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Introduction

« L’éco-consommation » occidentale suscite une demande internationale pour le beurre de karité, une huile végétale provenant d’un arbre indigène de la région soudano-sahélienne de l’Afrique de l’Ouest. Depuis l’Antiquité, les femmes de cette région recueillent et transforment les noix de karité en beurre à tout faire. Une fois le fruit de l’arbre consommé, le beurre de karité est extrait des noix et sert à agrémenter la cuisine ouest-africaine. Il sert aussi à hydrater la peau. À l’échelle mondiale, le karité connaît une demande croissante en tant qu’ingrédient « naturel » de produits cosmétiques commercialisés par des compagnies occidentales, telles Le Body Shop, L’Occitane et L’Oréal. Dans les pays du Nord, les défenseurs du commerce alternatif profitent de cette nouvelle niche commerciale, engendrée par les consommateurs « écologiques » supposément avertis, pour démarrer le « commerce équitable » du beurre de karité. En une décennie à peine, l’intégration du karité au sein de l’importante industrie des cosmétiques ainsi que dans les marchés de commerce équitable a redéfini le travail des femmes soudano-sahéliennes et leurs possibilités de rémunération, ainsi que l’accès aux noix de karité. Le présent article explore les conséquences de la commercialisation du karité au Burkina Faso, troisième pays exportateur du produit, où le quart du karité est récolté à l’échelle mondiale (Terpend, 1982; Booth et Wickens, 1988)[1]. Dans ce pays pauvre, le karité se classe présentement au troisième rang parmi les produits agricoles d’exportation en termes de volume ainsi que sur le plan économique (Banque Mondiale, 1989; ANDINES, 2002).

Dans cette ancienne colonie française enclavée, qui détient peu de ressources naturelles et de débouchés rémunérateurs, les projets « femmes et développement », subventionnés par les Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), l’aide bilatérale et les organisations non gouvernementales (ONG), interviennent pour faciliter la commercialisation internationale du karité. Leur objectif est d’améliorer les méthodes traditionnelles de production du beurre afin que les femmes confectionnent le produit de première qualité exigé par l’industrie cosmétique internationale. De plus, ces projets tentent de dénicher des contrats de commerce équitable entre les firmes cosmétiques et les productrices africaines du beurre.

Cet article explore la filière karité afin de contribuer à l’étude des filières entamée mondialement par des géographes. Ces recherches approfondissent notre compréhension de ce qui lie les producteurs aux consommateurs qui occupent des espaces géographiquement éloignés et divergents (Gereffi et Korzeniewicz, 1994; Ribot, 1998; Carr et al., 2000). Il existe déjà une gamme d’analyses portant sur les exportations agricoles non traditionnelles, notamment sur les produits d’horticulture et les fleurs coupées (Dolan et al., 1999; Stone et al., 2000). Cependant, peu d’études explorent la commercialisation des produits forestiers non ligneux, non plus que l’exploitation de ces produits dans des environnements marginaux où leur commercialisation risque de compromettre la durabilité de la ressource. Cette étude examine la filière karité, au sein de laquelle le produit est récolté, transformé, puis acheté et consommé, le tout par des femmes. C’est précisément cette connexion mondiale féminine inhabituelle de productrices et de consommatrices que la multinationale Le Body Shop, elle-même conçue et gouvernée par une femme, a ciblée pour promouvoir le commerce équitable. Notre analyse de la filière karité met en évidence cette rare concentration de femmes dans un contexte de mondialisation. Elle situe cette filière au sein des initiatives de commerce équitable dans les pays du Nord et particulièrement au Canada.

Cette recherche, réalisée dans le contexte d’études doctorales, dérive de deux mois de travail de terrain au Burkina Faso lors des mois d’août et de septembre 2001 et d’une étude de sources primaires et secondaires. Nous avons mené des entrevues avec le personnel d’ONG et des chercheurs et fonctionnaires burkinabè oeuvrant dans les projets karité. De plus, nous avons participé aux formations du Centre d’études et de coopération internationale (une ONG québécoise) sur le karité offertes aux productrices africaines et effectué de l’observation participante auprès des Mossi en milieu rural dans la province de Boulgou.

Le présent article expose d’abord le contexte dans lequel se déroule la demande contemporaine internationale de karité. Il examine ensuite le rôle des femmes lors des activités de récolte des noix de karité dans les terres cultivées et les terres de libre accès, ainsi que les changements récemment apportés aux droits d’accès aux noix, issus de la commercialisation globale du karité à des fins cosmétiques. Nous présentons en troisième lieu le travail de production du beurre et les activités de commercialisation du karité dans le calendrier agricole des femmes rurales burkinabè. L’article conclut sur un bilan du commerce équitable du karité au Canada.

