait nécessairement républicain, ou même qu’il appuierait la faction Papineau : « it never can answer to attempt to subject 150.000 or 120.000 British Protestants & the mercantile interests both of Montreal & of Quebec to two French Canadian & Roman Catholic majorities ». La notion même était lourde de dangers et les conséquences seraient désastreuses pour tous les habitants de la colonie. Grey rappela qu’il n’avait aucune objection à ce que les Canadiens français contrôlent le corps législatif, pour autant que la colonie soit divisée[51].

Dans la foulée du rapport final de la commission Gosford, les associations constitutionnelles de Montréal et de Québec haussèrent le ton de leurs revendications concernant une union législative des deux Canadas. En mars 1837, la Montreal Association plaida, dans une brochure, la nécessité d’une réunification des colonies canadiennes, doublée de la promulgation du plan Gibb prévoyant le charcutage électoral du Bas-Canada. Si l’on persistait à maintenir les distinctions nationales, avertissait la brochure, la guerre civile était inévitable. Les aspirations canadiennes-françaises à l’état de nation et à l’instauration d’une république devaient être étouffées et un Canada uni en constituait le meilleur moyen. Les intérêts britanniques devraient être prééminents dans une telle colonie unie et, au nombre des moyens d’y parvenir, on accorderait à chacune des ex-colonies le même nombre de sièges au parlement uni et on augmenterait la représentation des intérêts britanniques dans le Bas-Canada.

La Montreal Association tenta de justifier ce déséquilibre chauvin en le présentant dans le cadre du libéralisme, c’est-à-dire selon les aptitudes des sujets politiques et selon la taille de la population. Écraser les aspirations nationales des Canadiens français et manigancer une domination anglaise – le type même de mesures que l’association dénonçait comme oppressives lorsqu’elles allaient contre ses intérêts dans le Bas-Canada – se justifiaient ainsi par des arguments libéraux. Chaque ex-colonie devait donc déléguer au Parlement uni un même nombre de députés

to render the proposed Union effectual, whereby separate habits and prejudices will be overcome, national antipathies gradually removed, and the interests of the Provinces cherished and supported. Nor is this equality of provincial representation either unjust or inequitable, when it is considered, that the Provinces are governments independent of each other ; that the disparity between their aggregate populations, by no means great at present, is being reduced with so much celerity, that a few years will entirely remove that inequality ; and, as regards Upper Canada in particular, that the general intelligence of her population is immeasurably superior to that of the numerical majority in Lower Canada […].

La brochure de l’association comportait une étude des conditions relatives et des perspectives d’évolution des deux populations coloniales, en utilisant des informations « compiled from authentic sources ». Les auteurs y construisaient des séries démographiques conçues pour montrer que la population du Bas-Canada doublait tous les 29 ans, alors que celle du Haut-Canada y arrivait en 9 ans. En 1836, ces populations étaient respectivement estimées à 600 000 et 350 000 ; le Haut-Canada rattraperait bientôt son retard, de sorte que l’égalité numérique des sièges était équitable. Rien n’était dit de la pourtant évidente conclusion logique : si ces taux de croissance étaient vrais, la population du Haut-Canada surpasserait bientôt celle du Bas-Canada et l’égalité des sièges favoriserait alors le Bas-Canada.

L’ouvrage proposait aussi un ambitieux travail statistique destiné à étayer le plan Gibb visant à redessiner les districts électoraux du Bas-Canada. On y prétendait, en arrondissant les chiffres, que le recensement de 1831 établissait la population française à 350 000 et les populations anglaise et irlandaise à 158 000. La population coloniale de 1836 était probablement de 600 000, mais le grand nombre de Canadiens français morts du choléra en 1832 et 1834, outre l’émigration de jeunes hommes aux États-Unis, avait réduit le taux de croissance de la population née au Canada. En même temps, des sources authentiques montraient que 195 000 immigrants avaient débarqué au port de Québec depuis le recensement et qu’au moins 35 000 d’entre eux s’étaient installés dans le Bas-Canada. La population née au Canada ne s’était ainsi accrue que de

54,081, which divided between the two races in the proportion of 158 to 353, would augment the number of inhabitants of French origin to nearly 390,000 souls, and those of British origin, to nearly 175,000, to which being added the amount of settlers by emigration, say 35,000, the total number of the latter would be 210,000, and the aggregate proportion of the two races therefore is as 210,000 to 390,000, in round numbers.

Ces chiffres montraient l’urgence accrue d’un redécoupage électoral qui aurait permis une représentation équitable dans le Bas-Canada[52].

Incapable de trouver une solution à l’impasse politique et fiscale dans la colonie même, le ministère anglais proposa de mettre au point une nouvelle loi du Canada. Ce projet de loi fut précédé par les fameuses Résolutions Russell, présentées et votées au parlement anglais entre la fin de février et le début de mars 1837. Parmi les clauses de la loi envisagée se trouvait une mesure pour redéfinir les limites territoriales du Bas-Canada. Le ministère planifiait de détacher tout le territoire compris entre l’embouchure de la rivière Saguenay jusqu’au lac Saint-Jean, au nord, et jusqu’aux fourches de l’Outaouais, à l’ouest, afin de créer une nouvelle colonie ouverte à l’immigration britannique. Seules la mort du roi et la dissolution du parlement qui s’ensuivit empêchèrent l’adoption de ce projet de loi[53]. À sa réunion annuelle de la fin de 1837, la Montreal Constitutional Association dénonça le rapport Gosford comme une perte de temps et un gaspillage d’argent et se plaignit de son « utter indifference to the important measure of the legislative union of the Canadas ». À Québec, l’association constitutionnelle réclama un nouveau mode de gouvernement pour la colonie, « as may serve to develope its Agricultural and Commercial resources, to extend the benefits of Education therein, and to improve its moral and social condition[54] ». Il allait désormais échoir à Durham et à Sydenham d’inventer une nouvelle configuration de l’espace politique colonial.

