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Il peut sembler évident que les politiques de planification familiale ont un genre puisqu'elles veulent développer l'accès à la contraception et réduire la fécondité, ce qui concerne différemment les hommes et les femmes. Ainsi, dans un livre récent, dont le titre résume bien les enjeux : Contraception : liberté ou contrainte  ? (Beaulieu, Héritier et Leridon, 1999), Héritier rappelle combien l'accès à la contraception a constitué un tournant historique essentiel pour les femmes, conduisant à un nouveau rapport du masculin et du féminin. Fraisse, pour sa part, indique que la propriété de soi, qui commence par celle du corps, est une condition de la liberté des femmes, face à la biologie mais aussi face aux hommes. Elle définit la contraception comme l'équivalent pour les femmes de l'habeas corpus, obtenu par les Anglais de sexe masculin dès 1679. En effet, you should have the body est l'expression centrale de l' habeas corpus, annonçant le slogan féministe « notre corps nous appartient » (Fraisse, 1999 : 55). Petchesky (1995) a montré par ailleurs que cette propriété du corps peut être définie dans d'autres termes que ceux de la pensée politique occidentale. Dans Contraception, centré sur les pays développés, on ne mentionne la contrainte que pour dire que « dans les pays en développement pratiquant un contrôle des naissances […] le volontariat paraît plus que douteux » (p. 30). Ce sont pourtant des millions de femmes qui sont concernées. En effet, la contraception, revendiquée par les mouvements libertaires et féministes, peut aussi être imposée dans le cadre d'une gestion différenciée de la fécondité. Ainsi, les mouvements eugénistes obtinrent pendant la première moitié du siècle, en Allemagne, aux États-Unis et en Alberta mais aussi dans les pays scandinaves, des lois permettant la stérilisation obligatoire des « inaptes », certes différemment définis.

Ces politiques furent renouvelées par les mouvements néo-malthusiens, lesquels définirent la croissance démographique comme une bombe à retardement justifiant quelques atteintes aux droits de l'homme. Ils avaient pour objectif essentiel, voire obsessionnel, la baisse de la fécondité féminine, occultant qu'ils ciblaient, de façon parfois fort violente, le corps des femmes. Le contrôle des naissances réclamé par les féministes et les anarchistes comme une liberté individuelle, assagi en planification de la famille dans les années 1930, était alors devenu contrôle des populations. On a critiqué celui-ci d'un point de vue de classe, mais sans voir que les femmes, y compris pauvres ou indigènes, pouvaient désirer limiter leur fécondité (Mamdani, 1973). Les mouvements féministes, au contraire, ont élaboré des politiques permettant aux individus de choisir leur fécondité et leur sexualité dans les meilleures conditions de santé possibles. Leur projet a été largement incorporé dans le programme d'action ratifié lors de la Conférence internationale sur la population et le développement, qui s'est tenue au Caire en 1994.

Les concepts de santé reproductive et de droits de la procréation, qui sont officiellement au coeur des politiques depuis cette date, reconnaissent la sexuation de l'espèce humaine et les relations de pouvoir qui peuvent s'y greffer, soit la dualité du sexe et du genre, inventée par Kate Millett (1971) et devenue hégémonique dans la pensée féministe anglo-saxonne. Cette dualité a ensuite été critiquée parce qu'elle naturaliserait le sexe, qui serait tout autant construit socialement que le genre. Ce qui est vrai en termes d'identité : il est très difficile de trouver des caractéristiques qui différencient radicalement les femmes des hommes, y compris au niveau biologique (Kraus, 2000). Néanmoins, le rôle des femmes et des hommes est très différent dans la production d'enfants, ce qui pose des problèmes de santé particuliers à chaque sexe. Il est donc légitime de parler de sexe à ce niveau. Certes, le fait que les problèmes de santé des femmes soient si mal traités dans certains pays est bien la résultante de rapports sociaux de sexe; cependant, même dans les pays où ils sont mieux pris en charge, des services spécifiques restent nécessaires, comme le rappelle la mobilisation récente en France pour le maintien de la formation en gynécologie médicale.

Des données statistiques générales et des monographies de pays en développement permettront de décrire l'évolution des politiques depuis cinquante ans, du contrôle de la fécondité à la promotion de la santé et des droits de la procréation.

Les femmes, cibles occultées des politiques néo-malthusiennes

L'incompatibilité entre accroissement de la population et développement économique, prétendument mise en évidence par Malthus, a servi de base théorique à la croissance d'un mouvement qui préconisait cependant des moyens qu'il aurait réprouvés et qui, tout en prétendant « libérer » les femmes du fardeau de la maternité, les a souvent malmenées.

De Malthus au néo-malthusianisme

Malthus a voulu démontrer l'incompatibilité entre la croissance démographique et le développement économique, incitant ceux qui n'ont pas les moyens d'élever des enfants à retarder leur mariage ou à pratiquer la chasteté [1]  : il était en effet très opposé au « vice », c'est-à-dire à l'avortement et à la contraception. Marx s'est opposé à ce point de vue car il n'y aurait pas de loi universelle de population, mais des lois spécifiques à chaque mode de production; la surpopulation, notamment, serait liée au capitalisme. Après la Deuxième Guerre mondiale, parallèlement aux indépendances des anciennes colonies et à la création de la notion de Tiers Monde, est née l'inquiétude pour « l'explosion démographique ». Un mouvement en faveur de la réduction de la fécondité, composé de toute une constellation d'institutions le plus souvent privées et principalement américaines, a financé des bourses d'études et mené et divulgué de nombreuses études sur la fécondité et la planification familiale. Cette action a conduit à la formulation des problèmes de développement en termes de problèmes démographiques : il suffirait de réduire la croissance démographique pour limiter la pauvreté (Chasteland, 1997). Ces institutions ont fourni, « clefs en main », des projets de politique de population aux gouvernements, asiatiques dans les années 1950 puis africains dans les années 1990, pour qu'ils puissent répondre aux conditions mises à l'obtention de prêts par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale (Hartmann, 1995; Locoh et Makdessi, 2000). Contrairement au pasteur Malthus, elles proposaient l'utilisation massive de la contraception pour réduire la fécondité, d'où l'appellation de mouvements néo-malthusiens.

