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La mort d’une jeune personne reste inconcevable. Nombre d’écrivains ont noirci des pages pour leur enfant disparu, relatant leur souffrance et leur impuissance à rendre compte de cette expérience. Parmi les plus connus, Victor Hugo s’adresse à sa défunte fille dans son poème « Demain, dès l’aube[1] » (1856), alors que Stéphane Mallarmé écrit Pour un tombeau d’Anatole[2] (1961), fragments qui trouvent le plus de signifiance dans les trouées laissées par la mort du fils. Plus récemment, les oeuvres de Philippe Forest (L’enfant éternel[3], Tous les enfants sauf un[4]) portent sur l’expérience de la perte d’une enfant malade, alors que le bref récit de Camille Laurens, Philippe[5], dévoile sa colère contre la froideur médicale à la mort de son poupon. Au Québec, Le temps d’Alexandre[6] de Pierre Jasmin rend hommage à son fils décédé d’une maladie et Le marcassin envolé[7] de Typhaine Leclerc prend la forme d’un échange intimiste avec son bébé mort subitement. Chaque parent énonce explicitement ses doutes quant à la justesse de son écriture et l’acceptabilité sociale de son histoire.

Créer une fiction à partir de la figure de l’enfant mort comporte ainsi le risque de choquer ou de déformer, ce qu’illustre le conflit entre Camille Laurens et Marie Darrieussecq à la parution de Tom est mort[8]. Ce roman de Darrieussecq noue une tension narrative autour des causes du décès d’un enfant. Dans son article « Marie Darrieussecq ou Le syndrome du coucou[9] », Laurens avance que l’idée d’imaginer l’enfant mort ne peut être tenable que pour celui qui écrit ce scénario « en touchant le bois de [son] berceau plutôt que celui de [son] cercueil[10] ». Pour les nombreuses ressemblances avec les confidences autobiographiques inscrites dans Philippe, Laurens accuse Darrieussecq de plagiat psychique et demande, « mise à part l’émotion facile et prompte, quel est le projet d’un tel déploiement sur un “thème” aussi consensuel ? Et ne faut-il pas qu’un écrivain engage quelque chose de soi, qu’il s’expose de façon singulière, qu’il se risque [11] ? » Beaucoup se sont ralliés à Laurens contre la facilité des effets thymiques recherchés dans Tom est mort, là où les autobiographies de parents endeuillés ont voulu les éviter.

Or, plusieurs romans québécois contemporains prennent ce risque en abordant ce sujet à partir d’une perspective moins commune, celle du narrateur-enfant mort. Parmi ces oeuvres, plusieurs se voient acclamées par la critique, peut-être parce que ce type de narration est trop invraisemblable pour être rapporté à une prise de parole sur cette question sensible. Dans le présent article, nous montrerons toutefois que le choix d’un narrateur-enfant mort n’est pas non plus sans lien avec une critique prégnante du réel faite par le personnage comme par l’écrivain. Notre démonstration s’appuiera sur une analyse croisée entre la forme narrative, les jeux énonciatifs et les thèmes déployés dans trois romans québécois exemplaires à ce sujet : L’ingratitude[12] de Ying Chen, La petite fille qui aimait trop les allumettes[13] de Gaétan Soucy et Tu aimeras ce que tu as tué[14] de Kevin Lambert. Leurs points de recoupement suggèrent que la figure de l’enfant-narrateur mort porte en elle une critique acerbe de l’organisation sociale fondée sur des sacrifices à faire au profit d’un futur pensé de manière fixe et peu inventive et à partir d’un passé traditionnel, comme si l’avenir en découlait forcément. Plutôt que d’accepter la reproduction de cette dynamique, ces enfants choisissent une rupture nette, celle de la mort. Nous verrons que leur prise en charge du récit leur assure tout de même une forme de transmission qui entre en écho avec celle de l’écrivain à la barre de l’oeuvre, lequel valorise le récit imprévisible, polysémique et inscrit dans un temps plus complexe que celui rencontré hors de la fiction.