Conclusion

La constitution de 1791, dans le Bas-Canada, était fondée sur un modèle hiérarchique des relations sociales, selon lequel la passion et les énergies « du peuple » représenté à l’Assemblée devaient être modérées par la respectabilité traditionnelle d’une aristocratie au Conseil législatif et placées sous la surveillance attentive et paternelle de la sagesse royale. Ce modèle était dépassé avant même d’être appliqué. On peut considérer le conflit politique des années 1830 comme une suite de tentatives pour créer un nouveau schéma de gouvernance et dont chacune des parties opposées agissait dans le cadre du libéralisme politique. Or des conceptions de gouvernement globalement libérales pouvaient mener à des conclusions diamétralement différentes. D’une part, de telles conceptions menaient à établir la représentation politique en proportion de la taille relative des circonscriptions. Les minorités devaient être entendues et leurs intérêts représentés. Une notion de bien commun, dont on estimait généralement qu’elle signifiait une élévation du niveau de vie et des pratiques culturelles rationnelles, devrait orienter l’élaboration des politiques. Étaient éligibles à gouverner ceux que leur tempérament et leur éducation rendaient capables de jugement rationnel en matière politique.

D’autre part, ces mêmes principes généraux pouvaient être évoqués pour justifier la domination politique d’une minorité sur une majorité. Si cette dernière, en effet, agissait à l’encontre du bien commun, si ses membres n’étaient pas aptes, pour cause de tempérament ou d’éducation, à exercer un jugement rationnel, alors les conceptions libérales pouvaient justifier leur subordination à une minorité rationnelle. La notion selon laquelle tous les hommes étaient en principe libres et égaux pouvait être remise en question par des conceptions chauvines relatives au caractère national ou à l’ignorance et à l’analphabétisme d’une population majoritaire.

Dans ces débats sur la représentation que nous venons d’étudier, toutes les parties utilisèrent des arguments de nature statistique et évoquèrent des rapports de nombres comme indice d’équité politique. Le recours privilégié, dans le débat politique, à ce type d’argument est un des traits marquants de la gouvernementalité libérale. Les conceptions statistiques furent juxtaposées aux compréhensions des conditions prévalant dans le Bas-Canada. D’une manière importante, les documents laissés par la commission Gosford nous permettent de dessiner la lecture que faisaient habituellement les autorités impériales du gouvernement colonial dans les années 1830. Le danger politique qui menaçait le Bas-Canada ne venait ni du parti patriote ni de la population canadienne-française. L’un et l’autre dépendaient, pour leur survie, du lien colonial et leur recours au discours républicain fut écarté comme dissimulant des ambitions nationales inadmissibles. Aux yeux des commissaires, le véritable danger provenait des capitalistes anglophones urbains, qui exprimaient des sympathies pour les revendications républicaines parce que leurs intérêts se trouvaient bloqués par l’Assemblée qui refusait d’accorder des chartes bancaires, d’incorporer des entreprises, d’améliorer la navigation sur le Saint-Laurent, de réformer les tenures et d’administrer de manière responsable des fonds publics. Ce diagnostic eût-il été différent si la majorité de l’Assemblée n’avait pas décidé de boycotter la commission ? On ne peut, là-dessus, que spéculer, mais il est certain qu’il servit de cadre aux réflexions des commissaires sur la politique coloniale en général et sur la question de la représentation en particulier.

Sur cette toile de fond, plusieurs des plans envisagés par les commissaires et par le Colonial Office sont cohérents et logiques. Créer de nouvelles provinces pour séparer les terres seigneuriales et les terres de commun soccage, établir une administration du fleuve Saint-Laurent, subdiviser les villes pour en remettre la haute main aux majorités de commerçants, créer des gouvernements locaux dotés d’un pouvoir de taxation et créer un nouveau gouvernement fédéral, toutes ces mesures étaient susceptibles de pallier la colère du capital anglophone tout en respectant globalement les principes du libéralisme. Et ces plans se détachaient sur des conceptions plus vastes de l’Empire, comme celles qu’avait énoncées sir George Gipps. L’Empire n’avait pas pour fin le maintien de la souveraineté sur les colonies : celles-ci allaient obligatoirement acquérir leur indépendance. Son rôle consistait à préparer les colonies à revêtir le manteau de la civilisation anglaise, objectif qu’on devait poursuivre sans l’avouer.

De ce point de vue, la commission Gosford ne fut pas une simple manoeuvre dilatoire de la part d’un gouvernement anglais indécis, pas plus qu’une tentative avortée de concilier les parties et les factions opposées. Première commission royale canadienne, elle fut un outil de gouvernement qui réfléchissait consciemment sur lui-même et qui entendait poser un diagnostic sur les sources du malaise colonial et en suggérer des remèdes efficaces. Parce qu’ils n’avaient pas le pouvoir de prescrire des politiques, parce que les commissaires ne partageaient pas la même vision politique et parce que la publication de leurs instructions officielles rendit impossible une politique de concessions aux parties en cause, les commissaires se livrèrent à la spéculation avec une relative liberté. Pourtant, presque tout ce qu’on allait imposer au Bas-Canada après 1837 y avait déjà trouvé sa formulation.