Les différentes conférences internationales sur la population et le développement ont vu l'actualisation de ces différentes positions. Ainsi, à la conférence de Bucarest, en 1974, alors que les pays en développement déclaraient que le développement est la meilleure pilule qui soit, les pays développés les enjoignaient de prendre des mesures anti-natalistes. Dix ans plus tard, les mêmes pays en développement avaient souvent mis en oeuvre des politiques anti-natalistes, parfois coercitives, au nom de l'urgence démographique, et demandaient une aide financière. Reagan, comme Bush en 2001, s'opposait au financement de programmes évoquant l'avortement ou la stérilisation, en prétendant que l'ouverture des marchés induirait le développement économique et donc la baisse de la fécondité. Cette position, influencée par les mouvements se disant « pro-vie » [2] aux États-Unis, est un retour au « vrai » Malthus.

La réussite du mouvement néo-malthusien peut se mesurer par l'augmentation du nombre de pays qui mènent des politiques anti-natalistes, passé de cinq dans les années 1950 à 85 en 1999 (United Nations, 2000 : 201). Les promoteurs de ces politiques tiennent pour acquis qu'elles sont favorables aux femmes, et sont même un élément essentiel sinon unique de « libération » du « fardeau » de la maternité. Pourtant, les seuls indicateurs de réussite étaient l'augmentation des taux de prévalence contraceptive et la baisse des indices de fécondité, et ils ne ciblaient que les femmes. Premièrement, on ne s'adressait qu'à elles, au détriment des hommes, dont les besoins en matière de contraception n'étaient même pas mesurés. Deuxièmement, on ne développait que des méthodes féminines de régulation des naissances, sauf en Asie du Sud, et particulièrement en Inde, où les vasectomies ont touché de façon disproportionnée la caste des intouchables dans les années 1970 (Lardinois, 1979). Ces mesures ont néanmoins provoqué la chute du gouvernement d'Indira Gandhi, et le programme a alors été redirigé vers des ligatures féminines, moins dangereuses politiquement. Troisièmement, on ne calculait la réussite des politiques anti-natalistes qu'en diminution de la fécondité des femmes, à l'exclusion de celle des hommes. Or, si les femmes font les enfants, c'est souvent au profit des hommes, pour qui ils travailleront ou qui les marieront et recevront la dot le cas échéant. La fécondité décisive est alors celle des hommes. La naturalisation de la procréation implicite dans la notion de fécondité féminine a des conséquences désastreuses. En effet, les programmes calculent la diminution espérée de fécondité, qu'ils convertissent en nombre de nouvelles utilisatrices nécessaires pour arriver à ce but pour le pays puis pour chaque unité administrative, jusqu'au prescripteur final, qui doit alors convaincre les utilisatrices avec des moyens variés selon les pays.

Des politiques différentes, une même occultation

Les politiques chinoise et vietnamienne se ressemblent par bien des aspects, bien que la première soit un peu plus virulente (Attané, 2000; Blayo, 1991; Lâm-Than-Liêm, 1987; Scornet, 2000). Elles impliquent toutes deux que les familles se limitent à un ou deux enfants, sauf pour quelques catégories; elles manient la carotte et le bâton  [3]. Les enfants non autorisés n'ont pas droit à l'éducation, aux soins de santé gratuits ni aux allocations post-natales. Les fonctionnaires doivent impérativement se limiter à un enfant s'ils ne veulent pas perdre leur emploi ou leur logement. Dans les campagnes, des miliciens et des agents de la sécurité locale ont accompagné les brigades mobiles de planification familiale et obligé les femmes à se faire poser des stérilets [4]. On rapporte des cas d'avortements tardifs provoqués et des destructions de maison si les quotas de naissances sont dépassés. Cette politique a eu des conséquences particulièrement négatives pour les Chinoises : avortements de foetus féminins, abandons de fillettes, harcèlements contre les épouses jugées responsables des naissances féminines (Bianco et Hua, 1989).

En Inde, comme dans le reste du sous-continent indien, les programmes de planification familiale énoncent des objectifs chiffrés, fonctionnent au paiement à l'acte (de la personne motivée, du motivateur, du médecin), ce qui entraîne une certaine corruption et bien des opérations inutiles (de personnes âgées par exemple). Les camps de stérilisation fonctionnent dans des conditions déplorables, au point qu'un tiers des personnes ayant accepté d'être stérilisées au Bihar ont eu des complications (Ramanantham, Dilip et Pmdas, 1995). Ces programmes ne se préoccupent que de faire baisser la fécondité; aussi l'encadrement sanitaire est-il très faible : la moitié des villages sont éloignés de tout dispensaire en Inde du Nord, où vit 40 % de la population indienne (Satia et Jejeebhov, 1991).

