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La sociologie de la culture, depuis les premiers travaux de P. Bourdieu sur la fréquentation des musées au début des années 1960, est dominée en France par la théorie de la légitimité fondée sur l’idée d’une correspondance stricte entre la position sociale des individus et le statut des oeuvres et produits culturels mesurée à l’aune d’une échelle linéaire allant de la culture populaire vers la culture cultivée. Les interrogations sur ce cadre théorique sont aujourd’hui nombreuses[1], et l’observateur des comportements culturels que je suis doit bien reconnaître qu’il est souvent partagé au moment d’interpréter les données d’enquête sur les pratiques et consommations culturelles.

D’un côté, en effet, les résultats confirment la permanence de fortes inégalités sociales dans l’accès à l’art et la culture et viennent régulièrement rappeler l’existence d’une forte stratification sociale, avec des écarts qui souvent ont peu évolué en près de quarante ans. Sauf à nier l’évidence, on est bien obligé de constater que les catégories de population les moins favorisées continuent à très peu fréquenter les équipements culturels et que le « désir » de culture cultivée demeure étroitement corrélé au capital culturel : la confrontation directe et régulière avec les oeuvres demeure l’apanage d’une minorité de Français et les réticences à l’égard de la création contemporaine demeurent fortes. Aussi est-on souvent tenté, en analysant le profil des usagers des équipements culturels et des consommateurs de la culture cultivée, de conclure que finalement peu de choses ont changé depuis les années 1960 et que les principaux outils conceptuels fournis par la théorie de la légitimité n’ont rien perdu de leur pertinence.

D’un autre côté, nombreux sont les résultats d’enquête dont il est difficile de rendre compte dans le cadre de la théorie de la légitimité. Les trois dernières décennies ont été, en effet, marquées à la fois par de profondes mutations structurelles de la société française (démocratisation scolaire, renouvellement des élites...) et des conditions de production et de diffusion de la culture (élargissement de l’offre institutionnelle, essor des industries culturelles et des médias, nouvelles technologies...) dont il est difficile de rendre compte à partir de la seule opposition culture cultivée/culture populaire : l’augmentation considérable des consommations culturelles dans l’espace domestique liée au développement des médias, le succès de formes de participation à la vie culturelle hors les murs (festivals, spectacles de rue, visites de quartiers historiques...) comme celui de la pratique en amateur d’activités artistiques[2]... toutes ces évolutions témoignent d’une diversification des modes d’accès à l’art et à la culture et d’une tendance à l’enrichissement des univers culturels des Français, qu’il est difficile d’analyser à partir des seules notions de culture populaire, culture moyenne et culture cultivée.

Aussi aimerions-nous montrer combien cette représentation ternaire des rapports à la culture qui reste aujourd’hui largement dominante — culture populaire, culture moyenne, culture cultivée — se révèle insuffisante pour penser la complexité des liens qui existent entre les positions et itinéraires sociaux d’une part et les consommations et préférences culturelles d’autre part. Nous le ferons en partant de l’interrogation suivante : peut-on identifier à l’échelle de la population française des ensembles de connaissances, de goûts et de comportements culturels suffisamment homogènes et stables pour caractériser le rapport à la culture de certaines catégories de population ? À quelles conditions ces univers culturels peuvent-ils être rapportés aux milieux sociaux ?

Des trois cultures aux sept univers culturels

On sait que certaines catégories de population sont en phase avec une configuration particulière de compétences, comportements et préférences culturelles : les adolescents, les diplômés de l’enseignement supérieur, les personnes âgées non diplômées par exemple ont en commun un ensemble de traits suffisamment stables et cohérents pour les distinguer du reste de la population. La notion d’univers culturel que nous utilisons pour désigner ces configurations est toutefois, dans tous les cas, relative : les propriétés qui forment un univers culturel ne concernent jamais l’ensemble des effectifs de la catégorie de population concernée, ni même dans de nombreux cas la majorité d’entre eux ; elles se retrouvent prioritairement parmi ceux dont le profil sociodémographique est le plus homogène. Ainsi par exemple, un jeune professeur d’une université parisienne, lui-même fils de professeur, a de fortes chances de cumuler toutes les propriétés de l’univers des diplômés de l’enseignement supérieur, qui dans d’autres cas seront modulées en fonction de l’itinéraire social des individus, de la profession qu’ils exercent, de leur lieu de résidence... ; de même, à l’autre extrémité de l’espace social, un agriculteur non diplômé vivant dans une commune isolée risque fort d’accentuer tous les traits du rapport distant à la culture qui en général caractérisent les personnes ayant peu fréquenté l’école. De tels cas sont toutefois relativement minoritaires à l’échelle de la population française, et la situation est en général plus complexe : chaque individu, en réalité, intègre des éléments appartenant aux différents contextes vécus au cours de son parcours biographique et réalise un agencement plus ou moins original en conservant la marque des univers antérieurs qu’il a fréquentés‚ ou même simplement côtoyés. Aussi faudrait-il, pour traduire la richesse des univers culturels, être en mesure d’identifier la multiplicité des influences qui ont contribué à leur élaboration : la grand-mère institutrice qui a fait découvrir le goût de la lecture, le professeur passionné de peinture qui a montré le chemin des musées, la petite amie mélomane qui a initié à la musique classique, etc.

Notre ambition est plus modeste, et se limite à décrire les configurations les plus remarquables et les plus répandues à l’échelle de la population française en précisant les catégories de population avec lesquelles elles sont en phase.

De l’exclusion à l’éclectisme : sept univers culturels

Les travaux que nous avons menés ces dernières années à partir des enquêtes « Pratiques culturelles des Français » nous ont conduit à distinguer sept univers culturels[3], dont nous rappellerons brièvement les principales propriétés.

