Corps de l’article

Le nationalisme québécois est souvent comparé à ceux de l’Écosse ou de la Catalogne, mais très rarement à ceux de la Suisse et de la Belgique. En raison de la complexité de son système religieux, linguistique et de ses clivages cantonaux, le cas suisse se prête difficilement à la comparaison. En ce qui concerne la Belgique, des motifs linguistiques poussent les observateurs canadiens à examiner la documentation de langue française plutôt que celle de langue néerlandaise lorsqu’ils tentent d’en comprendre la politique. Plusieurs études reposent également sur une présomption de similitude entre les communautés francophones de la Belgique et du Québec. Or, sous plusieurs aspects, les Flamands sont les Québécois de la Belgique. À l’opposé, les francophones belges sont plutôt les « fédéralistes » de la Belgique. Les deux communautés constituant la francophonie belge, les Wallons et les Bruxellois, ont une vue de la Belgique très semblable à la vision canadienne-anglaise du Canada. Ils font ainsi souvent référence à un nationalisme « civique » tout en critiquant ce qu’ils considèrent comme un nationalisme flamand ethnique. Ce discours est étonnamment similaire à ce qu’on observe au Canada anglais. Le noble discours inclusif de la minorité – les Bruxellois composant environ dix pour cent de la population belge contre trente pour cent de Wallons – est une source de confusion pour plusieurs. Ce n’est cependant pas le nationalisme de la minorité francophone mais bien celui de la majorité flamande qui se rapproche le plus du nationalisme québécois, tant par ses origines que par son agenda politique. Les comparaisons avec la Belgique sont ainsi très utiles pour situer le cas québécois dans un contexte comparatif élargi.

La population de langue néerlandaise de la partie nord de la Belgique, malgré son plus grand territoire, sa richesse plus importante et sa démographie plus imposante que la partie sud, a produit un nationalisme ressemblant à plusieurs égards au nationalisme québécois. Les mouvements nationalistes flamands et québécois reposent sur des bases linguistiques ; ils ont tenté de redresser les inégalités dans la division « culturelle » du travail et ils ont cherché à construire des structures politiques pour redistribuer le pouvoir politique. Malgré tout, plusieurs éléments les distinguent. De son côté, le nationalisme flamand a été porté par la démocratie chrétienne, alors que le nationalisme québécois a plutôt profité de l’appui de la gauche laïque. Pour sa part, le nationalisme wallon se situe clairement dans un cadre idéologique de gauche, mais se distingue du nationalisme québécois par l’absence de revendications linguistiques et culturelles. Notre objectif est ici de juxtaposer ces trois mouvements nationalistes afin d’en expliquer les similitudes et les différences

Le Québec entre la Flandre et la Wallonie

La division linguistique de la région constituant actuellement la Belgique remonte au cinquième siècle. La ligne de division entre les langues latines et germaniques, suivant l’axe Aachen-Calais, est demeurée relativement inchangée depuis l’invasion de la Gaule romaine par les tribus germaniques.

Ayant subi la domination successive des Espagnols, des Autrichiens, des Français puis des Néerlandais, la Belgique a officiellement acquis son indépendance en 1830 à la suite de la révolte unioniste contre les Pays-Bas. Durant la majeure partie de son histoire, la scène politique belge a été sous l’emprise de l’élite francophone du pays. Même du côté de la Flandre, où la vaste majorité de la population communiquait en divers dialectes néerlandais, les classes dominantes étaient francophones. Lors de la création de l’État belge, il était implicitement entendu que la Belgique deviendrait graduellement entièrement francophone, ce qu’un politicien influent de l’époque a clairement exprimé :

Un des principes premiers d’une bonne administration est l’emploi exclusif d’une seule langue, et en ce qui concerne la Belgique, cette langue doit être le français seul. Afin d’atteindre cet objectif, tous les postes civils et militaires devraient être occupés par des Wallons ou des Luxembourgeois. Conséquemment, les Flamands, qui se verraient privés d’accès à ces positions, se sentiraient obligés d’apprendre le français, avec pour résultat que la culture germanique disparaîtrait lentement mais sûrement[1].

La suprématie de la langue française au sein du nouvel État a renforcé la tendance des classes sociales montantes à choisir le français et ainsi à s’assimiler. Autant les Espagnols que les Habsbourgs d’Autriche avaient préféré utiliser le français comme langue administrative en Belgique. Mais plusieurs Flamands, soit la majorité des classes ouvrières et paysannes, n’ont pas été assimilés à la culture française tout simplement parce que laissés à l’écart du système éducatif. Par contre, les Flamands de classe moyenne instruite se sont bien intégrés à la culture francophone, favorisant une mobilité sociale ascendante en l’espace d’une à deux générations. Les classes moyennes et supérieures de la Flandre parlaient donc le français, alors que la Wallonie demeurait entièrement unilingue francophone. La Flandre n’a pas seulement fourni de nouveaux membres aux classes moyennes, mais a également exporté de nombreux ouvriers vers le sud du pays, en pleine expansion industrielle. Plusieurs des familles flamandes ayant émigré en Wallonie afin de dénicher du travail ont rapidement été assimilées à la culture francophone. Les mouvements de population vers Bruxelles et les centres industriels de la Wallonie se sont poursuivis pendant la majeure partie du XIXe siècle. La langue néerlandaise a de plus en plus été associée aux petits producteurs agricoles de la Flandre ainsi qu’aux travailleurs industriels des grands centres. En raison de ces migrations internes massives, la division culturelle du travail s’est étendue à l’ensemble du territoire national belge, incluant la Wallonie. Les Flamands composaient ainsi la majorité de la classe ouvrière et des segments les plus pauvres de la société, alors que le français était la langue des classes supérieures et de la bourgeoisie.