Le programme indonésien, lancé en 1970, est très peu médicalisé et repose surtout sur la pilule. Il n'a pas joué sur les incitations financières individuelles, mais parfois sur la répression [5], et fonctionne grâce à 240 000 groupes de « contracepteurs » volontaires chargés de motiver les non-utilisateurs, et souvent animés par le secrétaire du village ou l'épouse du chef de village. Ils insistent d'autant plus que l'accès à des prêts gouvernementaux est souvent lié au niveau de contraception locale. La fécondité a beaucoup baissé mais la mortalité maternelle reste très élevée. Un programme d'introduction de sages-femmes qualifiées dans les villages entre 1990 et 1995 a cependant eu des effets positifs sur l'état de santé des mères (Warwick, 1986; Hull et Iskandar, 2000).

Les politiques ne reposant pas sur la coercition mais sur le pouvoir médical peuvent également ne pas respecter les droits humains des femmes. Le Mexique est passé, en 1974, d'une législation nataliste à une politique de limitation des naissances (Cosio-Zavala, 1994), qui est mise en oeuvre par l'intermédiaire de la radio-télévision, du système scolaire et des oeuvres d'assistance, mais surtout à travers le système de santé publique. La majorité de la population a accès à des dispensaires, dont les moyens varient beaucoup, et des médecins vont visiter les hameaux isolés. Toutefois, près de dix millions de personnes n'ont pas accès à un service de santé minimum (Brugeilles, 2002). Au Yucatan, en 1986-1987 (Gautier et Quesnel, 1993), tout le personnel médical devait évoquer la contraception aux patientes, même si celles-ci venaient pour un tout autre motif. En effet, le système public avait fixé un objectif chiffré de cinq nouvelles utilisatrices par mois et par médecin. Il n'y avait ni sanctions ni gratifications pour inciter les médecins à réaliser ces objectifs mais, étant pour la plupart des stagiaires désirant être intégrés à la fonction publique, ils se conformaient à l'idéologie institutionnelle. Ainsi, 30 % des femmes reconnaissent que le médecin est intervenu dans la décision et le choix d'une méthode contraceptive. De plus, le programme de planification familiale a profondément transformé l'économie générale des relations de genre car des hommes médecins ont remplacé les sages-femmes traditionnelles, et le nombre d'infirmières est très faible.

La politique égyptienne, qui permet officiellement d'accéder à la contraception au prix coûtant, fournit en fait peu de méthodes de contraception car les femmes fuient les services de planification familiale. En effet, les médecins y font passer l'impératif malthusien avant la santé de leurs patientes : ils donnent des pilules à des femmes hypertendues ou installent des stérilets à des femmes souffrant de descentes d'organes (Zuraik, Younis et Khattab, 1994). De même, d'après des observations dans douze pays africains, les services de planification familiale sont mal pourvus en équipement [6]. Ils respectent peu les usagères : ainsi, dans 20 % des cas, aucune mesure d'asepsie n'a été prise avant un examen gynécologique. Les infirmiers s'informent très peu sur les desiderata des patientes [7]  : ainsi, même dans le meilleur des cas, au Bostwana, seulement les deux tiers des clientes sont informées de la façon d'utiliser la méthode choisie et de ses possibles effets secondaires. Ce n'est pas par manque de temps : 58 % des services ne reçoivent pas plus de trois clients par jour (Miller et al., 1998 : 52-61, 132 et 134). Au Brésil, il n'y a pas eu de politique explicite de planification familiale, mais, selon certains auteurs, la reconnaissance officielle et le soutien accordés à des organisations de planification familiale privées ayant signé des conventions avec des États du Nord-est équivalent à une politique restée implicite pour ne pas heurter l'Église catholique (Rossini, 1985). Ces associations proposaient surtout la ligature des trompes. Le manque de disponibilité de méthodes contraceptives était tel que les volontaires attendaient dès quatre heures du matin un rendez-vous avec un gynécologue dans les centres de santé (Diaz et al., 1999) et que des candidats à des élections politiques proposaient une stérilisation gratuite contre des votes. En 1986, 43 % des femmes utilisant une contraception étaient stérilisées, souvent à la faveur de césariennes, dont le taux était le plus élevé au monde : 60 % (Corrêa, 2000).

Malgré cette insistance sur la contraception, seulement 61 % des femmes des pays en développement avaient accès à des services de contraception en 1994 et l'information restait fortement déficiente, avec des taux plafonnant autour de 70 % pour la méthode la plus connue dans de nombreux pays (Gautier, 2002; Scornet, 2000 : 291). Les méthodes proposées sont essentiellement la stérilisation et le stérilet, qui sont les plus susceptibles d'être imposés. La coercition ou la manipulation a remplacé l'information dans bien des pays, ce qui provoque de vives résistances.

Les succès des mouvements féministes

De nombreux mouvements ont lutté au niveau local pour la liberté de la procréation, de façon différente selon les contextes. Ainsi, aux États-Unis [8], en Inde ou au Bangladesh [9], ils se sont formés contre les stérilisations forcées et pour le droit à l'avortement. Aux Philippines, ils se sont créés en opposition à l'Église catholique, qui interdisait la contraception et l'avortement. Ces mouvements se sont fédérés en 1979 avec la création du Global Network for Reproductive Rights/Red para la salud reproductiva y los derechos reproductivos, puis se sont renforcés avec des mouvements transnationaux comme International Women's HealthCoalition, Isis International-Manila, Development for Women in a New Era (DAWN), Réseau de femmes du Sud, Women and Development Organisation (Garcia-Moreno et Claro, 1994) . Les politiques anti-natalistes ont ainsi créé un nouvel acteur collectif, comme l'industrialisation a créé les syndicats au XIXe siècle et les politiques sociales européennes des mouvements de femmes (Del Re, 1994).

