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1. Introduction

À première vue, le pronom sujet il du français correspond dans sa fonction et dans sa position au syntagme cet étudiant dans les exemples suivants.

Un examen sommaire révèle par contre que cette conclusion ne peut pas tenir et que le pronom personnel sujet n’équivaut pas à un syntagme nominal (SN) ordinaire. Premièrement, le pronom se présente sous deux formes, tonique et atone (dans notre cas, lui et il), et c’est généralement la forme atone qui joue le rôle du sujet sauf dans des exemples avec contraste : Lui a écrit une bonne thèse. Cette distinction ne s’applique pas aux SN. Deuxièmement, le SN ne semble pas aussi dépendant de la forme verbale que le pronom atone, comme le démontre le contraste suivant :

De façon similaire, le pronom objet la semble correspondre à la fonction du SN cette thèse dans les exemples en (3) :

Mais ici la position linéaire du pronom clitique par rapport au SN est clairement différente, préverbale plutôt que postverbale.

Nous reviendrons sur d’autres différences dans la troisième section. Ce qui importe pour le moment, c’est la conclusion générale que le pronom atone est sous la dépendance d’une forme verbale dans la phrase française. Les éléments qui dépendent prosodiquement d’autres éléments sont appelés «clitiques». Même si ce terme s’utilise pour désigner plusieurs autres types de particules grammaticales, nous nous contentons ici de traiter les pronoms clitiques, des éléments qui fonctionnent comme des arguments d’un prédicat, mais qui se comportent syntaxiquement plus comme des morphèmes dépendants que comme des lexèmes. Plus précisément, le fait que les pronoms atones objets en français n’occupent pas la même position qu’un SN lexical ou une forme pronominale tonique constitue un critère suffisant pour les classer comme des clitiques «spéciaux» dans la taxonomie proposée par Zwicky 1977[1].

Il s’avère qu’un des aspects les plus étudiés de la syntaxe des langues naturelles est le statut des pronoms clitiques et des systèmes pronominaux correspondants dans certaines langues, surtout de la famille romane. Pendant les années soixante-dix, les travaux de Perlmutter sur les clitiques de l’espagnol et ceux de Kayne sur les pronoms personnels du français standard sont en grande partie responsables de cet état de fait. L’approche générative a été spécialement fructueuse qualitativement et quantitativement dans ce domaine empirique particulier. Même si cette approche théorique pose des questions somme toute assez traditionnelles concernant par exemple le degré de dépendance de la forme pronominale par rapport à la forme verbale, elle présente l’avantage d’offrir des réponses originales à ces questions.

Les circonstances étant donc ce qu’elles sont, nous avons choisi de remonter à 1971, il y a exactement trente ans, mais nous aurions aussi pu revenir beaucoup plus loin en arrière puisqu’il y a trois cent quarante ans, les grammairiens et philosophes Arnauld et Lancelot notaient que les pronoms, dans une langue comme le français, jouent un rôle flexionnel dans la phrase. En effet, dans la Grammaire de Port-Royal (1660), «ils établissent que les pronoms-sujets remplacent, dans les langues vulgaires, les terminaisons des langues anciennes (video, vides = je vois, tu vois).» (Donzé 1967 : 80). En remontant dans l’histoire de la grammaire jusqu’au XXe siècle, on retrouve un grand nombre de remarques similaires, certaines relativement générales (Meyer-Lübke 1895, Nyrop 1925, Martinon 1927, Tesnière 1959, Sandfeld 1965, Schogt 1968, Milner 1989), d’autres beaucoup plus précises et laissant entrevoir la nature des développements à venir :

Le français possède deux séries de pronoms personnels : les pronoms conjoints, qui constituent avec le verbe une unité rythmique ; et les pronoms absolus ou disjoints, qui possèdent, à l’égard du verbe, la même autonomie que les noms […]. La série conjointe possède des formes variées, constituant un système flexionnel dont les éléments ne sont jamais interchangeables. […] La langue populaire emploie en général le pronom alors même que le sujet est un nom : mon frère il chante ; on voit par là à quel degré l’ancien pronom conjoint est devenu un morphème préfixal du verbe. Aucune pause ne sépare, dans la prononciation de cette phrase, le nom du pronom. La phrase se compose de deux mots phonétiques : mon frère et il chante.

Wartburg et Zumthor 1947 : 331-332

Mais il faut bien noter que ces observations ne demeurent toujours que des suggestions d’analyse ; les analyses elles-mêmes ne sont jamais fournies. C’est à ce niveau que les trente dernières années se distinguent des trois cents précédentes.

L’article se présente de la façon suivante. La deuxième section est consacrée exclusivement à Perlmutter 1971. Dans la troisième section, nous traitons des grands courants d’analyse qui ont caractérisé les travaux sur les clitiques en démontrant comment l’évolution du modèle théorique s’est reflétée dans ces étapes. Il s’agit donc d’une présentation thématique en même temps que chronologique.

2. Perlmutter 1971

Comme point de départ pour la présente étude, l’ouvrage de Perlmutter est doublement significatif puisqu’il soulève pour la première fois dans le cadre génératif deux questions qui vont être au centre des débats pendant les décennies qui suivent, c’est-à-dire l’ordre interne des suites de pronoms clitiques en espagnol et en français, et ce qu’on appellera plus tard le paramètre du sujet nul. Ce qui est frappant de nos jours, c’est que les préoccupations de Perlmutter d’il y a trente ans demeurent très actuelles même si elles sont abordées maintenant de façon différente.

