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Introduction[1]

La modernité du spiritualisme, dans le sens historique du terme, ne fait pas de doute, puisque cette religion a pris naissance au milieu du dix-neuvième siècle aux États-Unis. Partageant des prémisses de base avec beaucoup d’autres religions (monothéisme, croyance dans la vie éternelle de l’âme et la responsabilité de chacun pour ses actions, etc.), le spiritualisme s’en distingue par certaines croyances — on peut contacter les esprits des défunts et ces derniers peuvent venir en aide aux vivants — et par sa conception des dons spirituels dont chaque être humain serait doté. La guérison par les mains ou à distance, la clairvoyance, la clairaudience, la psychométrie (voyance à travers les objets) ne sont que quelques-uns des dons possibles. Certaines des pratiques spiritualistes que nous décrirons ont pour but de développer et d’encadrer ces dons chez les adeptes.

Malgré la modernité de ses origines, le spiritualisme tel que nous l’avons observé constitue à certains égards une exception parmi les tendances générales qui caractérisent d’autres mouvances religieuses modernes. À la différence du pentecôtisme et du néo-pentecôtisme (Aubrée 2000 ; Mary 2000), les médias audiovisuels et les écrits religieux y sont presque absents, sauf pour la lecture de passages de la Bible, et la littérature sur le spiritualisme ne semble guère intéresser la plupart des participants. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une « religion de mémoire » (Hervieu-Léger 1993), transmise dans le cadre d’un patrimoine communautaire, familial ou national, la conversion y est absente des discours et des pratiques, voire de l’idéologie des spiritualistes touchés par l’enquête, contrairement à d’autres mouvances religieuses actuelles (Mary 2000). Par ailleurs, il y a très peu de communautarisation autour du groupe spiritualiste qui est au centre de notre enquête, l’Église spirituelle de la guérison (ÉSG) (pseudonyme)[2]. En revanche, l’individualisation du religieux est telle que l’impact du charisme du ministre sur le rituel, les pratiques religieuses et les croyances de son entourage est d’autant plus grand. De plus, la mise en valeur des dons prophétiques des ministres spiritualistes s’accorde bien avec le concept de leadership charismatique du sociologue allemand Weber (1925).

Nous espérons que notre enquête aidera à combler le manque de connaissances des groupes particuliers religieux au Québec signalé par Alain Bouchard (2001). Dans cet article, nous examinerons plus particulièrement comment se vit la mobilité religieuse dans le spiritualisme au niveau des acteurs et au niveau symbolique. Le bricolage, le syncrétisme, la mobilité entre religions ainsi qu’une individualisation des croyances et des pratiques seront abordés. De fait, nombre d’individus qui fréquentent l’ÉSG combinent leur pratique spiritualiste avec celles d’une ou plusieurs autres religions. Qui plus est, le bricolage individuel et la combinaison d’identités religieuses sont permis, sinon encouragés par l’ÉSG elle-même. Un syncrétisme délibéré caractérise certaines des pratiques rituelles spiritualistes que nous avons observées à l’ÉSG. Par ailleurs, nous allons arguer que certaines pratiques propres au spiritualisme traduisent des concepts assez flous de l’identité individuelle. Enfin, cette pluralité identitaire sera mise en rapport avec les résultats des recherches sur l’identité portant sur d’autres domaines tels que la famille et l’ethnicité.

Dans un contexte apparemment flou et permissif, une stabilité surprenante des affiliations et croyances se manifeste toutefois chez les individus que nous avons eu l’occasion d’interroger. Nous chercherons à comprendre la forme que prennent des parcours individuels et les motivations qui semblent animer les démarches religieuses. Les spiritualistes touchés par l’étude sont motivés surtout par la quête de sens plutôt que par le désir de régler des problèmes ou des dysfonctionnements personnels, et encore moins par un désir quelconque de contacter une personne décédée. Nous arguons aussi que la stabilité de leurs parcours a un rapport avec un certain « individualisme », apparaissant comme un élément constitutif du spiritualisme, où la personnalité d’un médium a une influence très importante sur le milieu religieux qui l’entoure, que ce soit par ses qualités de voyant, ses qualités humaines ou, du point de vue des spiritualistes, par sa spiritualité.

Avant d’exposer ces arguments, il importe de décrire plus en détail le contexte religieux et les locaux dans lesquels s’est déroulée cette étude et d’expliquer la méthodologie qui est à la base de notre recherche.

Le spiritualisme à Montréal

Les origines du spiritualisme moderne remontent à 1847. Deux jeunes filles américaines habitaient une ferme à Hydesville dans l’État de New York lorsqu’elles entendirent des bruits étranges ; elles parvinrent à établir un système de communication avec la source de ces bruits : un colporteur avait en effet été assassiné dans la même maison, et son squelette fut retrouvé dans la cave par la suite (Aubrée et Laplantine 1990). Le mouvement qui s’est développé autour de ces deux adolescentes évolua vers la religion spiritualiste aux États-Unis et en Angleterre, et il influença le kardecisme ou spiritisme qui se développera en France (Aubrée et Laplantine 1990). Aux États-Unis, la religion grandit dans un climat influencé par le transcendantalisme et par des personnalités telles que le Suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), l’Autrichien Franz Mesmer (1734-1815) et, aux États-Unis, l’anti-calviniste et philosophe métaphysique charismatique, Andrew Jackson Davis (1826-1910) (Melton 1992 : 166-167 ; Goodman 1988). Pendant plusieurs décennies, le spiritualisme fut très influent aux États-Unis, bien que le nombre de ses adeptes soit difficile à calculer[3]. Il était associé aux milieux progressistes et, en particulier, au féminisme (Braude 1989).

L’Église spirituelle de la guérison, notre terrain principal, a été fondée en 1967 à Montréal par un couple de ministres spiritualistes venus d’Angleterre, les Graydon. En 1975, ils quittèrent le Canada et nommèrent pour remplaçant un jeune francophone, Michel. À la suite de ce changement, l’ÉSG est vite devenue francophone, tant dans sa clientèle que dans la majorité de ses activités.

À notre connaissance, quatre autres groupes spiritualistes existent à Montréal qui se disent des « Églises spiritualistes »[4], dont une fondée à peu près à la même époque que l’Église spirituelle de la guérison ; les autres auraient vu le jour plus tard. Sur ces quatre groupes, trois ont fait l’objet d’une étude de notre part ; ces trois Églises partagent les sept principes de base du spiritualisme, bien que le vocabulaire varie. Ces principes incluent l’existence de Dieu (parfois appelé l’« Intelligence universelle »), la responsabilité des individus pour leurs actions, les conséquences de ces (bonnes ou mauvaises) actions que l’individu doit subir dans l’au-delà, le progrès éternel accessible à toute âme humaine, la continuité de l’existence de l’âme humaine, la communion des esprits, etc.[5]. Plusieurs de ces Églises sont couramment associées à certaines familles ; l’ÉSG est souvent dénommée « l’Église des Godin », car une fratrie de deux ministres y est en fonction — dont l’un est au centre de notre enquête — et leurs parents décédés y furent très actifs.

Tributaire de moyens financiers très restreints tout comme les groupes spiritualistes américains (Zaretsky 1974 : 177), cette assemblée de fidèles de 175 membres occupe un espace loué sur deux étages. Comme Zaretsky l’a remarqué, ces groupes peuvent, par le fait même, se déplacer au besoin. Il y a quelques années, un incendie a dévasté l’immeuble où se trouvait l’Église spirituelle de la guérison. Celle-ci a emménagé dans les lieux qu’elle occupe actuellement. Comme trois des quatre autres groupes spiritualistes, l’Église spirituelle de la guérison se situe au centre-ville de Montréal. (Une autre Église spiritualiste se trouve dans le quartier Côte-des-Neiges.)

L’Église spirituelle de la guérison ne fait partie d’aucune fédération, même si elle était auparavant intégrée à l’« International Spiritualist Alliance » dont le siège se trouve en Angleterre. Une fédération canadienne rassemblait bon nombre de groupes spiritualistes du pays, mais elle a cessé d’exister après la mort de la présidente. Cependant, des rapports de collaboration relient les ministres et les médiums associés aux divers groupes spiritualistes de Montréal.

L’établissement de l’Église spirituelle de la guérison coïncide avec la sécularisation de la société québécoise, à savoir la perte de contrôle de l’Église catholique sur les institutions à partir de 1960. L’ÉSG se développe dans une période où la société québécoise connaît de grandes mutations sur le plan religieux. Bien qu’une bonne proportion de la population qui se dit catholique reste stable entre 1960 et 1981, il y a une chute de la pratique religieuse chez les catholiques québécois, ainsi qu’un déclin vertigineux du nombre de religieux (Linteau et al. 1989 : 648-649 ; voir aussi Bibby 1990 : 135). De même, les courants protestants autrefois dominants (les Églises anglicane, unie et presbytérienne) cèdent la place à de nouveaux groupes, tels les groupes pentecôtistes, qui eux, continuent à se multiplier à l’heure actuelle (Polo 2001)[6]. Quant à l’Église spirituelle de la guérison, elle puisera la plupart de ses adhérents et ministres chez les gens élevés dans la foi catholique.