La transgression du narrateur autothanatographique

Dans « Je suis mort ». Essai sur la narration autothanatographique[15], Frédéric Weinmann documente le fait que la narration autothanatographique est perçue comme un interdit narratif et énonciatif que peu de romans bravent jusqu’au bout. Il précise que « [l]a narration autothanatographique ne paraît possible “en vérité” que sur le mode du “comme si”[16] ». Ces mascarades pour éviter d’inventer la narration d’un personnage mort surprennent, « comme si même la fiction s’arrêtait devant le paradoxe pragmatique de l’énoncé “je suis mort”[17] ». Weinmann trouve des oeuvres qui tiennent cette posture et peint le portrait diversifié d’un corpus surtout européen et étasunien, majoritairement publié après 1980. Or, les oeuvres québécoises restent peu représentées par les critiques et théoriciens qui abordent ces questions alors qu’il s’agit d’un terreau des plus fertiles pour y réfléchir. Nous y rencontrons même une figure qui pousse la transgression narrative dans l’ordre du social, soit celle du narrateur-enfant mort, assez rarement mobilisée ailleurs[18]. Ni Daniel Sangsue, dans son essai sur l’histoire littéraire de la revenance[19], ni Frédéric Weinmann – qui identifie pourtant une oeuvre avec cette figure – n’abordent ce sujet. Nous venons de voir que l’enfant mort en tant que tel constitue un sujet susceptible de choquer, ce qui accentue la transgression impliquée lorsque ce dernier est imaginé comme instance narrative. Ce narrateur s’inscrit d’emblée dans une contestation de l’ordre social admis, refusant d’obéir à un horizon attendu et à une posture énonciative tenable.

L’ingratitude : rester l’enfant de sa mère ou mourir

Les figures spectrales hantent les oeuvres de Ying Chen et portent le plus souvent une critique sociale ou une révolte, sans pour autant susciter des polémiques. Leur acceptabilité sociale se rapporte peut-être à la distance qu’elles instaurent avec la lecture référentielle du fait qu’elles insufflent une invraisemblance et une aura d’incertitude quant aux repères spatio-temporels. L’accent est alors mis sur des émotions ou des impressions qui ouvrent à de multiples interprétations. Ces deux traits récurrents chez Chen, l’opacité spatio-temporelle et la polysémie, caractérisent aussi L’ingratitude, publié en 1995. Ce roman décline la narration autothanatographique d’une jeune femme révoltée contre les traditions familiale, sociale et de genre, qui l’empêchent d’entrer confortablement dans l’âge adulte. Malgré sa jeune vingtaine, la défunte s’identifie toujours à l’enfance : « [J]e suis à jamais son enfant à elle […]. Une fille apparemment médiocre mais brave au fond, qui la dépasse de loin » (I, p. 12). L’emprise de sa mère sur elle fait en sorte qu’elle ne peut sortir de l’enfance que par la mort qui, une fois réalisée, ne semble pas l’avoir complètement libérée. La narratrice commence ainsi son récit sous le signe de l’insatisfaction :

Ils jettent mon corps sur un petit lit roulant, au milieu d’une salle blanche et sans fenêtre. […]
En général, ils respectent davantage les déjà-morts que les encore-vivants car, devenus moins humains et surtout moins fragiles, les premiers peuvent acquérir, du jour au lendemain, plus d’intelligence, plus de talent, plus de vertu, donc plus de valeur. Mais c’est différent dans mon cas. Ma mort est une honte démesurée, car je m’y suis condamnée moi-même

I, p. 7

Le roman entre sans hésitation dans le tabou de la mort prématurée, l’accentuant par deux autres interdits : le suicide et la représentation du cadavre. L’affirmation d’une inégalité des humains face à la mort, censée être une expérience universelle, choque également. La narratrice inscrit sa propre mort dans l’ordre de la transgression dès l’incipit, alors qu’elle précise : « Mourir jeune, c’est violer les lois divines. C’est plus immoral que de montrer ses jambes » (I, p. 8).

Un autre élément significatif du roman est que la narratrice aborde sans filtre le sujet de son jeune corps mort, corps socialement scandaleux qu’elle exhibe par ses descriptions comme s’il s’agissait de quelques évocations ordinaires. Dans Esthétique de la charogne[20], Hicham-Stéphane Afeissa observe « les présupposés de la théorie esthétique qui, de manière plus ou moins explicite, déclare irreprésentable en art le corps en décomposition[21] ». La charogne apparaît de plus en plus en littérature contemporaine, mais presque exclusivement dans des genres de l’imaginaire, des scénarios fantastiques, des romans policiers, des oeuvres d’épouvante ou des fictions de zombies. La popularité de ces mises en scène du corps mort suggère un amenuisement du tabou, mais l’effet recherché reste le dégoût ou la mise à distance des figures cadavériques. La narration de Chen n’est donc pas innocente puisque même le personnage sait que son corps en putréfaction dérange. Elle confie son désir d’échapper à sa mère par le moyen autodestructif de la putréfaction, qui métaphorise aussi l’anéantissement du lien identitaire génétique :