Pour ce qui est des suites de pronoms clitiques, Perlmutter démontre que leur ordre interne à la surface ne peut pas être le résultat de transformations syntaxiques, puisqu’il n’est pas conditionné par des fonctions grammaticales telles qu’objet direct, objet indirect, etc. En effet, la théorie des transformations telle qu’elle existait alors n’avait aucun moyen de faire référence à l’information morphologique et phonologique nécessaire pour produire le bon ordre de surface pour les pronoms clitiques. Perlmutter en conclut que cet ordre doit découler de contraintes structurales superficielles, ou filtres de sortie («output filters»), ce qu’il formalise sous forme de schèmes («templates») morphologiques, comme celui qu’il propose pour l’espagnol :

Ce schème filtre toute séquence de clitiques qui présente un ordre autre que celui qu’il permet : le réfléchi se doit toujours précéder tous les autres clitiques, les clitiques de la deuxième personne (II) doivent précéder ceux de la première (I), qui précèdent à leur tour ceux de la troisième (III). Ce filtre nous permet donc d’accepter des séquences de clitiques comme celles qui sont soulignées dans les phrases en (5), tout en rejetant celles de (6), qui diffèrent uniquement en ce qui concerne l’ordre interne des suites de clitiques (1971 : 51) :

Les mécanismes syntaxiques à la disposition de Perlmutter il y a trente ans ne permettaient pas à une transformation de faire référence à une forme phonologique précise (par exemple se, qui doit précéder tous les autres clitiques) ni aux traits morphologiques internes des clitiques (tels que deuxième, première ou troisième personne), ce qui l’a poussé à postuler l’existence de schèmes qui ressemblent beaucoup à la présentation des mêmes faits selon la grammaire descriptive traditionnelle[2]. Il serait cependant erroné de ne voir dans ces schèmes qu’une variante notationnelle de la grammaire traditionnelle : l’intérêt de l’analyse de Perlmutter est d’avoir situé explicitement ces filtres par rapport aux différentes composantes d’un modèle formel de grammaire. Ce sont en effet des filtres de surface qui s’appliquent une fois terminées toutes les transformations syntaxiques pour fournir à la composante phonologique seulement les suites de pronoms clitiques qui sont acceptables dans une grammaire donnée.

Un phénomène connexe aussi examiné par Perlmutter est la suite «opaque» qui résulte de la combinaison de deux clitiques de troisième personne en espagnol. Comme le démontrent les faits en (7), la combinaison de deux clitiques de la troisième personne, un accusatif et l’autre datif, ne donne pas une suite transparente (comme le lui en français) : le datif est remplacé par se, le clitique réfléchi de la troisième personne (1971 : 22) :

La solution que Perlmutter propose pour ce phénomène (qu’il appelle «spurious se», soit «se opaque») est une règle obligatoire qui a la forme suivante :

Cette règle a souvent été perçue comme trop ad hoc (pourquoi ce changement et pas un autre?), mais comme nous le verrons en 3.5, les faits dont elle rend compte représentent toujours un défi réel, auquel toute analyse des clitiques romans doit faire face[3].

Les propositions de Perlmutter déclenchent un long débat (encore loin d’être conclu définitivement de nos jours) quant à l’admissibilité ou à la désirabilité d’un tel mécanisme dans un modèle formel de grammaire. D’une part, les filtres (ou un équivalent formel, comme les «precedence conditions» de Harris 1994, 1995) seraient nécessaires, puisque la syntaxe seule serait incapable de générer toutes et uniquement les séquences attestées de clitiques. D’autre part, on peut tenter de dériver ces ordres en syntaxe (Bastida 1976, Emonds 1975, Herschensohn 1980, Laenzlinger 1993, Pearce 1991, Uriagereka 1995) en démontrant que les schèmes constituent un ajout trop puissant au modèle, puisqu’ils peuvent décrire non seulement toutes les séquences attestées de clitiques, mais aussi beaucoup de séquences non attestées (Dinnsen 1972, Szabo 1974, Wanner 1977). D’où la critique la plus sérieuse à l’encontre des schèmes morphologiques : ils peuvent effectivement contraindre les suites de surface dans une grammaire, mais ils ne semblent pas pouvoir contraindre la forme que peuvent prendre les schèmes. En d’autres termes, ils ne demeurent que des mécanismes descriptifs assez ad hoc[4]. Mais d’autre part, même les propositions successives en théorie syntaxique se heurtent à ce même problème central : il est très difficile, sinon impossible, de permettre aux transformations syntaxiques de «voir» la structure interne des pronoms clitiques pour effectuer des déplacements qui seraient sensibles aux traits morphophonologiques, comme c’est le cas du filtre (4).