L’enquête : origines et méthodes

Pour l’auteure, spécialiste des questions de migration, d’ethnicité et d’identité, cette étude constitue une première incursion dans le champ de la religion. Cependant, nous avions travaillé sur les fêtes religieuses capverdiennes (Meintel 2000b), surtout au sujet des mutations sociales provoquées par la mondialisation et la décolonisation ; par ailleurs, dans le cadre de nos travaux sur l’identité ethnique et la migration, nous nous sommes rendu compte de l’importance de la religion en tant que base d’appartenance sociale et ressource symbolique. Quoi qu’il en soit, c’est par une série de hasards que nous avons rencontré Michel, dont les talents de guérisseur et de voyance nous avaient été rapportés. Âgé alors d’un peu plus de quarante-cinq ans, dynamique, de carrure sportive, Michel est issu d’un milieu ouvrier et éduqué dans des écoles jésuites. Après ses études universitaires, il a travaillé dans le département des comptes d’une grande entreprise pendant plus de vingt-cinq ans. Veuf et ensuite divorcé, Michel vit actuellement en relation stable sans enfant.

Dans une première session de voyance, Michel nous a impressionnée par sa capacité de saisir des points importants de notre passé et de notre présent dont peu de gens étaient au courant. À cette occasion nous parlions en anglais, langue maternelle de l’auteure et langue de scolarisation de Michel, bien que sa famille d’origine soit de langue française. La voyance était conduite par Michel les yeux fermés la plupart du temps. Il nous avait expliqué au préalable qu’il recevait sa voyance grâce à ses « guides », c’est-à-dire des esprits qui l’aidaient. À la fin de la rencontre, Michel nous a invitée à connaître l’ÉSG, où il exerçait comme ministre.

Une prise de connaissance initiale de l’Église spirituelle de la guérison en décembre 1999 nous a convaincue de l’intérêt anthropologique de ce milieu religieux[7]. Située en plein centre-ville de Montréal, l’ÉSG est fréquentée principalement par des Québécois de langue française, d’origine ouvrière et de formation catholique. Des pratiques telles que la voyance, la possession et la guérison, phénomènes que nous avions associés jusqu’alors aux religions exotiques, y sont courantes. Lors d’une deuxième rencontre avec Michel, nous avons expliqué nos intérêts anthropologiques et le médium nous a invitée à participer à un groupe « fermé » (un groupe stable dont les membres sont encadrés dans le développement de leurs dons spirituels en matière de voyance) et à y mener nos recherches, à condition de garder une certaine discrétion (à savoir ne pas gêner l’atmosphère religieuse du groupe) et d’y participer comme n’importe quel membre du groupe. Nous avons accepté ces conditions de bon gré puisque notre objet d’intérêt principal était l’expérience religieuse des spiritualistes, de sorte que nous étions disposée à conduire une enquête peu directive, basée principalement sur l’observation participante durant diverses activités organisées par l’ÉSG ainsi que sur la prise de notes ultérieure.

Inspirée par la démarche méthodologique de Favret-Saada (1977), nous avons adopté une démarche d’observation participante pendant presque deux ans, sauf pour la réalisation de trois entretiens semi-structurés avec Michel en 1999. Comme Favret-Saada l’a constaté lors de son étude de la sorcellerie dans le bocage en France, « On ne peut donc étudier la sorcellerie sans accepter d’être inclus dans les situations où elle se manifeste et dans le discours qu’elle exprime »  (1977 : 43). L’ethnologue qui se distancie voit son objet lui glisser des mains ; celui qui accepte une participation de près doit toutefois faire face aux « risques de la subjectivation »  (ibid. : 48). De façon similaire, nous avons accepté d’entrer dans l’univers des significations et des relations spiritualistes, de participer comme les autres aux services réguliers et au groupe fermé, tout en rédigeant nos notes d’observations après chaque événement. Ce terrain se poursuit actuellement ; il s’agit d’un terrain à temps partiel, puisque le groupe « fermé » se réunit deux fois par mois pendant environ neuf mois (de septembre à juin). En outre, nous fréquentons de façon irrégulière un groupe « ouvert » (décrit plus loin) organisé pendant l’été, et enfin, nous assistons deux ou trois fois par mois aux services religieux (le dimanche ou le jeudi soir).

Après un an d’observations à temps partiel, nous avons commencé à entretenir des contacts informels avec des membres de l’ÉSG, soit pour prendre un café avant ou après les services, soit pendant les « thés spirituels »[8]. Après trois ans, nous avons cerné un groupe de onze informateurs-clefs qui participent ou qui ont participé au groupe fermé dirigé par Michel, dont six femmes et cinq hommes âgés de 25 à 62 ans (la plupart ont entre 35 et 50 ans). À part le critère d’égalité approximative entre hommes et femmes, nous cherchions des personnes impliquées dans l’ÉSG depuis au moins trois ans, et que nous aurions la possibilité de rencontrer à plusieurs reprises. De plus, nous avons rencontré et discuté informellement avec plusieurs dizaines d’autres personnes qui fréquentent l’ÉSG. Ces premiers entretiens, dont il est question dans cet article, concernent les trajectoires religieuses de nos interlocuteurs. Ce groupe-noyau d’étude, que nous espérons élargir bientôt à 15 personnes, sera interviewé à plusieurs reprises, chaque série d’entrevues portant sur un thème particulier comme le « don » spirituel, la guérison spirituelle, la médiumnité.

La plupart des informateurs sont nés à Montréal ou y ont passé une partie de leur jeunesse. Deux proviennent toutefois de pays étrangers : Blaise, catholique de formation et âgé de 49 ans est originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest et il s’est installé au Québec il y a environ vingt ans ; Marcel, un homme dans la cinquantaine est arrivé à Montréal à l’âge de 24 ans et provient d’un village rural de Normandie. Neuf des onze ont des emplois réguliers ; certains exercent des métiers spécialisés (par exemple mécaniciens), d’autres travaillent dans le secteur des services comme agent ou agente de voyage, commis aux ventes dans une pharmacie, esthéticienne ou secrétaire-réceptionniste. La majorité a terminé l’école secondaire, bien que certains aient dû mettre fin à leurs études avant d’obtenir leur diplôme à cause d’une maladie ou du décès d’un parent. Quelques-uns ont une formation postsecondaire liée à leur métier. Deux informateurs, Guillaume (25 ans) et Marie (43 ans), n’ont pas d’emploi actuellement parce qu’ils sont en convalescence après avoir connu de graves problèmes de santé. Ils suivent cependant des formations et stages en vue de se réinsérer dans le marché du travail. Plusieurs sont très à l’aise en anglais et ont parlé cette langue durant certaines parties des entrevues, d’où les citations en anglais.

Quant à leur situation familiale, la plupart sont divorcés, quelques-uns même deux fois. Plusieurs vivent actuellement en concubinage stable. D’autres ont une personne dans leur vie, mais ne cohabitent pas avec leur ami ou amie. Deux sont célibataires depuis quelques années. Cinq des onze informateurs n’ont pas eu d’enfant.

À l’instar de Claudia Fonseca (1991), nous avons jugé pertinent de situer les rituels et les croyances des spiritualistes par rapport à leur quotidien. En conséquence nous avons souvent rencontré des membres de l’ÉSG en dehors du contexte religieux ; dans des espaces privés comme le domicile (le leur, sinon le nôtre) ou des endroits publics qu’ils fréquentent (cafés, parcs et restaurants), cela en vue de mieux saisir la place des croyances et pratiques religieuses dans leur vie quotidienne. À cette même fin, une partie de la première série d’entrevues concerne la trajectoire de vie en général (formation scolaire, histoire de travail, rapports familiaux et conjugaux).

Au cours des premiers mois d’observation, nous avons constaté que l’Église spirituelle de la guérison englobe en fait plusieurs réseaux différents, chacun centré sur un ministre[9], ce qui a été amplement confirmé dans les entrevues et observations subséquentes. Par ailleurs, l’ÉSG interdit à ses membres de fréquenter en même temps des groupes fermés dirigés par différents ministres puisque les enseignements ne sont pas toujours en accord dans les détails. Il arrive ainsi qu’un ministre quitte l’ÉSG avec son réseau de participants pour exercer ailleurs ou pour former un nouveau groupe spiritualiste. Ainsi, très tôt dans la recherche nous avons ajusté notre optique pour centrer l’étude sur Michel et son entourage[10] plutôt que de faire une monographie sur l’Église spirituelle de la guérison. Enfin, bien que l’ÉSG soit physiquement localisée, elle ne constitue pas le locus permanent d’un groupe bien défini. Comme nous l’expliquerons plus loin, les médiums et leurs réseaux, tout comme les membres individuels, sont mobiles.