L’exclusion de la langue néerlandaise de la vie publique a entraîné de fortes tensions vers la fin du XIXe siècle. En 1860, le procès de deux travailleurs flamands, Jan Coucke et Pieter Goethals, en Hainaut, a été l’un des tout premiers catalyseurs du mouvement flamand. Coucke et Goethals étaient tous deux accusés du meurtre d’une veuve. La cour de Mons-Hainaut leur a assigné un avocat unilingue francophone et le procès s’est déroulé entièrement en français. Sans comprendre de quoi ils étaient accusés, les deux travailleurs qui ne parlaient pas le français ont été condamnés à mort et guillotinés. Les protestations flamandes contre l’iniquité du procès ont marqué le début du mouvement « nationaliste » flamand. Le bilinguisme avait été officiellement reconnu en Flandre avec la loi sur la langue de 1856, mais la Wallonie demeurait officiellement unilingue francophone. Le flamand a été accepté en tant que seconde langue parlementaire en 1888, mais les lois n’ont été publiées dans les deux langues que dix ans plus tard. L’introduction du suffrage universel mâle multiple en 1893 a permis au mouvement flamand d’acquérir une base politique et territoriale. Les décennies suivantes ont vu la croissance d’un mouvement affirmant le caractère distinct des Flamands.

La Première Guerre mondiale a également servi de catalyseur au nationalisme flamand. L’armée belge, encerclée dans les plaines du sud-ouest, a subi de lourdes pertes durant la guerre. Les officiers étaient exclusivement francophones alors que la majorité des soldats parlaient le néerlandais. Des milliers de soldats flamands ont ainsi été tués par les troupes allemandes sur les rives de la rivière Yser (IJzer en néerlandais) sans comprendre les ordres des officiers. Les tranchées ont donc fourni de nombreux adeptes au nationalisme flamand, rassemblés sous la bannière du Frontpartij. Les sacrifices flamands en Yser sont ainsi devenus un important symbole du mouvement flamand. Au cours de la période de l’entre-deux-guerres, le nationalisme flamand a su étendre sa base avec l’introduction du suffrage universel mâle simple en 1918. Un monument proclamant Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus (Tous pour la Flandre, la Flandre pour le Christ) a été érigé en 1930 sur les champs de bataille à Dixmuide sur les rives de la rivière Yser en commémoration du massacre. Depuis, au mois d’août de chaque année, le monument de Yser devient un lieu de pèlerinage (IJzerbedevaart) pour les nationalistes flamands.

Ayant continuellement progressé durant la période de l’entre-deux-guerres, le mouvement nationaliste flamand a su obtenir certaines concessions de l’État belge. La plus importante a sans doute été l’adoption du néerlandais comme seconde langue officielle en 1935. Vers la fin des années cinquante, le fort mouvement nationaliste flamand et la réaction wallonne à son égard ont mené l’État belge à un véritable blocage politique. Une réforme en profondeur du système politique semblait alors inévitable pour sortir de cette impasse. Les toutes premières réformes reconnaissant la double culture de l’État belge ont été adoptées en 1962-1963, suivies par d’autres en 1970, 1980, 1988, 1993 et finalement en 2001. Le processus enclenché au début du XIXe siècle par les nationalistes flamands a donc finalement mené à un État fédéral accordant l’autonomie gouvernementale à la fois aux Flamands et aux Wallons.

Le désir de renverser l’iniquité linguistique et culturelle qui existait au sein de l’État belge était la force motrice du nationalisme flamand. La principale demande des Flamands était la redistribution des pouvoirs politiques comme compensation des injustices passées. À cette fin, le mouvement nationaliste flamand a suivi un plan d’action similaire à celui du nationalisme québécois. Les nationalistes ont cherché à redresser les torts historiques par la construction d’une alternative à l’État central. La langue partagée est la condition d’appartenance à la communauté que les nationalistes québécois et flamands ont cherché à construire. Cependant, la langue qu’ils utilisent aujourd’hui afin d’établir leur identité collective a été la source de la discrimination dont ils ont été victimes par le passé. Les possibilités de mobilité sociale ascendante pour les Belges de langue néerlandaise et les Québécois de langue française étaient très limitées jusqu’à récemment. L’euphémisme employé pour décrire cette situation a souvent été la « division culturelle du travail », c’est-à-dire que la population de langue néerlandaise en Belgique et la population de langue française au Canada étaient surreprésentées dans les classes ouvrières, alors que les francophones belges et les anglophones canadiens constituaient la majorité des classes supérieures et moyennes.