Un problème commun aux deux approches et qui ne reçoit pas de solution satisfaisante est celui de la longueur des séquences de clitiques. Outre les ordres qui sont imposés par des schèmes tels (4), il se trouve que toutes les grammaires imposent une limite supérieure au nombre de clitiques pouvant se trouver dans une suite (Perlmutter 1971 : 50, Smith 2000, Wanner 1977). C’est-à-dire qu’il y a des séquences qui respectent les schèmes, mais qui sont tout simplement «trop longues» pour une grammaire donnée. Perlmutter propose que l’agrammaticalité d’une suite comme

est due à l’impossibilité de faire correspondre tous ces clitiques à des arguments du verbe (1971 : 61). Or, ces limites sur la longueur ne sauraient être réduites à de tels critères syntaxiques : il y a des grammaires qui tolèrent des séquences plus longues (le catalan barcelonais peut potentiellement en avoir jusqu’à six de suite ; voir Bonet 1991), et d’autres qui limitent sévèrement le nombre de clitiques qui peuvent s’enchaîner. Qui plus est, des variétés régionales ou sociales très apparentées peuvent différer justement quant à la longueur permise pour les suites de clitiques, tout en respectant le même schème de surface pour ce qui est des ordres permis[5].

Pour ce qui est de la question de la variation, Perlmutter, même s’il se concentre surtout sur l’ordre des clitiques en espagnol standard et en français standard, évoque déjà l’existence de variation dialectale pour ce qui est de l’acceptabilité de certaines suites de clitiques (1971 : 50). Or, les phénomènes touchant aux clitiques se trouvent être extrêmement sensibles à la variation dialectale (Morin 1979, 1981 ; Roberge et Vinet 1989). Bonet 1991 démontre que des variétés sans différences majeures dans leur syntaxe peuvent avoir des suites de clitiques très différentes en ce qui concerne leur ordre interne[6]. Ces faits semblent renforcer un traitement morphosyntaxique des clitiques, puisqu’on admet plus facilement que des grammaires similaires du point de vue syntaxique puissent différer justement par rapport à leur morphologie.

Dans son chapitre 4, Perlmutter présente «une différence typologique entre les langues» qu’on appellera plus tard le paramètre du sujet nul. Il s’agit de la corrélation existant, dans un grand nombre de langues comme l’espagnol, entre l’absence de sujet exprimé dans les structures de surface et la possibilité d’interroger et de relativiser le sujet d’une subordonnée (1971 : 107-108). Cet ensemble de propriétés sera élargi plus tard pour inclure d’autres propriétés reliées au paramètre du sujet nul, proposition qui deviendra centrale dans le cadre du gouvernement et du liage (Chomsky 1981, 1982). L’idée originale d’un «faisceau» de propriétés dont le réglage positif ou négatif serait déclenché une fois pour toutes dans n’importe quelle grammaire humaine est assez séduisante, mais l’unité apparente de ce faisceau est d’abord remise en question (Safir 1985, Wanner 1993), puis l’idée même de diviser les grammaires suivant la présence ou l’absence de sujets obligatoires est affaiblie (Heap 2000b).

De nos jours, le problème de l’ordre des clitiques tel que présenté par Perlmutter il y a trente ans reste essentiellement intact[7]. En dépit des changements majeurs que nous avons vus dans le cadre de la théorie syntaxique, il reste encore difficile sinon impossible de construire une analyse par déplacement syntaxique qui permette de générer toutes et seulement les suites grammaticales de pronoms clitiques. Les schèmes, de leur côté, restent trop ad hoc.

3. Les courants d’analyse

Le travail de Perlmutter est donc caractérisé par le recours à des conditions de surface pour rendre compte de l’ordre interne des groupes de clitiques.

Kayne 1975 fournit une analyse transformationnelle détaillée des pronoms clitiques du français[8]. Les propriétés principales des clitiques d’après Kayne 1975 sont les suivantes (voir aussi Gross 1968 et Schane 1967).

Comme nous l’avons vu en (2), le clitique sujet ne peut être séparé du verbe sauf, comme en (10), par d’autres clitiques.

Même chose pour le clitique objet.

Contrairement au syntagme nominal, le clitique sujet ou objet ne peut être modifié.

Les clitiques sujets ne peuvent se coordonner ni entre eux ni à un syntagme nominal.

Finalement, les clitiques ne s’utilisent pas de façon absolue[9].

3.1 Préoccupations initiales

Le cadre théorique de l’époque comprenait, entre autres, un lexique avec des cadres de sous-catégorisation stricte déterminant les contextes syntaxiques dans lesquels un item lexical peut apparaître, et des transformations minutieusement formulées. La transformation de «placement du clitique» proposée par Kayne déplace un argument pronominalisé vers une position adjointe au verbe. Cette analyse s’appuie sur plusieurs observations. D’un point de vue empirique, Kayne note que les clitiques sont en distribution complémentaire avec un argument non pronominalisé. Autrement dit, il n’y a pas de redoublement clitique en français standard (voir 3.2).

L’absence de redoublement s’interprète donc comme une indication que le pronom et le SN occupent la même position de base. La présence d’un pronom, malgré l’application subséquente de la transformation de déplacement, bloque la présence d’un SN de même fonction. De plus, le cadre de sous-catégorisation d’un verbe transitif comme voir est tel que ce verbe doit obligatoirement s’insérer dans un syntagme verbal où il sera suivi d’un SN qui agit comme son complément d’objet direct. Si le clitique est généré directement à la gauche du verbe, le cadre de sous-catégorisation du verbe sera violé.