L’Église spirituelle de la guérison : vie institutionnelle

Actuellement, Michel est président de l’ÉSG et s’occupe donc de l’administration des affaires courantes de l’Église. Le ministre qui en est le pasteur est considéré comme le directeur spirituel de l’Église. Ces deux hommes font partie d’un comité de douze personnes, composé des cinq ministres (dont deux femmes) ainsi que d’autres médiums et membres actifs de l’Église. Le comité se prononce sur toutes les questions importantes qui concernent l’ÉSG et décide par exemple de la venue de remplaçants quand un poste se libère.

Zaretsky (1979 : 192) constate que la médiumnité est un phénomène égalitaire ; Braude (1989), pour sa part, démontre que l’accent placé sur la médiumnité et l’absence de centralisation ont favorisé l’émergence des femmes parmi les médiums spiritualistes depuis les débuts de cette religion aux États-Unis. On constate d’ailleurs que les femmes sont majoritaires parmi les membres de l’Église spirituelle de la guérison et se trouvent presque en nombre égal aux hommes chez les médiums et ministres. La situation est similaire dans d’autres Églises spiritualistes à Montréal.

Bien que personne ne soit salarié de l’Église spirituelle de la guérison, les frais du loyer, du chauffage et de l’électricité représentent des dépenses importantes qui rendent nécessaires des collectes lors de tous les offices. Parallèlement à leur implication dans l’ÉSG, les médiums et ministres gagnent donc leur vie ailleurs ; Michel, par exemple, travaille à son compte dans le domaine des finances.

Les activités dites « ouvertes » (au public) de l’Église spirituelle de la guérison incluent les trois offices du dimanche ainsi qu’un autre qui a lieu le jeudi soir. Les offices durent entre une heure et demie et deux heures. Tous les offices commencent par des prières d’ouverture qui incluent toujours le Notre Père (version protestante). Le service principal du dimanche se compose normalement de plusieurs hymnes (généralement des chants protestants américains ou britanniques traduits en français), d’une méditation « guidée » (un médium ou un médium-apprenti propose des images accompagnées d’une musique instrumentale Nouvel Âge), de l’offrande (la collecte d’argent), de la bénédiction de l’offrande et d’une période de « messages » (clairvoyance donnée par un ou plusieurs médiums à des individus dans l’assistance), et il se termine par la prière et l’hymne de fermeture. Les dimanches où Michel fait l’office, la méditation est remplacée par un discours, car il aime prêcher, et ses « dissertations » (le terme classique spiritualiste) sont appréciées de son auditoire. L’office principal du dimanche est suivi par un « office de guérison » au cours duquel un ou plusieurs ministres et leurs assistants donnent la guérison par l’imposition des mains. Normalement, les guérisseurs ne touchent pas le corps ; ils travaillent le « champ énergétique » autour de l’individu qui est assis les yeux fermés. Leur travail ressemble quelque peu à celui des « magnétiseurs » décrits par Acedo (2000). L’office de guérison est lui aussi marqué par des prières d’ouverture et de fermeture, par la collecte et la bénédiction de l’offrande, et accompagné d’une musique style Nouvel Âge. Vers la fin de l’après-midi, un « office de messages » plus court, sans sermon, parfois sans méditation et incluant moins d’hymnes, a généralement lieu. Le service du jeudi est similaire au troisième office du dimanche. À la différence des groupes observés par Zaretsky (1979), l’Église spirituelle de la guérison possède un inventaire modeste mais significatif d’artéfacts : un petit orgue, des tableaux qui représentent des saints, Jésus, un autochtone, une étoile de David, une grande Bible (version King James), etc. Pour les offices des grandes fêtes, les ministres mettent des vêtements rituels, une étole par exemple.

Lors des offices, le ou les médiums[11] adressent les « messages » aux individus de leur choix dans l’assistance. Si le médium connaît l’individu, il le salue par son nom, sinon celui-ci se présente. Il s’agit de messages de clairvoyance qui peuvent aussi bien porter sur la santé que sur la vie émotionnelle, amoureuse ou familiale. Normalement, les médiums ne connaissent pas ou peu la vie privée des gens auxquels ils s’adressent. Les messages concernant les relations personnelles sont exprimés avec discrétion ; par exemple : « Je ne sais pas si vous êtes en amour, mais je vois de l’amour autour de vous ; si c’est pas déjà là, c’est pour bientôt » ou « Ça brasse au travail pour toi! Pas facile! Tu[12] vas avoir à vider ton sac bientôt avec un collègue, un homme [...] ». En matière de santé, les médiums prennent soin de ne pas prescrire, mais simplement de suggérer[13] des choses ; par exemple : « Je vois beaucoup d’oranges autour de vous, donc essayez d’en manger plus ; c’est une suggestion seulement ». Parfois, le médium remarque un ou plusieurs esprits autour de l’individu auquel il parle ; il peut s’agir de membres de sa parenté : « Je vois une dame de votre famille près de vous, c’est l’énergie maternelle ; votre mère est-elle décédée? ». Autrement, il s’agit parfois d’un guide spirituel : « Je vois un guide indien[14] derrière vous, il porte un grand panache [...] ».

Parfois, un « office de transe » est offert, où l’un des médiums entre dans une transe profonde, ce qui permet à un ou plusieurs « esprits qui veillent sur les gens et essaient de les guider » de parler à travers le médium. Précisons que la glossolalie (Goodman 1972 ; Samarin 1972) ne se produit pas, ni chez les médiums, ni dans l’assistance. Du point de vue de Michel, elle ne figure pas parmi les « dons » que le spiritualisme cherche à développer chez ses adeptes :

If it helps people, it’s okay. [...] If I let my Indian guide speak his language, you won’t understand it. I tell my guides : « You either speak English or you speak French ». Otherwise even I won’t understand it! I’ve seen it in other churches, like the catholiques charismatiques – this is not a criticism, but when they speak in tongues, but they don’t understand what they are saying. They are in trance, but the messages don’t come through [...].

Enfin, dans le contexte spiritualiste, la raison d’être des « messages » transmis en clairvoyance, ainsi que par la transe profonde (« channeling ») se trouve dans l’aide qu’ils peuvent apporter aux fidèles. Les « dons » ne sont pas le signe du mérite spirituel comme la glossolalie chez les pentecôtistes (Goodman 1972) ; au contraire, Michel prévient souvent les gens de se méfier des « ésotériques » qui utilisent leurs dons pour des fins égoïstes (gain matériel, pouvoir sur les autres, etc.).

Du fait de la composition de l’assemblée des adeptes, les offices sont en français, bien qu’un office bilingue ait été introduit récemment pour répondre à la venue de personnes d’autres groupes spiritualistes — la plupart des médiums et apprentis sont bilingues. Le dimanche, l’assistance est variable. L’office principal attire souvent une cinquantaine de personnes ou même plus, parfois il n’y en a qu’une douzaine selon le ministre, la période de l’année ou le temps. D’après nos calculs, la proportion d’hommes correspond habituellement à un tiers ou un quart de l’assemblée. On remarque une prépondérance de gens d’âge moyen. L’assistance est en général moindre à l’office de guérison, au troisième office du dimanche et à l’office du jeudi soir. Nous avons constaté que l’assistance du jeudi tend à être plus jeune et à inclure plus d’anglophones venus d’autres groupes lorsque Michel fait l’office. (Les médiums circulent entre plusieurs groupes ; voir la section suivante.)

Les groupes fermés (ou cercles, dans le vocabulaire spiritualiste classique), appelés « cours de développement spirituel », se rencontrent dans les locaux de l’ÉSG (comme celui que nous avons fréquenté), chez le médium ou un membre du groupe. Il s’agit de groupes stables où les participants s’engagent à venir à toutes les rencontres (hebdomadaires ou deux fois par mois). Le médium choisit les membres (il y a parfois plus de demande que de places) pour former un groupe dont le nombre ne dépasse pas 17 ou 18 personnes. Les membres paient chaque semaine des frais modestes (8 $ actuellement) qui, selon Michel, permettent même aux personnes sans emploi de participer. Dans ces groupes, les élèves sont initiés à divers types de voyance, laquelle n’est qu’un outil dont le développement doit approfondir la spiritualité de l’élève, nous dit Michel.