Le mouvement féministe a remporté de grands succès au Brésil. Il a lutté avec les partis de gauche et d'extrême gauche contre la dictature militaire et a su les convaincre de l'importance des questions de santé et de droits des femmes. Lorsque ces partis sont arrivés au pouvoir, ils ont repris 80 % des propositions du projet féministe dans la Constitution et lancé un programme de soin intégral pour les femmes (Pitanguy, 1994). Toutefois, ce programme n'a réellement été mis en oeuvre que dans les États du Sud et dans certaines métropoles, accentuant encore les énormes disparités qui caractérisent le Brésil. Une des conséquences de ce programme a été une diversification des méthodes là où il a été appliqué (United Nations, 1988); dans le Nord-est, en revanche, le poids de la stérilisation féminine s'est accru ( Pesquisa […], 1992 : 14). De plus, ce choix d'un « pragmatisme visionnaire » a été abondamment discuté et n'a pas fait l'unanimité (Fougeyrollas-Schwebel, 1996-1997).

Par ailleurs, des militantes et théoriciennes ont su développer les outils théoriques et méthodologiques pour argumenter leurs positions dans des ouvrages ou des publications reconnus (Dixon-Mueller, 1993; Sen, Germain et Chen, 1994). Les chercheuses travaillant au sein d'institutions ont validé scientifiquement certaines assertions féministes. Ainsi, il a été prouvé que les arguments d'autorité médicale ou même la répression trouvent très vite une limite; une relation respectueuse des femmes est plus efficace, même d'un point de vue néo-malthusien (Bruce, 1990). Un espace s'est ouvert à cette perspective car diverses études ont remis en question dans les années 1980 le dogme de l'incompatibilité entre croissance démographique et développement économique, sapant la base même de la légitimité des groupes de pression néo-malthusiens. Ceux-ci se sont alors retournés vers l'écologie, avec un succès scientifique mitigé, puis vers le féminisme. En effet, la lutte contre le maintien d'une forte mortalité maternelle ou le « désir non satisfait de planification familiale » leur offrait une nouvelle légitimité. Aussi les conférences internationales des années 1990 ont-elles vu la formation d'une alliance contestée entre les mouvements féministes, anti-natalistes et écologistes. Certains groupes, comme le Feminist International Network of Resistance to Reproductive And Genetic Engineering ou UNIBIG, basés respectivement aux Pays-Bas et au Bangladesh, jugeaient que les politiques de population ne pouvaient pas être transformées, qu'une telle alliance contre-nature dévoierait les énergies féministes en pure perte; ils sont même contre la contraception médicalisée (Akhter, 1992). D'autres pensaient que les femmes avaient besoin de politiques de santé reproductive et que c'était le seul moyen d'arriver à un résultat sans se perdre dans une critique stérile. D'autres soutenaient encore que les féministes devaient se battre sur les deux fronts : dans les institutions et hors des institutions, en créant des mouvements assez forts pour maintenir une position critique (Garcia-Moreno et Claro, 1994).

En 1992, des militantes représentant les réseaux de santé pour les femmes de tous les continents ont décidé de préparer un document conjoint : « la déclaration des femmes sur les politiques de population », qu'elles ont fait circuler auprès d'une centaine d'associations à travers le globe et repris en conséquence (Sen, Germain et Chen, 1994 : 31-34). Ce document a ensuite été activement diffusé, y compris dans des revues comme Population and Development Review. Lors de la conférence du Caire, chaque déclaration litigieuse dans le rapport préparatoire au sommet a été pourvue d'amendements soigneusement rédigés (Johnson, 1995 : 141). Cette position a été appuyée par de nombreuses ONG. En effet, 1200 ONG étaient présentes, dont 400 de femmes venant de 62 pays (Ashford, 2001 : 10). De plus, les féministes ont bénéficié de l'appui de l'administration Clinton, « fondant une partie de son capital politique interne sur l'appui à la cause des femmes » (Lassonde, 1996 : 25).

Aussi 179 pays ont-ils ratifié le programme d'action du Caire, qui reprend de nombreuses propositions féministes en remplaçant l'impératif démographique par la santé reproductive et le droit de choisir sa fécondité, ce qui constitue une reconnaissance à la fois du sexe et du genre.

La reconnaissance du sexe par les politiques de santé reproductive

Parmi tous les pays qui ont accepté que la santé de la reproduction soit désormais au centre des politiques démographiques, plus d'une trentaine de pays en développement avaient pris des mesures dans ce sens huit ans plus tard.