Tout d’abord, persiste dans la société française un univers de l’exclusion caractérisé par une absence presque totale de rapports avec le monde des arts et de la culture sous toutes ses formes. Les personnes qui ne fréquentent aucun équipement culturel, n’écoutent jamais de musique, ne lisent pas de livre,... bref restent à l’écart des marchés et des politiques culturels cumulent en général tous les handicaps en matière d’accès à la culture et présentent un profil sociodémographique très homogène : ce sont pour l’essentield’anciens agriculteurs ou ouvriers non diplômés, âgés et ruraux.

L’univers du dénuement culturel est proche du précédent. La connaissance du monde des arts et de la culture y reste faible, la fréquentation des lieux culturels est exceptionnelle, mais la distance à l’égard de la vie culturelle est moins radicale en raison d’une meilleure insertion sociale et d’une sociabilité plus riche. On retrouve dans cet univers la plupart des traits de la culture populaire : une forte sociabilité familiale, une prédilection pour les sorties distractives et certaines activités manuelles ou sportives, des usages fréquents et spécifiques de la radio et de la télévision, une préférence pour les genres sans prétention culturelle et pour les stars du grand écran ou de la chanson ; la lecture de livres (romans sentimentaux ou best-sellers, livres pratiques...) n’est pas absente, mais par contre les effets du boom musical y sont peu perceptibles. Cet univers, s’il caractérise toujours les milieux populaires, présente aujourd’hui un caractère rural et âgé, car les fractions jeunes ou urbaines ont plus d’occasions d’accéder à d’autres univers.

L’univers juvénile ou adolescent pour sa part est organisé autour de la musique, d’une forte sociabilité amicale et d’un nombre réduit de sorties (cinéma, discothèque...). Il se distingue aussi par le caractère exclusif des goûts et une certaine réserve à l’égard de la culture consacrée : les activités qui sont associées au cadre scolaire, comme la lecture de livres, s’intègrent difficilement dans celui des loisirs. Cet univers est dominant chez la plupart des adolescents et postadolescents, transcendant assez largement les clivages sociaux, et se combine souvent avec d’autres, notamment avec l’univers du carrefour de la moyenne ou l’univers cultivé moderne.

Le quatrième univers identifiable à l’échelle de la population française pourrait être celui du Français moyen : il s’organise assez largement autour de l’audiovisuel (de la télévision mais aussi de la musique et du cinéma), intègre les aspects les plus mis en scène de la culture cultivée, mais ignore très largement le spectacle en direct. Cet univers renvoie à l’extension d’une culture commune en liaison avec l’élévation du niveau moyen des diplômes et la médiatisation croissante de la vie culturelle. Il est dominant chez les personnes qui occupent une position moyenne en regard des variables sociodémographiques usuelles — l’âge, le niveau de diplôme, le lieu de résidence — mais concerne aussi de larges fractions des jeunes générations d’ouvriers et employés urbains et des cadres nouvellement promus. Ces Français, sans être des amateurs d’art, disposent grâce à l’école et aux médias d’un capital informationnel suffisant pour prendre leurs distances à l’égard de tout ce qui est trop manifestement vulgaire ou ringard. Cependant, en dépit de cette maîtrise des mécanismes les plus élémentaires de la distinction, ils sont animés dans la plupart de leurs choix par le souci d’adhérer aux valeurs les plus convenables à leurs yeux, car les plus partagées, par la recherche du juste milieu : loin de chercher systématiquement à se singulariser, ils sont plutôt guidés par une logique de conformité.

Enfin, parmi les Français dont l’engagement dans la vie culturelle est le plus fort, des oppositions existent qui prennent souvent des formes violentes au point que certains d’entre eux ont parfois peu de comportements et de goûts en commun. Aussi est-il nécessaire, pour traduire leur rapport à la culture, de distinguer trois autres univers.

L’univers cultivé classique est organisé suivant un axe qui va de la lecture de livres à la fréquentation du patrimoine en passant par celle des théâtres et des concerts de musique classique. Cet univers est dominant chez les diplômés de plus de 45 ans et dans une large partie des classes moyennes nées avant-guerre, dont la bonne volonté culturelle peut également s’exercer dans le domaine de la télévision (écoute de chaînes ou d’émissions culturelles). Ces personnes sont souvent restées à l’écart du boom musical, ont gardé leurs distances à l’égard des nouvelles formes d’expression et d’une manière générale manifestent une méfiance critique à l’égard de l’audiovisuel, même quand elles sont de grandes consommatrices de télévision. L’univers cultivé moderne, pour sa part, s’articule autour de l’écoute musicale et de sorties nocturnes comme les concerts de jazz et de rock, les spectacles de danse et le cinéma ; la lecture de livres y conserve une place importante mais a perdu une grande partie de son pouvoir de marqueur social. Construit autour de formes d’expression récentes où les barrières d’accès symboliques sont moins fortes, il est dominant chez les jeunes diplômés urbains : plus tournés vers l’extérieur que les tenants de l’univers cultivé classique, ils se nourrissent plus de l’actualité, expriment une certaine réserve à l’égard des formes d’expression jugées trop intellectuelles ou trop sérieuses et sont plus sensibles aux phénomènes de mode. Leur investissement dans le domaine culturel est parfois important mais n’a pas le caractère sacré qu’il revêt souvent dans l’univers cultivé classique : il est plus marqué par les valeurs d’hédonisme et d’individualisme et s’intègre plus dans un art de vivre, aux côtés d’autres activités de loisirs.