Le déséquilibre social a servi de catalyseur aux projets nationalistes dans les deux pays, ravivant et recréant deux communautés nationales. Les Québécois ont ainsi émergé de la communauté canadienne-française, alors que Vlaams est devenu le nom de l’ensemble des habitants des plaines du nord de la Belgique parlant différents dialectes néerlandais. À leur manière, les deux projets nationalistes ont réussi à créer des structures « étatiques » et à construire des communautés nationales basées sur leurs identités historiques et linguistiques. Que les Flamands aient bâti cela au travers de la démocratie chrétienne et que les Québécois aient fait de même avec la social-démocratie se révèle particulièrement intéressant.

Les mouvements nationalistes de la Flandre et du Québec se ressemblent en ce qui concerne leurs origines, leur agenda politique, les moyens utilisés dans l’atteinte de leurs fins ainsi que de leurs accomplissements, malgré que l’un se soit situé clairement au sein de la droite politique, et l’autre au sein de la gauche. Considérant leurs antécédents pratiquement identiques, il est très curieux de constater que le projet nationaliste flamand soit associé à la droite chrétienne alors que celui du Québec soit plutôt associé à la gauche laïque. Nous tentons ici de comprendre cette différence par l’élucidation des relations entre l’État et l’Église. Cela dit, le nationalisme gauchiste de la Wallonie demeure également rempli de paradoxes.

Le nom de « Wallonie » pour représenter la moitié sud francophone du pays est relativement récent. Le terme néerlandais Walen a depuis longtemps été utilisé pour désigner les francophones du sud de la Belgique, mais le nom de « Wallonie » a été employé d’abord par le poète belge François-Charles Grandgagne en 1844. Il a par la suite été popularisé par la publication du journal littéraire La Wallonie, édité par le poète liégeois Albert Mockel (Destatte, 1991). La réforme constitutionnelle de 1971 devait finalement officialiser le nom de la région.

L’identité wallonne a émergé en grande partie en réaction au mouvement flamand et la structure de classes sociales en est un élément clé. Les mouvements ouvriers et les grèves de la fin du XIXe siècle combinés à la méfiance envers l’élite francophone de Bruxelles, que le mouvement wallon percevait comme l’exécutante servile des catholiques flamands et de la haute bourgeoisie, sont à l’origine de cette identité wallonne. D’ailleurs, une analyse des mouvements ouvriers de la fin du XIXe siècle en Belgique débute avec la question « La Wallonie est-elle née de la grève ? » (Bruwieret al., 1990). Dès sa création, le mouvement wallon s’est présenté comme socialiste et anticlérical. Depuis, le Parti socialiste demeure le parti le plus puissant de la Wallonie. Les demandes du mouvement wallon n’ont jamais porté sur la culture, contrairement au mouvement flamand. Le mouvement wallon, toutefois, a toujours été plus faible que sa contrepartie flamande. Tout au long du XIXe siècle, la population de langue française était dispersée sur tout le territoire belge. En plus des habitants de la Wallonie, les classes moyennes et supérieures flamandes parlaient le français, et Bruxelles avait une population de langue française. Depuis, les francophones de classe moyenne ont plus ou moins disparu de la Flandre et les classes supérieures de langue française à Anvers et Gand sont trop peu nombreuses pour mériter l’attention. Par contre, la Wallonie et Bruxelles continuent de partager leurs ressources dans un esprit de partenariat francophone. En tant qu’enclave de langue française en Flandre, Bruxelles possède une identité propre, quoique moins bien consolidée en tant qu’identité « nationale » que celle des Wallons ou des Flamands. Mais à plusieurs égards, le nationalisme culturel de la Flandre et le cosmopolitisme de Bruxelles sont beaucoup plus faciles à comprendre que le nationalisme ouvrier de la Wallonie. Le nationalisme wallon peut être décrit comme un mouvement régional réactionnaire mobilisé autour d’un noyau linguistique et dominé par son sous-groupe le plus influent, les syndicats ouvriers. De son côté, le nationalisme flamand est basé sur le catholicisme et l’identité wallonne est celle d’une classe ouvrière. « Le chant des Wallons », récemment adopté en tant qu’hymne national, est probablement unique en son genre par la mention de l’entraide des travailleurs comme partie intégrante de l’identité nationale :

Entre Wallons, toujours on fraternise,

Dans le malheur, on aime à s’entraider ;

On fait bien sans jamais qu’on le dise,

En efforçant de le tenir caché.

La charité visitant la chaumière

S’y prend le soir avec cent précautions ;

On donne peu, mais c’est d’un coeur sincère ;

Voilà pourquoi l’on est fier d’être Wallons[2] !

Sur bien des points, l’identité francophone belge, et en particulier l’identité wallonne, est une réaction à la montée du nationalisme flamand, et il s’agit plutôt d’une identité de classe. La France continue cependant d’exercer une forte influence culturelle sur les francophones de la Belgique. L’édifice abritant le Parlement régional wallon et l’Exécutif du gouvernement à Namur est d’ailleurs connu sous le nom de l’Élysette. Malgré leur langue commune, les nationalismes québécois et wallon ont peu de ressemblance. Par contre, de nombreux parallèles peuvent être tracés entre les nationalismes québécois et flamand.