La santé de la reproduction

Le concept de santé de la reproduction a trois sources. Premièrement, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) s'était longtemps focalisée sur la santé des enfants, sans se préoccuper tellement de celle des femmes, ni même de celle des mères, comme le montre le maintien de niveaux très élevés de mortalité maternelle [10] et le faible nombre de femmes ayant un suivi pré- et post-natal ou accouchant avec du personnel qualifié [11]. Elle a donc lancé en 1987 l'initiative de la maternité sans risque, qui n'a pas eu les moyens nécessaires à sa réussite. Puis le développement de la pandémie du SIDA l'a conduite à s'intéresser à la prévention et au traitement des maladies sexuellement transmissibles et notamment du VIH-SIDA (Bonnet et Guillaume, 2000). Deuxièmement, les mouvements anti-natalistes voulaient augmenter leur clientèle potentielle en offrant la planification familiale dans tous les services de santé. Ils ont aussi remis en question la focalisation sur la stérilisation ou le stérilet car chaque méthode ajoutée à l'offre antérieure augmente de 12 % la prévalence contraceptive (Ross, Stover et Willard, 1999). Troisièmement, les mouvements transnationaux des femmes [12] ont critiqué la coercition employée par de nombreux programmes, le refus de l'avortement et l'absence de choix informé entre plusieurs méthodes de contraception. Ils ont revendiqué la prise en compte de l'ensemble de l'état sanitaire des femmes, notamment des maladies provoquées par des contraceptifs et des cancers du col de l'utérus [13] ou des seins, de l'infertilité (qui peut avoir des conséquences redoutables, dont la répudiation et la mise au ban de la collectivité) ainsi que de l'ensemble du cycle de vie des femmes, notamment de l'adolescence et de la ménopause. Ils ont aussi mis au jour les violences faites aux femmes et permis la réalisation de nombreuses enquêtes qui ont montré qu'un tiers des femmes avaient vécu des épisodes de violence conjugale, dont l'OMS reconnaît désormais qu'elle provoque 7 % des morbidités féminines (Heise, Ellsberg et Gottemoeller, 1999).

La notion de politique de santé reproductive promeut donc une offre contraceptive diversifiée et l'intégration des services de santé maternelle et de prévention contre les maladies sexuellement transmissibles, les morbidités gynécologiques, les cancers et les violences conjugales dans des services de qualité qui permettent un choix informé dans le cadre d'un dialogue respectueux. Ces services doivent être ouverts aux personnes des deux sexes, de tous âges et de tout statut matrimonial.

La mise en oeuvre des politiques

Huit ans après la Conférence du Caire, les progrès vers des programmes de santé reproductive intégrés et de qualité sont réels mais limités. Sur 50 pays en développement qui ont répondu à une longue enquête de l'ONU, 31 ont déclaré avoir mis en oeuvre tous les éléments d'une politique de santé reproductive [14], 16 certains éléments et deux aucun; trois pays n'ont pas répondu (United Nations, 2001 : 47-48). Des pays ont inscrit les principes du Caire dans des constitutions, comme l'Afrique du Sud et le Pérou, ou des lois. Le changement le plus fréquent réside dans l'intégration des services de planification familiale et de santé materno-infantile. Dix-huit pays latino-américains ont voté des lois contre la violence conjugale. Seize pays africains ont légiféré contre les mutilations génitales féminines, en mettant parfois en oeuvre des rituels de substitution (UNFPA, 1999 : 55).

La mise en oeuvre la plus fidèle au programme du Caire se trouve sans doute au Brésil. Le système sanitaire de base offre désormais, non seulement la planification familiale et des soins pour les femmes enceintes et les enfants, mais aussi le dépistage des cancers et des thérapies gratuites pour les personnes atteintes du VIH. Les usagers participent aux comités de direction des centres de soins et les associations de femmes sont intégrées au plus haut niveau dans l'élaboration des politiques. Alors que seulement deux services permettaient en 1986 aux femmes d'avorter dans les conditions très restrictives permises par la loi, de nombreux services se sont ouverts. Il reste néanmoins de nombreuses faiblesses : ainsi, plus de 6500 femmes à qui l'on a détecté un cancer de l'utérus n'avaient pas été soignées un an plus tard (Corrêa, 2000). Ces carences peuvent être liées à la crise économique et institutionnelle mais aussi à un système de santé largement dépendant du privé.

Le Mexique a rebaptisé un service de planification familiale en service de « santé reproductive » dès 1991 et a élaboré un plan de santé reproductive 1995-2000 qui intègre tous les aspects prévus au Caire. Cependant, bien que les nouveaux protocoles aient été largement diffusés, ils ont été peu lus et encore moins compris; la santé reproductive est souvent assimilée à la planification familiale. La répartition des budgets semble leur donner raison puisque celle-ci reçoit 2,5 % des fonds, la santé materno-infantile 1 % et la prévention ou le traitement du SIDA 0,03 %. Le sentiment général est que le programme reste trop orienté vers la diminution de la fécondité et donc vers des méthodes de longue durée choisies par les médecins. Les ONG se plaignent de ne pas être pas assez prises en compte, bien que six d'entre elles aient été intégrées au processus d'élaboration du nouveau programme (Brugeilles, 2002).