Pour des raisons d’espace, nous devons nous contenter d’une description sommaire du groupe fermé en nous réservant le traitement approfondi de celui-ci pour une autre occasion. Il importe tout de même de remarquer que, dans les groupes dirigés par Michel, le cadre est très discipliné : la ponctualité est de mise ; les absences non excusées sont payées ; les chaises s’ordonnent dans un grand cercle où chacun prend la place attribuée par le ministre au début de l’année (décidée selon la couleur de l’aura de l’individu) ; on ne parle que lorsque c’est à son tour ou lorsqu’on en a demandé la permission ; on reste assis sauf pendant les cinq minutes de pause, et on garde la posture requise pour chaque activité. Par ailleurs, on évite toute agressivité verbale lorsqu’on s’adresse aux autres participants. Pendant la première période, après une prière d’ouverture en se donnant la main et des exercices de respiration « pour ouvrir les chakras » et demander la protection spirituelle, vient la méditation guidée par Michel durant environ vingt minutes, dans une pièce éclairée par une lumière bleue. Après cette période de méditation, chaque participant parle de ce qu’il a « reçu ». Après la pause, suit la période dite de « méditation active », à savoir l’initiation à la voyance. À ce moment-là, l’éclairage passe au rouge afin de stimuler les capacités de voyance des participants. Généralement, Michel explique l’exercice à faire : par exemple, « Vois une couleur pour les trois personnes à ta gauche et explique ce qu’elle signifie ».

Lorsque les participants se concentrent sur l’exercice de voyance, ils sont dans la pénombre, les yeux fermés, à moins que Michel ne leur donne d’autres instructions. (Parfois, il peut demander aux élèves de regarder brièvement un individu pour « entrer dans son aura ».) Chacun raconte par la suite ce qu’il a capté et pour qui. En général, Michel s’abstient de commenter les résultats, se limitant à des encouragements comme « très bien, merci beaucoup! ». Ainsi (et l’analogie avec la psychanalyse est frappante ici), à l’intérieur d’un contexte protecteur construit par le cadre discipliné et la surveillance de Michel, les participants sont entraînés à saisir et à exprimer des impressions ou sensations (images mentales, visions, voix, sensations physiques, etc.) qu’ils n’apercevraient pas normalement. Enfin, une prière où les personnes se donnent encore les mains pour former un cercle vient clore la session.

Pendant les deux mois de l’été, Michel offre un cours « ouvert » similaire au groupe fermé, mais où les gens viennent à leur gré et où les activités sont quelque peu simplifiées en fonction du nombre de personnes présentes (souvent plus élevé que dans le groupe fermé). Toutefois, malgré la mise en valeur de l’apprentissage de la clairvoyance, celle-ci n’est qu’un outil dans l’optique du ministre :

La voyance, c’est comme les vitraux d’une église. [...] Ils attirent les gens, à l’église, au spiritualisme. C’est pour les attirer, pour les aider dans leur évolution.

Malgré les différences d’approche entre les ministres de l’Église spirituelle de la guérison, nous constatons qu’ils partagent un certain nombre de prémisses. À part les sept principes spiritualistes mentionnés auparavant, ils présentent le spiritualisme d’abord comme une religion, plutôt que comme « science » ou même une « philosophie de la vie », contrairement aux autres groupes spiritualistes à Montréal et à l’« International Spiritualist Federation »[15]. À l’Église spirituelle de la guérison, il s’agit bel et bien d’une religion, bien qu’on la présente comme « basée » sur une philosophie de vie qui n’est pas du tout en conflit avec la science. Dans d’autres groupes spiritualistes montréalais ou britanniques, on souligne davantage la validité objective des contacts établis avec le monde des esprits, comme Aubrée et Laplantine (1990) l’observent chez les kardecistes français. Selon Michel :

Certains spiritualistes passaient trop de temps à décrire ton grand-père [...]. L’idée était de prouver que ton grand-père était là. Pourtant, ce qu’ils veulent nous dire est beaucoup plus important, comme « Deirdre, fais attention lors de ton prochain voyage ». C’est le message, pas le messager [...]. Allons vers le message!

Lorsque l’un ou l’autre médium effectue une clairvoyance, celle-ci porte sur la résolution des problèmes terrestres ainsi que sur le développement spirituel de l’individu pour qui quelque chose est « vu ». Nous n’avons donc jamais entendu de référence à des esprits illustres (comme chez les kardecistes par exemple) et les médiums ne s’efforcent pas d’identifier les esprits qu’ils aperçoivent, mais plutôt de transmettre ce qu’ils veulent dire à l’intéressé.

La mobilité du religieux : recrutement et appartenance

Nous abordons maintenant la question de la mobilité du religieux telle qu’elle se pose au sujet de l’Église spirituelle de la guérison et de ses acteurs : les médiums, les ministres et les membres de l’ÉSG. Nous discuterons du syncrétisme tel qu’il se manifeste sur le plan des symboles et des rites à l’ÉSG, ainsi que du bricolage religieux que l’on remarque chez les personnes interrogées. Tout d’abord, il importe d’examiner ce que signifie être membre de l’Église spirituelle de la guérison et ce qu’une telle appartenance implique pour les affiliations et identifications religieuses.

La question du recrutement des membres de ce groupe religieux est particulièrement intéressante puisque l’Église spirituelle de la guérison est presque invisible dans le paysage du centre-ville et ne possède pas de ligne téléphonique. Selon Michel, elle ne fait d’ailleurs plus d’annonces dans les journaux, comme c’était le cas il y a quelques années, à cause des coûts trop élevés. Le plus souvent, les gens apprennent l’existence de l’ÉSG à travers leur réseau amical. Parfois, l’information circule dans le cercle familial : dans la poignée de cas que nous connaissons où des représentants de deux générations de la même famille fréquentent l’ÉSG, ce sont les enfants adultes qui ont fait venir le ou les parents. En aucun cas, même dans celui de Michel et de son frère, la famille entière n’est présente. Par ailleurs, certaines familles sont assez divisées au sujet du spiritualisme. « Ma mère me snobait à cause de l’Église », a précisé Marie, une femme de 43 ans issue d’un milieu plus aisé que la plupart des membres. « Il y a des membres de ma famille qui ne peuvent pas sentir le spiritualisme », m’ont confié plusieurs. D’autre part, les informateurs-clefs parlent peu de leur religion avec leur entourage, sauf quand ils sentent un intérêt particulier de la part de l’interlocuteur. Daniel, un mécanicien spécialisé, âgé de 45 ans, qui fréquente l’ÉSG assidûment depuis cinq ans et qui vient d’être nommé membre du conseil, nous a affirmé au sujet de sa compagne qui vient occasionnellement aux offices :

Il ne faut rien imposer. Si elle ne vient pas, c’est okay pareil. C’est son libre choix, sa façon d’être [...]. Ce n’est pas à elle de me donner quelque chose, c’est à moi d’aller chercher moi-même. C’est ma propre responsabilité de sentir la Lumière à travers l’Église, [...] je ne peux pas l’attendre d’elle.

L’Église spirituelle de la guérison n’entretient pas de lien particulier avec son quartier environnant. En effet, peu de gens qui la fréquentent habitent à proximité. Par contre, le site très central qu’elle occupe facilite l’accès par le transport en commun auquel recourent la majorité des adeptes. Presque tous nos informateurs-clefs ont grandi et habitent encore dans des quartiers ouvriers francophones de Montréal (Hochelaga-Maisonneuve, Ville-Émard, etc.), mais quelques-uns habitent la Rive Sud (Brossard, principalement). Certains participants qui fréquentent les offices de l’ÉSG proviennent de villages ruraux assez lointains.

On remarque l’absence de garderie et de toute autre structure pour les enfants au sein de l’ÉSG. Il existe cependant une « cérémonie du nom » (« naming ceremony ») pour les enfants (demandée non seulement par des parents qui sont membres de l’ÉSG, mais aussi par des non-spiritualistes qui cherchent un rite religieux peu contraignant). On ne baptise pas les enfants ; même pour les adultes, y compris les ministres de l’ÉSG, le baptême est très rare. Quand nous avons posé la question à Michel sur la proportion des membres de l’ÉSG baptisés dans le spiritualisme, il a dit, en riant : « Peut-être .01 %! De toute façon, ils n’en ont pas besoin, ils sont déjà baptisés » (dans la religion catholique). Ainsi, le fait d’être membre de l’ÉSG n’équivaut pas à la conversion. Pour devenir membre, il suffit de s’inscrire en déboursant une somme annuelle de 20 $. Ces frais permettent aux gens de participer aux groupes fermés, les « cours de développement spirituel », comme on les appelle. Par le fait même, l’inscription donne aussi le droit de consulter la bibliothèque de l’ÉSG et procure des réductions de prix pour les « thés spirituels ». Les cercles fermés sont limités aux membres inscrits, cependant il n’est nullement nécessaire que les participants de ces groupes changent de religion.