La transformation de Kayne peut se représenter de la façon suivante :

Dans un cadre aussi strict que celui-là, la seule autre option véritable consiste à proposer une analyse voulant que le clitique soit généré directement sur le verbe. Des propositions de ce type se trouvent dans Strozer 1976 et Rivas 1977. Ce dernier base son analyse sur l’existence de variétés régionales de français dans lesquelles le clitique n’est pas nécessairement en distribution complémentaire avec un SN ayant la même fonction grammaticale. Le clitique peut toujours se déplacer, mais cette transformation ne s’applique que si le clitique n’apparaît pas en surface sur l’élément dont il est un argument comme en (17).

C’est dans Jaeggli 1982 qu’on retrouve une analyse complète dans un cadre théorique (celui du gouvernement et du liage de Chomsky 1981) ayant recours aux catégories vides. La possibilité de postuler l’existence d’une catégorie vide générée directement à la base (pro) permet de proposer que les clitiques sont générés directement sur le verbe tout en étant reliés à la position correspondant à leur fonction grammaticale, position occupée par pro. Le verbe entre donc dans un syntagme verbal qui satisfait son cadre de sous-catégorisation (il y a un objet direct à sa droite). Cette analyse s’étend tout naturellement aux exemples de redoublement puisque deux positions sont disponibles : celle du clitique et celle de l’argument, réalisé lexicalement ou comme pro. Le fait que la position d’argument doive être vide (dans les cas de distribution complémentaire) provient de l’action du clitique sur le verbe. Le clitique retire au verbe sa capacité de gouverner les positions d’argument internes au syntagme verbal. Puisque le verbe ne peut pas gouverner son complément, un cas ne peut pas être assigné à celui-ci par le verbe, ce qui rend compte du fait remarquable que les exemples de redoublement de compléments montrent toujours un SN redoublé accompagné d’une préposition sémantiquement polyvalente (ou sémantiquement vide, selon l’approche favorisée)[10].

Cette préposition, selon Jaeggli, n’est présente que pour assigner un cas à l’argument. La structure suivante illustre l’analyse de Jaeggli 1982.

3.2 Catégories fonctionnelles

Les trois questions principales soulevées par cette analyse touchent : 1 à la façon de relier le clitique à la position argumentale correspondante et à la nature de la catégorie vide occupant cette position ; 2o au rôle joué par la préposition dans les exemples de redoublement ; 3o au caractère du rapport entre le clitique et le verbe.

La première question trouve indirectement une réponse dans le traitement des catégories vides offert dans Chomsky 1982, qui propose l’existence d’une catégorie vide correspondant à un pronom vide (pro). Cette proposition se base sur la conclusion (interne à la théorie du gouvernement et du liage) qu’il devrait exister un quatrième type de catégorie vide (en plus des trois déjà postulés dans la théorie : trace de SN, trace de wh et pro). Cette nouvelle catégorie vide est celle qui se retrouverait dans la position sujet dans les langues qui ont une morphologie verbale suffisamment riche pour pouvoir laisser tomber un sujet lexical, comme l’italien, l’espagnol et un très grand nombre (probablement une majorité) d’autres langues. Le concept de récupérabilité s’applique à pro pour dicter qu’il ne peut apparaître que si son contenu peut être déterminé par ailleurs. Le contenu de pro est le même que celui d’un pronom ordinaire sauf pour ce qui est des traits phonologiques et, vraisemblablement, du cas. Il devient possible de proposer que la catégorie vide occupant la position argumentale associée au clitique est pro, dont le contenu est récupéré par le clitique. Le rapport entre le clitique et pro se fait par coïndexation (voir Borer 1984).

Rizzi 1986b propose plus tard que les facteurs permettant la légitimation de pro (sa présence dans la structure) soient dissociés de ceux qui sont responsables de sa récupérabilité. Son travail se base sur l’existence d’objets nuls en italien malgré l’absence d’accord verbe-objet dans cette langue.

Pour ce qui est de la deuxième question, les exemples de redoublement du sujet apportent des éléments de réponse. Dans plusieurs langues, variétés régionales et dialectes, dont le français québécois et la majorité des dialectes de l’Italie septentrionale, un sujet lexical peut être accompagné d’un clitique nominatif. Fait remarquable, le sujet redoublé, contrairement aux compléments redoublés, ne se retrouve jamais avec une préposition quelle que soit la langue (voir Roberge 1990).

Ce fait semble appuyer fortement une analyse reliant la présence d’une préposition à des questions de cas dans la mesure où une asymétrie sujet/objet existe au niveau des cas : le cas de l’objet direct est relié directement au verbe, alors que le cas du sujet est attribuable à la nature conjuguée ou non de la proposition. Il semble donc logique de postuler que les clitiques agissent sur les cas disponibles dans une structure donnée. C’est ce qui mène à la proposition que les clitiques «absorbent» les cas, qui ne peuvent par conséquent plus être assignés aux SN. La différence entre les clitiques sujets et objets est attribuable à l’optionalité de l’absorption.

Troisièmement, la structure donnée en (20), indiquant un rapport morphologique entre le clitique et le verbe (marqué par un +), n’est tout simplement pas permise dans une grammaire comportant un schéma X-barre strict ou même son équivalent dans les structures non spécifiées («bare phrase structure», Chomsky 1996)[11]. Ce type de grammaire, dans sa version non spécifiée, donne deux possibilités quant à la nature d’un élément X dans une structure donnée : il peut s’agir d’un X minimal (une tête, dans la théorie X-barre) ou d’un X maximal (une projection maximale). Un X minimal doit être dominé par une projection maximale de même catégorie, alors qu’un X maximal ne peut pas être dominé par une autre projection de type X. Dans la structure (20), le clitique est manipulé par la syntaxe, par conséquent il doit correspondre à un X minimal ou à un X maximal, mais il n’est ni l’un ni l’autre : il n’est pas minimal parce qu’il n’est pas dominé par une autre catégorie de même type, et il ne peut pas être maximal et adjoint à une catégorie minimale (V)[12].