Ailleurs, le passage des politiques aux pratiques est plus difficile. En Inde, par exemple, les agents des services de planification familiale, imprégnés d'une idéologie malthusienne et souvent éloignés des masses, tant par la classe que par la caste, ont du mal à accepter le programme intégré du Caire (Visaria, Jejeebhoy et Merrick, 1999). Les dirigeants ne semblent pas plus convaincus puisque le parlement de l'État de Delhi a voté une loi qui enlèverait les tickets alimentaires aux familles de plus de deux enfants. Plusieurs groupes de femmes, dont l'All India Democratic Women's Association, s'y sont fortement opposés (Purewal, 2001 : 108). L'État indien a d'ailleurs conservé la pratique d'objectifs chiffrés de fécondité au niveau national. En 1998-1999, seulement la moitié des usagères trouvait que les services étaient tout à fait propres et que les médecins leur parlaient gentiment, contre les trois quarts dans les services privés (NFHS, 2000). D'autres pays, qui menaient des politiques sanitaires sans politique de population, ont accepté plus facilement une optique santé de la reproduction qu'une approche malthusienne. Ainsi, cinq pays d'Afrique francophone ont élaboré des politiques qui traitent presque tous les aspects prévus par la Convention du Caire. Cependant, du fait de la crise économique et sanitaire, seuls les projets soutenus par des fonds extérieurs ont été réellement mis en place, et l'écart est important entre les discours des dirigeants et la réalité de l'accès à des programmes, notamment en zone rurale (Tantchou et Wilson, 2000). En Tanzanie, la situation va plutôt dans le sens d'une détérioration des services sanitaires, sous le poids de la dette, et la rhétorique de la santé reproductive masque mal, dans un domaine financé à 98 % par l'aide extérieure, la priorité accordée à la planification familiale (Bangster, 2000).

L'Afrique du Sud est un cas à part car elle a élaboré une nouvelle politique de santé contre le régime discriminatoire de l'apartheid, sans référence au Caire ni aide étrangère mais avec la participation d'un grand nombre de citoyens et de nombreuses associations, dont le National Network on Violence Against Women et la Reproductive Rights Alliance. Le nouveau programme offre la gratuité des soins sans discrimination aucune. Il a permis le développement de la pratique contraceptive tout en intégrant la lutte contre les violences conjugales, mais ignore les problèmes de santé liés à la ménopause (Klugman, Stevens et Van der Heever, 2000). L'actuel président refuse cependant la prise en charge par des anti-viraux des personnes atteintes du VIH.

La mise en oeuvre d'une réelle problématique de santé de la reproduction ne peut être que lente car il faut former les agents et développer les infrastructures, ce qui nécessite des moyens importants. Les fonds affectés à cet objectif étaient déjà limités dans l'accord du Caire [15] ; or les pays donateurs n'ont engagé que le tiers des fonds promis alors que les pays en développement, pourtant soumis à de graves crises économiques, financières et sanitaires, en ont versé les deux tiers (Ashford, 2001 : 34). Aussi, en 1999, d'après les enquêtes de Ross et Stover (2001), qui interrogent depuis 30 ans les experts, officiels et citoyens d'une centaine de pays sur différents aspects des programmes de planification familiale et, depuis peu, des programmes de santé maternelle, l'accès aux premiers serait de 58 % et l'accès aux seconds de 49 %. L'accès à la planification familiale est beaucoup plus élevé qu'aux services de santé maternelle en Asie de l'Est, plus faible en Afrique francophone (mais au niveau le plus bas) et à peu près égal ailleurs. Malgré les inquiétudes de certains démographes, les activités de planning familial ont continué de progresser, sauf en Chine et en Inde, de même que les efforts contre le SIDA, mais la santé des femmes reste peu ciblée.

L'autonomie des femmes, pourtant centrale dans le document du Caire, l'est encore moins.

Les droits reproductifs ou la prise en compte du genre

De nombreuses études ont montré que l'existence de programmes ne suffit pas pour que les femmes y aient accès : encore faut-il qu'elles aient le droit d'y accéder et qu'elles n'y soient pas obligées. Par exemple, seulement le tiers des Indiennes décident seules des soins de leur santé et la moitié ne sont pas consultées (NFHS, 2000). De même, la comparaison des réponses aux enquêtes démographiques et de santé montre qu'au Sahel l'opinion des femmes sur la contraception n'a aucune influence sur l'utilisation de celle-ci, qui dépend entièrement du mari (Andro et Hertrich, 1998). Aussi, dans le cadre du mouvement général vers la reconnaissance des droits humains, les « droits reproductifs » s'opposent à la réalité de la subordination des femmes, sans que toutes les ambiguïtés soient levées.

Les droits reproductifs contre le sexage

L'ONU a admis l'égalité entre les sexes dans la charte des droits de l'homme de 1946 et a institué un comité chargé de son application, sans donner à celui-ci beaucoup de moyens. La convention de 1979 sur l'élimination de toutes les formes de discriminations contre les femmes, premier traité international sur les femmes liant les États qui l'ont ratifié, spécifie peu les droits reproductifs, à part l'accès à la planification familiale et quelques droits au congé de maternité et aux systèmes de garde pour les enfants (Dixon-Mueller, 1993). Les mouvements de défense des droits de l'homme n'étaient guère sensibles à l'autonomie des femmes dans la procréation, comme le montrent leurs réponses pour le guide mondial des droits de l'Homme (Humana, 1992) : ils assimilent le soutien à l'accès à la contraception à la liberté procréatrice, même en Chine ou en Inde ! Ce sont les mouvements internationaux pour la reconnaissance des droits humains des femmes qui ont fait reconnaître l'autonomie des femmes comme la condition d'une véritable liberté procréatrice (Freedman et Isaacs, 1993; Cook, 1994; Friedman, 1995; Peters et Wolper, 1995).

