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Venez vite. Voyagez. Oubliez vos problèmes, laissez les tomber.

Le gouvernement a vraiment fait du bon boulot.

Tout le monde est satisfait!

Quand on leur demande ce qu’ils aiment en Thaïlande,

Les touristes répondent sans se gêner : « j’adore Pattaya! »

Et pour ce qui est de Bangkok, la Cité des Anges,

Ils disent : « j’adore Patpong! ».

Extrait, traduit du thaï, de Welcome to Thailand, Groupe pop Carabao, 1985

Chanson satirique qui connut un grand succès dans les années 1980, Welcome to Thailand servit d’hymne à l’éveil d’une conscience populaire face à l’affairisme du gouvernement et à la « corruption » des valeurs thaïes par une influence étrangère jugée massive et incontrôlée, deux périls que le tourisme à motivation sexuelle emblématisait dans l’esprit de Carabao. Reprenant un thème récurrent parmi la classe moyenne, le groupe opposa alors au cliché occidental d’une société thaïe aux moeurs dissolues celui du touriste étranger libidineux, attiré sur place par le désir de satisfaire ses fantasmes dans ces lieux phares de la prostitution que sont Pattaya et Patpong.

L’essor déjà ancien en Thaïlande d’une vaste industrie du sexe a affecté en profondeur la manière dont sa population se perçoit, perçoit les Farang[2] ou autres étrangers et est perçue par eux. Vue de l’extérieur, notamment, la prostitution, mais aussi le trafic très florissant de drogue ou d’armes, constitue la face de Janus d’un pays qui s’affiche comme The Land of Smile et se veut le coeur de la spiritualité bouddhique. Pourtant, ces deux faces que donne à voir la Thaïlande ne sont paradoxales qu’en apparence. Elles reflètent les tensions idéologiques avec lesquelles cette société compose par des modes de résolution renouvelés. Dans les pages suivantes, après avoir décrit l’ampleur de la prostitution en Thaïlande et le profil des jeunes qui la pratiquent, je l’interpréterai en croisant deux approches : l’une qui l’envisage comme un processus soumis à contingences historiques ; l’autre qui l’appréhende par le biais de certains schèmes culturels et conceptions que partagent les membres de la société thaïe. Comme ethnologue on ne peut en effet considérer le phénomène sans tenir compte des catégories du sexe et du genre inscrites dans les structures hiérarchiques et clientélistes qui ordonnent cette société ; sans également faire référence à la ligne de partage qui s’établit du point de vue éthico-religieux entre le clergé bouddhique et la société englobante. Enfin, je confronterai les préjugés que génèrent les prostituées et leurs clients farang en croisant les points de vue divergents de trois catégories sociales : les intellectuels issus de l’aristocratie, ceux de la classe moyenne citadine (dont Carabao reflète l’opinion) et la paysannerie. Enfin, à l’heure où la pandémie du sida fait des ravages dans le pays, il faut s’interroger sur la part de responsabilité que les Thaïlandais, selon leur statut social, imputent aux touristes étrangers dans la diffusion du virus et apprécier l’incidence du phénomène sur leur représentation du Farang.

Je traiterai ces questions à partir de données collectées entre 1984 et 2000 à Bangkok et dans le Nord-Est. Quoique les trois ans que j’ai passés sur place au fil de différents séjours ethnographiques fussent consacrés à d’autres thèmes, la prostitution s’affiche tellement sur place qu’elle m’interpellait comme étudiant de la société thaïlandaise, soucieux d’interpréter le sens des normes et formes de déviances qu’elle produit. D’où des observations effectuées en contextes variés et des entretiens informels sur le sujet avec un large éventail de personnes (des Thaïlandais d’origine thaïe, chinoise ou sino-thaïe de différentes conditions).

Les ethnologues occidentaux qui s’intéressent au pays depuis les années 1960 ont longtemps éludé le thème de la prostitution. Pendant plus de vingt ans, le sujet parut trop convenu et sensible pour devoir être traité en soi. Précisons toutefois que l’essentiel des études alors conduites dans le pays étaient des monographies de villages. Or, pour être le point de départ et de retour des jeunes s’y adonnant, le milieu rural est exempt de prostitution et les villageois n’en parlent pas. De surcroît, l’activité cadrait mal avec le tableau bucolique qui était volontiers brossé de la vie dans les villages : ceux-ci étant dépeints comme des havres de paix, dominés par les valeurs de solidarité et dont les habitants agissaient en pleine conformité avec les préceptes bouddhiques.

Il fallut attendre les années 1980 et l’essor aux États-Unis des gender studies pour qu’émergent diverses études consacrées soit à la condition des prostituées (Khin 1980 ; Truong 1990 ; Odzer 1994 ; Seabrook 1996 ; Bishop et Robinson 1998), soit à la teneur de leurs rapports avec les touristes (Cohen 1982, 1986, 1987 ; O’Merry 1990 ; Walker et Ehrlich 1992), soit encore à la sexualité et aux relations de genre (Manderson 1997 ; Hamilton 1997 ; Jackson et Cook 1999)[3]. Quant à l’économie politique et aux aspects sociologiques de la prostitution, leur analyse revint pour l’essentiel à des chercheurs thaïlandais en sciences sociales, comme Phongpaichit (1982, 1998), Kietthubthew et Satthaporn (1987), Santasombat (1992) ou Boonchalaksi et Guest (1994).