Deux solutions s’offrent alors. Ou bien le clitique correspond à une tête indépendante du verbe et ayant sa propre projection maximale, ou bien il n’est qu’une marque flexionnelle du verbe et donc complètement dépendante de lui. La théorie actuelle ne semble pas offrir de solution alternative. C’est en partie ce qui fait que les études consacrées aux clitiques se divisent normalement en deux camps : un syntaxique et l’autre morphologique.

Dans le cadre de la théorie du gouvernement et du liage, les recherches qui prennent en considération les clitiques sujets et objets proposent, dans bien des cas, des analyses hybrides. Les clitiques sujets font partie de la tête I de la proposition alors que les clitiques objets sont attachés directement sur le verbe (voir Borer 1984, Everett 1985, Jaeggli 1986, Roberge 1986, 1990 ; Safir 1985, Sportiche 1983). La structure (22) illustre cette approche.

Comme on peut facilement le constater, il devient possible d’établir un rapprochement entre le rôle joué par le clitique sujet en rapport avec «son» pro et celui qui existe dans les langues à sujet nul entre la flexion verbale et le sujet nul. Cette possibilité est explorée en détail dans Brandi et Cordin 1989, et Poletto 1993, 1996, 2000 pour des dialectes italiens, et Roberge 1986, 1990 pour le français populaire et le français québécois. Dans ces variétés romanes, comme la citation de Wartburg et Zumthor 1947 de l’introduction le souligne, la preuve la plus évidente que deux positions de sujet existent est l’existence de redoublements du sujet. Dans les dialectes italiens en question, ce redoublement est obligatoire alors qu’il se fait de façon optionnelle en français parlé[13].

Deux changements théoriques majeurs se produisent par la suite, indépendamment des travaux sur les clitiques. Premièrement, Pollock 1989 propose que la catégorie I correspond à deux catégories indépendantes : agr pour l’accord, et T pour le temps. Ces catégories fonctionnelles en français se réalisent généralement comme des affixes verbaux. À la suite de cette proposition, Chomsky 1991 suggère l’existence de deux catégories agr, une pour le sujet (agrs), l’autre pour l’objet direct (agro). Les catégories fonctionnelles deviennent tout de suite le centre d’intérêt de la recherche, ce qui entraîne des conséquences majeures pour les recherches sur les clitiques.

La première répercussion pour les clitiques est qu’il devient immédiatement possible d’unifier les analyses des clitiques sujets et objets dans la mesure où une position syntaxique est dorénavant disponible pour les clitiques objets. Dans les deux cas, les clitiques sont générés directement dans des positions agr (voir entre autres Everett 1996). La structure simplifiée suivante illustre les relations hiérarchiques et les déplacements successifs du verbe.

Kayne 2000, de son côté, propose plutôt que les clitiques doivent s’adjoindre toujours à la gauche d’une catégorie fonctionnelle comme agr. Ce type d’adjonction est motivé par une approche antisymétrique aux structures syntaxiques (Kayne 1994). Cela lui permet de rendre compte de la variation observée dans la position des clitiques objets par rapport aux verbes fléchis ou non et aux verbes à l’impératif, par exemple Tu le manges mais Mange-le![15]. D’autres ont recours à cette approche pour traiter un problème récalcitrant, soit l’ordre interne des suites de clitiques (voir Cardinaletti 2000, Manzini 2000, Ordóñez et Terzi 2000, Terzi 1999 et la section 3.5).

Une autre répercussion des développements reliés aux catégories fonctionnelles réside dans la possibilité de marier les analyses par déplacement et les analyses par génération à la base. En effet, le clitique est généré directement dans sa propre projection agr, et c’est le verbe qui se déplace pour «aller chercher» le clitique, ce qui donne indirectement un nouvel élan aux analyses par déplacements. Cela permet d’analyser les clitiques comme des affixes verbaux tout en permettant à la syntaxe de manipuler ces affixes. Par contre, ces analyses demeurent souvent floues en ce qui concerne le rapport entre la tête fonctionnelle contenant le clitique et la position d’argument qui lui correspond.

Le deuxième développement théorique important est le traitement de certains SN comme des projections, non pas d’une tête nominale (N), mais plutôt du déterminant (D). Ces SN sont donc en fait des SD (DP, dans la terminologie anglaise). La tête D du SD peut contenir le clitique, et son «complément» SN contient, lui, un pro. C’est ce qui permettrait de distinguer un SD lexical d’un SD pronominal (voir Dufresne 1995, Dufresne et Dupuis 1994, Uriagereka 1995 pour des analyses de ce type, et Cardinaletti 1993 pour une application aux pronoms toniques). Sportiche 1996, 1998 part des analyses des SD et de agr pour aller plus loin et propose que le clitique correspond à une tête de type agr, et que le SD argument (l’objet direct, par exemple) se déplace vers la position de spécificateur du clitique, où il se retrouve dans une configuration d’accord (Spéc-Tête). Dans le modèle de Sportiche, la tête agr est une tête casuelle. La projection d’un clitique se conforme au cas de ce clitique. Elle permet le redoublement clitique pour la simple raison que deux positions sont disponibles, comme c’était le cas dans l’analyse des clitiques sujets. Il s’agit donc d’une analyse qui combine déplacement et génération à la base. Cette approche est illustrée en (25).