Je brûlais d’envie de voir maman souffrir à la vue de mon cadavre. […] La vie coulerait entre ses doigts et sa descendance lui échapperait. Mon corps commençant à pourrir par ces journées chaudes, ses gènes cesseraient de circuler dans mes veines, se perdraient au fond de la terre uniforme. Elle n’aurait plus d’enfant. Sa fille unique s’envolerait loin d’elle

I, p. 16

La narratrice conçoit son propre cadavre de suicidée comme le moyen d’un affront contre les traditions maternelles. Cette stratégie se voit toutefois déjouée lorsque sa mère invente une explication moins scandaleuse qui l’apaise. La narratrice constate ceci : « Elle essaie même d’expliquer les motifs de ces accidents. Au ronflement régulier de mon père, elle réfléchit. Chacun de ses nerfs est éveillé. Elle ne souffre plus. Elle m’oublie. À peine mon corps commence-t‑il à puer qu’elle m’oublie déjà » (I, p. 43). La répétition de « elle m’oublie » et l’emphase de l’adverbe « déjà » suggèrent la déception de la narratrice quant à la non-pérennité de sa stratégie. La représentation du suicide, du cadavre, de la mort d’un enfant, ainsi que la posture autothanatographique installent délibérément la narratrice dans la révolte sociale.

Si dans l’histoire littéraire la parole du fantôme sert souvent à proposer des discours ou des schèmes imaginaires critiques difficilement formulables dans un régime d’énonciation référentiel, il faut remarquer que le narrateur-enfant tient également ce rôle puisqu’il est considéré d’office comme en formation, n’évoquant ni la maîtrise ni l’autorité de l’adulte. Les écrivains se servent de sa voix pour critiquer les tares sociales, comme Romain Gary dans La vie devant soi[22] ou Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé[23]. La liberté critique du narrateur-enfant mort est donc décuplée pour l’écrivain voulant tisser son oeuvre autour de sa parole. Quant à L’ingratitude, quel sujet sensible expliquerait l’adoption de ce type de narration ? Lori Saint-Martin[24] a étudié la relation difficile entre la mère et la fille dans ce roman et la révolte de la narratrice se lirait facilement comme celle d’une adolescente tentant de refuser le contrôle maternel qui lui est imposé au nom d’un avenir qu’elle choisit pour elle, dans l’horizon impersonnel des traditions.

Plus précisément, ce qu’elle rejette relève des prescriptions faites aux jeunes en fonction des traditions figées, qu’ils réactivent en s’y pliant. Nombreux sont les extraits par lesquels le refus de la transmission s’illustre, refus que le suicide réalise : « La question de la mort venait souvent me hanter. Je voyais en elle la seule possibilité de délivrance, de sortir du destin avant de le connaître » (I, p. 36). L’extrait le plus significatif reste celui où le lecteur comprend que la motivation du suicide n’est pas un stérile rejet de transmission, mais un moyen de ne pas devenir l’instrument d’une reproduction passive :

[A]vant de me mettre au monde, maman avait des idées précises concernant mon devenir. C’est pour ton bien, me répétait-elle chaque fois qu’elle essayait de me faire accepter ses idées. Ma vie devait égaler sa vie. […] J’étais censée devenir la reproduction la plus exacte possible de ma mère. J’étais sa fille. […] Il fallait donc détruire cette reproduction à tout prix

I, p. 111

Le refus de porter la responsabilité d’un destin à réaliser est défini à plusieurs reprises comme de « l’ingratitude », entrant en écho avec le titre :

J’avais vécu en tant que l’enfant de ma mère. Il me fallait mourir autrement. Je terminerais mes jours à ma façon. Quand je ne serais plus rien, je serais moi.
Maman devinait mes pensées obscures. Elle s’épuisait à corriger cette ingratitude

I, p. 23

Selon elle, un amour déraisonnable était dangereux. Il pouvait troubler ma mémoire, me faire oublier mon origine, abandonner maman et me dévouer à un petit inconnu qui n’avait rien fait pour moi. Il impliquait naturellement de l’ingratitude

I, p. 44

Comme le remarque très justement Martine-Emmanuelle Lapointe à propos du roman et de son titre, l’ingratitude, « faute grave, consiste tout simplement à penser à soi d’abord, à se croire assez forte pour vivre l’isolement provoqué par le rejet familial. Les êtres seuls sont des marginaux, pense la mère[25] ».