Un État proxénète ?

L’attrait que suscite le « Pays du sourire » pour les étrangers n’a cessé de croître ces trois dernières décennies. On est ainsi passé de 630 000 visiteurs par an en 1970 à 7,8 millions en 1998. À cette date 57,9 % des touristes étaient asiatiques, 26,8 % étaient européens, 6,8 % nord-américains et 1,8 % provenaient du Moyen-Orient (Tourism Authority of Thailand 1999). En 1995, ce secteur générait 7,1 milliards de dollars américains de recettes, il était la première source de devises étrangères et comptait pour 13 % du PIB. Le pays était la première destination récréative d’Asie du Sud-Est.

Quoique le sex ratio de ces visiteurs présente un déséquilibre constant en faveur des hommes (les 2/3 des touristes), il serait hardi d’en déduire que le play for pay avec les jeunes Thaïs ou Thaïes soit la principale motivation du séjour de la majorité d’entre eux. Peu se soustraient cependant aux quartiers chauds des pôles touristiques dont les guides de voyage présentent les attractions comme des curiosités locales, lorsqu’ils ne poussent pas à la consommation en donnant les « bonnes adresses » ou en insistant sur la facilité d’accès aux services sexuels[4] — attractions que les Tour operators intègrent volontiers dans leurs programmes. Le Farang qui visite dans la journée les palais et pagodes dorées et qui assiste le soir à un sex show ou s’essaye au « massage » thaïlandais, entouré d’hôtesses en tenues légères, est un cliché d’une triste banalité.

Comme d’autres activités illégales, la prostitution ne pourrait prospérer sans le patronage officieux de la police[5]. Cette situation a conduit certains intellectuels thaïlandais, comme Ing (1990 : 160), à accuser l’État de proxénétisme. Sans rejoindre ce point de vue on doit néanmoins souligner le laxisme des gouvernements successifs, eux-mêmes gangrenés par des problèmes de corruption. S’y ajoute une hypocrisie évidente, car tout en condamnant mollement l’exploitation humaine dont procède l’industrie du sexe et en regrettant l’image du pays ainsi donnée, les autorités admettent qu’il s’agit d’une source de revenus importante, elles transforment les concours de Miss Univers en cause nationale (Reynolds 1999 : 270-271) et, par le biais de slogans touristiques ambigus comme Amazing Thailand ou The Land of Smile (incarnés sur les posters de Thai Airways par des jeunes femmes aguichantes), elles alimentent les fantasmes des Occidentaux.

Que l’on ne s’étonne pas si, dans ces conditions, le commerce du sexe va bon train et emploie de nombreuses personnes. En 1964, la police elle-même avançait le chiffre de 400 000 prostituées, masseuses et autres prestataires de « services spéciaux ». De son côté, Phongpaichit (1982 : 7) en estimait le nombre à 500 000 au début des années 1980, soit environ 10 % des filles de la tranche d’âge 14-24 ans. Plus récemment, Boonchalaksi et Guest (1994 : 32), en s’appuyant sur les enquêtes menées par les services de santé publique, ramènent le chiffre à une fourchette de 200 à 300 000, soit tout de même de 8,3 à 12,5 % des femmes de la tranche des 15-29 ans résidant en ville ; auxquelles s’ajouteraient de 25 à 30 000 filles de moins de 15 ans et de 30 à 50 000 garçons ou jeunes hommes qui satisfont la clientèle pédophile ou homosexuelle. Si l’on s’en tient à cette hypothèse basse, il y aurait au milieu des années 1990 de 250 à 380 000 travailleurs du sexe opérant en même temps. On est loin des 2 à 2,8 millions de femmes et 800 000 enfants avancés par certains journalistes locaux, mais le nombre reste considérable pour un pays de 60 millions d’habitants. Surtout si l’on considère que ces jeunes ne pratiquent l’activité qu’en moyenne 18 mois à 2 ans, que le « roulement » est important et qu’à l’échelle d’une génération c’est un pourcentage bien plus grand de garçons et de filles qui sont amenés à khai tua heng, à « vendre leur corps ». On comprend dès lors le bien fondé des propos d’un député thaïlandais qui, il y a peu, déclarait que le royaume, au lieu d’être un NPI (Nouveau Pays Industrialisé) était un PIP (Pays Industrialisant la Prostitution).

