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Cet essai porte sur l’ouvrage de Gary Caldwell, La culture publique commune. Les règles du jeu de la vie publique au Québec et les fondements de ces règles, (2001) et sur celui de Denise Helly et Nicolas van Schendel, Appartenir au Québec. Citoyenneté, nation et société civile (2001).

Les deux travaux, bien que de facture fort différente, exposent la même interrogation fondamentale : quelle est la nature, la forme, l’intensité des liens civils indispensables aux relations entre citoyens d’une société moderne, une société à la fois individualiste dans ses valeurs et ses finalités (notamment sous la figure tutélaire des constitutions ou chartes définissant droits et libertés essentielles) et étatiste dans son organisation et son mode de légitimité (sous la forme de la souveraineté populaire et de la démocratie représentative). Tant la réflexion politico-philosophique à charge polémique de G. Caldwell que l’enquête monographique d’obédience sociologique de D. Helly et N. van Schendel approchent la situation contemporaine du Québec par le biais de la « société civile », questionnant les valeurs, règles, normes implicites ou explicites des conduites quotidiennes qui forment le soubassement existentiel d’une « culture » avant même de se formaliser en institutions étatiques ou contrats officialisés. Les deux ouvrages visent à mettre au jour la présence d’un ethos à la fois universaliste (en tant que hiérarchie de valeurs portant sur la condition ontologique de l’homme en société : liberté, égalité, responsabilité, etc.) et particulier (en tant que correspondant à une histoire et une culture spécifiques se condensant dans l’existence dynamique et conflictuelle de la société québécoise actuelle), qui nourrit et traduit l’intelligibilité et la cohérence des interactions interpersonnelles, impose des droits, devoirs et vertus substantielles, mais aussi inévitablement provoque des attentes, des déceptions et des désaccords interprétatifs. Si Caldwell défend sa propre vision des choses, sa conception de la « culture publique commune » vitale pour la construction d’une société plus juste et harmonieuse, l’enquête sociologique de Helly et van Schendel, datée de 1995 et portant sur 84 résidents de Montréal, entend plutôt exposer les représentations de citoyens « ordinaires » quant aux liens primordiaux qui tissent les rapports intersubjectifs d’une part, la relation au Québec comme société globale d’autre part. Cette liaison dialectique entre les niveaux microsociologique (civilité, solidarité, tolérance entre les individus) et macrosociologique (le Québec comme identité collective) se trouve sous-jacente aux deux ouvrages, à travers une continuité entre règles de la vie quotidienne d’un côté, principes de base et croyances fondamentales de l’autre. Mais ce qui oriente la réflexion commune des deux ouvrages et incarne finalement au mieux leur divergence conceptuelle se saisit dans la compréhension respective du terme récurrent de leur problématique : la « société civile ».

La société civile comme transmission de la culture (G. Caldwell)

L’épanouissement des êtres humains suppose leur insertion dans un horizon de significations partagées, une « société » au sens fort du terme, définissant des valeurs et normes qui donnent sens à l’existence personnelle dans son rapport à soi-même et à autrui. Généralement, la transmission de la culture s’effectue de manière informelle et implicite, à travers de multiples canaux de socialisation qui, pour Caldwell, constituent l’architecture de la « société civile » (famille, école, église, quartier, associations), mais qui pour des raisons diverses (médias sous influence de l’utilitarisme marchand, école publique étatisée, enseignement relativiste, crise de la famille), ne jouent plus leur rôle de nos jours. Énumérer les composantes de cette « culture publique commune » peut sembler ressortir d’une ambition excessive, d’autant plus qu’une codification statique masque sa nature historique et évolutive, ce dont l’auteur est bien conscient. Néanmoins, la « crise de la transmission » s’avère d’une gravité sans précédent, ainsi que le démontrent les tragiques événements qui se sont déroulés à l’École Polytechnique de Montréal en 1989, durant lesquels de jeunes gens se sont enfuis au lieu de résister au meurtrier et de tenter de sauver leurs camarades, non socialisés qu’ils étaient « à croire qu’on a le devoir de protéger, d’aller au secours des autres membres de notre communauté, que ce devoir est associé à l’idéal de courage, et que ce devoir et cet idéal font partie d’une éthique qui nous transcende, c’est-à-dire suffisamment importante pour qu’il vaille mieux mourir que de vivre en l’esquivant » (p. 18-19). Sans la connaissance et le partage des règles de coexistence commune, la collectivité est réduite à l’impuissance devant l’agression, transformée en simple agrégat d’individus réunis par la peur ou l’instinct.