Le Québec et la Flandre : langue, identité et nationalisme

La plupart des similitudes entre les nationalismes du Québec et de la Flandre reposent sur le rôle de la langue et la lutte pour une redistribution du pouvoir culturel et politique. Malgré qu’ils aient suivi des chemins différents, leurs profils contemporains sont étonnamment semblables.

La question linguistique est au coeur des deux projets nationalistes. La langue est le plus important facteur explicatif des divisions au sein de la société belge contemporaine. Tout comme le français est à la base de l’identité québécoise, le néerlandais cimente l’identité flamande. Depuis sa naissance, le nationalisme flamand s’est battu pour la reconnaissance étatique de la langue néerlandaise, pour son établissement comme langue officielle de la Flandre et pour la prévention de son déclin. Durant les cent dernières années, les Flamands ont lutté pour une reconnaissance culturelle équivalente à celle des francophones de la Belgique, lutte bien illustrée par le slogan des universitaires, qui en 1930, demandaient que l’Université de Gand devienne unilingue néerlandaise : Geen taal geen vrijheid (pas de langue, pas de liberté).

Historiquement, la langue constituait le principal obstacle à l’accès au pouvoir pour les habitants de langue néerlandaise en Belgique. Aussi la langue est au coeur de la mobilisation contre la division culturelle du travail. Les Flamands disent d’ailleurs De taal is gans het volk, qui peut se traduire à peu près comme « la langue est ce qui fait la nation ». Vivant dans un petit îlot français sur un continent de langue anglaise, les nationalistes québécois partagent ce point de vue, leur discours étant fermement ancré sur la notion de différence linguistique. Dans ce contexte, il est fondamental de revoir un malentendu concernant la langue parlée par les Flamands.

Malgré les nombreux dialectes flamands, il n’existe pas de langue dite « flamande ». Les demandes de reconnaissance linguistique des Flamands dans les cinquante dernières années ont été accompagnées d’une standardisation de la langue autour du « haut néerlandais » (algemeene beschaafd Nederlands). En 1973, le Conseil culturel de la Flandre a adopté le néerlandais en tant que dénomination officielle de la langue, éliminant ainsi toute référence à une langue flamande[3]. Le terme précis en néerlandais est Nederlandstaal, ce qui signifie la langue des Plats-Pays (Low Countries), et n’implique pas de domination culturelle de la Hollande comme la désignation anglaise peut le laisser entendre (Dutch language).

Dans le contexte d’une division culturelle du travail, le support de la classe moyenne s’est avéré très important, autant pour le mouvement nationaliste flamand que québécois. Les Flamands de classe moyenne n’ont commencé à utiliser leur langue maternelle à l’extérieur de la maison qu’à partir des années soixante, alors que le mouvement nationaliste faisait de nombreux gains et que l’économie de la Flandre connaissait une croissance considérable. Schoup explique le lien entre les classes sociales et la langue en Belgique en des termes qui auraient fort bien pu être employés pour décrire la situation des francophones au Québec :

Vivant dans un État bilingue, [les Flamands] se sont trouvés confrontés à une autre langue et une autre culture, toutes deux proéminentes dans le monde civilisé. Et puisque cet autre langage à l’intérieur de leur frontière était parlé par ceux qui contrôlaient les leviers de l’État, tant au niveau politique qu’économique, la barrière de la langue s’est transformée en une barrière sociale.

Tiré de la préface de Henry Schoup dans Ruys, 1981, p. 8.

Les réformes entreprises afin de redresser ce déséquilibre ont d’un autre côté élargi la distance entre les deux moitiés de la Belgique. La société belge contemporaine semble donc connaître une situation similaire à celle que Hugh McLennann a qualifiée de « deux solitudes » au Canada, les gens de langue française et ceux de langue néerlandaise vivant à l’intérieur de deux entités qui n’interagissent que sporadiquement. Des études sur les appels interurbains en Belgique ont d’ailleurs montré qu’il y avait très peu de communication entre la Flandre et la Wallonie (Charlier, 1985, p. 18-19 ; Murphy, 1993, p. 53). Les mouvements géographiques entre la Wallonie et la Flandre dans une année ne représentent également que 7 % de tous les déménagements de cette même année[4]. Près de 80 % des déménagements se font à l’intérieur des deux régions. Par exemple, il y en a eu plus de 7 500 de Bruxelles vers les banlieues flamandes et wallonnes du Brabant, mais ceux entre la Flandre et la Wallonie ont été peu nombreux (Ministerie Van Economische Zaken, 1996, p. 37-38).

La similitude entre la Belgique et le Canada est accentuée par la domination d’un petit groupe de gens bilingues ayant souvent le néerlandais comme langue maternelle. D’ailleurs, un article récent dans l’influent journal belge Le Soir faisait mention d’une « aristocratie des bilingues » (Maingain, 1999, p. 2). Tant le Canada que la Belgique possèdent une classe politique fortement attachée au gouvernement central. Presque tous les Premiers ministres belges ont été des Flamands bilingues ; de plus, la majorité des employés bilingues des ministères fédéraux sont aussi flamands. Edmund Leburton a été le seul Premier ministre bilingue qui n’était pas Flamand. Il n’a d’ailleurs été en poste qu’une année à peine, entre 1973 et 1974. À plusieurs égards, le fédéralisme et le bilinguisme officiel donnent un statut privilégié à l’élite politique bilingue, lui conférant un intérêt direct au sein du gouvernement fédéral.