L’ordre interne aux suites de clitiques ainsi que la position du clitique par rapport au verbe demeurent relativement peu explorés dans le modèle de Sportiche. Ce sont justement des faits relatifs à l’ordre et à la position qui servent souvent à justifier des analyses qui s’appuient davantage sur la morphologie (pré- ou post-syntaxique) et le lexique (voir, entre autres, Bonet 1991, Cummins et Roberge 1994, Auger 1994 et Harris 1994)[16].

3.3 Deux questions

Ce qui précède constitue une présentation des grandes lignes suivies par les chercheurs depuis 1971. Nous passons maintenant à deux des questions qui ressortent de leurs analyses. Ces questions sont toujours d’actualité et sont régulièrement «revisitées» parallèlement aux développements théoriques.

3.3.1 Les clitiques sont-ils des items lexicaux?

Tout dépend bien entendu de la définition accordée au concept d’item lexical (IL). Posons en principe que la définition minimaliste de Chomsky 1995 est acceptable. Un item lexical contient trois ensembles de traits : phonologiques, formels et sémantiques.

Les traits phonologiques donnent les informations nécessaires à la réalisation phonétique du mot, les traits formels correspondent en gros à des traits de nature morphologique et catégorielle (catégorie grammaticale, genre, nombre, cas, etc.), et les traits sémantiques fournissent l’interprétation conceptuelle de l’item. Les rapports entre les ensembles de traits sont arbitraires et, par conséquent, mémorisés. On voit en fait qu’un item lexical reflète l’architecture d’une grammaire minimaliste puisque les traits P sont interprétés à l’interface entre la syntaxe et FP, les traits sémantiques le sont à l’interface FL et les traits F sont manipulés dans la syntaxe même. Ce sont tous ces traits qui motivent les déplacements en syntaxe.

Suivant cette définition, les clitiques sont des items lexicaux. Ils sont mémorisés dans la mesure où le rapport entre leurs propriétés (leur signifié) et leur forme morphophonologique (leur signifiant) est arbitraire[17]. Par conséquent, les clitiques sont listés dans le lexique et entrent dans la dérivation comme tout autre item lexical (voir Bibis et Roberge 2001).

Cette approche assez traditionnelle est celle adoptée dans la plupart des travaux sur les clitiques de Kayne 1975 à nos jours. Le comportement des clitiques, qui les différencie des autres items lexicaux, provient de la nature catégorielle du clitique (D) et des autres traits formels, et de la structure à laquelle ils s’associent dans la dérivation.

Une autre option consisterait à traiter les clitiques seulement comme un ensemble de traits formels. Les traits phonologiques s’ajouteraient en FP en fin de dérivation suivant l’environnement dans lequel se trouvent ces traits. Ces traits formels auraient le même statut que les autres traits optionnels ajoutés à un item lexical sélectionné pour une dérivation donnée. Tout comme la plupart des noms peuvent être singuliers ou pluriels, les verbes auraient l’option de se présenter avec des clitiques. Cette conception des clitiques les rapproche des morphèmes flexionnels présents sur les verbes à temps finis ; elle se retrouve sous des formes différentes dans Auger 1994, 1995, Cummins et Roberge 1994, Fonseca-Greber 2000, Friedemann 1997, Miller 1992, Monachesi 1996, Stump 1980, Zribi-Hertz 1994.

3.3.2 Les cliques sont-ils des mots indépendants, soit des morphèmes libres?

Il nous semble assez évident, suivant les analyses présentées jusqu’à maintenant, que les clitiques ne sont pas simplement des morphèmes libres qui se retrouvent prosodiquement, dans une composante post-syntaxique, attachés à leur hôte, mais bien plutôt des affixes verbaux. Le débat, toujours actuel en grammaire générative, touche plutôt à la nature de cet affixe. Au moins deux possibilités se présentent : l’affixe s’attache à son hôte au niveau lexical, ou au niveau post-lexical (par déplacement en syntaxe). Auger et Miller 1994 se penchent sur cette question et concluent que les clitiques du français doivent être analysés comme des affixes flexionnels lexicalement reliés au verbe. Cette conclusion s’appuie sur plusieurs observations empiriques difficiles à expliquer à l’aide d’une affixation syntaxique ; nous en citons deux ici : 1o Les particularités morphophonologiques de certains groupes ne sont pas basées sur des règles phonologiques productives. Alors que, par exemple, la suite je suis (du verbe être) est prononcée chuis ou chu, cela ne se produit pas pour la suite identique je suis (du verbe suivre) ; 2o L’impossibilité de certaines constructions comme *Chante-je?, remplacée par Je chante? ou Est-ce que je chante? ou Je chante-tu?, alors que Chantes-tu? ou Chantons-nous? sont parfaitement acceptables.