L’univers branché[4], enfin, qui se situe au croisement des univers classique et moderne, correspond à la configuration dominante au sein de la minorité des usagers les plus assidus des équipements culturels sur laquelle repose une grande partie de la vie culturelle. Le principe organisateur de leurs goûts est l’éclectisme, entendu comme la propriété d’associer des activités ou des genres de livres, de musiques, de spectacle, qui, aux yeux de la théorie de la légitimité, apparaissent éloignés, voire inconciliables. Cette capacité à tirer soi-même le bon grain de l’ivraie quel que soit le statut des activités ou des genres concernés suppose une familiarité aussi poussée avec la culture classique qu’avec les formes modernes d’expression et exige la réunion de beaucoup d’atouts en matière de capital culturel, de disponibilité et de proximité à l’offre culturelle. Aussi cet univers reste-t-il pour une large part l’apanage de diplômés de l’enseignement supérieur d’âge intermédiaire, souvent célibataires et habitants des grandes villes, à commencer bien sûr par Paris.

Arrêtons-nous quelques instants sur les propriétés des membres de ce groupe des branchés qui constitue une minorité à l’échelle de la population française (de l’ordre de 5 % à 10 %) mais qui, compte tenu de la diversité de ses centres d’intérêt et du niveau très élevé de son rythme de sortie, a une très forte visibilité sociale. Ils se caractérisent en premier lieu par l’étendue de leurs connaissances en matière d’art et de culture, s’intéressant le plus souvent à tous les aspects de la vie culturelle : disposant des références les plus diversifiées, ils jugent sans dogmatisme et manifestent dans leurs goûts une acception ouverte de la culture, intégrant aux côtés des artistes les plus consacrés qu’ils connaissent pratiquement autant que les classiques, des artistes relevant de genres jugés comme mineurs ou infra-culturels. Ils se distinguent moins par la préférence qu’ils accordent à tel ou tel artiste que par leur aptitude à cumuler les connaissances les plus diverses et à concilier des goûts a priori difficilement compatibles aux yeux de la théorie de la légitimité : ils apprécient par exemple des auteurs de bande dessinée comme Hugo Pratt sans pour cela rejeter des auteurs classiques, ils déclarent aimer dans le domaine musical Mahler ou Debussy mais comptent en même tant autant d’amateurs de Miles Davis que les modernes. De même, ils sont les plus nombreux à fréquenter les concerts de jazz ou les spectacles de danse et les plus assidus dans les salles de cinéma, sans pour cela négliger le théâtre comme le font les modernes ou les concerts de rock comme le font les classiques. Se dessinent ainsi les contours de ce que peut être la position cultivée des jeunes générations diplômées d’aujourd’hui : le large éventail de leurs connaissances leur permet des combinaisons plus nombreuses et plus originales que celles de leurs aînés, dans lesquelles intervient notamment un souci d’affichage des signes extérieurs de la modernité qui les conduit à privilégier les formes d’expression artistique correspondant à l’esprit du temps ou en vogue, mais aussi des éléments très éloignés de la culture cultivée classique.

Regardons plus précisément, par exemple, la situation dans le domaine de la musique.

Un exemple de la montée de l’éclectisme : la musique

Quand on interroge les Français sur les genres musicaux qu’ils écoutent le plus souvent ou qu’ils préfèrent, les jeunes générations diplômées citent en général plusieurs genres musicaux, associant la musique classique (quand ils la citent) au jazz, au rock, aux musiques du monde ou aux musiques électroniques, voire à certaines formes de variétés ou à certains types de chanson, avec une tendance croissante à citer des genres dont l’appellation procède elle-même de l’association de plusieurs genres ( jazz-rock…). Le fait d’apprécier la musique classique est aujourd’hui largement insuffisant pour définir le goût cultivé en matière musicale : déclarer écouter souvent ce genre musical continue, certes, à croître avec le niveau d’études et reste exceptionnel dans les milieux populaires, mais écouter exclusivement de la musique classique ou fréquenter les concerts de musique classique sans aller au moins de temps en temps à d’autres types de concert est davantage le fait de personnes âgées cultivées plutôt provinciales, dont les générations du boom musical ne peuvent se satisfaire sans risquer de perdre les profits attachés à la position branchée. Autrement dit, l’association d’oeuvres ou de musiciens appartenant à des traditions différentes, parfois éloignés sur l’échelle de la légitimité, est devenu le principe essentiel de l’organisation des goûts musicaux, au moins dans les classes d’âge intermédiaires, les plus âgés restant à distance du boom musical et les adolescents ayant souvent des goûts plus exclusifs.

Cette évolution renvoie bien entendu aux transformations des conditions de l’écoute musicale intervenues ces dernières décennies relativement aux progrès de l’équipement des foyers en appareils audiovisuels et à la progression spectaculaire de l’écoute de musique enregistrée[5]. Le fait de pouvoir écouter tous les genres de musique possibles, quand on veut et où on veut, a contribué à modifier considérablement le statut des oeuvres et la hiérarchie des genres musicaux. Les facilités d’écoute offertes par les progrès technologiques ont permis une relative généralisation des mécanismes de distinction qui, il n’y a pas si longtemps, étaient l’apanage des seuls mélomanes : le fait de personnaliser son univers musical en puisant dans une large palette de goûts est devenu une possibilité offerte à tous. Parallèlement, les mutations technologiques successives ont fait de la qualité acoustique de l’écoute une préoccupation à part entière, ouvrant ainsi un nouveau champ d’application pour les stratégies distinctives, tant du côté de la production musicale (quelle soit savante ou de variétés) que de la consommation : la qualité acoustique est devenue elle-même un enjeu, une source potentielle de profits symboliques au point de provoquer chez certains un véritable glissement du contenu vers le contenant, les conditions technologiques de l’écoute prenant le pas sur la musique elle-même.