Le rôle joué par les métropoles cosmopolites de Montréal et Bruxelles est une autre similarité frappante entre le Québec et la Flandre. Située en Flandre, Bruxelles n’en est pas moins une ville francophone. En fait, le nom de famille de la plupart des francophones de Bruxelles atteste leur origine flamande. Selon les estimations de Hasquin, la population de Bruxelles comptait moins de 15 % de francophones en 1780[5]. Une autre étude propose le chiffre de 5 %[6]. Déjà en 1846, environ 60 % des habitants de la ville parlaient le néerlandais, alors qu’en 1910 ce nombre passait à 46 % (Dewachted, 1992, p. 15). Les Flamands parlent d’ailleurs de la verfransing (francisation) de Bruxelles. Les récents résultats électoraux suggèrent que la population néerlandaise de Bruxelles serait environ de 15 % à 20 %. Les quelque 30 % des Bruxellois nés à l’extérieur de la Belgique ont pour la plupart adopté la langue française. Arrivant principalement des pays de la Méditerranée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ces communautés immigrantes ont conservé leur caractère distinct, mais ont préféré s’assimiler à la culture francophone. Jusqu’à maintenant, les efforts du gouvernement flamand n’ont su prévenir le déclin du néerlandais à Bruxelles. Les autorités politiques de la Flandre comme celles du Québec essaient toujours de gagner à leur cause ces communautés immigrantes qui préfèrent généralement s’intégrer à la culture canadienne-anglaise au Québec et belge-française en Belgique.

L’éducation s’avère une source de contentieux en présence de projets nationalistes basés sur la langue. C’est un sujet très délicat, suscitant de virulents débats politiques, particulièrement lorsque la distinction linguistique s’accompagne d’une division culturelle du travail. Autrefois, les francophones de la Flandre pouvaient placer leurs enfants dans des écoles de langue française et l’éducation en flamand était aussi disponible pour ceux qui le désiraient. Mais dans la plupart des cas, les familles flamandes ont préféré envoyer leurs enfants dans des écoles de langue française car la connaissance du français permettait une plus grande mobilité sociale. Malgré d’importantes migrations flamandes dans les centres industriels de Liège, Mons et Charleroi, l’éducation et l’administration de la partie sud du pays demeuraient unilingues francophones. Cette asymétrie a cependant été atténuée par l’établissement du principe unilingue de de voertaal is de streektaal (la langue usuelle est celle de la région) en 1932. L’éducation en langue néerlandaise en Flandre a de la sorte acquis une forte prédominance et la région est devenue unilingue néerlandaise. La langue de l’éducation à Bruxelles est cependant demeurée une pomme de discorde. Les réformes de 1962-1963 n’ont pas réussi à solutionner le problème. Le principal contentieux concernait les critères déterminant le choix de la langue. Devait-on utiliser la langue maternelle telle que déclarée par les parents ou la langue parlée à la maison ? Une loi du 30 juillet 1963 statuait que la langue parlée à la maison serait le critère de sélection. Cette décision impliquait que les parents, ou plus précisément le « père de famille », ne pouvaient plus choisir la langue dans laquelle leurs enfants poursuivraient leur éducation. La « langue parlée à la maison » était sujette à vérification par les autorités. Adoptée sous la pression des dirigeants flamands, cette loi avait pour but d’empêcher les Flamands de Bruxelles d’envoyer leurs enfants dans les plus prestigieuses écoles de langue française.

Il existe de fortes ressemblances entre les mouvements nationalistes flamands et québécois, pour qui l’éducation est centrale dans le processus de projet nationaliste. Membres du groupe linguistique dominant, les francophones de la Belgique et les anglophones du Canada entretiennent pour leur part une vision plus libérale de l’éducation. Les francophones belges affirment que l’éducation devrait être déréglementée et que les choix individuels devraient être respectés, alors que pour les Flamands la réglementation est de rigueur dans ce domaine. L’ancien éditeur du journal conservateur flamand De Standaard et commentateur politique influent, Manu Ruys, cite d’ailleurs Lacordaire afin de résumer la vision flamande de l’éducation : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » (Ruys, 1981, p. 43). Henri Schoup place cette idée encore plus explicitement dans le contexte belge :

[L]orsque deux partenaires inégaux habitent dans la même maison, la liberté devient illusoire pour le plus faible si elle n’est pas protégée par certaines garanties. Et en Belgique, les gens de langue française faisant partie de la plus grande communauté continueraient de dominer le pays si ce n’était de certaines restrictions spéciales.

Tiré de la préface de Henry Schoup dans Ruys, 1981, p. 9-10.

Un autre enjeu crucial dans le domaine de l’éducation concerne le rôle des universités. Le Québec a jusqu’à maintenant su éviter un conflit d’une ampleur comparable à celui de la Belgique à propos de l’éducation supérieure, mais les parallèles entre l’Université McGill et l’Université Catholique de Louvain / Leuven sont clairs.