3.4 Remarques

Pour terminer cette section, on aura remarqué que les approches présentées tendent toutes vers la conclusion que la composante syntaxique d’une grammaire générative (minimaliste ou non) ne peut pas, à elle seule, rendre compte du comportement et des propriétés des clitiques. Ce n’est qu’en reléguant certains aspects des clitiques à la sémantique et à la morphophonologie qu’une grammaire pourra offrir le traitement le plus complet. Dans la section suivante, nous nous penchons sur l’apport de l’interface FP. Les questions d’ordre morphologique ont en effet reçu une attention considérable depuis une dizaine d’années. Les propriétés des clitiques attribuables au côté sémantique de la grammaire ont été beaucoup moins explorées.

Un exemple d’analyse sémantique se trouve dans Bouchard (à paraître). À partir d’un cadre minimaliste «interne», dont les mécanismes sont basés sur des observations factuelles plutôt que métathéoriques, il est proposé qu’une expression nominale ne peut être adéquatement conceptualisée à FL que si une indication de nombre sur cette expression permet d’en établir la référence (à partir de son extension, de son appartenance à un certain ensemble de choses). Le nombre doit donc être encodé sur l’expression nominale. En français, cet encodage se fait au niveau du déterminant (le chat, les chats) et cette propriété permet, en français mais non en anglais, par exemple, d’utiliser le déterminant de façon absolue, sans nom, puisque la présence du nombre est suffisante sémantiquement[18]. Comme l’indique Bouchard, «by using the Number-bearing element alone […] the speaker indicates that the referent of the nominal phrase is part of the shared salient background of the speaker and addressee.» L’absence d’un nom force conséquemment une interprétation du référent basée sur le contexte (considéré ici comme tout ce qui entoure l’énoncé).

Il est à noter que cette approche offre une réponse directe à une question souvent éclipsée dans d’autres analyses, à savoir pourquoi une langue comme l’anglais ne présente pas de clitiques pronominaux du type français. En anglais, le nombre est marqué sur le nom mais pas sur le déterminant (the cat, the cats). Utilisé de façon absolue, ces déterminants, sans indication de nombre, ne pourraient pas offrir à l’interface FL une emprise suffisante pour la détermination de la référence même dans un contexte suffisamment riche. Toutes choses étant égales, la prédiction faite par une telle approche est que les déterminants portant des indications de nombre peuvent agir seuls. Le fait que les déterminants soient clitiques s’explique dans la mesure où ils expriment une propriété centrale de leur hôte (N ou T) comme affixes sur cet hôte (voir aussi Miller 1992 sur la question du statut de clitique des déterminants de N).

Pour ce qui est des autres pronoms clitiques du français (autres que le, la et les), ils ne peuvent agir comme déterminants à cause de leur contenu sémantique. Ils demeurent toutefois clitiques. Il n’y a donc pas de corrélation directe entre le statut de clitique et la catégorie D.

3.5 Conditions d’output

Alors que les schèmes morphologiques ont acquis la réputation d’être des dispositifs purement descriptifs, à cause de leur nature ad hoc, cela ne les a pas empêchés de refaire surface au cours des dix dernières années, mais comme outil théorique qui se veut aussi explicatif. Bonet 1991, 1995a, 1995b emploie des schèmes qui rappellent beaucoup ceux de Perlmutter, mais avec une structure géométrique interne pour organiser les traits morphologiques des clitiques. Le défi empirique est significativement plus complexe ici que chez Perlmutter, puisque Bonet a affaire au catalan barcelonais, où les suites de clitiques peuvent atteindre une longueur de six pronoms (1991 : 115). En plus, Bonet postule que les séquences de clitiques peuvent subir des règles morphologiques d’inspiration autosegmentale (appauvrissement, propagation etc.) pour produire des suites opaques, c’est-à-dire des séquences où les pronoms sous-jacents ne sont pas récupérables à la surface. Bonet illustre son cadre à l’aide d’une analyse de la séquence opaque la plus célèbre de l’espagnol, le se opaque (déjà examiné chez Perlmutter, voir la section 2) ainsi que d’autres séquences opaques dans différentes variétés du catalan. Sa règle est donnée en (27) :

Cette règle morphologique se lit de la façon suivante. Un clitique datif est représenté par les traits arg et oblique et des traits optionnels d’accord sous Agrt. Le clitique accusatif n’a que les traits arg et Agrt. Quand un datif de la troisième personne est suivi comme en (27) d’un accusatif de la troisième personne, il acquiert le trait pers. Ceci produit une structure impossible en espagnol, puisqu’aucun clitique dans l’inventaire des formes disponibles n’a simultanément les noeuds Agrt et oblique. Les noeuds Agrt et oblique sont donc dissociés (et effacés, par convention), laissant le seul clitique qui est caractérisé par agr et pers : se. Tous les clitiques sont ensuite linéarisés par un schème qui est essentiellement le même que celui proposé par Perlmutter, sauf qu’il fait référence aux structures hiérarchisées plutôt qu’aux traits eux-mêmes, ce qui évite d’avoir à mentionner une forme phonologique spécifique comme se (en fait, la réalisation phonologique («spell-out») a lieu après la linéarisation des clitiques dans ce modèle). Mis à part ce fait, le schème (28) est une variante notationnelle de celui de Perlmutter :

Ici on retrouve les quatre positions du schème de Perlmutter en (4), et les définitions en traits hiérarchisés correspondent respectivement à se (pers sans rien d’autre), deuxième personne (pers et [-1]), première personne (pers et [+1]) et tous les clitiques de troisième personne (arg tout seul). La linéarisation des structures morphologiques par le biais d’un schème garantit que dans les séquences opaques, un clitique qui «disparaît» sera toujours remplacé par un autre clitique dans l’inventaire de la même grammaire, plutôt que par une nouvelle forme arbitraire. Autrement dit, la forme nouvelle est un autre clitique existant déjà dans les paradigmes, et non pas une forme tirée d’ailleurs dans la grammaire ou une suite choisie de façon ad hoc[19].