La musique classique a notamment connu une profonde transformation des conditions de sa diffusion : le mouvement de popularisation qui était déjà largement engagé autour de certaines oeuvres ou personnalités promues au rang de stars s’est accéléré, sans que le cercle des mélomanes avertis ou des habitués des salles de concert ne s’élargisse de manière significative. Ce mouvement s’est traduit par une relative massification du public des disques classiques, mais aussi par un vieillissement du public sensible également aux concerts : en recrutant de nouveaux adeptes surtout dans les classes d’âge situées entre 40 et 60 ans, la musique classique a connu un vieillissement de son public au moment où la création contemporaine s’enfonçait dans un fonctionnement de plus en plus autarcique, coupé du public, même au sein des milieux cultivés. Autrement dit, la musique classique à mesure qu’elle se popularisait à travers le cinéma, la publicité et bien entendu le disque était de moins en moins en mesure d’assurer aux jeunes générations des milieux cultivés les profits attachés à la position branchée.

Parallèlement, le jazz et surtout le rock se sont largement propagés dans la société française. Même si leur diffusion n’a pas été synchrone et présente à bien des égards des traits spécifiques qui interdisent de la réduire à un seul et même mouvement, nous sommes tenté de mettre l’accent sur leurs dynamiques communes et leurs points de convergence. En effet, ces deux expressions musicales ont été investies majoritairement, à des époques différentes, par les jeunes générations (même si le caractère adolescent du rock est plus marqué), avec une relative indifférenciation sur le plan des milieux sociaux. L’une comme l’autre, de surcroît, ont incarné à la fois par rapport à la musique classique et à la chanson française les valeurs de rébellion, d’anticonformisme et de liberté‚ avant de connaître un mouvement d’institutionnalisation, notamment au cours des années 1980. Le vieillissement de leur public enfin interdit de continuer à les considérer comme des musiques transitoires, exclusives d’un moment de la vie : les jeunes en devenant adultes ne les ont pas abandonnées, même quand ils se sont ouverts à d’autres formes d’expression, et une forte minorité d’entre eux (notamment dans le cas du rock) continue à en faire l’élément essentiel de son univers musical.

Ces deux mouvements, celui de la massification relative et du vieillissement de la musique classique en liaison avec le repli de la création contemporaine d’une part et celui de la diffusion et de la légitimation partielle du jazz et du rock d’autre part, doivent être analysés en regard l’un de l’autre. Pourquoi ne pas voir dans le succès obtenu par le jazz et le rock auprès des jeunes générations des milieux cultivés un effet indirect du double mouvement de massification de la musique classique et de marginalisation de la création contemporaine ? De quels moyens disposaient en effet dans le domaine musical les jeunes générations cultivées soucieuses d’affirmer leur modernité, dès l’instant où elles avaient renoncé à suivre les derniers développements de la musique concrète ou du néosérialisme ? Quelles armes la majorité d’entre elles détenaient-elles dans la lutte contre les classiques qui est — on le sait — au principe du renouvellement de la culture cultivée ?

Notre hypothèse est la suivante : l’évolution récente du jazz et du rock n’aurait pas été possible si les milieux branchés — au sens où nous l’avons défini précédemment — n’avaient vu dans le développement du jazz puis de la pop de la fin des années 1960 et 1970 un moyen d’échapper à la double menace populaire et ringarde qui mettait en péril la musique classique dès l’instant où elle se trouvait plus ou moins coupée de son avant-garde. Pour défendre leur position branchée, à un moment où justement les valeurs associées à la jeunesse étaient à la hausse et où les images de la modernité étaient en pleine transformation, ces derniers ont profité des opportunités qu’offraient le jazz puis les rockers underground ou alternatifs et plus récemment certaines formes de musique techno ou de musiques du monde pour développer de nouvelles stratégies distinctives. En intégrant ainsi dans leur propre univers culturel une partie de la production de ces divers genres musicaux et en les associant à des formes de culture parfaitement légitimes, ils ont en partie détruit l’alternative musique savante/musique populaire et rendu possible le développement d’un éclectisme qui apparaît aujourd’hui comme la forme la plus accomplie de la disposition cultivée en matière musicale.

L’hybridation de la culture cultivée

Ce que nous venons d’évoquer à propos de la musique se retrouve dans d’autres domaines culturels, à des degrés divers ou sous des formes différentes. Aussi est-on tenté de généraliser l’hypothèse avancée et considérer que la culture cultivée, entendue comme l’ensemble des connaissances, comportements et préférences qui définissait dans les années 1960 la position légitime dans le domaine culturel, a perdu une large partie de sa cohérence. Qui aujourd’hui en effet peut prétendre ne pas ressentir un certain embarras au moment d’en préciser le contenu ? Est-on certain que le fait de connaître ce qu’on appelait, il n’y a pas si longtemps encore, les humanités et de fréquenter régulièrement les grandes oeuvres de l’art de l’esprit, suffit à définir aujourd’hui le rapport des milieux cultivés à la culture ? Pour prétendre continuer à bénéficier des marques de distinction qu’apporte la culture classique, n’est-il pas devenu nécessaire d’apporter la preuve de sa parfaite maîtrise des signes extérieurs de la modernité, et pour cela emprunter des éléments qui lui sont étrangers ?

La notion de culture cultivée, en réalité, en dépit des nombreuses ambiguïtés dont elle a toujours été porteuse, a fonctionné efficacement tant que la distinction entre arts (et genres) majeurs et arts mineurs était relativement indiscutable et que la frontière entre le monde ordinaire et celui de la culture était relativement étanche.