L’Université catholique de Louvain / Leuven, fondée en 1425, est l’une des plus anciennes de l’Europe. Après plusieurs siècles d’enseignement en latin, elle s’est progressivement transformée en institution francophone. Traditionnellement conservatrice et catholique, l’Université de Louvain / Leuven est située en Flandre et sa population étudiante, enseignante et administrative est presque exclusivement francophone. Pendant longtemps, les évêques qui l’administraient avaient empêché l’adoption du néerlandais comme seconde langue au sein de l’institution. La présence flamande est cependant devenue beaucoup plus visible à l’université après la Seconde Guerre mondiale. Les enseignants et étudiants flamands ont donc commencé à réclamer l’introduction du néerlandais comme langue d’enseignement. L’Université catholique de Louvain / Leuven est alors devenue bilingue, mais, en pratique, demeurait une institution francophone avec un nombre croissant d’étudiants et d’enseignants flamands.

Le climat est devenu plus tendu lorsque les Flamands se sont graduellement insérés au sein de l’administration et ont demandé des changements majeurs de façon plus insistante. En 1962, les désaccords ont mené à un conflit ouvert entre francophones et Néerlandais. Le débat s’est ainsi poursuivi jusqu’aux élections de 1965, mais le nouveau gouvernement libéral s’est révélé impuissant à résoudre la crise. Alors que la tension s’intensifiait, les cris de Walen buiten ! (dehors les Wallons !) des manifestants illustraient bien l’animosité entre les deux communautés. Les cours étaient continuellement interrompus par les émeutes. Même les évêques se sont désunis en fonction de leur appartenance linguistique. En 1966, les membres flamands du Parti chrétien démocrate ont présenté un projet faisant de la langue régionale celle de l’éducation supérieure. Ceci a entraîné un schisme au sein du parti, qui s’est alors scindé en deux, un parti francophone et l’autre néerlandais. Le coup fatal a sans doute été la déclaration d’un administrateur de l’université décrivant Louvain comme une région académique francophone adjacente à Bruxelles et à la Wallonie. La description du triangle Louvain–Woluwé Saint-Lambert–Wavré comme une zone de « rayonnement » français en Flandre a déclenché des protestations massives, car les Flamands voyaient cela comme une tentative de modification des frontières linguistiques existantes. Le conflit a donc atteint son paroxysme alors que tous les groupes sociaux de la Belgique, incluant les partis politiques, se sont divisés sur des bases linguistiques. Trois associations culturelles flamandes, les Davidsfonds catholiques, les Vermeylenfonds socialistes et les Willemsfonds libéraux, ont formé un front uni sur le sujet. Les émeutes ont totalement paralysé l’université. Le gouvernement de Vanden Boeynants a été incapable de résoudre la crise et s’est effondré à la suite de la démission massive des Chrétiens démocrates flamands du Cabinet. Les Chrétiens démocrates se sont présentés par la suite aux élections de 1968 sous deux bannières différentes, le PSC francophone (Parti social chrétien) et le CVP flamand (Christelijke Volkspartij). À Bruxelles, les Socialistes ont également présenté deux listes distinctes en tant que Parti socialiste (PS) et Socialistische Partij (SP). Les anciens Libéraux, formant le Parti pour la liberté et le progrès (PLP), ont été les seuls à faire la promotion d’une Belgique unifiée, perdant ainsi des votes. Les Libéraux ne devaient pas résister longtemps et se sont donc divisés en 1970, devenant le Parti réformateur libéral (PRL) du côté francophone et le Vlaamse Liberalen en Democraten (VLD) du côté néerlandais. Cependant, de nouveaux partis faisant campagne sur des enjeux communautaires, le VU (Volksunie), le FDF (Front démocratique des Bruxellois francophones) et le RW (Rassemblement wallon), ont connu un certain succès lors des élections de 1968. De plusieurs façons, le conflit entourant l’Université catholique de Louvain / Leuven a cristallisé les profondes divisions au sein de la société belge.

Formé en 1968, le nouveau gouvernement de Gaston Eyskens a cédé aux demandes flamandes et a permis l’éviction de la langue française de l’université. Les francophones se sont donc déplacés à l’extérieur de la frontière wallonne pour établir la nouvelle Université catholique de Louvain à Ottignies, qui devait par la suite devenir Louvain-la-Neuve, tandis que l’ancien campus devenait le Katholieke Universiteit te Leuven. La division académique et institutionnelle de l’université a été très difficile. Les problèmes entourant la redistribution des documents de la bibliothèque sont des exemples particulièrement marquants des difficultés éprouvées. Comme on n’arrivait pas à s’entendre sur une méthode de division équitable, les documents pairs ont été envoyés à Louvain-la-Neuve alors que les documents impairs devaient rester à Leuven, à partir d’un tirage au sort.