Les migrants du sexe

Le profil des Thaïlandais qui se prostituent est bien connu. Les enfants mis à part, il s’agit de personnes jeunes, âgées de 18 à 24 ans, qui proviennent surtout des zones rurales où vit encore 70 % de la population. Leur niveau d’instruction est faible, même si dans les années 1990 un nombre croissant de jeunes citadines, étudiantes ou employées du tertiaire, se sont prostituées en free lance, pour étancher leur soif consumériste et répondre au déclin des bordels et salons de massage que stigmatisaient les campagnes contre le sida (Phongpaichit 1998 : 200). Le Nord, dont les filles sont réputées les plus jolies, fournit le principal contingent de migrantes du sexe (plus de 70 %), loin devant le Nord-Est, région la plus déshéritée.

Toutes les filles ne sont pas thaïes. Les groupes montagnards du Nord apportent leur contribution. De surcroît, la peur du sida et les progrès de la scolarisation se conjuguant pour réduire l’implication des nationaux, les patrons de bordels n’hésitent pas à faire appel à de la main-d’oeuvre étrangère. Au milieu des années 1990, on estimait ainsi à 30 000 le nombre de Birmanes ou Chinoises, immigrées clandestines pour la plupart, qui alimentaient le marché intérieur. Quant à la prostitution haut de gamme, celle des clubs fréquentés par les riches hommes d’affaires, elle recrute des femmes d’Europe de l’Est. En retour, et dans un contexte de globalisation, la prostitution thaïlandaise s’exporte de plus en plus à l’étranger[6].

Les motivations qui conduisent à se prostituer sont surtout d’ordre économique. La plupart des jeunes gens proviennent de familles pauvres, disposant souvent d’un surcroît de main-d’oeuvre. De plus, beaucoup de jeunes filles ont eu une expérience conjugale malheureuse et ont des enfants à charge[7]. Au fait de ces réalités, certains guides spécialisés dans le tourisme sexuel décomplexent les clients étrangers en les présentant comme les « bons Samaritains » de filles dans le besoin (Bishop et Robinson 1999 : 195).

Les études des chercheurs thaïlandais révèlent que les cas de prostitution forcée, à la suite d’une « vente » ou une mise en gage, touchent moins de deux filles sur dix. Ces cas prolongent l’esclavage pour dette qui, au 19e siècle, avait pris le pas sur les razzias comme procédé de mise en servitude (Turton 1998 : 422). On peut s’insurger contre les parents pour qui cette « vente » est une transaction normale. À vrai dire cette « normalité » s’inscrit dans une longue tradition contre laquelle le roi Chulalongkorn (1868-1910) avait tenté de lutter en abolissant l’esclavage, mais qui a perduré dans les bastions de pauvreté. Les autres jeunes entrent volontairement dans les filières de la prostitution, attirés par des revenus relativement importants[8] et par des conditions de travail souvent moins dures que dans l’industrie ou la construction. En effet, hormis les filles vendues ou mises en gage, les autres, les « mercenaires du sexe » (selon l’expression de Cohen 1986 : 115), entretiennent avec leurs employeurs des rapports contractuels plutôt lâches. Si elles ne respectent pas les règles de l’établissement, elles sont mises à la porte ou doivent verser une amende (lorsqu’elles perçoivent un salaire de base). À la différence de leurs homologues européennes, la plupart ne sont pas « tenues » par un proxénète, et cela pour deux raisons : l’offre de services sexuels est abondante, et les patrons de bordels sont en quête d’une main-d’oeuvre jeune, renouvelée.

Le caractère temporaire de la prostitution et le roulement important qui en résulte ont une forte incidence sociale. Profitant du secret qui entoure leur activité ou de la « compréhension » de l’entourage, lorsque celui-ci a profité de ses retombées financières, une majorité de filles se réinsère dans sa région d’origine : en ouvrant un petit commerce, en se mariant ou en devenant la « petite épouse » d’un homme fortuné. Et puis il y a celles, jugées les plus chanceuses, qui « décrochent » un mari farang et s’expatrient. Cette facilité de réinsertion encourage les filles des familles pauvres à se lancer dans l’aventure et à ré-alimenter le marché du sexe. Elle a aussi, de longue date, facilité la diffusion des maladies transmises sexuellement et explique les proportions désastreuses prises par l’épidémie du sida dans le pays[9]. Avec sans doute pour effet de retour, depuis que les risques de transmission sexuelle sont mieux connus, des réticences plus marquées à épouser une ancienne prostituée.

Le ministère thaïlandais de la Santé publique distingue 19 types d’établissements employant des prostituées. Parmi eux les bordels, salons de massage, hôtels/motels, maisons de thé, nightclubs, bars à bière, coffee shops, discothèques ou cocktail lounges. En 1996, ce ministère dénombrait 7 327 établissements proposant des services sexuels, avec plus des deux tiers concentrés sur l’axe touristique Hat Yai – Phuket – Bangkok – Pattaya – Chiang Mai – Chiang Rai. En fait, ce recensement se situe en deçà de la réalité, car lui échappent nombre de gargotes, bars, hôtels ou lupanars qui emploient de une à cinq filles, sorte de secteur informel du sexe qui touche surtout la clientèle locale.