They don’t have to become spiritualists for spiritualism to help them spiritually, help them in their evolution [...]. They don’t have to become spiritualists for it to help them develop within, find the God within. (Michel)

Jusqu’à tout récemment et pendant très longtemps, le nombre de membres s’élevait à environ 120 personnes. À cause des difficultés financières de l’ÉSG causées par une hausse importante du loyer, d’anciens membres ont été contactés pour voir s’ils ne pouvaient pas renouveler leur inscription. Cette sollicitation aurait fait grimper le nombre des membres jusqu’à 175. Le va-et-vient du nombre d’inscriptions n’est pas surprenant du point de vue de Michel :

I used to hope and pray, not because I wanted it to grow, but spiritualism has its own vibrations. [...] I realized that it’s not important, people come and go. They come to see me like for help on a Sunday, they are there for a year or two, then we lose track of them for five or ten years, then they come back and say, « Do you remember me? ». Just the other day, a woman came who used to come, that was 18 years ago, then we lost track [...].

Il arrive que des gens entretiennent une autre affiliation religieuse tout en participant aux activités de l’Église spirituelle de la guérison. Parfois des étrangers séjournant à Montréal fréquentent l’ÉSG sans modifier leur appartenance religieuse originale hindoue ou musulmane. Bien que nous n’ayons rencontré personne qui maintienne une pratique orthodoxe du catholicisme (la messe dominicale et la confession), nous n’avons pas entendu parler de « renoncement » envers cette religion. Au contraire, beaucoup continuent à avoir des contacts occasionnels avec les milieux catholiques, surtout pour les grandes fêtes religieuses, en particulier Noël. Implicitement, l’ÉSG reconnaît d’ailleurs la place toujours dominante du catholicisme dans le milieu environnant. Ainsi, les offices de Noël et du Nouvel An n’ont jamais lieu le jour même de ces fêtes, mais quelques jours avant.

Hormis un individu issu d’une famille de confession anglicane, tous nos informateurs-clefs ainsi que tous les autres membres de l’ÉSG que nous avons rencontrés sont nés et ont été élevés dans la religion catholique, y compris Michel. C’est ainsi que le vocabulaire catholique (par exemple l’utilisation du mot « messe » au lieu de « service ») constitue un fonds commun. Dans un sens plus large, l’expérience du catholicisme procure un point de référence partagé et une gamme de ressources symboliques qui sont parfois mises à l’oeuvre dans le contexte spiritualiste.

La mobilité des symboles : syncrétisme et bricolage dans l’ÉSG

Consciente des aléas entourant le concept de syncrétisme (Shaw et Stewart 1994 : 1-26), surtout en ce qui concerne les biais tels que l’ethnocentrisme (Gellner 1997) et la « subjectivité » (Droogers 1989), nous proposons d’adopter la définition proposée par Droogers : « religious interpenetration, either taken for granted or subject to debate » (ibid. : 20-21), qui apporte une précision particulièrement utile par rapport au spiritualisme : l’interpénétration peut se produire non seulement entre deux ou plusieurs religions, mais entre une religion et une idéologie, une culture ou une science (ibid. : 13)[16]. MacGaffey (1994) précise d’autre part que le syncrétisme réel peut être occulté ou nié par les adeptes de la religion. Suivant l’usage de Gellner (1997 : 288), nous réservons dans ce texte le terme « syncrétisme » aux formes d’interpénétration durables et assez généralisées dans le milieu étudié. Nous le distinguons ainsi du terme « bricolage » qui fait référence à des influences religieuses, idéologiques ou culturelles qui se manifestent de manière plus éphémère ou idiosyncrasique. Le « bricolage » concerne ainsi les combinaisons de pratiques et de croyances mises en oeuvre par les individus ainsi que les inter-références spontanées entre le spiritualisme et les autres courants religieux qui se trouvent dans le discours des médiums et des membres du groupe fermé étudié. Dans ce registre, mentionnons les nombreuses allusions aux symboles et croyances catholiques qui demeurent significatifs pour beaucoup de spiritualistes.

Dans le cas de l’Église spirituelle de la guérison, il s’agit presque toujours d’un syncrétisme affirmé et même affiché. On remarque, par exemple, l’influence d’un certain vocabulaire originaire de religions asiatiques issu du climat culturel généralisé par le Nouvel Âge[17]. Par exemple, notons que plusieurs membres de l’ÉSG croient à la réincarnation[18]. De plus, l’idée de « karma » est souvent mentionnée, mais dans le sens général de la « loi du retour », à savoir les conséquences de toute pensée et action de l’être humain sur la terre ou dans l’au-delà. L’au-delà est conçu comme une scène d’évolution continue, voire de « progrès éternel » (voir note 5). Le terme « vibrations » revient aussi souvent dans le discours des médiums et de leurs élèves. D’habitude, Michel entame une séance de voyance en disant, « Quand j’entre dans tes vibrations [...] ». Un autre exemple des influences orientales, apparemment issues des courants Nouvel Âge, concerne la pratique de la méditation. Souvent les médiums recommandent aux gens de fermer les yeux et de centrer leur attention sur leur respiration ou sur les images évoquées par celui qui « guide » la méditation. Rappelons que, souvent, la méditation fait aussi partie des offices ainsi que des « cours de développement ». Parfois, certains médiums « voient » que leur interlocuteur devrait faire de la méditation de temps en temps, tout comme ils peuvent suggérer à quelqu’un de lire la Bible. Ajoutons que, malgré le fait que le spiritualisme soit historiquement issu de la tradition protestante, on n’entend aucun énoncé protestant (et encore moins « chrétien ») dans l’Église spirituelle de la guérison ; en revanche, son ouverture à d’autres traditions est soulignée de bien des façons, thème que nous espérons approfondir dans une autre publication.

Dans les offices, on remarque plusieurs références ponctuelles aux influences symboliques provenant de l’environnement culturel et religieux de Montréal, encore dominé par le catholicisme — du moins dans les apparences (statistiques, architecture), car la pratique est quasi disparue. Ainsi, les locaux de l’ÉSG sont ornés de décorations spéciales pour la Saint-Patrick[19] et beaucoup des personnes présentes arborent la couleur émeraude avec une grande fierté. Ils sont également décorés pour la Saint-Valentin, la fête des Mères, la fête des Pères, tout comme pour Pâques, Noël et le Jour de l’an. Toutes ces fêtes sont d’ailleurs soulignées par des offices spéciaux.

Un autre type de « bricolage » fort courant concerne les inter-références par rapport au catholicisme qui font partie du discours public des ministres et médiums, notamment quand ils effectuent la voyance pour les personnes présentes aux offices. Effectivement, il n’est pas rare d’entendre un médium parler de la Vierge Marie. « Je vois la figure de la Vierge à côté de vous ; vous lui êtes très dévoué [...] », a par exemple indiqué un médium à un participant. Très souvent les esprits de religieux catholiques apparaissent aux médiums et, à l’occasion, l’esprit d’une certaine religieuse parle à travers Michel dans les groupes fermés.

Outre les diverses formes d’interpénétration symbolique remarquées dans les activités de l’ÉSG, nous avons trouvé aussi des combinaisons individuelles chez les gens qui la fréquentent depuis un certain temps. Ces combinaisons sont parfois ad hoc, mais généralement durables. Avant d’en discuter, il importe d’esquisser le portrait des parcours religieux de nos informateurs-clefs.

Les parcours religieux

Les bricolages des individus interrogés sont étroitement liés à leur parcours de vie. Ils relèvent aussi très souvent de leur formation catholique. Quand nous leur avons demandé un peu naïvement pourquoi ils avaient délaissé le catholicisme, plusieurs nous ont affirmé qu’ils n’ont « pas vraiment lâché l’Église catholique ». Comme pour la majorité des Franco-Québécois (les « Québécois de souche » dans le langage populaire), le catholicisme représente un point de repère culturel (Lemieux 1990) qui fait partie de leur environnement socio-familial.

La plupart des personnes interviewées ont fréquenté les écoles catholiques et ont cessé de pratiquer la religion catholique vers la fin de l’adolescence. Quelques-uns évoquent des mauvais souvenirs au sujet des membres du clergé, considérés comme autoritaires ou hypocrites, mais la majorité n’exprime pas d’amertume envers le catholicisme. En fait, la quasi-cessation de leur pratique religieuse catholique (plusieurs assistent à la messe catholique à l’occasion) est généralement survenue dans une période trouble de leur vie ; le plus souvent un divorce, parfois un décès, une maladie ou un accident graves. Par exemple, Marcel et Marie étaient très religieux avant de vivre des moments difficiles (crise conjugale et maladie respectivement) qui les ont amenés à chercher activement d’autres ressources symboliques.

À notre surprise, la voyance figure très rarement parmi les motivations que mentionnent nos informateurs pour expliquer leur implication dans le spiritualisme. Du moins, l’attrait qu’elle représentait au début est vite devenu un élément parmi d’autres dans un cadre symbolique plus large. En aucun cas le désir de contacter des esprits de personnes décédées ne figure dans les récits recueillis, à la différence des kardecistes et peut-être d’autres courants spiritualistes. (Bien que les médiums « voient » les esprits de la parenté à proximité des adeptes, il n’est pas habituel qu’ils cherchent à contacter des personnes précises pour ceux qui les consultent.)