La « culture publique commune à tous les Québécois » se doit donc d’être explicitée, afin de permettre l’intégration des nouveaux venus, notamment les jeunes et les immigrants. Selon l’interprétation qu’en fait l’auteur, « notre culture publique commune fait partie intégrante de notre patrimoine culturel ; elle est le produit de nos traditions culturelles, elle s’en inspire, à tel point que, sans une compréhension de ces traditions et des références culturelles véhiculées par les gens d’ici, on ne posséderait pas une telle culture commune » (p. 10). Les chartes canadienne et québécoise assurant droits et libertés individuelles, nécessaires à leur niveau, s’avèrent insuffisantes, car elles négligent de préciser les devoirs et vertus qui accompagnent nécessairement ces droits et qui sont essentiels à la perpétuation d’une forme de vie collective. L’expression abstraite des acquis (liberté, égalité, démocratie, justice sociale) doit être incarnée dans le contexte d’une société particulière, d’un monde vécu, au risque de disparaître : « il faut encore de la culture et de l’histoire : le substratum des règles qui, elles, s’appliquent dans la vie de tous les jours » (p. 20). Tant cette culture particulière que sa condensation dans les chartes à prétention universaliste doivent être clairement rattachées à la tradition judéo-chrétienne qui a permis leur apparition. Les comportements sociaux, hiérarchisés du plus concret au plus abstrait (savoir-vivre, règles des interactions, principes de base, croyances essentielles), suivent des conventions et règles elles-mêmes enracinées dans des principes fondamentaux devant être connus et défendus par tous.

À partir de ces postulats, Caldwell entreprend une description sommaire de la culture publique québécoise, qui s’inscrit largement dans la dynamique civilisationnelle exprimée par les démocraties occidentales, mais illustre une historicité collective particulière. Pour ce faire, sont successivement abordés les libertés fondamentales, les différents droits (juridiques, politiques, économiques et sociaux), les principes de base et croyances essentielles qui les fondent, et enfin les devoirs et vertus civiques qui les garantissent. L’inventaire des libertés fondamentales, au nombre de huit, reste classique pour les sociétés démocratiques modernes : État de droit (due process), libertés de parole (presse), de conscience, de circulation, d’association, intégrité des personnes, égalité et démocratie. De même en ce qui concerne le recensement des droits principaux, de nature juridique (égalité devant la loi, présomption d’innocence, habeas corpus, possibilité d’être jugé en public et de faire appel, etc.), politique (citoyenneté et suffrage universel, institutions parlementaires, protection des minorités, etc.), sociale (inviolabilité du domicile, respect de la sphère familiale, droits à la sécurité, à l’éducation, à la subsistance minimale, à un environnement renouvelable, etc.) ou économique (disposer de son travail, droit d’entreprendre et de passer contrat, propriété privée, etc.). Les principes et croyances qui fondent l’existence de ces droits et libertés consistent en des affirmations plus hardies sur la nature des institutions (démocratie représentative, division des pouvoirs et séparation entre Église et État, existence de l’État de droit, vigueur de la société civile et marché libre), de l’individu qui en est à la fois le sujet– comme partie de la volonté populaire – et objet – comme soumis à la loi commune – (responsable de ses actes, de l’ordre public, porté par le devoir de porter secours à ses semblables, de se dévouer à sa patrie et de servir à collectivité) et de dix « grandes inspirations », plus ou moins discutables, censées se trouver à l’origine du sens moral collectif (« la valeur intrinsèque de chaque individu », « le libre choix existe », ou « une société plus juste est possible », mais également des étonnants « le bien finit par triompher du mal », « le beau existe » ou « la famille humaine est irremplaçable »). Enfin, les vertus et devoirs civiques se placent dans la filiation d’une morale qu’on dirait « traditionnelle » : respect des autres, responsabilité de ses actes, connaissance des lois et obéissance, participation à la vie collective, honnêteté, travail (constaté p. 122 par un – trop – péremptoire et définitif « Ceux qui pourraient travailler et ne le font pas sont des parasites »), etc.