Le commerce du karité dans un contexte de mondialisation

Le commerce international du karité date de la période coloniale, durant laquelle le beurre ainsi que les noix sont échangés dans la sous-région ouest-africaine et exportés outre-mer. Au courant du XIXe siècle, les noix de karité figurent parmi les produits obligatoirement récoltés par les paysans burkinabè pour l’administration coloniale. Les femmes, collectrices traditionnelles du karité, souffrent démesurément de cette corvée (Massa et Madiéga, 1995; Freidberg, 1996). Les noix sont vendues aux firmes commerçantes et exportées vers la France, où elles sont subséquemment transformées en beurre végétal. Ce dernier est intégré dans la margarine et sert de substitut au beurre de cacao lors de la confection du chocolat. Durant la période précédant la Grande Dépression, les exportations annuelles de noix de karité des régions productrices de la Haute-Volta (maintenant le Burkina Faso) et des colonies françaises avoisinantes atteignent une moyenne de 670 tonnes par année. Ce n’est qu’en 1952, après la Seconde Guerre mondiale, qu’elles atteignent 9109 tonnes provenant exclusivement de la Haute-Volta. Cependant, ces exportations chutent à 380 tonnes à la fin des années 1950 en raison de la surproduction de substituts de beurre végétal dans les métropoles européennes. Le prix des noix de karité ayant conséquemment baissé, les productrices les réservent alors pour la consommation domestique (Pehaut, 1976). La volatilité des exportations de beurre, qui oscillent entre 0,5 et 2927 tonnes métriques, est également manifeste durant la période coloniale (figure 1).

Figure 1

Exportations de noix et de beurre de karité de la Haute-Volta coloniale*

Exportations de noix et de beurre de karité de la Haute-Volta coloniale*

* Les données des années 1906 à 1918 représentent le total des exportations du Haut Sénégal, du Niger et de la Côte d’Ivoire parce que les régions productives de la Haute-Volta étaient alors comprises dans ces territoires. Entre 1919 et 1932, les exportations de la Haute-Volta sont incorporées dans les données de la Côte d’Ivoire, car l'absence de relevés douaniers crédibles empêche de déterminer l’origine exacte du karité, qui est exporté via les ports de la nation côtière. Ces données surestiment donc les exportations réelles de la Haute-Volta coloniale.

Pehaut (1976)

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Les vicissitudes du marché international du karité sont encore manifestes après l’indépendance du Burkina Faso en 1960. Les exportations reflètent d’abord l’inconstance de la production naturelle des noix de karité, qui tend toutefois à la hausse depuis 1960 en raison de l’évolution des superficies parsemées de karités (CNUCED, 2004) (figure 2). L’écart entre le volume de noix produites et les noix exportées révèle l’importante consommation de karité à l’échelle domestique, locale et familiale. La variabilité des données s’explique par l’instabilité des prix à l’exportation et par le fait que la culture du karité demeure artisanale et ne sert que de revenu d’appoint aux productrices. Enfin, le manque de transparence du marché et de crédibilité des relevés statistiques contribue aux fluctuations des données (CNUCED, 2004).

L’exportation des noix du Burkina Faso croît résolument jusqu’en 1985, lorsqu’elle atteint son apogée à 60 000 tonnes métriques (Boffa et al., 1996). Les noix de karité occupent alors le deuxième rang, rapportant 20 % des revenus parmi les exportations agricoles burkinabè après le coton (ER, 1996; Harsch, 2001 : 6). La demande provient de l’industrie alimentaire française, scandinave, anglaise et allemande. De 1986 à 1987, le prix des noix de karité chute sur le marché international, de 70 francs CFA/kg à 15 francs CFA/kg (CSPPA, 1988), et la décennie s’achève sur une diminution radicale des exportations de noix burkinabè à 3072 tonnes. Les ventes internationales de beurre, quant à elles, oscillent en relation avec celles des noix. Pour l’ensemble des pays producteurs, le ratio des exportations de beurre par rapport aux noix (en poids) est d’environ 3,4 % pour la période comprise entre 1961 et 2001 (CNUCED, 2004). L’ouverture de marché créée par l’industrie cosmétique stimule les exportations internationales de beurre (Compaoré, 2000).