Aussi est-ce probablement du côté des avant-gardes artistiques du siècle dernier et des surréalistes qu’il faut rechercher les causes les plus lointaines de l’effacement des repères dont souffre aujourd’hui la culture cultivée. La volonté de brouiller la frontière entre arts majeurs et mineurs et d’effacer le clivage entre les grandes oeuvres de l’art et de l’esprit et les objets de la vie quotidienne fut, en effet, au coeur même du projet des avant-gardes tout au long du siècle dernier : en interrogeant par des voies de plus en plus radicales les limites du bon goût et en s’affranchissant de la recherche du beau, l’art contemporain a été un lieu privilégié de brouillage des frontières entre art et non-art, ce qui d’ailleurs alimente en grande partie le sentiment d’hostilité ou d’imposture que ressentent bon nombre de personnes, même dans les milieux cultivés (Heinich, 1998). On retrouve de fait une situation analogue à celle que nous évoquions à propos de la musique contemporaine : une fois que la critique de tout (et la critique de cette critique) avait été faite, que toutes les expériences de contestation et de recherche formelle avaient été poussées à leur terme et que la notion même d’avant-garde avait tendance à s’épuiser (Michaud, 1997), les modernes se sont trouvés privés de ce qui avait constitué depuis la fin du xixe siècle leur arme majeure dans la lutte les opposant aux classiques, et ont été obligés de puiser en dehors des arts majeurs les éléments qui leur permettaient d’assurer le renouvellement de la culture cultivée.

Cette hybridation de la culture cultivée n’aurait pas été possible, bien entendu, sans l’apparition de nouvelles formes d’expression artistique, de l’arrivée du jazz après la Seconde Guerre mondiale jusqu’au succès des arts de la rue et du « nouveau cirque » à la fin des années 1990, et surtout sans les transformations considérables qu’ont connues les conditions de diffusion et de transmission de la culture du fait des progrès technologiques. En transportant l’art et la culture dans les foyers, les appareils électroniques ont permis l’émergence de nouvelles formes d’appropriation des images, des sons et plus récemment des textes et généré de nouvelles voies d’accès au savoir ; en offrant de nouveaux moyens de distinction par la consommation de produits culturels sur lesquels ne pèsent pas les obstacles symboliques limitant l’accès à la culture consacrée et en les intégrant dans une image de la modernité, ils ont généré un système concurrent de distinction qui, en retour, a modifié les rapports à la culture consacrée des jeunes générations. Ce sont, en effet, le plus souvent les mêmes individus qui ont tendance à cumuler les différentes formes de participation à la vie culturelle, les habitués de théâtre et des musées qui achètent des cédéroms ou des émissions culturelles à la télévision. Ainsi, au fil des mutations technologiques qui marquent ces dernières décennies, s’est tissé un réseau complexe de relations entre pratiques domestiques et activités extérieures : regarder un film à la télévision et aller au cinéma, écouter des disques et aller au concert, consulter un cédérom et visiter un musée, lire un quotidien ou le consulter en ligne sont désormais à la fois complémentaires et concurrentes. Les rapports aux pratiques culturelles traditionnelles s’en sont trouvés modifiés : on ne regarde pas un film en salle de la même façon quand on a l’habitude de le regarder sur un petit écran, on ne lit pas un livre de la même façon quand bon nombre d’actes de lecture ont pour support les écrans, etc.

Ce mouvement, qui en France a connu une accélération brutale au tournant des années 1980 avec l’intégration (relative) de la culture dans ce que nous avons appelé l’économie médiatico-publicitaire (Donnat, 1994), a contribué à rendre plus fragile la ligne de partage entre le monde de la culture et celui du divertissement, essentielle aux yeux de nombreux acteurs de la vie culturelle. Il s’est accompagné d’une montée en puissance des valeurs de la jeunesse qui a placé la culture sous la menace permanente d’être taxée de ringarde, démodée.

L’irruption du jazz et du cinéma américain, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, avait déjà porté la première attaque, en véhiculant une nouvelle image de la modernité et en mettant en avant des valeurs en général ignorées ou dévalorisées dans la culture européenne classique, mais cette fois l’attaque était beaucoup sérieuse, car elle était relayée par des industries culturelles et des médias à la puissance démultipliée. En réaction, la politique culturelle a recherché de nouvelles voies entre tradition et modernité capables d’apporter la preuve que la culture n’était pas par essence ennuyeuse, en intégrant des activités moins « sérieuses », plus distractives ou plus festives et en prenant ses distances avec tout ce qui pouvait être trop ouvertement didactique. On peut dire, dans une certaine mesure, que les discours sur l’art et la culture ont alors pris acte de l’importance sociologique mais aussi esthétique de l’émergence de la contre-culture des années 1960 et de l’apparition de la « culture jeune » — et ce n’est bien entendu pas un hasard si cette volonté affirmée de rendre la culture institutionnelle plus attractive — plus festive et plus facile d’accès a correspondu à l’arrivée à des postes de responsabilité — économique, politique, médiatique — des « baby boomers » qui avaient connu le jazz et le rock au cours de leur propre adolescence et avaient participé plus ou moins activement à la promotion de la contre-culture de la fin des années 1960.