Plusieurs des interviewés viennent de milieux familiaux où la cartomancie (tarot ou « lecture de cartes ») et la consultation de voyants étaient courantes. Personne parmi les informateurs-clefs, ni même Michel, n’a eu d’expérience de ce qu’ils qualifient de voyance à proprement parler pendant leur enfance, et cela à la différence des spiritualistes étudiés par Emmons (2001). Certains ont mentionné quelques prémonitions qu’ils ont reconnues plus tard à la lumière de leurs expériences dans le cadre du spiritualisme. Roger, Blaise et Sylvie ont pris conscience qu’ils possédaient certains « dons » tels que la guérison ou la voyance dans le cadre de leur participation à des groupes non religieux. Toutefois, ils ont réussi à mieux les comprendre et à les développer dans le cadre du spiritualisme. Pour eux comme pour les autres, ce sont des épreuves de vie, comme le divorce, qui ont déclenché une quête personnelle et qui les ont finalement amenés au spiritualisme.

Étant donné la tolérance, voire l’ouverture du spiritualisme envers les éléments venant d’autres schémas religieux et envers la circulation des individus entre différentes religions, la stabilité relative des parcours de nos informateurs est remarquable. La plupart ont visité d’autres groupes spiritualistes et ont eu des contacts avec d’autres médiums au début de leur rencontre avec cette religion et avant de faire partie d’un des groupes fermés dirigés par Michel. Depuis qu’ils participent à un « cours de développement spirituel » de Michel, aucun n’a fréquenté d’autres cercles, même à l’intérieur de l’Église spirituelle de la guérison. Par ailleurs, quatre interviewés connaissent Michel depuis vingt ans, alors qu’il exerçait dans un autre groupe spiritualiste montréalais. Des interruptions se sont produites parfois en raison de difficultés familiales ou à la suite d’une maladie. Michel lui-même avait cessé de diriger des groupes fermés pendant une période où son travail salarié était trop accaparant. Durant les périodes où les informateurs ne pouvaient pas maintenir leur participation dans les groupes de Michel, ces derniers ne fréquentaient pas non plus l’ÉSG, mais ils continuaient en solitaire leurs pratiques de prière ou de méditation.

Bien que les quêtes personnelles qui ont amené nos interlocuteurs vers Michel et le spiritualisme soient déclenchées par des épreuves de vie, nos informateurs avaient le plus souvent franchi la partie la plus pénible de ces moments troublés avant de s’impliquer dans un groupe fermé. Selon Michel, les personnes en état de grande fragilité ne sont d’ailleurs pas toujours en condition de participer à de tels groupes. Pendant qu’elles demeurent ébranlées par leurs problèmes, il essaie plutôt de les aider autrement, par la guérison notamment.

À titre d’exemple, retraçons la trajectoire parsemée de drames de Daniel (45 ans). Daniel a eu un rapport difficile avec son père alcoolique et est devenu alcoolique lui-même à 17 ans. « I drank to calm my violence, I wasn’t violent because of drink », nous a-t-il précisé. Père d’une fillette qui était à sa charge, il a vécu un divorce, un remariage et le suicide de son père (qui, lui, avait cheminé pendant 14 ans au sein des Alcooliques Anonymes [AA]). La colère éprouvée lors de ce dernier événement l’avait amené vers une psychothérapie avec un thérapeute rencontré dans les AA ; « I came to spirituality through psychology ; I had to clean up first ». Après que son deuxième mariage se fut terminé en divorce (« I was a dependant man. I felt alive with a woman, I felt dead alone ») et qu’il eut été contraint de vendre sa maison parce qu’il n’était pas en mesure de la payer seul, Daniel se blessa au travail et vécut une période d’inactivité forcée.

The accident was the best thing that ever happened to me, even though I’ll have this pain for the rest of my life. I had to deal with solitude. It was a good sock in the ribs. Like, wake up!

Après onze ans de sobriété, il rencontre dans un congrès des AA une femme qui fréquente l’Église spirituelle de la guérison ; « I told her, “What you have in your eyes, I want it” ». Ainsi, il commence à se rendre à l’ÉSG, « principalement pour être avec elle », et commence aussi un cours avec un médium. Quelques mois plus tard, il fait la rencontre de Michel et change de groupe pour poursuivre avec lui. Cela fait cinq ans qu’il fréquente un groupe fermé de Michel. Simultanément, il a suivi une formation qui lui a permis de se trouver un emploi moins ardu que son travail précédent et d’acheter une maison où il vit actuellement en couple.

Le processus est similaire pour ceux qui connaissent des trajectoires de vie moins dramatiques que celle de Daniel. Ils découvrent le spiritualisme dans le cadre d’une quête provoquée par des expériences douloureuses, une fois que le pire est passé. Ils y restent parce qu’ils y trouvent un cadre qui leur permet de donner du sens à leurs expériences difficiles, et même de les valoriser. Guillaume (25 ans) décrit l’accident qui l’a laissé handicapé dans les mêmes termes que Daniel en le présentant comme « la meilleure chose qui m’est jamais arrivée ».

Zaretsky, pour sa part, décrit les spiritualistes comme des hommes et des femmes d’âge moyen, souvent célibataires, divorcés ou veufs, mal intégrés à la société, dont le temps libre est peu occupé et qui vivent par ailleurs dans de grands immeubles locatifs (1979 : 170-171). Selon cet auteur, ils cherchent surtout à remplir le vide social de leur vie. Plus généralement, la dimension « communautaire » est souvent évoquée pour expliquer l’intérêt des mouvements religieux contemporains auprès de leurs adeptes (Cohen 1990 ; Hervieu-Léger 2001) ; leur attrait est souvent expliqué comme un recours contre l’isolement, la marginalité ou un dysfonctionnement quelconque (par exemple Pressel 1973, au sujet de l’umbanda). Cependant, comme nous l’avons vu, l’Église spirituelle de la guérison ne fournit pas les moyens de combler un manque de sociabilité et cette préoccupation ne figure pas au sein des discours des informateurs de l’ÉSG. En fait, les gens qui participent aux groupes de Michel ne se côtoient pas de manière assidue (peut-être un café ou un repas partagé avant ou après un office) à moins de s’être connus avant de fréquenter l’ÉSG. Quelques individus dans l’entourage de Michel ont vécu un certain isolement provoqué par des problèmes de santé ou une longue période de chômage. D’autres sont assez solitaires et se définissent comme tels. Pour la majorité, des conditions typiques de la vie urbaine actuelle telles que le stress, le surmenage et le manque de temps posent davantage de problèmes que l’isolement et la recherche de liens sociaux.

D’autre part, pour les informateurs de notre groupe-noyau, le spiritualisme se présente comme une implication à long terme. Aucun d’entre eux n’envisage de quitter le groupe de Michel. Dans les cas où les horaires de travail ou la situation familiale ont rendu impossible leur participation pendant quelques mois, les membres reviennent dès qu’ils le peuvent. Par exemple, Carole a changé de travail pour pouvoir continuer à assister au groupe, car son ancien emploi l’obligeait à travailler le soir où le cours avait lieu. Nous avons noté néanmoins une certaine circulation des participants au sein des groupes fermés, surtout de la part de nouveaux membres fréquentant les groupes depuis un an ou moins. Pour le reste, les changements sont plus rares et concernent plutôt des gens qui optent pour un autre groupe dirigé par Michel.

Lorsque nous avons demandé à nos informateurs pourquoi ils envisagent de continuer leur parcours au sein du spiritualisme, les interviewés évoquent le plus souvent Michel et ses qualités, comme l’illustre la réponse de Marcel :

C’est à cause de Michel en tant qu’être humain [...]. Il est droit, il est honnête. C’est un homme qui représente vraiment bien, vraiment bien la spiritualité. [...] Je ne cherche pas la spiritualité en allant dans d’autres églises, en marchant sur les charbons. [...] Michel m’a donné les bases, ça se travaille et ça se vit. Je vais le travailler pour le reste de ma vie. [...] Pour moi, c’est la vraie voie. Je suis en paix, j’ai déjà passé par le mal [...].

Les interviewés ont sensiblement tous répondu de la même façon que Marcel lorsque nous leur avons demandé ce qui arriverait si Michel, leur médium, n’était plus là :

Les bases que Michel nous a données, on peut s’en sortir avec. [...] Il faudrait se dire : « Ce qu’il m’a donné, il faut que je le travaille. [...] Il faut le donner aux autres [...] ». Je n’aurais pas peur, mais je ne voudrais pas le perdre, il a encore beaucoup à m’apprendre.