Comme le suggère la section précédente, il existe de nombreux parallèles entre le Québec et la Flandre. Les Flamands luttent toujours pour la transformation de leur fédération en un organisme « binational ». La Belgique francophone, tout comme le Canada-anglais, n’a pas suffisamment de cohésion interne pour assumer le rôle de « l’autre » dans une fédération basée sur l’égalité des deux communautés et préfère donc s’accrocher à l’idée d’une Belgique fédérale unie. L’identité des Belges francophones est une combinaison d’identité belge, francophone, wallonne et bruxelloise, alors que les Flamands ont vraiment une identité flamande propre et sont Belges dans la mesure où ils vivent dans la fédération belge. Des sources flamandes qualifient souvent l’État belge de deelstaten, ce qui veut dire un État divisé, partagé ou en partenariat, une signification très similaire à celle de « souveraineté-association ». Les deux mouvements, québécois et flamand, ont dirigé leurs énergies vers la création d’un « État » alternatif à l’État central et pourtant, ils demeurent implacablement liés à la moitié dont ils veulent se dissocier. Dans une tautologie fascinante, Geert van Istendael décrit le nationalisme flamand d’une manière qui s’applique aussi au cas Canada-Québec : « Rien n’est plus belge que le nationalisme flamand. Si la Belgique n’avait pas existé, le nationalisme flamand n’aurait aucune raison d’exister »[7]. Malgré toutes ces ressemblances étonnantes, une différence de taille demeure. Le nationalisme flamand se situe dans le camp de la droite politique tandis que le nationalisme québécois est de gauche.

La Flandre et la Démocratie chrétienne, le Québec et la Révolution tranquille

Les Chrétiens démocrates flamands ont historiquement dominé le nationalisme flamand et ont été une force majeure dans le processus de fédéralisation des cinquante dernières années. Mais le CVP, Parti chrétien démocrate flamand (Christelijke Volkspartij), n’a pas le monopole du nationalisme flamand. Le Volksunie (VU), parti créé en 1954, est également un parti nationaliste flamand, dont la plate-forme électorale est centrée autour de la fédéralisation de l’État belge. Son nom d’origine était l’Union nationale chrétienne flamande (Christelijke Vlaamse Volksunie). En plus du CVP et du VU, le nationalisme flamand comporte aussi une aile d’extrême droite. Le Vlaams Blok (VB), dont le slogan Eigen volk erst (notre nation d’abord) ne laisse aucun doute quant à son agenda politique, combine une position raciste anti-immigration semblable à celle du Front National français à un nationalisme séparatiste anti-belge. La presse flamande est dominée par les journaux affiliés aux Chrétiens démocrates. Cinq des sept grands quotidiens de la Flandre (De Standaard, Het Volk, Gazet van Antwerpen, Het Belang van Limburg et Het Nieuwsblad) ont des politiques éditoriales chrétiennes démocrates. Het Laatse Nieuws et De Morgen sont les deux seuls journaux présentant des vues respectivement libérale et de gauche.

Le caractère conservateur du mouvement flamand le distingue radicalement du mouvement nationaliste québécois des trente dernières années. Cette différence est d’autant plus intéressante que les deux mouvements ont des origines pratiquement identiques, ont poursuivi des agendas politiques similaires et ont atteint des résultats comparables. En d’autres termes, les deux nationalismes ont su arrêter et renverser le processus d’assimilation culturelle et, par le fait même, ont permis une redistribution du pouvoir politique. Malgré tout, ces deux mouvements se sont placés à des points opposés du continuum politique. Le même discours relatif aux injustices du passé s’est exprimé au travers du nationalisme conservateur catholique en Flandre et dans un nationalisme laïque et de gauche au Québec.

L’attitude différente de l’Église catholique face à la politique peut expliquer ce contraste. En Belgique, l’Église catholique a utilisé le mouvement nationaliste flamand pour bloquer l’expansion de l’État modernisateur et l’anticléricalisme. Au Québec, l’Église s’est plutôt contentée du statu quo et est devenue la première cible du nationalisme modernisateur. La Révolution tranquille a renversé l’ancienne identité canadienne-française et proposé un projet de construction nationale social-démocrate. Pendant ce temps, les nationalistes flamands complétaient leur projet national amorcé vers la fin du XIXe siècle, s’opposant au laïcisme et à la bourgeoisie de la classe dominante francophone de l’État belge. La différence réside dans la manière dont les mouvements se sont consolidés.

Pour la Flandre, le moment clé est l’introduction du suffrage universel vers la fin du XIXe siècle ; la configuration du paysage politique de cette époque a été déterminante pour le futur du nationalisme flamand. Face à un État modernisateur jacobin et à la montée du socialisme, l’Église catholique belge a fait son entrée en politique en tentant de recruter le support de nouveaux électeurs. L’Église s’est servie des divisions de classes, de religion et de langue afin de combattre l’alliance anticléricale des libéraux et des socialistes. De la sorte, le nationalisme flamand s’est cristallisé au coeur du clivage politique entre le catholicisme et les forces laïques.

Le moment fondateur du nationalisme québécois est survenu par contre beaucoup plus tard lors de la charge du mouvement modernisateur laïque à l’encontre de la dominance de l’Église catholique et du capital anglophone. Avant les années 1960, l’Église catholique exerçait une très forte influence sur la société canadienne-française. Après la Conquête, l’Église catholique avait conclu un accord tacite avec les Britanniques en retour du maintien de ses privilèges. Les prérogatives de l’Église catholique du Québec ont été formellement reconnues avec les signatures de l’Acte de Québec en 1774 et de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique en 1867. Étant donné l’absence de menace d’un État modernisateur jacobin, l’Église catholique ne s’est jamais directement impliquée dans la politique malgré une étroite collaboration avec l’élite dirigeante. L’absence d’une forte opposition laïque a permis une certaine inertie au sein de l’Église catholique. En raison de ses relations harmonieuses avec les gouvernements provincial et fédéral, l’Église catholique pouvait se permettre de rester en marge de la politique électorale. En d’autres termes, il n’y avait aucune raison de former un parti pour la défense de ses intérêts puisque ceux-ci n’étaient pas directement menacés par la construction d’un État moderne. En raison de circonstances historiques uniques, l’Église catholique est ainsi devenue la représentante des intérêts des Canadiens français vis-à-vis des Canadiens anglais et a pu maintenir sa position dominante au sein de la société québécoise jusque dans les années 1960 (Eid, 1978 ; Hamelin, 1984).