Dans ce but, le programme d'action du Caire a reconnu un nouveau genre de droits, après les droits politiques, civiques, économiques et sociaux (Gautier, 2000). « Les droits reproductifs peuvent être vus comme ces droits, possédés par toutes les personnes, leur permettant l'accès à tous les services de santé reproductive […] Ils incluent aussi le droit à atteindre le niveau le plus haut possible de santé reproductive et sexuelle et le droit de prendre les décisions reproductives, en étant libre de toute discrimination, violence et coercition, comme il est exprimé dans les documents sur les droits humains […] Les droits reproductifs sont intimement liés à d'autres droits internationaux reconnus qui ont un impact sur les droits reproductifs et qui sont influencés par les droits reproductifs. Les exemples incluent le droit à l'éducation, le droit à un statut égal au sein de la famille, le droit d'être libre de violence domestique, et le droit de ne pas être marié avant d'être physiquement et psychologiquement préparé pour cet événement » (United Nations, 1998 : 180). Cette définition évoque même le droit à avoir des relations sexuelles satisfaisantes dans un but non reproductif, si elle n'inclut pas le droit à choisir son orientation sexuelle, comme l'avaient préconisé les pays européens et comme l'Afrique du Sud l'a inscrit dans sa constitution. Elle rejette le discours de contrôle de la population fondé sur le malthusianisme et réfute toute politique démographique qui transformerait les êtres humains en cibles d'objectifs chiffrés, ce qui constitue un changement paradigmatique important. Cette définition a permis de reconnaître, lors de la conférence de Pékin, en 1995, comme des violences contre les femmes les actes de certaines politiques démographiques coercitives, tels la stérilisation et l'avortement forcés, l'utilisation forcée de la contraception, l'infanticide féminin et la sélection prénatale du sexe. Cependant, la Chine n'a fait que quelques essais de programmes volontaires (Attané, 2000).

Le concept de droits reproductifs permet de dénoncer aussi le pouvoir marital, qui peut avoir des bases diverses, notamment économiques ou religieuses, mais aussi légales. Certes, les constitutions reconnaissent généralement l'égalité entre conjoints et les discriminations ont souvent été abolies officiellement; toutefois, les droits coutumiers ou religieux, qui ont généralement prééminence, les maintiennent. Ainsi, le devoir d'obéissance au mari perdure dans de nombreux pays ou a été remplacé, comme en Tunisie, par l'obéissance au chef de famille en tant que pourvoyeur. Les pratiques des institutions de santé admettent ce pouvoir. En 1992, l'autorisation du conjoint pour l'accès à la contraception était demandée par les services de santé publique dans 14 pays, et la décision d'accès aux services d'avortement et (ou) de stérilisation était la prérogative du mari dans les deux tiers des cas, d'institutions publiques dans 20 % des cas et des femmes dans 10 % des cas (calculé d'après Ross, Mauldin, et Miller, 1994  [16] ). La reconnaissance institutionnelle du pouvoir conjugal reste plus faible en Asie que partout ailleurs, avec quand même 33 % des réponses. Les prestataires de service sont souvent plus attachés au pouvoir marital, que ce soit en Afrique (Miller et al., 1998) ou au Mexique (Sayavedra, 1997). Ils sont d'ailleurs soumis à une forte pression des maris (Adjamagbo et Guillaume, 2001). Au Ghana, ceux-ci expliquent qu'ils ont payé une dot pour avoir des enfants et qu'ils ont le droit de battre leurs épouses pour obtenir leur dû (Agula, 1999 : 16). Ces autorisations du conjoint sont interprétées en termes de « faible statut des femmes » (United Nations, 1998 : 186), mais elles pourraient l'être comme une manifestation du patriarcat, c'est-à-dire de la domination masculine. Toutefois, devant la multiplicité des formes de celle-ci, déjà analysée par Kate Millett, l'expression de sexage, inventée par Guillaumin (1993), paraît plus appropriée car elle renvoie à un rapport social marqué par l'appropriation du corps même des femmes par les hommes, et c'est bien ce que représente la possibilité d'imposer une grossesse.

Généralement, la remise en question du sexage a peu été reprise dans les programmes, sauf au niveau des textes au Mexique et au Brésil. Même le Fonds des Nations Unies pour les activités en matière de population (FNUAP), qui a intitulé son rapport de 1997 « Le droit de choisir », n'a pas élaboré d'indicateurs pour les droits reproductifs [17]. La division de la population des Nations Unies, si elle s'est préoccupée de l'abolition des objectifs chiffrés, n'a pas recueilli la position des pays par rapport aux autorisations du conjoint pour l'accès à la contraception (United Nations, 2001). Cependant, des féministes ont pu se servir de la reconnaissance internationale de ces droits pour obtenir, comme au Pérou, que les services de santé reproductive reconnaissent l'autonomie féminine et qu'une commission traite des accusations de stérilisation forcée.

De plus, des zones d'ombres existent dans la déclaration même, du fait de l'utilisation des trois principes de juxtaposition (d'éléments disparates et même contradictoires), d'imprécision et de spécificité (Lassonde, 1996 : 26-30), et cela particulièrement dans le domaine des droits culturels.