Nous n’avons pas demandé aux interviewés ce qu’ils feraient si Michel abandonnait l’ÉSG pour un autre groupe spiritualiste, mais il est possible qu’ils le suivent. En effet, plusieurs nous ont dit spontanément qu’ils fréquentent l’Église spirituelle de la guérison à cause de lui. Par ailleurs, ceux qui l’ont connu le plus longtemps l’ont rencontré dans un autre groupe spiritualiste (qui n’existe plus) et sont devenus membres de l’ÉSG à cause de Michel. Soulignons que le lien de nos informateurs-clefs avec l’Église spirituelle de la guérison est fortement médiatisé par leur relation avec Michel. Cela est dû en partie à la loyauté que Michel inspire parmi les gens de son entourage, mais aussi au mode de fonctionnement même de l’ÉSG, car les gens ne peuvent s’inscrire dans les groupes fermés de deux médiums à la fois. Ils finissent ainsi par assister principalement aux offices lorsque « leur » médium est le responsable. Bien que les gens puissent passer d’un groupe fermé à l’autre, ils tendent, dans la pratique, à se fixer tôt ou tard sur l’un ou l’autre en guise de « mentor » spirituel.

Les parcours religieux des informateurs-clefs reflètent leur engagement à long terme avec le spiritualisme. Même si plusieurs ont pris connaissance de diverses techniques holistiques de guérison (par exemple le massage Reiki, la consultation occasionnelle d’autres voyants, les cours de tarot ou d’astrologie), seul Roger s’est investi parallèlement dans une autre voie spirituelle. Âgé de 62 ans et actuellement inspecteur pour des épiceries, il poursuit depuis huit ans un apprentissage du chamanisme autochtone, à la suite de sa rencontre avec un chamane algonquin à Québec. Il passe du temps dans la nature, il joue du tam-tam, fait parfois l’expérience de tentes de sudation (sweat lodges) et compte un jour aller vivre dans la forêt. Pour Roger, le spiritualisme et le chamanisme semblent deux voies spirituelles pleinement compatibles :

That [le chamanisme] changed my life again. [...] It was different from what I was learning with Michel. [...] There’s no problem at all [par rapport au spiritualisme], for me both of them are together. [...] Everything comes to the same place, medicine Tibetan, Charismatics [...]. There’s only one God, call Him the way you want [...].

Roger, qui connaît Michel depuis 20 ans, est d’ailleurs reconnu comme médium par l’Église spirituelle de la guérison et effectue parfois l’« office de messages ». Il ne fréquente pas les groupes fermés, principalement à cause de ses horaires de travail. Par contre, il essaie d’amener les spiritualistes vers ce qu’il a appris dans le cadre de son apprentissage chamanique et les invite de temps en temps à aller en forêt avec lui. Parfois, avec l’accord de Michel, il joue du tam-tam pendant l’office de guérison.

Les bricolages individuels

Les bricolages qui constituent l’« habitat religieux[20] » des individus se repèrent dans les pratiques quotidiennes. Michel ne dit jamais aux participants du groupe étudié qu’il faut prier ou méditer chez soi ; il suggère seulement de demander la protection spirituelle au début et à la fin de la journée. En fait, tous les interviewés ont des pratiques spirituelles personnelles régulières qu’ils ont développées depuis leur rencontre avec le spiritualisme. Pour nos informateurs, la spiritualité comprend entre autres la foi en Dieu, la pratique de la prière, la croyance aux esprits et à la vie après la mort, ainsi que l’interprétation des événements de la vie à la lumière de ces croyances. Plusieurs pratiquent la méditation chez eux, dans une pièce meublée spécialement à cette fin. D’autres disent prier spontanément quand ils bénéficient d’un moment de quiétude, par exemple quand ils conduisent leur voiture.

Pierrette, une célibataire de 50 ans qui est agente de voyage, fait de la méditation « pas toujours, mais souvent » avant de se coucher en écoutant de la musique. Selon Pierrette, la méditation qui lui apporte le plus grand bien est celle qu’elle pratique dans des locaux religieux, « même [dans] les églises protestantes ». Elle se sent toutefois nettement plus à l’aise dans les églises catholiques où elle se rend souvent pour méditer en dehors des heures de messe. Elle assiste aussi parfois à la messe catholique à l’occasion de Noël ou de Pâques, ou à celle qui a lieu à 17 h après son travail. « Le spiritualisme m’a réconciliée un peu avec le catholicisme ; ce n’est pas juste le patriarcat », nous a-t-elle confié.

Interrogé sur sa pratique personnelle, Roger a des propos éloquents :

I pray all day long, no special time [...] driving my truck, I don’t even listen to the music in the truck. [...] To give you an example, I was coming here this morning, so I kneel down and I ask God to tell you everything I knew from the beginning till now [...] and try to be as simple as that, not to put more things for show, just what’s supposed to be there. [...] After this I’ll sit in my truck and say thank you for what happened this morning. [...] Sometimes going from Montreal to [inaudible], it’s an hour, I repeat for the hour : « Merci Jésus de m’accompagner », like a mantra, ou « Saint Joseph, priez pour moi, exaucez ma prière » [...]. It’s always working. Touch wood, everything I ask for, I have it [...].

Roger a vénéré le frère André[21] et saint Joseph, depuis son enfance. Enfant d’une famille modeste, il se rendait à pied de Lachine jusqu’à l’Oratoire avec son père. Malgré ses sentiments anticléricaux (« They wanted money, money, money »), Roger est resté dévoué au frère André et à saint Joseph. Jeune homme, il allait méditer de longues heures dans la crypte de l’Oratoire. C’est là qu’a débuté la quête qui l’a amené vers Michel : « I began to really believe in frère André, I read a lot, spiritual things, and then I heard about Michel’s church [...] ». Rappelons que les pratiques spirituelles de Roger sont également façonnées par son apprentissage chamanique — les feux sacrés, les tentes de sudation ainsi que d’autres pratiques très simples :

When you have a meal in the country [...] you share with the birds, go in the bush and leave out food [...] you give food to nature because Mother Nature is giving everything to you [...].

Roger fait exception, puisqu’il a acquis une autre formation spirituelle depuis qu’il a connu le spiritualisme. Les autres ont expérimenté l’astrologie, le tarot, et y croient aussi, mais ils ne les confondent pas avec leur vie spirituelle. Blaise et Roger ont des occupations primaires ou secondaires liées à la guérison par des techniques dites « énergétiques », dont une des mieux connues est le massage Reiki. De son côté, Nancy (35 ans, divorcée, deux enfants) est massothérapeute de profession. Ces pratiques « alternatives » ne sont pas en conflit ni en compétition avec le spiritualisme. Au contraire, les praticiens s’inspirent de cette religion dans l’exercice de leurs arts thérapeutiques. Nancy parle en ces termes de son travail :

La priorité est de donner à la personne, lui apporter le bien-être. C’est un échange. Tu découvres des choses, eux aussi. [...] Il y a des gens qui découvrent qu’il y a autre chose que ce qu’on voit [...].

Autrement dit, le « nébuleux mystique-ésotérique » (Champion 1990) du Nouvel Âge tient une place importante dans la vie de ces gens. Nous avons vu d’ailleurs que Michel est à l’aise avec le vocabulaire Nouvel Âge. Cependant, la place conférée au spiritualisme n’est pas la même que celle qu’ils accordent aux techniques ou arts de guérison ou divination venant d’autres courants. Pour nos informateurs, leur utilisation se fait toujours dans un cadre spiritualiste.

Quant à la pratique de la voyance dans l’Église spirituelle de la guérison, Carole, Marie, Guillaume, Daniel et Marcel en font lors des offices, à titre d’élèves de Michel, alors que Roger est reconnu comme médium par cette Église. C’est en tant que « communion spirituelle » (le nom classique pour la voyance dans le langage des spiritualistes) que nos informateurs la valorisent. La voyance est considérée comme un don reçu de Dieu ; les médiums essaient de bien capter les messages des guides (esprits) et de les transmettre aux autres. Le contenu de la voyance est ainsi un peu secondaire, mais selon nos interlocuteurs, ce n’est pas de la « bonne aventure ». « La voyance, je m’en passerais volontiers, je n’ai pas besoin de savoir. [...] Des fois c’est frustrant quand tu dois attendre que ça se réalise [...] », nous a précisé Pierrette.

L’enjeu identitaire spiritualiste

Avant d’aborder les identités religieuses de nos informateurs, quelques observations s’imposent sur l’enjeu identitaire propre aux pratiques mêmes du spiritualisme. La qualité non doctrinaire du spiritualisme se conjugue avec le fait de ne pas porter de jugement sur diverses formes de marginalité sociale. Par exemple, nous n’avons observé aucun tabou concernant l’orientation sexuelle ou le style de vie (consommation d’alcool et de tabac, relations sexuelles hors mariage, concubinage, etc.). Nous avons entendu seulement des mises en garde contre l’« ésotérisme » conçu comme un usage matérialiste et égoïste des dons spirituels.