Au total, il apparaît que la conception de la culture héritée des Lumières a subi de rudes coups au cours des dernières décennies dans notre société obsédée à la fois d’efficacité et de performance, de distraction et de spectaculaire. Minée de l’intérieur par le travail de sape des avant-gardes et la fièvre contestatrice de la fin des années 1960, la culture cultivée s’est en partie désagrégée dans un contexte où l’utilitarisme et le droit au divertissement étaient des valeurs à la hausse. Ainsi, par exemple, quand il y quelques années, nous avions cherché à évaluer le niveau de connaissance du monde des arts et de la culture des Français en proposant à un échantillon d’entre eux une liste de 66 personnalités (Donnat, 1994, p. 133), il était apparu un déficit de connaissance des jeunes par rapport à leurs aînés sur les noms de la liste les plus caractéristiques de la culture classique tels Debussy, Rodin, Alain Fournier ou Flaubert. Le constat peut sembler paradoxal : le spectaculaire allongement de la scolarité au cours des vingt dernières années s’est accompagné d’un recul de la connaissance des noms qui, il y a quinze ou vingt ans, étaient encore considérés comme les plus représentatifs de la culture des humanités. Ce recul ne peut être considéré comme un simple effet des changements qui accompagnent toujours le renouvellement des générations. Comment expliquer que les adolescents d’aujourd’hui, qui sont dans l’ensemble plus scolarisés que leurs aînés, connaissent moins bien des auteurs et des artistes figurant dans les programmes scolaires ? Peut-on raisonnablement faire le pari qu’une partie d’entre eux vont découvrir les personnalités qu’ils ignorent lors de leur passage à l’université ou au moment de leur entrée définitive dans le monde adulte ?

Il semble plus réaliste de voir dans cette évolution un effet des modifications intervenues dans le contenu des programmes et dans les critères de sélection à l’oeuvre dans les filières d’excellence. Si les adolescents d’aujourd’hui, y compris ceux appartenant aux milieux privilégiés, souffrent d’un déficit de connaissance par rapport à leurs aînés, c’est que depuis longtemps déjà, les matières scientifiques et techniques ont pris le dessus sur l’enseignement des humanités dans le système scolaire, et que les élites scolaires destinées à occuper les positions sociales les plus élevées reçoivent désormais une formation à dominante technico-économique, où la connaissance du grec, des poètes du xviiie siècle ou de l’histoire de la littérature occupe une place très secondaire.

Univers culturels et milieux sociaux : des rapports plus complexes

Ces brèves réflexions sur la montée de l’éclectisme dans les milieux les plus investis dans la vie culturelle et l’hybridation de la culture cultivée laissent deviner la complexité croissante des rapports qui lient les univers culturels et les milieux sociaux ainsi que la difficulté de l’entreprise qui consiste à établir une correspondance stricte entre les uns et les autres à partir de la seule échelle de la légitimité.

Les facteurs à l’origine de cette complexité sont bien entendu multiples et étroitement intriqués, et il n’est pas dans nos intentions d’en fournir une interprétation globale[6]. Nous chercherons simplement à évoquer les évolutions qui nous paraissent essentielles à prendre en compte pour mesurer l’ampleur des mutations en cours, tant du côté des conditions de production, de diffusion et de consécration des oeuvres et des produits culturels que de celui de l’identification sociale des individus.

Diversification de l’offre institutionnelle et relativisme culturel

Un des premiers facteurs à prendre en compte est la diversification, au cours de ces dernières décennies, de l’offre culturelle institutionnelle. Celle-ci a, en effet, considérablement augmenté en France, notamment dans les années 1980 avec le doublement du budget du ministère de la Culture en 1982 et l’important effort consenti par les collectivités territoriales. Cette progression sans précédent des crédits alloués à la culture a permis d’améliorer de manière importante l’aménagement culturel du territoire, de présenter beaucoup plus de spectacles, de rénover de nombreux musées et lieux de patrimoine, de multiplier le nombre de bibliothèques et médiathèques tout en améliorant leurs services, bref de fournir au public une offre plus diversifiée, plus riche (dep, 1998). Aussi est-il logique que les habitués des équipements culturels aient été les premiers à en profiter et aient de ce fait enrichi la palette de leurs sorties et de leurs préférences culturelles, se montrant ainsi plus éclectiques dans les enquêtes.

De plus, cette augmentation quantitative de l’offre s’est accompagnée d’une volonté clairement revendiquée des pouvoirs publics au cours des années 1980 de décloisonner les genres, de se défaire de toute hiérarchie atemporelle. Cela s’est traduit par la légitimation de modes d’expression jugés jusqu’alors comme infra-culturels (la bande dessinée, le rock, la musique de variétés...), l’extension du champ d’intervention du Ministère à de nouveaux domaines comme le design, la mode, la publicité ou la gastronomie, et par une prise de distance à l’égard des formes traditionnelles d’intervention de l’action culturelle au profit de manifestations susceptibles d’avoir un fort impact médiatique (Fête de la musique, Fête du cinéma, Journées du patrimoine...). J. Lang notamment, quand il est arrivé à la tête du Ministère après la victoire de la gauche aux élections de 1981, s’est efforcé avec beaucoup de conviction de dépasser le cercle des habitués des équipements culturels en donnant un caractère plus évènementiel à la politique culturelle et en soutenant des formes de participation culturelle plus festives et plus ludiques, suscitant ainsi les critiques de ceux qui avaient une conception de la culture plus individuelle, plus tournée vers l’apprentissage ou la délectation solitaire des oeuvres.

Ainsi apparaît-il clairement qu’une partie des facteurs explicatifs de l’hybridation de la culture cultivée sont à rechercher à l’intérieur même du monde de l’art et de la culture : la logique interne de l’art contemporain qui pousse à s’interroger sans cesse sur la frontière entre art et non-art — nous l’avons déjà évoqué — ; la tendance au métissage artistique observée dans plusieurs formes de spectacle de performances (danse contemporaine et hip hop, nouveau cirque…) ; la légitimation relative de formes d’expression jugées jusqu’alors comme infra-culturelles ; la programmation de plus en plus éclectique des lieux de spectacle avec l’ouverture progressive au jazz, à la danse contemporaine et plus récemment aux musiques amplifiées, aux arts de la rue et aux arts de la piste ; la patrimonialisation d’objets ou de lieux considérés auparavant comme ordinaires ; l’accentuation du caractère évènementiel de la politique culturelle... tout cela fait qu’il est aujourd’hui beaucoup plus difficile qu’autrefois de situer avec précision les genres artistiques ou les artistes sur l’échelle de la légitimité.