Figure 2

Production naturelle et exportation de noix de karité provenant du Burkina Faso

Production naturelle et exportation de noix de karité provenant du Burkina Faso
Base de données statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (2004)

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En parallèle, les initiatives d’aide internationale centrées sur les femmes prolifèrent durant les années 1980. Elles font la promotion de la commercialisation de produits horticoles et forestiers (tels le karité, les amandes de babassu et les noix du Brésil) par l’intermédiaire de projets « femmes et développement ». Le labeur féminin est à la base de ces projets et cette tendance est soutenue par les politiques néo-libérales qui mettent l’accent sur la diversification des exportations des pays du Sud. Quant aux compagnies cosmétiques internationales, elles s’appuient sur la nouvelle vague d’« éco-consommation » en développant le créneau des produits naturels. Le commerce équitable, lui aussi, prend de l’ampleur pour protester contre l’inégalité qui s’accentue entre les pays du Nord et du Sud en raison de l’expansion capitaliste des dernières décennies. Dans le but d’augmenter la rémunération des producteurs du Sud, l’accent est mis sur les consommateurs « avertis » des pays du Nord, où une conscience collective croît autour du pouvoir des choix de consommation (Watts et Goodman, 1997; Dicum et Luttinger, 1999; Rice, 2000). Les produits « équitables » font ainsi appel aux consommateurs occidentaux aisés qui recherchent des biens naturels produits selon certains critères environnementaux et sociaux. Le karité équitable représente donc une occasion d’augmenter la rémunération des productrices de beurre. Les projets « femmes et développement » portant sur le karité découvrent ainsi une niche idéale pour le beurre dans les années 1990.

Ces projets aident les femmes africaines à produire du beurre de qualité afin qu’elles puissent profiter de la valeur ajoutée aux noix de karité lors de leur transformation. Alors qu’en 1997, une tonne de noix de karité brutes se vend au pays pour 70 000 francs CFA et à l’étranger pour 100 000 francs CFA, la même tonne de noix peut rapporter 148 888 francs CFA une fois transformée en beurre (Harsch, 2001 : 6).

Au cours des dernières années, la production d’un beurre de qualité ainsi que l’appui des ONG lors des négociations avec les compagnies cosmétiques a encouragé certaines firmes à payer les productrices jusqu’à six fois le prix du marché pour un beurre de karité équitable (ANDINES 2002). Par exemple, en 2001, UNIFEM a négocié un contrat de commerce équitable avec L’Occitane. La compagnie de cosmétiques française achète le beurre directement d’une association féminine burkinabè, faisant profiter les productrices africaines plutôt que des intermédiaires. En 2001, la compagnie a acheté 60 tonnes de beurre de karité et son contrat s’élevait à 90 tonnes en 2002 (Harsch, 2001). À son tour, Le Body Shop passe de tels contrats avec des associations féminines de productrices au Ghana (TBS, 1997).

Malgré ces contrats prometteurs, la demande en karité est encore principalement liée à sa substitution au beurre de cacao (EBC) dans la confection du chocolat. Cet emploi « caché », qui vise à réduire les coûts de production des chocolatiers et qui représentait 90 % de la demande globale de noix de karité en 1997, maintient le produit à bas prix (Conti, 1979; UNIFEM, 1997). Par ailleurs, cet usage risque d’augmenter, depuis l’adoption par l’Union Européenne, en l’an 2000, d’un décret permettant d’accepter jusqu’à 5 % de graisse végétale autre que le beurre de cacao dans les produits chocolatiers (Harsch, 2001 : 6)[2]. Comme l’industrie alimentaire acquiert le karité par des intermédiaires, généralement masculins, lorsque son prix d’achat est inférieur à celui du cacao, ce marché n’offre pas de réelles occasions d’accroître le revenu des femmes africaines. D’autre part, ces firmes achètent habituellement les noix plutôt que le beurre de karité et procèdent elles-mêmes à leur transformation afin de contrôler la qualité du produit final. Les productrices de beurre perdent donc la valeur ajoutée qui dérive de cette fabrication. La possibilité d’une éventuelle surproduction de beurre de karité sur le marché européen risque de sous-valoriser davantage la rémunération des productrices.

Alors que la presse célèbre l’exportation du beurre par les « femmes démunies » (Harsch, 2001), peu d’attention est portée aux conséquences de cette commercialisation sur le travail des femmes rurales et sur leur droit d’accès à la ressource naturelle : les arbres à karité. La section suivante explore cet aspect.