Par ailleurs, les croyances et les pratiques du spiritualisme engendrent un enjeu identitaire qui a pour effet de « dé-essentialiser » le concept de soi des individus. Dans la « transe sacrée », c’est-à-dire la transe profonde qui est un don attribué à quelques médiums seulement, les esprits parlent à travers le corps de l’individu qui n’est pas conscient de ce qu’il dit. Dans ce type de transe qui se produit seulement quand il y a un auditoire, les esprits s’adressent soit à l’ensemble soit à des individus de l’auditoire. (Nous avons observé ce phénomène chez Michel, Marcel et Sylvie à plusieurs reprises.) Dans la transe profonde, l’esprit qui se manifeste peut être d’une autre origine ethnique, d’un autre sexe et même d’une autre religion que le médium. Par exemple, l’esprit d’une religieuse catholique à la voix douce et fluette s’exprime parfois à travers Michel. À d’autres moments, c’est le basso profundo d’un autochtone qui se manifeste en paroles (parfois non sans un brin d’humour).

De plus, les guides attribués à chacun, qui sont souvent perçus par des membres du groupe fermé, peuvent être masculins ou féminins et sont d’origines ou d’époques diverses. Nous avons constaté d’autre part une mise en valeur des origines ethniques de groupes historiquement minorisés. La valorisation des esprits autochtones est notable, non seulement dans l’Église spirituelle de la guérison, mais plus généralement au sein du spiritualisme. Dans le groupe fermé que nous connaissons, les médiums voient souvent autour de Blaise des guides africains, des figures chamaniques qui lui transmettent des dons, en plus de guides égyptiens, « orientaux » ou autres. Par conséquent, les participants du groupe sont amenés à voir les médiums comme des véhicules potentiels pour des esprits très différents d’eux-mêmes ou de leur entourage, et à valoriser des esprits de membres de groupes inconnus d’eux ou traditionnellement stigmatisés, qui leur fournissent de l’aide spirituelle et pratique.

Plusieurs des exemples que nous venons de présenter illustrent la facilité avec laquelle les informateurs se glissent entre les repères symboliques catholiques et spiritualistes, mais ils semblent peu enclins à explorer d’autres schémas religieux. Nous avons été surprise par le peu de « magasinage » spirituel qu’ils effectuent une fois qu’ils sont intégrés au groupe de Michel, malgré l’ouverture de l’ÉSG par rapport aux autres affiliations et ressources symboliques. Même si certains sentent de l’amertume envers le clergé catholique qu’ils ont connu durant l’enfance, personne ne parle de renoncer au catholicisme en tant que religion ni de se « convertir » au spiritualisme. Cependant, leur expérience du spiritualisme a poussé nos informateurs à déployer des pratiques spirituelles personnelles qui correspondent à leur propre « habitat religieux ». Ils développent leur propre synthèse syncrétique qui les inspire dans leur quotidien face à des problèmes tels que le divorce, le chômage, la maladie ou la mort. Nous remarquons, par ailleurs, l’absence totale d’énoncés identitaires religieux se voulant fixes ou essentialistes, comme « je suis spiritualiste » ou « quand je suis devenu(e) spiritualiste... ». Pour eux, l’identité religieuse reste floue sur le plan verbal, tout en étant activée constamment dans leur quotidien, non seulement dans les pratiques que nous venons de décrire, mais aussi dans leur façon d’appréhender les expériences de la vie[22].

Le spiritualisme tel que le présente l’ÉSG correspond à l’Église « marginale » de Roland Chagnon et à sa catégorie de « groupe mystique » plutôt que de « secte » (1985, 1986). L’ÉSG développe et sacralise l’identité personnelle de ses membres, et se préoccupe peu de la formation d’identité collective ou de groupe, telle que la définissent Mol (1976) et ensuite Chagnon (1985 et 1986). Dans le domaine ethnique, les migrations contemporaines, souvent caractérisées en termes de diaspora ou de transnationalité (Meintel 2000b, 2002), aussi bien que les mariages mixtes (Meintel, sous presse) obligent les chercheurs à prendre en compte les identités plurielles, composées de reférents et appartenances diverses. À l’instar de Michel Oriol (1984), nous avons argué que les appartenances plurielles ethniques ne sont pas par définition pathologiques et sont souvent vécues comme une source de richesse (Meintel 1992, 1994). À certains égards, l’identité religieuse de nos informateurs nous rappelle la pluralité identitaire et la mixité hautement individualisées que nous avons constatées sur le plan ethnique dans diverses recherches menées à Montréal (par exemple, chez les jeunes issus de milieux immigrants [Meintel 1992, 1994]). Il s’agit d’une mixité individualisée où les diverses appartenances de l’individu sont cumulées et revendiquées simultanément, s’exprimant par exemple ainsi : « Ma mixité n’est pas la même que la sienne, même si nous sommes tous les deux “mixtes” ». Ce genre de mixité est mis en valeur et encadré dans une idéologie résolument pluraliste chez les jeunes parents québécois en union mixte (sur le plan ethnique) quant aux « projets identitaires » qu’ils élaborent pour leurs enfants (Meintel sous presse). Ces derniers y rajoutent un volontarisme très fort où les parents s’efforcent de rendre le plus de « ressources culturelles » disponibles pour l’enfant, afin qu’il choisisse plus tard celles qu’il souhaite. Chez les spiritualistes nous constatons la même valorisation de l’individualisation des référents (Augé 1995) religieux, ainsi que le maintien de symboles valorisés provenant d’affiliations précédentes. La réticence à nommer son affiliation religieuse fait partie, peut-être, de ce désir de cumuler les valeurs symboliques plutôt que de renoncer à l’une pour acquérir l’autre. La fluidité identitaire des membres n’est pas absente d’autres dimensions de leur vie (plusieurs sont bilingues par exemple), mais accentuée davantage dans le domaine religieux. Sur le plan ethnique, la majorité se décrit comme des « pure laine » (des Franco-Québécois) tout comme leurs conjoints, et l’orientation sexuelle demeure stable (hétérosexuelle, sauf dans un cas).

Conclusion

Nous avons présenté le spiritualisme tel que nous l’avons observé dans l’Église spirituelle de la guérison, comme étant une religion ancrée dans la modernité : historiquement mobile, égalitaire et centrée sur l’individu plutôt que sur la famille, la communauté ou la nation. Il s’agit d’une religion « de réseau » que les gens connaissent à travers leurs amis ou connaissances, et dans laquelle les membres forment des réseaux autour d’un ministre. Dans cette religion, l’individualisation du religieux est non seulement tolérée, mais institutionnalisée ; les ministres de l’Église spirituelle de la guérison ne s’accordent pas complètement sur la façon d’enseigner et de pratiquer le spiritualisme et chacun des médiums met l’accent sur ses propres sources d’inspiration, l’un sur la Bible, l’autre sur la spiritualité autochtone, etc.

Pourtant, la centralité du ministre dans le lien que développent les individus avec l’ÉSG n’engendre pas le développement d’une secte, comprise comme un mouvement qui se renferme dans son orthodoxie contre le monde, centré sur un personnage charismatique et où une vie communautaire se développe, fournissant aux membres un milieu social alternatif. Ultérieurement, nous envisageons d’aborder les raisons pour lesquelles l’individualisation observée dans ce milieu spiritualiste ne donne pas naissance à un culte centré sur un individu.

Le spiritualisme constitue une religion mobile à plusieurs égards : elle a circulé après un siècle et demi d’existence à travers toute la planète, elle a donné lieu à de nombreux courants (le kardecisme, par exemple) et elle a influencé, indirectement, plusieurs autres mouvements religieux de la modernité (par exemple, le caodaïsme et l’umbanda). Par ailleurs, les individus sont eux aussi mobiles : les ministres circulent entre différents groupes spiritualistes, les croyants naviguent entre les croyances venues de plusieurs sources, y compris la religion de leur socialisation. Qui plus est, comme nous l’avons vu, ce « va-et-vient » est normalisé dans l’Église spirituelle de la guérison.

Cependant, il y a des personnes, comme nos informateurs, pour qui le spiritualisme devient une orientation à long terme. Celles-ci développent des pratiques et des croyances très stables, malgré le flou qui les entoure et, dans certains cas, malgré des parcours personnels (mariages, divorces, changements d’emploi, etc.) quelque peu mouvementés. Ce qui frappe particulièrement dans leurs récits, c’est le fait que, dans une société urbaine hautement sécularisée et dans un cadre religieux qui semble très permissif et peu enclin à imposer des prescriptions ou des proscriptions, ces personnes élaborent un mode de vie où, sur le plan individuel, la religion n’est pas compartimentée, mais au contraire, inspire l’ensemble du quotidien.