La prostitution s’est développée en Thaïlande bien avant l’essor touristique de ces trente dernières années, et, quoique les étrangers aient dynamisé le secteur en le rendant plus profitable, ils ne représentent qu’une faible proportion de la clientèle totale. Depuis les années 1970, certains bars ou salons de massage de Bangkok et de Pattaya se sont certes spécialisés en fonction de la clientèle touristique — Patpong par exemple se divise en secteurs répondant aux goûts des Japonais, des Européens, des Américains ou des touristes musulmans —, mais les établissements de ce type, peu nombreux et localisés, restent largement ouverts aux Thaïlandais fortunés en quête d’exotisme sexuel. Et puis, en marge des « boîtes à touristes » il est une majorité de lieux de prostitution qui s’adressent aux Thaïlandais selon leur niveau de revenus : des clubs accessibles aux seuls hommes d’affaires, aux bordels du pauvre où la passe n’excède pas 100 baht (2,5 $ US) et qui s’adressent aux chauffeurs routiers et migrants temporaires.

La pratique très répandue des relations extra-conjugales de la part des hommes thaïlandais pose bien sûr la question centrale du rôle relatif des facteurs externes et internes dans l’essor de la prostitution locale.

Variations polygames

Les facteurs externes sont les plus faciles à isoler. Ils tiennent à l’enchaînement sur plus d’un siècle de flux importants d’étrangers mâles en provenance d’Extrême-Orient, puis d’Occident. Ainsi, entre la seconde moitié du 19e siècle et 1947, plusieurs millions de coolies chinois immigrèrent dans le pays. La forte demande suscitée par cette main‑d’oeuvre, surtout masculine jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, fut à l’origine du premier véritable marché de la prostitution. Les dizaines de milliers de G’Is se battant dans la région relancèrent ensuite le marché durant la Seconde Guerre d’Indochine (1964-1975). Développant en Occident le mythe de la femme thaïe facile, hyper-féminine, soumise et mystérieuse, mythe ensuite relayé par des romans et films à succès, ils renouvelèrent et amplifièrent la demande émanant cette fois des touristes. Néanmoins, le processus n’aurait pu prendre pareille ampleur sans divers facteurs internes. Ils tiennent à l’interprétation populaire de la sotériologie bouddhique, aux relations de genre définies au sein ou en marge de l’idéologie theravâda, au rôle économique imparti aux femmes dans la société thaïe et enfin à la pratique par l’aristocratie de la polygamie ou du concubinage qui, note Phongpaichit (1982 : 6), légitimait déjà avant l’époque moderne la mercantilisation des femmes.

Pour être un référent essentiel, l’idéologie bouddhique ne peut à elle seule expliquer la condition des femmes thaïes et le recours d’une partie d’entre elles à la prostitution. On rejoint Tannenbaum (1999 : 243-260) quand elle critique le discours académique qui s’en tient au paradigme religieux. À trop se concentrer sur les principes doctrinaux, notamment celui du bouddhisme theravâda qui exclut les femmes de l’ordination, on verse dans les interprétations simplistes. Les femmes sont alors des « citoyennes de seconde zone » (Van Esterik 1982 : 55) qui, soutiennent Khin (1980) ou Odzer (1994), trouveraient dans la prostitution l’un des seuls moyens possibles de s’extraire de la patriarchie bouddhiste. Ne pouvant manifester leur gratitude envers les parents par l’ordination, elles s’impliqueraient plus que les hommes dans le soutien matériel de leur famille, jadis en vendant de la nourriture sur les marchés, aujourd’hui de plus en plus en vendant leur corps comme marque de piété filiale (Muecke 1992 : 897-900). Selon cette logique, les hommes thaïs sont de potentiels renonçants parce qu’ils ont séjourné dans les ordres, et les femmes sont des prostituées en puissance du fait de leur confinement dans la sphère mondaine.

Pour sortir de ces interprétations douteuses, il faut considérer l’opinion des Thaïs concernant la place et le rôle de l’ordre monastique, le sangkha (du pâli sangha), dans la société, ainsi que la contribution des hommes et des femmes à son épanouissement. D’un point de vue émique, le sangkha ne peut être dissocié du sangkhom, l’espace social qui lui sert d’écrin. Les deux sphères sont organiquement liées, parce qu’à la dépendance matérielle de la première répond celle, spirituelle, de l’autre, mais aussi parce que leurs orientations sont complémentaires. Autant l’ordre monastique est conçu comme le pôle du renoncement, autant l’univers relationnel alentour est le champ d’expression reconnu du pathos, et si l’on construit son destin dans un rapport dévotionnel au sangkha, marqué par une forme ou une autre de renoncement (ordination, dons matériels), on révèle son être et on assume son karma dans le sangkhom.