La récolte du karité : redéfinition des droits d’accès et négociations conjugales

Biogéographie et accès des femmes au karité

Le karité (Vitellaria paradoxa) est un arbre de la famille des sapotacées qui pousse exclusivement dans la région soudano-sahélienne africaine, recevant de 500 à 1000 mm de pluies annuelles (figure 3). L’arbre à croissance lente vit couramment jusqu’à 200 ou 300 ans (figure 4). Il pousse spontanément et ne peut être cultivé sous forme de plantation. Cependant, il est sélectionné, protégé et aménagé par les mai à septembre au Burkina Faso (Ruyssen, 1957; Terpend, 1982; Schreckenberg, 1996). Les individus matures produisent, en moyenne, une vingtaine de kilogrammes de fruits frais par année. Ces fruits donnent de trois à six kilos d’amandes sèches, desquelles 0,7 à 2,5 kg de beurre peuvent être extraits à l’aide de techniques traditionnelles (figure 5).

figure 3

Distribution du karité en Afrique subsaharienne

Distribution du karité en Afrique subsaharienne
Terpend (1982) pour la distribution du karité en Afrique subsaharienne. Terpend (1982), d'après IRHO (1954) pour la densité moyenne du karité au Burkina Faso

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figure 4

Arbre à karité

Arbre à karité
Marlène Élias

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figure 5

Fruits, noix et amandes de karité

Fruits, noix et amandes de karité
Marlène Élias

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L’implication coutumière des femmes dans la collecte et le traitement du karité est la caractéristique la plus marquante du produit. Le karité est un des rares biens détenant une valeur économique qui demeure sous le contrôle des femmes soudano-sahéliennes. En effet, celles-ci travaillent et commercialisent le karité depuis plusieurs siècles (Lewicki, 1974). L’émergence de marchés internationaux pour le produit offre donc une occasion unique aux femmes rurales qui ont accès à fort peu d’activités rémunératrices (Compaoré, 2000). Cependant, cette occasion dépend de deux facteurs critiques : le maintien de l’accès traditionnel des collectrices aux noix de karité, ainsi que les ressources et le labeur impliqués dans la transformation des noix en beurre végétal.

Le karité parsème tout le territoire burkinabè, sauf son extrémité nord-est. Le climat et les sols du pays sont propices à la croissance de l’arbre. Durant les années 1950, la densité moyenne de l’espèce plafonnait à 55 specimens par hectare au sud-ouest du pays, près de la frontière partagée avec la Côte d’Ivoire et le Ghana, où un surplus de noix est fréquemment commercialisé (figure 3). Cette densité baissait à 25 arbres par hectare au centre du pays, où se situe la capitale, Ouagadougou, et grimpait à 35 arbres par hectare dans la région nordique moins densément peuplée (Terpend, 1982)[3]. Compte tenu du fait que ces données n’ont pas été recueillies pour le Burkina Faso depuis 1954, cette information nous donne du moins un aperçu des proportions relatives de l’espèce selon les régions.

Le karité pousse dans différents types de terrains, tels les champs cultivés et les terres communautaires utilisées par les villageois comme pâturages ou pour la récolte de bois de chauffe et de plantes médicinales. Les droits d’usage des fruits du karité sur les terres communales cultivées varient selon le régime de propriété foncière collective. Le karité n’est pas délibérément planté, mais la tenure de la terre où il croît détermine les droits d’accès aux produits de l’arbre. Comme dans les systèmes sahéliens typiques de propriété communale (Carney, 1988), les familles rurales burkinabè divisent leurs terres en champs individuel et commun. Les karités situés dans les terres habitées et cultivées croissent donc soit dans les champs communs, cultivés par les membres d’un même ménage pour satisfaire la sécurité alimentaire et économique familiale, soit dans les champs personnels, travaillés par un seul membre de la famille. Chaque type de propriété foncière confère des droits à une personne spécifique en regard des noix récoltées (Saul, 1988; Boffa et al., 1996). En échange de leur travail dans les champs familiaux, où les récoltes sont destinées aux besoins de la collectivité, les femmes ont droit à des champs individuels, où elles récoltent exclusivement les fruits de leur labeur. Seule la femme burkinabè a le droit de récolter les noix des karités qui parsèment son champ personnel. De plus, elle garde tous les revenus relatifs à la commercialisation de ces noix et de leurs dérivés (Terpend, 1982; Boffa et al., 1996).

Cependant, ces champs féminins personnels ne représentent qu’une minime proportion des terres familiales. Les noix de karité sont donc plus fréquemment récoltées d’arbres croissant sur les champs communs, où l’accès aux noix est régi par le chef de famille (Ruyssen, 1957; Boffa et al., 1996). Dans ces champs destinés à la subsistance commune, le chef de famille accorde l’usufruit des précieuses noix de karité à ses femmes ainsi qu’à celles de ses fils. En tant que principal preneur de décisions et gérant des ressources familiales, il « possède » en quelque sorte les dérivés des arbres situés dans les terres familiales. Le chef de ménage alloue ordinairement ces produits ainsi que leur valeur économique à la subsistance collective de sa famille. Toutefois, en pratique, jusqu’à ce que la demande globale de karité augmente, les femmes rurales ramassaient les noix de karité des terres communes pour l’alimentation familiale et commercialisaient l’excédent de beurre pour combler leurs besoins économiques personnels, sans que le chef de famille ne revendique ses droits relatifs à la valeur des dérivés de l’arbre (Elias, 2003).