Le pivot conceptuel des propositions de Caldwell quant à l’élaboration d’un Québec plus juste se présente comme la revalorisation de la « société civile », définie comme composée de tous les groupements à finalité ni politique, ni économique. Sont citées à cet égard les familles, églises, écoles, municipalités et associations et par conséquent vivement contestées la laïcisation de l’éducation, les fusions municipales ou la pluralisation des modèles familiaux. Car « c’est la société civile – dont la famille est l’assise spirituelle et matérielle – et non l’État qui assume la transmission de la culture et de la moralité. L’État, parce qu’il répond en dernière analyse à une finalité de pouvoir, est amoral, aculturel et sans horizon à long terme. C’est pour ces mêmes raisons que l’État n’est pas apte à éduquer » (p. 98-99). Si la critique de l’interventionnisme étatique est acerbe, l’auteur se place ainsi à contre-courant des orientations majeures des sciences sociales contemporaines, dont le travail s’évertue à montrer que les domaines les plus traditionnellement naturalisés et neutralisés – en premier lieu la famille et la religion – sont traversés par des relations « politiques » et constamment redéfinis en fonction de stratégies de pouvoir. Il nous faudra revenir sur cette perception d’une « société civile » idéalisée, portant « naturellement » une morale spiritualisée et unanimiste[1].

La société civile comme forme problématique de lien collectif (Helly et van Schendel)

Par cette enquête montréalaise, Helly et van Schendel explorent les « formes de lien collectif entre les individus constituant une société étatisée » (p. 15), au-delà de la citoyenneté juridicopolitique (égalité politique et libertés fondamentales garanties par les droits et obligations envers l’État de droit) et du sens d’appartenance nationale. La crise de l’État-Providence a récemment favorisé l’émergence de moult nouveaux discours portant sur la « cohésion sociale », les « bases minimales du vivre ensemble au sein d’une société étatisée » (p. 16), notamment en regard des problèmes de chômage, de délinquance et d’intégration des immigrés. À partir de l’hypothèse d’un « affaiblissement, sinon un effacement, du lien citoyen et du sens d’appartenance nationale fortement intériorisés depuis deux siècles par les populations des sociétés occidentales » (p. 17), il y a nécessité à examiner « le lien à la société civile », construit « à partir des jugements que portent les individus sur leurs conditions de vie en dehors de l’univers privé et sur la teneur de leurs rencontres anonymes avec les autres membres de la société » (p. 19), en fait les attitudes bienveillantes ou stigmatisantes que vit un individu ou un groupe dans ses interactions quotidiennes.

La conclusion des auteurs est que, en dépit des Cassandre, « la grande majorité des personnes interrogées font montre d’un lien sociétal, ne manifestent aucune aliénation profonde à l’égard de l’État, québécois ou canadien, et se révèlent fort attachées aux préceptes de la démocratie et des droits individuels » (p. 199). Globalement, le lien civil valorisé par les répondants s’exprime par les références au milieu de vie montréalais (pluralité, bilinguisme), à un climat social pacifique (civilité, affabilité, courtoisie, respect de la vie privée, rôle social des femmes), et aux droits individuels et à la protection sociale (en premier lieu la Charte des droits et libertés), en dépit de quatre problèmes majeurs : l’avenir de la langue française, l’avenir politique du Québec, la prospérité incertaine et la difficulté à être reconnus comme membres à part entière de la société. Cinq principales catégories peuvent être formées à partir de l’appréciation de ces liens civils et politiques :

  1. Les « citoyens actifs d’un État souverain francophone », qui définissent le Québec comme une collectivité d’individus partageant un territoire, des relations sociales d’esprit égalitaire et des institutions particulières en langue française. Cette « culture sociétale » repose sur une histoire originale tissée par l’oppression anglaise, mais également sur la récusation tant de l’appartenance ethnique canadienne-française que d’un multiculturalisme relativiste, négateur de la spécificité québécoise : « une loyauté entière et première à l’État québécois souverain ne signifie d’aucune façon le déni du caractère pluriel de la société civile » (p. 207).