Au regard de cette dialectique populaire, les hommes et les femmes ne sont pas si inégaux que le soutient le discours savant. Certes, seuls les hommes ont accès à l’ordination, qui est première dans la hiérarchie des mérites, mais le temps passé au sein du clergé importe. Or, le nombre de bonzes n’a cessé de décroître ces dernières décennies et la durée moyenne passée dans les ordres a sensiblement baissé[10]. D’autre part, tham bun (« faire des mérites ») c’est aussi préparer les fêtes bouddhiques et soutenir plus largement le sangkha par des offrandes. Comme dans ces registres les femmes jouent les premiers rôles, la répartition des tâches s’opérant entre les genres dans le rapport au sangkha reproduit celle qui est en vigueur au sein de la famille : aux hommes l’autorité affichée dans la sphère publique ; aux femmes la fonction de nourricières, de principales pourvoyeuses de moyens d’existence[11]. Mes informateurs thaïs jugeaient ces deux aspects tout aussi essentiels pour la perpétuation des unités de base du corps social.

D’un autre côté, et pour nuancer le stéréotype masculin selon lequel les femmes seraient plus sensuelles du fait de composants (that) « faibles », il faut souligner que la vie des deux sexes dans la sphère profane est placée sous le signe d’une double tension : l’une entre leurs propres aspirations et les loyautés qu’implique une structure hiérarchique omniprésente ; l’autre, entre leurs inclinations et les idéaux bouddhiques de renoncement et de non-violence. Or, pour réduire ces tensions et assouvir leurs désirs (y compris les moins avouables), les hommes et les femmes font volontiers appel au poids du destin et à l’idée courante selon laquelle les entorses à la moralité réalisées dans le sangkhom (comme se prostituer ou visiter les prostituées une fois marié) peuvent être contrebalancées par la multiplication d’actes méritoires en faveur du sangkha. On touche ici à l’un des facteurs essentiels de l’ancrage populaire du bouddhisme : il définit un idéal moral tout en minimisant la responsabilité de ceux qui s’en écartent, par la tolérance qu’il prône, le principe de la prédestination qu’il inculque et les possibilités de rachat qu’il ouvre.

Dans les régions du Nord et du Nord-Est, d’où proviennent la plupart des travailleurs du sexe, pai thiaw (« voyager ») est le moyen le mieux admis de tham wen, « questionner son destin ». Là encore il faut nuancer l’idée selon laquelle les femmes seraient attachées à la sphère domestique, laissant aux hommes la gestion des rapports avec l’extérieur. Cette proposition ne vaut que pour les mères de famille, et, même dans leur cas, cela ne concerne que les déplacements lointains et prolongés. Les jeunes filles, loin de vivre recluses à la maison ou dans le village, sont très libres de mouvement. Dans les familles pauvres, en particulier, il est admis qu’elles émigrent seules ou en groupe en quête d’emplois. L’émigration temporaire vers les grands centres urbains touche en proportion égale les jeunes garçons et filles. Ces dernières, majoritaires dans les services, sont même plus nombreuses que les garçons à émigrer avant l’âge de vingt ans. De plus, le boom industriel des années 1985-1996 s’est pour l’essentiel réalisé grâce à de la main-d’oeuvre féminine, qui compte pour 80 % de la force de travail de sept des dix principales industries d’exportation.

La possibilité ainsi offerte à de nombreux jeunes de se soustraire un temps au contrôle social de leur communauté est un autre facteur à considérer pour comprendre l’essor de la prostitution. Il entoure de toute la discrétion nécessaire l’activité de ceux qui entrent dans le commerce du sexe, tandis que l’émigration d’hommes de tous âges, massive ces dernières décennies, alimente une forte demande intérieure pour ces services. Il est important de noter ici que la prostitution du proche n’existe pas en Thaïlande. Il s’agit toujours d’un commerce inscrit dans la mobilité qui associe des partenaires venus d’ailleurs, des corps étrangers en quelque sorte. Un schéma relationnel dans lequel entrent parfaitement les touristes farang[12].

Le dernier facteur interne ayant favorisé l’essor de la prostitution est l’avatar sur le plan sexuel de l’organisation séculaire en cliques qui caractérise l’ordonnancement hiérarchique de la société thaïe. À l’époque prémoderne, l’étiquette voulait que les nobles entretiennent un nombre de concubines et, au-delà, de dépendants correspondant à leur rang. Le concubinage était l’une des facettes du système suivant lequel tout phrai, ou « homme libre » et, à la suite, sa femme et ses enfants devaient se placer au service d’un nai (« patron »). Or, si la polygamie a officiellement été abrogée sous Rama VI (1910-1924), les setthi (« richards ») ont pris le relais des aristocrates pour la maintenir vivace à travers l’institution de la mia noi (« petite épouse »). La norme veut ainsi qu’un homme fortuné fasse profiter plusieurs femmes de ses largesses, les unes et les autres ne partageant pas le même toit — les apparences de la monogamie sont préservées. L’épouse officielle, la mia yai (« grande épouse ») est rarement dupe, mais la pratique est si ancrée dans les moeurs qu’elle ferme le plus souvent les yeux. Les hommes publics donnent le ton, à l’image de Sarit Thannarat, premier ministre de 1958 à 1963, qui entretenait une cinquantaine de mia noi. La pratique ouverte ou détournée du concubinage et le recours au critère économique pour sa légitimation ont favorisé l’essor de la prostitution, en donnant à la sexualité féminine une connotation mercantile, puis en conduisant nombre d’épouses légitimes à considérer le recours de leur mari aux services de prostituées comme un pis-aller face à l’entretien de maîtresses régulières qui menacent le budget familial (Knodel 1999 : 78-92).