Ces évolutions internes au monde de l’art et de la culture sont bien entendu étroitement liées d’une part aux profondes mutations qu’a connues au même moment le systèmescolaire et, d’autre part, à la montée en puissance de ce que nous avons appelé l’économie médiatico-publicitaire. En effet, l’efficacité du modèle cultivé classique était liée à un certain état du système scolaire dans les années 1960 (Bourdieu, Passeron, 1964, 1970) qui a été fortement ébranlé par la démocratisation de l’accès aux lycées et aux universités : dès l’instant où les portes d’accès devenaient moins difficiles à franchir, il était exclu que la majorité des élèves et des étudiants, du fait même de leur nombre, puissent adhérer pleinement à ce modèle conçu pour une élite. La culture des humanités ne pouvait plus dès lors continuer à se transmettre aussi facilement de génération en génération, d’autant plus que l’école devait affronter en même temps la montée en puissance des médias audiovisuels avec leurs propres références, modèles d’excellence et mécanismes de consécration.

Les médias, en effet, ne sont pas de simples courroies de transmission facilitant l’accès aux oeuvres et aux produits culturels. Ils fonctionnent comme une véritable instance de reconnaissance et de légitimation pour tous ceux qui ne font pas partie des milieux cultivés et constituent de puissantes machines à produire de la notoriété, faisant parfois accéder au statut de star des personnalités connues de cercles étroits de spécialistes. Le dispositif qui s’est constitué notamment autour de la télévision ne s’est pas substitué aux mécanismes antérieurs de consécration et de légitimation qui réglaient le fonctionnement du monde de l’art (Bourdieu, 1992), mais est venu en quelque sorte les redoubler, les altérer, les envelopper avec une puissance d’autant plus redoutable qu’il permet aux enfants et adolescents de rentrer directement en contact avec les oeuvres, sans passer par la médiation de prescripteurs. Le pouvoir de ces derniers, qu’il s’agisse des enseignants, des professionnels des institutions culturelles ou des parents s’en est trouvé naturellement affaibli, car les enfants, jusqu’à une date récente, découvraient les livres ou la musique à travers les comportements et les goûts de leurs parents ou de personnes qui étaient en général dépositaires du rapport cultivé à la culture. Ce fil qui reliait les générations s’est distendu avec l’arrivée des équipements audiovisuels, notamment ceux qui comme le baladeur, le second poste de télévision ou le magnétoscope permettent une individualisation des pratiques et une relative autonomie à l’égard des prescripteurs. Mieux, les enfants et adolescents sont eux-mêmes devenus prescripteurs, dans le domaine musical par exemple, rendant les modes de transmission entre générations moins unilatéraux, plus interactifs.

Résumons-nous : diversification et spectacularisation de la politique culturelle, démocratisation scolaire et recul de l’enseignement des humanités au profit des matières technico-scientifiques, montée en puissance du pouvoir des médias, voilà trois séries de mutations qui ont profondément transformé les mécanismes de consécration/légitimation qui réglaient le monde de l’art et de ce fait rendu plus incertain le statut symbolique des oeuvres et des produits culturels.

Des milieux sociaux moins homogènes, des individus pluriels[7]

On sait que la nomenclature des catégories socioprofessionnelles joue en France un rôle déterminant dans l’identification du statut social des individus et que la théorie de la légitimité s’appuie très largement sur elle pour analyser les comportements et les préférences culturels. Or, l’importance des mutations structurelles de la société française au cours du dernier quart de siècle (progrès de la scolarisation, développement du chômage, précarisation de l’emploi et renforcement de certaines formes d’exclusion sociale, diversification des situations familiales...) a incontestablement accru l’hétérogénéité des itinéraires et des positions sociales à l’intérieur d’un même groupe social, si bien que les catégories socioprofessionnelles sont aujourd’hui moins clairement identifiables à travers les seuls niveaux de ressources et de qualification professionnelle et sont surtout moins homogénéisées par des appartenances visibles.

Les résultats d’enquête sur les pratiques culturelles le confirment en faisant apparaître de fortes différenciations internes, notamment en fonction de l’âge des individus : les écarts sont souvent considérables sur ce critère, quel que soit le milieu social considéré, au point que la proximité générationnelle apparaît parfois plus forte que l’appartenance sociale. S’il en est ainsi, c’est parce que — indépendamment des questions de cycle de vie — cohabitent aujourd’hui dans la société française trois couches générationnelles qui ont été produites dans des conditions très différentes et qui ont subi, à des degrés divers et à des moments différents de leur vie, les mutations de ces trente dernières années : celle de l’avant-guerre qui a grandi dans un monde où rien ne venait contester la suprématie du livre et de l’écrit, celle des baby-boomers qui ont promu la contre-culture des années 1960 et profité de l’ouverture du système scolaire, et enfin celle des jeunes d’aujourd’hui qui ont connu à la fois la généralisation de l’école de masse et la banalisation de l’audiovisuel.