  2. L’ethno-nation souveraine, qui conçoit l’appartenance collective comme un enracinement physique et historique peu questionnable : « religion, langue, formes de production, système de parenté, formes de hiérarchie sociale et usages quotidiens composent un univers dont les individus ne peuvent se déprendre » (p. 209). La majorité historique canadienne-française, légitime la fondation d’un État souverain, qui incarnera l’équivalence entre groupe culturel, territoire et pouvoir politique. Cependant, cette « inspiration nativiste » se montre très pessimiste quant à l’évolution contemporaine, voyant s’étioler une nation fragmentée, désunie, voire envahie (menace culturelle américaine, influence de l’anglais, pluralisme culturel) : « Dans l’univers des nationalismes généalogiques, la culture précède le politique et l’économique, fonde entièrement une société réduite à une communauté, et l’histoire n’est qu’une suite d’affrontements entre des groupes culturels luttant pour leur maintien et dont certains présentent des valeurs supérieures aux autres » (p. 213).

  3. Le Québec comme nation francophone, société distincte, et le Canada comme État binational forment les composantes d’une conception libérale qui penche en faveur d’un fédéralisme asymétrique : le « sens d’appartenance à la société québécoise qui se nourrit d’un lien à l’État fédéral et de l’idée et de l’expérience de son respect de la spécificité historique franco-québécoise » (p. 214). Ce libéralisme réformiste s’avoue néanmoins méfiant envers le pluralisme culturel, du fait de la nécessité d’intégration des immigrés dans une « culture commune », un « nous sociétal dont le français, une civilité particulière, une histoire d’influences réciproques et de conflits avec les anglophones, la laïcité et un État défenseur des libertés et l’égalité sociale constituent les facettes » (p. 216).

  4. Le lien citoyen libéral « formaliste » repose sur une conception strictement formelle : des libertés fondamentales individuelles et des droits subjectifs. Le seul lien au Québec passe par la citoyenneté canadienne, qui implique respect de l’État et des institutions, mais nul sens d’appartenance à une entité étatique, ni engagement d’une quelconque responsabilité envers une collectivité nationale. Les immigrés récents qui défendent cette vision ont souvent connu des conditions d’établissement et de vie difficiles, parfois même une exclusion symbolique par la majorité francophone, assortie d’une faible maîtrise de la langue française.

  5. La récusation de tout lien collectif au Québec, passant par le souhait d’un usage premier de l’anglais et rejetant toute différence culturelle québécoise, exprime soit l’allégeance prioritaire à une société d’origine étrangère, soit la réaction à une exclusion par la société majoritaire fondée sur des critères raciaux.

L’appréciation de la société québécoise passe donc résolument par l’évaluation des liens civils, même si se dessine toujours en fond les orientations politiques du répondant et son opinion quant à l’éventualité d’une indépendance du Québec. Les valeurs mises en avant (tolérance, respect, convivialité) expriment tant la nature idéale des interrelations quotidiennes qu’une « culture publique commune » qui les érige en normes de comportement.