Les privilèges reconnus aux nobles, puis aux hommes riches, furent projetés sur les GI’s américains et sur les touristes des pays industrialisés. Ces étrangers venaient en effet de pays riches et faisaient figures de nantis. Comme le capitaine Cook débarquant à Hawaï, ils entrèrent dans un profil structural préconstruit, endossant sans le savoir les habits du richard logiquement polygame. L’anormalité dans leur cas ne consistait pas à multiplier les partenaires sexuelles, mais au fait de renoncer à ces prérogatives au nom de la fidélité conjugale, attitude considérée comme un signe d’impuissance ou d’avarice.

Les attentes des filles qui ont charmé le touriste étranger au point de lui servir de compagne durant son séjour sont cohérentes avec ces conceptions. À défaut de devenir mia yai et de s’expatrier, elles maintiennent volontiers avec leurs éphémères petits amis farang des relations épistolaires qui, remarque Cohen (1986 : 116), mêlent en un tout complexe attachements sentimentaux et intérêts pécuniaires. Bref, elles se campent en position de mia noi qui, en retour des marques de générosité épisodiques de leur amant, sont prêtes à lui servir encore de compagne lors d’une autre visite.

Regards croisés

Parce que beaucoup consacrent un temps important à la fréquentation des bars à filles, bordels ou salons de massage, les touristes mâles farang sont souvent perçus par la classe moyenne citadine comme des « fous de sexe » (ba sek). D’autant qu’on leur prête un « coeur chaud » (chai rôn), contraire au calme (chai yen = « coeur frais »), au contrôle des émotions, à la retenue qui caractérisent selon les bouddhistes l’être « cuit », civilisé. Comme, en retour, le comportement débridé de certains visiteurs étrangers repose sur le cliché du libertinage atavique des Thaïs, chacun projette sur l’autre les mêmes fantasmes de surpuissance sexuelle, faisant de lui une figure fascinante et inquiétante. Néanmoins, pour mieux apprécier la portée de ces préjugés, il faut les resituer dans le contexte plus large des images que suscite la prostitution et ceux qui s’y adonnent, suivant leur position dans l’échiquier social.

Ainsi, selon le point de vue adopté, les filles qui se prostituent sont stigmatisées ou dotées d’attributs positifs. Diabolisées par les maîtresses de maison chinoises ou de la bonne société thaïe[13], certaines expressions pour les qualifier sont éloquentes : fan po kui (« fantômes barbares et étrangères » en teochiu) ou phuak narok (« créatures infernales » en thaï), elles jouissent évidemment d’une meilleure image auprès des hommes auxquels elles offrent l’occasion de plian rot chat (« de changer de saveur »). Mais même parmi les femmes bourgeoises, notamment les romancières proto-féministes du début du siècle, il en est qui reconnaissent certaines qualités aux prostituées. Tel fut le cas de Kanha Watanaphat, auteur en 1937 du roman La femme de vertu légère. Harrison (1999 : 171) l’a bien noté, la prostituée est stigmatisée dans ce livre pour avoir perdu sa pureté, mais est aussi dépeinte comme une fille honnête et généreuse, victime d’un destin contraire. Même si plus tard les romancières bourgeoises responsabiliseront de plus en plus la « fille de petite vertu » dans un contexte de mercantilisation croissante du sexe, on remarque que le tableau de la prostituée dépeint dans les années 1930 par Kanha rejoint celui que brossent aujourd’hui les membres des couches populaires d’où proviennent la plupart des prostituées. Selon le point de vue alors le plus courant, les filles qui « vendent leur corps » se comportent certes mal, mais du fait de la pauvreté de leur milieu, elles n’ont pas d’autres moyens pour améliorer la situation de leur famille. Le modèle de comportement qui est valorisé et prévaut dans la pratique est celui d’une fille qui maintient des liens étroits avec ses proches[14]. En ajoutant à ces vues les performances sexuelles que les hommes prêtent volontiers aux prostituées, on est conduit à voir dans celles-ci le pendant féminin du nakleng (le « voyou »). Si, remarque Johnston (1981 : 91-92), le nakleng est décrit comme violent, crapuleux et instable, on le définit en retour comme généreux et loyal. Or, ce sont ces propriétés qu’incarne la figure idéal-typique de la prostituée, et à l’hypervirilité du premier fait écho l’hyperféminité de la seconde.