Récolte de karité et revenus des femmes

De récentes études révèlent que ce modèle change avec la vague contemporaine de commercialisation du karité. Boffa et al. (1996) rapportent que, dans certaines communautés rurales, le chef de famille revendique une partie de la valeur des noix provenant des champs communs, ce qui représente en quelque sorte un nouveau « droit » d’accès à la ressource. À Thiougou, près des marchés d’exportation de la Côte d’Ivoire où le karité abonde, les collectrices commencent à devoir partager la valeur de leurs noix avec le chef de famille. Un sondage mené par Boffa et al. (1996) indique que les femmes maintiennent le contrôle des profits de la vente de karité dans 66 % des foyers paysans, alors que dans 27 % des ménages elles partagent leurs gains avec le chef de famille. Dans 7 % des cas, le chef de famille réclame la valeur entière des ventes féminines de noix de karité (Boffa et al., 1996). Terpend (1982) explique également que les époux et les beaux-pères burkinabè revendiquent davantage la valeur du beurre de karité auprès des productrices qu’ils ne le faisaient autrefois.

Le revenu des femmes est encore plus vulnérable lorsque la récolte des noix a lieu dans des terres appartenant à d’autres ménages. Quand les collectrices négocient leur accès aux noix situées dans des champs n’appartenant pas à leur ménage, la famille prêteuse revendique une partie de la valeur du produit, en nature ou en argent (Saul, 1988). Ces « droits » représentent habituellement une portion des noix récoltées (Elias, 2003). Par conséquent, les femmes préfèrent fréquemment ramasser des noix sur des terres de libre accès, où elles maintiennent leurs droits sur toute leur récolte. Boffa (1995) explique que 15 % de la récolte effectuée dans une zone sud du Burkina Faso, là où les densités de karité sont les plus élevées, a lieu dans des forêts de libre accès ou dans des terres en friche. La récolte de noix dans de telles zones suppose de longues marches et la compétition est intense, puisque les femmes s’y approvisionnent selon la règle de « première arrivée, première servie ».

La commercialisation internationale du karité pose donc de nouvelles difficultés aux collectrices de noix ainsi qu’aux productrices de beurre et affecte les rapports entre hommes et femmes au Burkina Faso. Lorsque la valeur des produits agricoles bruts ou transformés s’accroît, les droits d’accès et de contrôle de ces biens sont fréquemment renégociés entre le doyen gérant la ressource et ses utilisateurs. Ce processus a fréquemment provoqué des conflits entre les maris et leurs épouses dans différentes zones d’Afrique subsaharienne où les projets de développement ciblent des femmes (Carney, 1988; Schroeder, 1999; Dolan, 2001; Hart, 2002). Les conséquences à long terme de la mise en marché globale du karité méritent plus de recherches.

Production du beurre de karité et travail féminin

La transformation des noix en beurre : un labeur contraignant

La production et la commercialisation du beurre de karité suscitent une contrainte importante : celle du coût d’opportunité de la collecte et de la transformation des noix. En effet, la fructification du karité coïncide avec l’arrivée des pluies et la période agricole. C’est durant cette période de l’année que les femmes sont le plus accaparées par le travail champêtre. La récolte et la transformation de noix en beurre représentent donc un surcroît de travail pour les femmes.

Une fois récoltés, les fruits du karité comblent des besoins essentiels de subsistance. La pulpe du fruit, riche en vitamines et en minéraux, est consommée, et la noix de karité est précieusement conservée (figure 5). Les noix dépulpées sont bouillies et séchées. Leur cuisson s’effectue promptement après la collecte pour figer leur germination et éviter que les noix ne se dessèchent. Une fois ces étapes effectuées, les noix peuvent être entreposées pendant plusieurs mois jusqu’à leur transformation en beurre. Ce processus de pré-transformation requiert énormément de labeur et de temps, puisque les productrices doivent s’approvisionner en bois de chauffe et en eau pour l’exécuter. Les femmes vendent traditionnellement les noix et le beurre de karité durant la saison des pluies, quand leurs réserves monétaires sont épuisées (Gosso, 1996).