Les «conditions de préséance» proposées par Harris 1994, 1995 dans le cadre de la Morphologie distribuée semblent, à première vue, constituer une simple variante notationnelle des schèmes de Perlmutter. Mais Harris propose une nouvelle observation qui sous-tendrait ces schèmes et qui régirait leurs formes possibles : il formule sa généralisation à l’aide de la formule «syncrétisme avant contraste», c’est-à-dire qu’à l’intérieur d’une séquence, les clitiques ayant le moins de spécification morphologique doivent précéder ceux qui en ont plus[20]. Notons en passant que cette généralisation présuppose une représentation lexicale des clitiques qui serait susceptible d’être sous-spécifiée.

En dépit de la possibilité prometteuse de pouvoir représenter des phénomènes aussi variables que les séquences de clitiques par le biais de contraintes violables hiérarchisées, les travaux qu’on voit depuis quelque temps dans le cadre de la théorie de l’Optimalité reviennent en fait à l’approche stipulative qui caractérisait les premiers travaux d’il y a trente ans sur les schèmes. Si Anderson 1996a, 1996b a la vertu de ne pas traiter les clitiques de deuxième position comme le résultat de mouvements en syntaxe, la solution qu’il propose consiste en une série de contraintes de la famille Align (McCarthy et Prince 1993), qu’il hiérarchise pour fournir les bonnes séquences de surface. Le problème évident est que cette solution est tout aussi ad hoc que les schèmes inspirés par Perlmutter : on peut bien sûr représenter tous les ordres de surface avec des contraintes du type Align, mais on peut aussi décrire beaucoup d’ordres non attestés.

Des critiques similaires s’imposent à propos des analyses récentes de Grimshaw 1997, 2001, toujours dans le cadre optimaliste. Malgré la couverture empirique impressionnante de son système[21], Grimshaw utilise les mêmes contraintes Align, en stipulant que tel trait (de cas, de personne ou de nombre, par exemple) doit être aligné à droite ou à gauche de son domaine. Les séquences opaques seraient le résultat de conflits entre différentes contraintes : quand l’input contient deux clitiques de troisième personne non réfléchis, il y a inévitablement un conflit puisque les deux contraintes qui alignent le cas ne peuvent pas être satisfaites en même temps. Dans cette situation, la suite avec se est la forme optimale, puisqu’elle ne viole aucune des deux contraintes qui alignent le cas et la personne sur la droite :

Encore une fois, cette approche demeure stipulative dans la mesure où elle ne précise pas pourquoi d’autres contraintes et d’autres hiérarchisations de contraintes ne sont pas attestées. Elle essaie d’en fournir une justification partielle (Grimshaw 1999) en postulant que certains traits (ou combinaisons de traits) seraient plus marqués que d’autres (pour ce faire, elle a recours à des contraintes «conjointes», un mécanisme extrêmement puissant), ce qui permettrait de «dériver» l’inventaire de clitiques dans une grammaire à partir de principes primitifs. Malheureusement, cette tentative échoue, précisément parce qu’elle suppose que les clitiques sont composés d’ensembles non hiérarchisés de traits, sans structure interne. Les approches de Harris et de Bonet, à base de structures internes pour les clitiques, pourraient potentiellement aboutir à des solutions non stipulatives à ces problèmes classiques (voir aussi la géométrie des traits proposée par Harley et Ritter 1998).

4. Conclusion

D’un point de vue chronologique, pour l’analyse des clitiques dans le domaine de la syntaxe générative, nous avons tenté de faire ressortir les grandes phases suivantes : 1o les analyses par transformations de déplacement et schèmes morphologiques basées sur des observations empiriques traditionnelles ; 2o les débats entre analyses par déplacement et génération à la base, dus surtout à l’apport des données sur le redoublement clitique ; 3o l’étude de liens potentiels entre l’existence d’arguments nuls (plus particulièrement, les sujets nuls) et les clitiques pronominaux, ce qui mène à des traitements morphologiques des clitiques ; 4o l’application aux clitiques des travaux basés sur le rôle central des catégories fonctionnelles et des traits ; 5o les analyses de la structure interne des clitiques par la géométrie des traits, et les variantes notationnelles des schèmes morphologiques sous forme de contraintes optimalistes hiérarchisées.

Comme cet aperçu des travaux des trente dernières années dans le domaine empirique des pronoms clitiques l’aura fait ressortir, on constate que les avancées théoriques sont considérables malgré le fait qu’ils reposent presque toujours sur des intuitions et des observations anciennes. On pourrait aussi parfois être tenté de voir dans les propositions plus récentes un retour vers des analyses qui avaient déjà été proposées auparavant. En réalité, il s’agit plutôt d’une réinterprétation des observations et de leur rôle dans la théorie, et ce sont ces nouvelles approches qui provoquent de nouvelles questions, de nouvelles observations et, par conséquent, l’avancement de nos connaissances.