Les Français arrivés à l’âge adulte avant 1968 ont, en effet, été relativement peu touchés par les transformations de l’accès au savoir et aux oeuvres, à l’exception de la télévision qui a investi leur temps libre, surtout quand ils atteignaient l’âge de la retraite. Leurs univers culturels, en définitive, ont peu évolué : ils sont souvent parvenus à concilier une augmentation de leur durée d’écoute de la télévision avec le maintien de leur niveau de lecture, et n’ont pas été touchés par le boom musical ni par le renouvellement des formes d’expression artistique. Parvenus dans la seconde partie de leur vie, ils ne portaient pas (ou plus) une attention suffisante à l’actualité culturelle et leurs résistances à l’égard des mutations technologiques étaient trop fortes pour que leurs univers culturels évoluent au rythme des années 1970 et 1980. Par contre, les baby-boomers ont profité de l’ouverture de l’enseignement secondaire et supérieur et découvert au moment de l’enfance ou de l’adolescence la télévision, la chaîne haute-fidélité et la contre-culture ; leurs univers culturels se sont donc constitués en intégrant des éléments audiovisuels et une partie d’entre eux, notamment les hommes non bacheliers, se sont sensiblement éloignés du monde des livres. Première génération à avoir vécu l’autonomisation de l’univers juvénile, ils ont été d’autant plus tentés d’en conserver des traces que le fait d’afficher les signes extérieurs de la jeunesse était devenu un exigence forte de notre société. Enfin, la génération des années 1980, pour sa part, est la première à avoir massivement bénéficié de critères favorisant un plus grand accès à l’enseignement secondaire et supérieur et à avoir toujours vécu dans un monde dominé par l’audiovisuel : ce sont les enfants de la démocratisation scolaire et de la vidéo, de la télécommande et du baladeur.

L’appartenance générationnelle n’est pas le seul facteur à l’origine des fortes différenciations internes aux catégories socioprofessionnelles. D’autres facteurs tels le genre, le lieu d’habitation, la situation de famille, le métier peuvent générer, à âge et milieu social donnés, des écarts parfois considérables par rapport à l’univers culturel dominant, et contribuer à l’existence de comportements atypiques, en décalage par rapport au milieu d’appartenance. Que faut-il en conclure ? Ainsi par exemple, quand on constate que, toutes choses étant égales par ailleurs, les célibataires ont toujours un investissement plus grand dans la culture que leurs homologues mariés, comment l’interpréter ? Qu’ils profitent de la plus grande disponibilité que leur offre leur statut pour s’intéresser à la vie culturelle ou qu’ils ont choisi ce statut en connaissance de cause pour mieux résister aux effets du vieillissement et à ses effets sur l’intensité des pratiques culturelles ? Leur surcroît d’investissement dans la culture est-il à l’origine de leur célibat ou en est-il une conséquence ? La même question se pose à propos du lieu de résidence : comment comprendre le fait que les Parisiens manifestent toujours pour la culture un intérêt supérieur à celui des autres Français ? On peut être Parisien de naissance et dans ce cas profiter en quelque sorte d’une rente de situation, on peut l’être devenu sous l’effet de contraintes extérieures (dans le cas d’une mutation professionnelle par exemple) ou au contraire à la suite d’une démarche volontaire, où justement les motivations d’ordre culturelles peuvent être dominantes. Comment faire le partage entre ceux qui, étant nés à Paris, ont profité de cet atout supplémentaire en matière d’accès à la culture et ceux pour qui l’installation dans la capitale a fait partie d’un projet de vie, qu’il s’agisse d’une volonté de mobilité sociale ou du souci de se rapprocher de l’offre culturelle ?

Sans tomber dans les facilités des discours qui annoncent le retour de l’individu libre de toutes déterminations sociales, il faut bien admettre en effet que le champ des possibles est aujourd’hui plus étendu qu’il n’était il y a quelques décennies : pour beaucoup d’individus, il est plus facile aujourd’hui qu’hier de peser sur son destin social pour réaliser un projet professionnel ou pour préserver un mode de vie auquel on est attaché ; les femmes notamment peuvent choisir de rester célibataire ou de retarder le moment d’avoir un enfant, elles peuvent subir un divorce mais aussi le provoquer pour changer de vie, plus d’adolescents peuvent choisir de poursuivre ou non leurs études, etc. Les individus sont d’une certaine manière de plus en plus souvent amenés à vivre dans des conditions différentes de celles dans lesquelles ils ont été produits, et donc à se produire eux-mêmes. Les itinéraires professionnels et familiaux sont plus riches qu’hier d’opportunités qui peuvent détourner de la trajectoire sociale la plus probable ou favoriser dans le domaine culturel des comportements atypiques par rapport à ceux de son groupe d’appartenance. Mais, ils sont aussi plus souvent jalonnés d’obstacles ou d’aléas du fait de la flexibilité croissante du marché du travail, de la persistance du chômage et de la diversification des situations familiales (augmentation des divorces, multiplication des foyers monoparentaux...). Tous ces évènements peuvent modifier le cours de la vie et créer à tous les niveaux de la structure sociale des situations très différentes, notamment en ce qui a trait aux ressources financières. Le chômage notamment constitue un puissant facteur d’hétérogénéité : les conditions de vie d’un ouvrier (ou d’un cadre supérieur) isolé et au chômage peuvent être très différentes de celles d’un ouvrier en activité dont la femme travaille. De même, le fait de vivre seul ou non, d’avoir ou non des enfants doit être pris en compte dans la définition de la position sociale des individus, car ces éléments pèsent lourdement sur les modes de vie et peuvent, toutes choses étant égales par ailleurs, être à l’origine de différences sensibles dans les rapports à la culture, surtout au sein des tranches d’âge intermédiaires. Dans ces conditions, prétendre traduire la position sociale réelle des individus à travers leur seule appartenance à une catégorie socioprofessionnelle devient de plus en plus réducteur, de même qu’il est de plus en plus illusoire de prétendre rendre compte du statut symbolique des oeuvres et des produits culturels à partir de la seule échelle de la légitimité.

Aussi faut-il peut-être se résoudre, en définitive, à se défaire de la représentation ternaire de la société et des rapports à la culture qui est au fondement de la théorie de la légitimité culturelle. Oublier les catégories de culture cultivée, culture moyenne et culture populaire n’est pas chose facile, c’est pourtant probablement une des conditions d’un véritable renouveau de la sociologie de la culture.