Plusieurs femmes participent collectivement à la transformation de noix de karité en beurre. Elles décortiquent d’abord les noix à la main, puis les concassent pour libérer les amandes de karité, qui sont torréfiées et écrasées dans un mortier à l’aide d’un pilon. Le produit est ensuite laminé, ou moulu, contre une grosse roche avec une petite pierre, afin d’être raffiné. L’ajout d’eau crée une pâte épaisse et brune que deux ou trois femmes à la fois s’acharnent à baratter pour faire surgir en surface une mousse grisâtre (figure 6). Cette mousse est transférée dans un premier seau d’eau, où des lavages successifs éliminent les résidus non désirés. Le processus de lavage, qui peut être répété jusqu’à quatre fois, libère une mousse qui blanchit progressivement. Cette mousse est subséquemment bouillie pendant de nombreuses heures. La couche d’huile supérieure est prélevée et devient, une fois refroidie, le beurre de karité si recherché sur le marché international. La transformation de dix kilos de noix de karité en beurre requiert généralement entre huit et dix heures de labeur si elle est effectuée par une femme, aidée lors des étapes de pilage, de barattage et de lavage (Crélerot, 1995; Faucon et al., 2001; Elias, 2003).

Figure 6

Productrices de beurre effectuant le barattage

Productrices de beurre effectuant le barattage
Marlène Élias

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Une partie des noix de karité est vendue et transformée en beurre pour satisfaire aux besoins de subsistance durant la saison des pluies. Cependant, une fois les étapes de pré-transformation terminées, le reste des noix est entreposé et ne sera transformé qu’à la saison sèche, lorsque la récolte sera terminée et que les charges de travail féminines seront allégées. Toutefois, les hautes températures du mois de janvier au mois de mars compliquent le processus de transformation, car elles font fondre le beurre et le rendent plus difficile à manipuler. De plus, la fabrication de beurre exige énormément d’eau et ne peut être effectuée dans les zones rurales du Burkina Faso les plus arides, où il y a assèchement saisonnier des puits et où les distances jusqu’aux sources permanentes d’eau s’allongent durant la saison sèche. Les femmes Lobi, qui occupent le sud-ouest du pays, font face à ce problème. Même si elles habitent une région densément peuplée de karités, leurs sources d’eau sont ténues. Lors d’une année de précipitation typique, les femmes Lobi consacrent de trois à cinq heures par jour à la collecte d’eau et à son transport jusqu’à leur habitation durant la saison sèche. Par conséquent, elles préfèrent jumeler la fabrication de beurre de karité aux tâches, déjà lourdes, qui occupent leur calendrier lors de la saison des pluies (Crélerot, 1995 : 116). La capacité des femmes Lobi à profiter de l’importante réserve de noix de karité dans leur région dépend donc de la présence de puits pouvant leur garantir un approvisionnement d’eau durant toute l’année, ce qui permettrait aux productrices de fabriquer du beurre durant la saison sèche.

L’augmentation de la valeur du beurre du karité dans certaines transactions avec l’industrie cosmétique internationale présage de nouvelles possibilités de rémunération pour les femmes burkinabè. Toutefois, le développement de cette commercialisation place une pression accrue sur le labeur des productrices rurales (Terpend, 1982). Les ONG tentent d’être sensibles au calendrier agricole et aux contraintes saisonnières des femmes afin d’alléger cette pression. Cependant, il existe des incontournables : les fruits mûrs du karité doivent être récoltés et les étapes de pré-transformation des noix effectuées promptement. Même si elles décident de vendre leurs noix aux productrices urbaines plutôt que de les transformer, les femmes rurales sont à l’origine de toutes les exportations de karité et ce, durant leurs plus lourdes corvées champêtres.

La commercialisation du karité : La rémunération des productrices

Quels avantages monétaires les productrices tirent-elles habituellement de la production de beurre de karité? La valeur des noix et du beurre fluctue pendant le cycle productif annuel de l’arbre. Elle est la plus basse entre les mois de juin et de septembre, quand les fruits de l’arbre atteignent leur maturité et que les noix et le beurre abondent dans les marchés régionaux. Le coût du karité double presque durant la saison sèche, lorsque les noix se font rares. Le prix moyen payé aux productrices de beurre dans les marchés locaux burkinabè est de 500 francs CFA par kilogramme. Cette valeur est basée sur les moyennes annuelles du prix du beurre calculées au courant de la dernière décennie (1990-2000). Ainsi, une productrice qui transforme toutes ses noix de karité en beurre lors d’une année typique de collecte de 560 à 650 kg pourrait gagner entre 50 000 et 58 000 francs CFA, soit entre 150 et 225 $ CAN par année (Schreckenberg, 1996; ANDINES, 2002).