La Révolution tranquille allait toutefois changer le paysage politique du Québec, donner au mouvement nationaliste sa forme gauchiste et laïque et amener une révolte contre certains bastions de l’« establishment » : l’Église et l’État canadien. Cité libre et Le Devoir ont été d’importants véhicules pour les nouvelles idées nationalistes qui ont trouvé une oreille attentive au sein de la nouvelle classe moyenne québécoise. Il s’agissait d’un mouvement urbain, progressiste et de gauche cherchant à se défaire de l’image d’un Québec rural et catholique, ce qu’illustrent bien les mots de Paul-Émile Borduas « Au diable avec (sic) le goupillon et la tuque »[8]. Le passage d’une identité canadienne-française catholique et paroissiale à une identité laïque de gauche est bien expliquée par Michael Keating :

Au cours des années 1960, le clérico-nationalisme traditionnel céda la place à un nationalisme plus vigoureux, de tendance progressiste, libéré de la tradition catholique et imbu de laïcisme, qui contesta le monopole de l’Église dans les domaines de l’éducation et des services sociaux et attaqua même ses positions concernant l’avortement.

Keating, 1997, p. 94.

Le nationalisme québécois moderne s’en est pris à ce qu’il percevait comme une alliance entre le capital anglophone et l’Église catholique. Avec le déclin du rôle de l’Église dans la vie sociale, le nouvel État québécois a assumé le rôle de promoteur du progrès et de la transformation (Rocher, 1973, p. 15-32). Le nouveau nationalisme n’était pas nécessairement antireligieux, mais certainement anticlérical et de gauche. Fernand Dumont le décrit ainsi :

Nous sommes là, à mon sens, devant la tâche la plus importante dans la construction du socialisme au Québec. Il ne s’agit évidemment pas de continuer nos idéologies de naguère sur leur propre lancée. Le catholicisme y jouait le rôle d’ossature de la tradition sociale. Il était aussi, dans une foncière ambiguïté, le fondement de la critique de la société capitaliste et la justification de notre soumission à ses impératifs. Fort heureusement le catholicisme ne peut plus jouer un pareil rôle ; en tant que croyant, je me réjouis de constater que la foi n’est plus la pauvre béquille d’une société sous-développée.

Dumont, 1971, p. 153.

L’anticléricalisme modéré de Dumont coexistait avec un autre nationalisme plus caustique : « Les clercs ont eu deux siècles pour faire leurs preuves, la bâtardise de notre société et la faillite de notre culture démontrent amplement la nullité de leurs efforts » (Charbonneau, 1960, p. 23). L’éducation a été le premier champ de bataille du nouveau mouvement nationaliste, qui faisait également pression en faveur de réformes modernistes (Garant, 1975, p. 433-456). La campagne pour une réforme de l’éducation a su rassembler aussi bien le Mouvement laïque de la langue française, l’École laïque de Montréal, le Rassemblement pour l’indépendance nationale et le Mouvement souveraineté-association (absorbé ensuite par le Parti québécois), semant les germes d’un nouveau nationalisme progressiste et laïque.

En raison de ses bonnes relations avec les gouvernements fédéral et provincial, l’Église catholique n’avait jamais eu à recruter autour de son agenda politique et à bâtir une structure sociale alternative à celle de « l’État », comme ce fut le cas en Flandre. Conséquemment, sa base s’est évaporée en quelques années, laissant la gauche accaparer le nationalisme québécois. Néanmoins, les contraintes budgétaires des années quatre-vingt ont forcé les gouvernements du Parti québécois à faire des choix difficiles, avec pour résultat une dilution de certaines caractéristiques sociales-démocrates du nationalisme québécois (une tendance qui se remarque aussi au sein d’autres partis sociaux-démocrates au pouvoir en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne).

Somme toute, les différences entre les mouvements nationalistes flamand et québécois remontent aux moments formateurs de leur caractère actuel. Malgré des défis quasi identiques, certains événements historiques ont lancé les deux mouvements sur des voies différentes. Mais en fin de compte, les similitudes entre les deux cas sont plus importantes que les différences qui les séparent.

Des comparaisons de ce type, qui placent le cas québécois dans un contexte plus large, sont utiles à des fins analytiques, car elles permettent d’étudier ce qui est familier sous un jour différent. En ce sens, le cas belge nous aide à remettre en question certains aspects que nous tenons pour acquis dans le cas québécois, tout particulièrement concernant la position des mouvements nationalistes sur l’échelle gauche-droite en politique.