La prostituée qu’évoquent les paysans est abstraite, sans nom et sans visage. Faire référence à des cas connus, de la parenté ou du voisinage, serait endosser la honte qui entache cette activité et faire perdre la face à un proche. Le voile n’est levé indirectement que lorsque la relation a « pris » un mari farang. Dans le Nord-Est où j’ai travaillé, de nombreuses familles thaïes ou sino-thaïes faisaient ainsi parfois mention d’un ou plusieurs gendres étrangers. Lorsque je demandais des précisions sur les circonstances de la rencontre, les réponses restaient allusives : la fille en question était descendue à Bangkok pour « se promener » ou travailler. Comment deux personnes ne parlant pas la même langue avaient pu échanger assez d’idées et d’émotions pour vouloir vivre ensemble ? On n’en disait rien, cultivant ainsi l’illusion d’un effet magique lié au cosmopolitisme bangkokien. Magie positive, car le mari farang était généralement présenté comme quelqu’un de « bien » (khon di), de généreux (mi namchai) et de plus fidèle que la moyenne des maris du cru, bien que falot, car maîtrisant rarement la langue et les usages thaïs.

Il y avait sans doute une part de flatterie envers l’interlocuteur farang dans ce tableau, ainsi que de la pudeur conduisant à taire les échecs ou difficultés vécues par les expatriées, mais pas seulement. Les fréquentes sollicitations auxquelles on est confronté lorsque l’on travaille sur place, soit pour épouser une fille du cru, soit pour servir d’intermédiaire dans la recherche d’un bon mari farang amènent à penser que l’image idéalisée que la paysannerie locale s’est forgée de la vie dans les pays industrialisés rejaillit sur sa vision du mâle occidental. Le « fou de sexe » dépeint par les élites urbaines cède alors le pas à l’image de l’homme de coeur, artisan d’une vie meilleure. D’autant plus qu’à la différence des hommes thaïlandais, il n’adhère pas aux multiples discriminations d’une société très stratifiée. Lui, l’homme « riche » fait peu cas des barrières de classes ; il paraît avoir d’autant plus de coeur qu’il n’hésite pas à prendre comme épouse principale une pauvre fille de la campagne.

Le développement du sida ne semble pas avoir altéré cette image plutôt positive de l’homme occidental parmi les couches populaires. Elles sont certes désormais avisées des risques de transmission par voie sexuelle, mais leurs membres sont peu nombreux à établir un lien — au demeurant simpliste — entre tourisme, prostitution et propagation de la maladie. Les thèses des journalistes locaux sur l’origine étrangère de la maladie restent largement méconnues. De plus, le fait que la demande de services sexuels émanant des touristes ne représente qu’une part mineure de la demande globale n’incite guère à ce genre de corrélation. Et puis la honte d’avouer les circonstances de la contamination chez les personnes infectées par voie sexuelle entoure souvent la maladie d’un halo de mystère.

À vrai dire, la stigmatisation des touristes étrangers en rapport avec l’essor de l’épidémie est surtout le fait des milieux conservateurs et nationalistes, et prend pour cible les clientèles gays et pédophiles. Jackson (1999 : 226-242) a bien montré que la sexualité gay, qui s’est développée dans le pays dès les années 1960, a fait l’objet d’un rejet d’autant plus fort de la part de certains faiseurs d’opinion[15] qu’elle s’opposait aux catégories du genre indigène et notamment à la figure du kathoei, personnage hermaphrodite et efféminé, différent dans son principe du gay, viril mais homosexuel. La confusion et la peur suscitées par cette dernière catégorie furent exacerbées à la fin des années 1980, lorsque les médias occidentaux désignèrent la communauté homosexuelle américaine comme l’un des foyers primitifs de la maladie. Le discours homophobe trouva alors une nouvelle vigueur dans la presse. Ce discours, que Jackson qualifie de paradigme dominant de l’opinion publique thaïe, prône l’éradication de cette forme de sexualité tout en campant les touristes farang qui s’y adonnent dans le rôle de dangereux corrupteurs de la jeunesse nationale au côté des pédophiles.

Avatar sur le plan sexuel des forces destructrices des confins, le message aurait pu trouver un large écho dans une société thaïe dominée par des valeurs holistes et qui se définit à ses différents niveaux communautaires selon la métaphore du corps[16]. Pourtant, sa réception paraît largement brouillée au sein des couches populaires. D’abord parce que dans l’esprit des paysans thaïs que j’ai interviewés, les gays et les pédophiles dont ils jugent en effet sévèrement les pratiques sexuelles, font figure de perversion citadine, un effet bangkokien dont ils ne trouvent pas d’équivalent local (il y en a, mais ils ne s’affichent jamais comme tels). Ensuite, parce que certains hommes politiques thaïlandais, parmi les plus éminents et qui sont des gays notoires, captent l’attention et servent de paratonnerres aux Farang.