Cependant, ces données surestiment la valeur réelle des revenus féminins liés au beurre de karité, car la plus grande partie des noix transformées n’est pas couramment commercialisée, mais sert plutôt à la consommation familiale en tant qu’huile de cuisson. Boffa (1995) estime qu’entre 60 % et 90 % des noix récoltées par les femmes burkinabè sont transformées en beurre et consommées. Le reste est commercialisé sous forme de noix ou de beurre. En estimant une moyenne de rétention de noix de 75 % par ménage, une productrice rurale de beurre gagne environ 12 500 francs CFA à 14 600 francs CFA, soit 37,5 à 43,5 $ CAN par année, pour sa vente de beurre[4].

Comme nous l’avons mentionné plus haut, une femme produit un kilogramme de beurre en quelque dix heures de travail et 560-650 kg sont transformés en beurre au courant d’une année de production typique. Comme un kilo de noix donne 0,65 kg d’amandes sèches, selon une efficacité moyenne d’extraction de gras de 20 % (kilogramme de beurre extrait par kilo d’amande sèche) (Hall et al., 1996), le rendement annuel en beurre est d’environ 73 kg à 85 kg de beurre. Ce dernier demande entre 730 et 850 heures de labeur féminin. Cette donnée n’inclut pas le labeur investi dans la collecte de bois de chauffe et d’eau, ni dans les étapes de dépulpage, de cuisson et de séchage des noix qui précèdent la transformation des noix en beurre. Les productrices burkinabè retirent donc de très modestes sommes pour leur travail. Les projets « femmes et développement » tentent d’inverser cette tendance en favorisant l’utilisation de presses à karité qui facilitent le travail des femmes, ainsi que par la négociation de contrats d’échange équitable entre les associations féminines de productrices et les firmes cosmétiques multinationales. En liant les femmes directement aux compagnies, de tels contrats fournissent aux femmes de deux à six fois le prix courant du marché pour leur beurre (ANDINES, 2002).

Les productrices soudano-sahéliennes et leurs partisans sont néanmoins dans une situation vulnérable, car elles doivent se fier aux bonnes intentions des donateurs, des consommateurs « écologiques » et des compagnies de cosmétiques pour faire, comme l’écrit Anita Roddick (2001), la fondatrice des magasins Le Body Shop, « des choix avertis pour changer le monde »[5]. De plus, la longévité de l’intérêt des consommatrices occidentales pour les produits naturels demeure incertaine. D’autre part, il est possible que la production de karité de la région soudano-sahélienne excède la demande des compagnies telles que Le Body Shop, L’Occitane et L’Oréal. Enfin, un fait demeure primordial : 90 % de la demande commerciale de karité provient de l’industrie alimentaire, où l’amélioration des revenus des productrices subsahariennes de beurre ne fait encore l’objet d’aucun engagement moral. Avec les nouveaux standards chocolatiers européens, un surplus de beurre s’écoulerait facilement sur le marché international, mais pas à des prix aussi favorables que ceux que garantissent les projets « femmes et développement » et que les promoteurs du commerce équitable tentent de négocier pour les productrices.

Disparités régionales et risques pour l’entreprise féminine

La distribution spatiale des projets « femmes et développement » diminue davantage leur capacité d’augmenter la rémunération des femmes rurales. Avant l’implication des donateurs, la récolte et la transformation des noix de karité étaient des activités exclusivement rurales. Cependant, il existe maintenant maints « projets karité » urbains et semi-urbains, situés près des bureaux des ONG dans les pays du Sud (Compaoré, 2000). Ces projets aident les femmes urbaines démunies à produire le beurre à l’aide de chaînes de transformation et de technologies améliorées. De plus, ils favorisent l’alphabétisation et cherchent à renforcer les capacités opérationnelles. Les donateurs participent également à la tenue d’une foire annuelle sur le karité à Ouagadougou. Cependant, ces projets fournissent relativement peu d’appui aux productrices traditionnelles rurales qui n’ont pas facilement accès aux routes pavées, à l’électricité et aux marchés d’exportation de beurre. Il est donc possible que l’inégalité croissante entre les acheteurs européens et les vendeurs africains se répercute, au Burkina Faso, sur les femmes rurales qui fournissent les noix brutes qui pourvoiront aux revenus améliorés des femmes urbaines.