Ambiguïtés politiques de la société civile et de la culture publique

Il faut d’entrée signaler que la « société civile » qui incarne pour les deux ouvrages le fondement de la transmission, de la pratique et de la transformation d’une culture publique commune ne se réfère pas à la même réalité sociale. Si comme nous l’avons dit, Caldwell la comprend dans une version extensive comme incluant toutes les institutions sociales hors des sphères étatiques et marchandes (correspondant à « la famille, à l’école, à l’Église et aux associations volontaires, allant des clubs de sport et des groupes culturels aux associations d’entraide comme les mutuelles d’assurance », p. 128), Helly et van Schendel excluent le « cercle familial et privé », insistant sur les « rencontres anonymes avec les autres membres de la société » (p. 19). Cette distinction marque une conséquence profonde sur le tableau différencié qu’offrent les deux études quant au Québec contemporain. Car il s’avère sans nul doute que Caldwell défend une vision communautarienne de la culture – la « communauté » comme ensemble de personnes reliées par des rapports autres que contractuels et instrumentaux –, alors que l’enquête montréalaise expose diverses interprétations à propos du devenir d’une société, et par conséquent écarte l’expérience de ces « liens de proximité » (famille, amis, voisins), perçus comme délimitant un autre ordre social. Si l’opposition dichotomique communauté-société constitue un lieu commun sociologique depuis Tönnies et le XIXe siècle (repris sous diverses nuances par les notions de solidarité mécanique ou organique chez Durkheim, processus de communalisation ou de sociation chez Weber[2]), elle a connu une résurrection inattendue depuis une vingtaine d’années avec les critiques dites communautariennes (Taylor, Sandel, McIntyre, Walzer) à l’encontre de la théorie libérale de la justice articulée autour des travaux fondateurs de John Rawls, mais aussi grâce aux travaux axés autour des notions de « capital social » (Putnam), « capital communautaire », « réseau social », etc. Avant de reprendre les effets d’une telle différence de perspective, il convient également de souligner l’importance du parti-pris méthodologique des deux ouvrages, explicitement normatif pour Caldwell, descriptif et interprétatif pour Helly et van Schendel, qui en restent à la présentation des positions des acteurs sociaux.

La théorie communautarienne a engagé des attitudes politiques très diverses chez ses tenants, du social-démocrate Walzer jusqu’à l’aristotélo-thomiste McIntyre. Gary Caldwell se place d’emblée dans une posture que l’on peut nommer à bon droit « conservatrice », sans que ce mot ne porte de connotations péjoratives ici. On ressent l’influence des écrits d’Edmund Burke – connu pour sa critique pertinente du rationalisme abstrait et destructeur ayant inspiré la volonté de tabula rasa durant la Révolution Française –, notamment dans la reconnaissance d’une rationalité historique transmise à travers la sédimentation progressive d’une tradition, « résultat d’un long processus de sélection et d’épuration en fonction de principes et de croyances articulés à partir d’un fond de réflexion d’inspiration éthique et de nature philosophique depuis au moins vingt-cinq siècle » (p. 34). Le communautarisme de Caldwell entreprend de s’attaquer à « l’individuo-étatisme », source d’utilitarisme égocentré et d’arbitraire technocratique, et de réévaluer la moralité publique de la société civile, des milieux de vie et communautés, dont le rôle social et éducatif au XIXe siècle se confondait pour l’auteur avec son engagement religieux. On le voit, tant les conceptions de l’école confessionnelle, du noyau familial[3], des municipalités, de l’individu responsable, renvoient à une philosophie nourrie par le christianisme social, qui serait encore aujourd’hui pour Caldwell portée par la « société civile » plus que par l’État ou les élites.