Droits reproductifs et droits culturels

Dès les premières lignes, le programme d'action du Caire annonce : « La mise en oeuvre des recommandations figurant dans le programme d'action est un droit souverain que chaque pays exerce de manière compatible avec ses lois nationales et ses priorités en matière de développement, en respectant pleinement les diverses religions, les valeurs éthiques et les origines culturelles de son peuple ». De plus, 23 pays n'ont pas signé tout le texte, ayant mis entre parenthèses certains termes ou certaines propositions, ce qui réduit considérablement la portée de leur vote. En effet, l'ONU accepte le relativisme culturel dès qu'il s'agit des femmes, et moins dans d'autres domaines. Cependant, la question n'est pas sans légitimité; elle a d'ailleurs fait l'objet de toute une littérature [18] et de recherches qui ont cherché à comprendre comment les femmes de différentes cultures percevaient et vivaient « la propriété de leur corps » (Petchesky et Judd, 1998). Il est aussi nécessaire de s'interroger sur la construction historique des droits en matière de procréation : loin d'être des invariants venus de temps immémoriaux, les droits coutumiers sont souvent une invention conjointe des colonisateurs et des notables au 19e siècle (Gautier, à paraître). Le fait que plusieurs pays ne les abolissent pas, comme ils s'y sont engagés en signant la convention pour l'élimination de toute discrimination envers les femmes, ne relève pas de la fidélité au passé mais du refus de remettre en cause des rapports de pouvoir bien actuels. Bien que de nombreux pays aient maintenu les droits coutumiers ou religieux pour la vie familiale, d'autres reconnaissent la prééminence de leur Constitution, qui admet l'égalité entre les sexes; c'est le cas par exemple en Afrique du Sud et en Namibie.

De même, à la suite de la lutte acharnée du Vatican et des quelques États qui le suivent, le droit à l'avortement n'est reconnu que si le pays l'accepte. Pourtant, des avortements faits dans de mauvaises conditions provoquent, selon l'OMS, 14 % des décès maternels, soit 80 000 décès par an, et ces chiffres sont sans doute un minimum, du fait de l'illégalité, qui rend difficile toute étude sur ce sujet. En 1999, seulement quatre pays dans le monde interdisent totalement l'avortement; 37 % l'autorisent à la demande, essentiellement en Occident, où 87 % des pays l'acceptent, comparativement à 5 % des pays africains et latino-américains, à 14 % des pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient et à 53 % des pays asiatiques (United Nations, 1999). Cela s'explique à la fois par le fait que le pouvoir étatique y avait remplacé en partie le contrôle marital et, dans certains pays, par la croyance en la réincarnation. En effet, seul le christianisme refuse lde façon inconditionnelle, et seulement depuis le début du siècle.

Les services publics offrent rarement la possibilité d'avorter dans les conditions définies par la loi. Ainsi, en 1986, au Brésil, bien que les féministes aient obtenu que l'avortement soit possible en cas de viol et d'inceste, dans tout le pays, seulement deux services le pratiquaient, à Saõ Paulo. Les associations féministes ont obtenu que des services soient offerts dans le cadre du système universel de santé. En Inde, au contraire, où il est théoriquement possible d'avorter si la grossesse est génératrice de détresse psychologique, l'avortement est très peu disponible. Aussi les luttes féministes continuent-elles, notamment avec la campagne de la Red latino-americana para la salud reproductiva y los derechos reproductivos pour la légalisation de l'avortement dans l'ensemble de l'Amérique latine et de la Caraïbe ( www.convencion.org.uy ).

Conclusion

Il faut saluer les capacités stratégiques des mouvements pour la santé reproductive et les droits reproductifs qui, depuis leur coordination en 1979, ont provoqué au moins une révolution sémantique dans la moitié des pays en développement qui mènent des politiques anti-natalistes, et parfois bien plus. On ne pouvait guère s'attendre à des transformations plus profondes en si peu de temps, d'autant que la conjoncture économique n'a guère été favorable. De plus, l'élection de G. Bush, qui a réintroduit des limites à l'aide internationale à la planification familiale le lendemain de son avènement contesté à la présidence des États-Unis, et les événements du 11 septembre et les mesures liberticides qui ont suivi ne peuvent qu'être néfastes aux droits humains et particulièrement aux droits des femmes.

Des facteurs plus structurels sont cependant à l'oeuvre. La Convention du Caire représente une transcription précise du beau slogan « Notre corps nous appartient ». Néanmoins, si elle prend en compte le genre, se préoccupe-t-elle des classes sociales et du racisme, bref des femmes pauvres ? Pour certaines auteures (Hartmann, 1995; Bandarage, 1997; Petchesky, 1995), le programme du Caire relève du féminisme libéral, car il n'a pas remis en question le programme de privatisation promu par différentes institutions internationales, dont la Banque mondiale, qui est un des principaux pourvoyeurs de fonds dans le domaine de la santé. Or, peut-on mener des programmes de qualité sans système universel de santé ? La privatisation de la santé s'est traduite dans bien des pays par une baisse de la couverture sanitaire et par la dégradation des services existants, en contradiction avec les objectifs du programme d'action du Caire (S. N., 2001). Les gouvernements du Nord et les institutions internationales préfèrent s'appuyer sur les ONG, notamment féministes, supposées plus efficaces et moins corrompues. Toutefois, celles-ci s'épuisent à remplacer des États défaillants et se transforment parfois en associations charitables. La montée du cyberféminisme se fait quelquefois au détriment des mouvements populaires (Silliman, 1999). De plus, le fait que l'évolution de l'autonomie féminine ne soit pas évaluée par les institutions internationales, même par celle qui a affirmé le plus haut « le droit de choisir » [19], montre que le risque d'instrumentalisation du discours féministe est loin d'être conjuré. Plus que jamais dans l'oeil du serpent, les mouvements féministes doivent aujourd'hui lutter dans des conditions difficiles pour que l'accès à la contraception réalise vraiment l'habeascorpus des femmes et non une nouvelle forme d'assujettissement.