Cette tendance est déjà perceptible dans la plus grande association féminine de productrices de beurre au Burkina Faso : Songtaaba. Songtaaba, dont le siège social est situé à Ouagadougou, regroupe plus de 2000 femmes, dont plusieurs centaines de femmes urbaines. À l’aide de l’appui d’UNIFEM et d’autres donateurs, le groupement s’est procuré de l’équipement qui facilite le travail des femmes tout en assurant la qualité exigée pour l’exportation du produit. L’association paie les collectrices rurales pour leurs noix et effectue la transformation en beurre dans la capitale. Même si le groupement assure aux collectrices rurales une rémunération supérieure aux prix locaux pour leurs noix, la valeur ajoutée au produit lors de sa transformation en beurre et de son exportation bénéficie davantage aux productrices urbaines du groupe. Devant de telles données, Biquard (1992 : 178) prédit une mainmise éventuelle des productrices urbaines sur le marché d’exportation du karité.

Quelques projets « femmes et développement », conscients de cette tendance, appuient un réseau de coopératives rurales et urbaines. Au Mali, un partenaire local du Carrefour canadien international, ONG canadienne, appuie un réseau de quinze associations féminines villageoises lors de la production et de la commercialisation du beurre de karité. Ce projet vise l’obtention de beurre de qualité, l’alphabétisation des femmes, le renforcement des capacités organisationnelles et techniques, ainsi que l’ouverture de débouchés internationaux pour écouler leur produit à des prix « équitables » (Cloutier, comm. pers. 2003). Dans le Nord du Ghana, un projet « femmes et développement » épaule une association de groupements féminins de productrices qui englobe dix villages. Avec l’appui des donateurs, de l’équipement a été acheté pour faciliter l’extraction du beurre. En 1994, Le Body Shop a débuté ses achats de beurre fabriqué par l’association et a augmenté sa commande à 11 tonnes métriques en 1997 – tendance qui se maintient à la hausse depuis (TBS, 1997).

Le succès des femmes dans la commercialisation du karité n’est toutefois pas assuré. Avec l’expansion du marché et l’implantation de nouvelles technologies facilitant la production de beurre, les femmes risquent de perdre leur contrôle traditionnel sur le karité. Comme l’explique Biquard (1992 : 182), « la machine annule la nécessité de leur délicat savoir-faire, en mettant cette transformation à la portée de tous ». Les commerçants urbains détenant le crédit et la technologie nécessaires pourraient ainsi s’approprier le marché du karité au détriment des femmes.

Conclusion

Le commerce équitable : une espérance pour les productrices africaines?

La commercialisation contemporaine du karité offre aux femmes soudano-sahéliennes la possibilité d’augmenter leurs revenus. Cependant, la durabilité des projets dépend de plusieurs facteurs hors du contrôle des productrices burkinabè. Entre autres, elle dépend de la continuité de l’appui des donateurs, d’une demande de beurre végétal soutenue, des marchés d’« éco-consommation », de technologies durables qui facilitent le travail des femmes et qui n’épuisent pas les maigres ressources sahéliennes, ainsi que de l’accès des femmes aux noix. La collecte de noix provenant d’arbres parsemés dans des terres de libre accès augmentera vraisemblablement dans le futur proche pour satisfaire les demandes de beurre pour l’exportation. Il reste à voir à qui ces parcelles fournissant la précieuse ressource soudano-sahélienne seront attribuées, compte tenu de la récente tendance à titrer les terres en Afrique subsaharienne. Ces questions méritent de plus amples recherches.

Les politiques émergentes et l’avenir du mouvement du commerce équitable contribueront de plus au sort de la mondialisation du karité. Présentement, l’Organisation Internationale d’Étiquetage du Commerce Équitable (FLO) ne certifie pas le karité équitable[6]. Les prix payés aux productrices dépendent de la bonne volonté des firmes cosmétiques désireuses de céder des contrats intéressants aux femmes. La certification officielle de FLO encouragerait certainement le commerce équitable du karité en mettant en évidence ses bienfaits et en gagnant la confiance du consommateur. TransFair Canada – la branche canadienne des organismes d’étiquetage du commerce équitable – a l’intention d’entamer prochainement la certification du karité équitable (Putnam, comm. pers., 2002). Lorsque le beurre de karité recevra un ferme appui institutionnel, sa part du marché augmentera sans doute et mènera à une augmentation de la rémunération des productrices.

Le modèle néo-libéral de développement présentement offert aux productrices soudano-sahéliennes crée une niche pour les projets karité « femmes et développement », mais il dépend aussi de l’intensification du labeur des femmes qui, déjà dans leur quotidien, sont surmenées. La question qui se pose est alors la suivante : une stratégie de développement qui vise à accroître le travail des femmes rurales pour exploiter des ressources naturelles déjà fragiles représente-t-elle véritablement une approche durable pour alléger la pauvreté des ménages ruraux?