En partie – en partie seulement –, le diagnostic de Helly et van Schendel quant à l’existence d’une normativité contenue dans les interactions quotidiennes confirme la nécessité d’une « culture publique commune ». Ainsi que la plupart des personnes interrogées l’affirment, le sentiment d’appartenance à une société ne passe pas seulement par la défense de droits et libertés individuelles (« citoyenneté »), le sentiment d’une histoire nationale commune, mais également par ce « lien civil » qui détermine l’intérêt pour la qualité de vie, les relations interpersonnelles, la confiance en un « climat social » tolérant et pluriel, ce « bien-être à vivre au sein d’une société civile plus pacifique et égalitaire que toute autre en Amérique du Nord » (p. 200). Il est évident que d’une part, ces représentations sont bien en continuité avec l’expérience socialisante et « communautaire » au sein des familles, quartiers et associations (d’où le rejet de la spécificité québécoise par bon nombre de personnes ne parlant pas le français), mais d’autre part, la perception de l’État et du politique en général s’inscrit également dans le prolongement de cette expérience de la « société civile ». Prolongement que Caldwell note aussi par ailleurs, au détour de passages sur l’État-nation et le « patriotisme », mais sous-estime largement. Car il néglige le fait que cette « société civile » moderne, égalitaire, plurielle et autonome, n’a pu se construire que par l’intermédiaire de l’institutionnalisation d’un État démocratique et bureaucratique… Il n’y là aucune relation d’opposition, mais une complémentarité entre la « réflexivité collective en acte » (Gauchet 1985) incarnée par l’État et l’autonomisation d’individus et de groupes reconnus comme libres de déterminer leurs finalités propres à l’intérieur du cadre public tracé. La genèse de la notion de « société civile »[4] permettrait d’éclaircir quelque peu les termes du débat, mais il convient de rappeler avec vigueur, à l’encontre de tous les idéalistes communautaires, zélateurs du réseau social ou autres apologètes du tiers-secteur, qu’aucune institution de la société civile n’est en soi démocratique, ou transmet les valeurs et normes démocratiques. Les espaces d’autonomie et de liberté ouverts au profit du sujet moderne, qui constitue le meilleur de « l’idéologie individualiste » (Dumont 1983), n’ont pas été gagnés contre (ainsi que le répète à satiété la vulgate libérale), mais grâce à l’établissement de contraintes juridiquement élaborées sous l’égide d’une idéalité réflexive, le peuple en acte, représenté par l’État. La vision de Caldwell d’une « culture commune publique », fondée sur un individu à la fois autonome, responsable et altruiste, n’a pas toujours été favorisée par l’activité des familles, églises, municipalités, associations qu’il met en avant afin de promouvoir et défendre cette subjectivité morale[5]. Le fondamentalisme anti-démocratique et anti-individualiste, de toute confession religieuse et de toute obédience politique, puise d’ailleurs le plus souvent dans la fameuse « société civile » – ces familles étouffantes, sclérosées et machistes, ces associations sectaires et radicales, ces quartiers sinistrés économiquement réputés zones de non-droit, ces lieux de culte clandestins prêchant la haine et la guerre – les instruments de sa propagation et les sources de sa vigueur.

Le présupposé anthropologique nécessaire à l’existence d’une société pourrait bien consister en cette « culture publique commune » passionnément recherchée par Caldwell, vécue et interprétée par les personnes interrogées tout au long de l’intéressante enquête de Helly et van Schendel. Que cette culture commune se rattache à la tradition judéo-chrétienne dans le cas des démocraties occidentales – donc le Québec et le Canada –, qu’elle nécessite non seulement des procédures, mais surtout un ethos démocratique, qu’elle définisse non seulement des droits et des libertés mais également des devoirs et des vertus personnelles[6], cela nous apparaît comme évident. Par contre, il peut être fortement douteux que cette culture morale soit portée prioritairement par une « société civile » qui est aussi (mais bien entendu pas seulement) le lieu du conflit violent, de la domination et de l’intolérance. Dans la conception moderne du lien collectif, le lieu de totalisation indispensable à toute culture commune ne peut plus être un principe sacré et hiérarchique (comme il le fut au cours de la quasi-intégralité de l’histoire humaine hétéronome), mais ne peut pas être non plus l’espace du pluralisme des identités et de la confrontation des intérêts particuliers qu’est la société civile. Ne reste alors que cette figure de l’État, accablée de toutes les tares et malheureusement parfois à raison (technocratie, corruption, corporatisme, autoritarisme), mais sans lequel le paradigme du Bien commun – aujourd’hui d’autant plus affaibli qu’il se déleste progressivement des résidus d’appartenance portés par une autre symbolique déliquescente : la nation politique7 – disparaîtrait inéluctablement comme principe non seulement de coexistence et de cohabitation, mais surtout de solidarité, de reconnaissance et de confiance, de cette compréhension globale qui seule fonde l’auto-détermination collective.