Mais pour mieux apprécier la portée de telles représentations il nous faut considérer les préjugés qu’induisent des pratiques sexuelles contrastées des différentes composantes ethniques de la nation. Ainsi, selon Bao (1999 : 69), les commerçants chinois taxent les hommes de la classe ouvrière thaïe d’irresponsabilité, car ils joueraient, boiraient et « déposeraient leurs oeufs » un peu partout, sans réfléchir au soutien de leur famille. En retour, les Thaïs voient dans la propension des Chinois à chercher de jeunes vierges pour régénérer leur vigueur sexuelle l’indice de leur exploitation sans frein des forces vives de la société d’accueil.

Les hommes farang entrent donc dans un schéma plus général de dénigrement de l’altérité sexuelle et de mise à distance symbolique. Cependant de tels préjugés rejaillissent peu sur les comportements. Jackson (1999 : 229) l’a noté : l’inacceptable au niveau des jugements moraux se traduit néanmoins en Thaïlande par une grande tolérance envers les conduites incriminées. Dans ce contexte, les gays farang ne se sentent pas plus ostracisés que les vieux Chinois en quête d’une vierge, et certains guides de voyages spécialisés, comme Spartacus, n’hésitent pas à qualifier le pays de « paradis gay ».

La thèse de Foucault (1976 : 121-151) est utile pour interpréter les opinions divergentes des nationalistes thaïlandais et des couches populaires à l’endroit du Farang et de sa sexualité. Dans les deux optiques semble en effet se vérifier l’argument de Foucault suivant lequel le sujet sexuel est métonymique d’un désir et, partant, d’un rapport de pouvoir. Mais tandis que les milieux nationalistes conçoivent ce rapport comme une manifestation de l’impérialisme farang et déplorent ses effets sur le mode de la dilution du corps social thaï, la frange la plus défavorisée de la société thaïlandaise voit dans le « bon époux farang » le moyen de contourner la soif de domination des élites urbaines nationales et donc une chance de promotion sociale. En la matière, le salut provient des « corps étrangers », extérieurs à un ordre hiérarchique multiséculaire qui en soi n’offre guère aux démunis de possibilités d’amélioration de leur destin.

Conclusion

La prostitution en Thaïlande procède toujours d’un rapport à « l’étranger ». Celui-ci peut être du proche ou du lointain, mais il vient d’ailleurs, à l’aune d’une pratique inscrite dans la mobilité. Le tourisme entre dans ce schéma, tout comme le Farang endosse involontairement les habits du « riche » polygame. Dès lors, pendant qu’il s’approprie une jeune Thaïe, sa belle-famille fait de même avec lui, celle-ci voyant dans le mariage avec un Farang l’occasion de subvertir un ordre hiérarchique très pesant qui surdétermine les effets d’une origine modeste.

Nous l’avons vu, les représentations que suscite le tourisme sexuel au sein de la société thaïlandaise sont multiples et discordantes. Elles métaphorisent des enjeux de pouvoir et un antagonisme larvé entre les élites urbaines et la frange rurale, pauvre. Pour saisir ces nuances et s’extraire d’une appréhension simpliste du phénomène, il fallait l’interpréter par référence au faisceau complexe de causes internes et externes dont il est l’aboutissement. L’ampleur prise par le marché de la prostitution en Thaïlande n’apparaît pas dès lors réductible à la seule demande touristique, même si celle-ci joue les premiers rôles dans la perpétuation d’une image fantasmatique du pays. En rapport avec une longue tradition de polygamie et de mercantilisation des femmes, avec une interprétation populaire très accommodante de l’acte méritoire bouddhique et du fait aussi d’une économie nationale qui repose sur le principe des migrations tournantes, la demande intérieure prévaut. La prostitution répond d’abord et avant tout aux désirs des hommes thaïlandais. D’où la tolérance et même la connivence qu’ils manifestent envers les clients mâles farang, d’où aussi une tendance générale à dédramatiser le phénomène, y compris dans les plus hautes sphères de l’État.

La prostitution est conçue comme une activité temporaire en Thaïlande, qui ostracise moins celles qui s’y adonnent qu’elle n’a jusqu’à présent favorisé leur promotion. Hier comme aujourd’hui, tendue vers la quête d’un bon mari, elle a sans doute été la condition première de nombreuses unions entre femmes thaïes et migrants chinois. Ce faisant, elle a favorisé la « thaïsation » des seconds. À l’heure de la mondialisation, dont le tourisme international est un puissant vecteur, elle épouse la tendance en ouvrant à sa manière le pays sur le monde : l’union avec les corps étrangers qui est à son principe revêt désormais une dimension planétaire. La résonance sur le plan identitaire d’une telle ouverture reste à analyser. Notons malgré tout l’« appropriation » très ambivalente de métis célèbres résidant à l’étranger comme Pui, Miss Univers 1988, ou plus récemment le golfeur Tiger Woods et l’usage dans la presse de l’expression peu flatteuse de Thai thiam (« Thaïs artificiels ») pour les qualifier.