L’anéantissement de la transmission familiale constitue l’un des motifs privilégiés par l’autrice. Pour Anne Martine Parent, qui analyse ce motif dans Un enfant à ma porte[26], les études au sujet de la transmission et de la filiation en littérature

laissent souvent de côté, dans leur souci de mettre en rapport le passé et le présent, […] le futur ; on s’intéresse à une certaine partie de la filiation, à ce qui se trouve en amont, mais peu à ce qu’il y a en aval : la descendance. Or, les notions de filiation et d’héritage, si elles mettent en jeu le passé et le présent, touchent aussi au futur dans la mesure où le manque, l’absence et la perte qui marquent la transmission entre l’ascendance et le sujet risquent également d’affecter la descendance – voire d’empêcher qu’il y en ait une[27].

Parent avance que pour la mère du roman, « avoir un enfant, c’est se confronter à sa propre mort[28] » ainsi qu’à celle possible de l’enfant. Elle constate ainsi que la transmission dans l’imaginaire construit par Chen relève d’un « héritage mortifère ». La narratrice se montre d’ailleurs rassurée de ne pas être la mère biologique de son enfant adopté. Dans L’ingratitude, ce refus de transmission passe aussi par la mort puisque la fille narratrice choisit le suicide plutôt que d’accepter comme sa mère une mort de soi dans la vie impliquée par l’engendrement à venir.

C’est également l’idée « d’investissement » en l’avenir, comme si l’on pouvait parler de l’existence future comme de la fluctuation de la bourse, qui dérange la narratrice et la pousse au suicide. La narratrice sape d’ailleurs l’investissement de sa mère en elle, considéré comme une intrusion intime : « Je ne pouvais jamais, par exemple, prononcer la phrase préférée de maman sans rougir jusqu’au cou : Je fais ça pour ton bien. Vouloir s’occuper du bien des autres n’était-il pas une tentative de pillage et de viol ? » (I, p. 20) L’évocation du viol ou de l’intrusion non consentie du corps d’autrui en soi revient constamment pour aborder l’invasion maternelle dans le destin de sa fille. Comme une roue sans fin, les hommes qu’elle côtoie finissent aussi par prendre le visage de la mère en prétendant savoir ce qui est bien pour elle, sans tenir compte de sa propre capacité à l’évaluer. À propos de son amoureux, elle raconte :

Il préférait demander ma main à maman, car cette main si indocile et appétissante était d’abord à maman […]. C’est pour ton bien, disait-il d’un ton étrangement semblable à celui de maman. […] J’entendais vaguement qu’il parlait de l’avenir et récitait son poème préféré, ce poème remanié et usé depuis des siècles

I, p. 66

Son dernier amant accepte ses requêtes sexuelles, s’adonnant ainsi au premier regard à la transgression souhaitée : « La chose était faite. Je m’étais fait déchirer le corps. Maman avait donc pondu un corps qui ne valait plus rien » (I, p. 90). Cependant, son amant adopte aussi un discours protecteur et dessine pour la jeune femme les contours de son avenir, sans même la consulter. Lorsqu’elle lui demande de l’oublier, il lui répond : « Pour qui me prends-tu ? Je ne suis quand même pas irresponsable à ce point ! » ; alors qu’elle conclut « [j]’étais donc devenue sa responsabilité » (I, p. 92). Par la mort, la narratrice cherche à sortir d’une enfance interminable caractérisée par la définition de son avenir par autrui, au coût de sacrifices imposés sans son consentement. Il s’agit donc aussi d’un discours sur la marginalisation et l’emprise de l’ordre social matriarcal prescrit, sujet très bien observé par Martine-Emmanuelle Lapointe, qui avance que « [l]a mémoire culturelle est ici dominée par les valeurs familiales, matriarcales, que tente de rejeter la narratrice. Or, il est impossible de sortir de la cage aménagée par la mère – qui avant la naissance et après la mort de sa fille s’occupe d’ailleurs d’un oiseau captif[29] ».

Quant à la structure d’ensemble de l’oeuvre, elle accentue la philosophie de la narratrice en la confrontant. C’est-à-dire que le roman amène à se demander si le suicide raté de la narratrice, laquelle meurt finalement d’un accident plutôt que du suicide prévu, constitue réellement un échec en regard du dessein qu’elle cherchait à accomplir. Son suicide était un geste de révolte prévu contre les projets d’avenir que portent les enfants pour leurs parents et qu’ils ne peuvent cesser d’incorporer sans la mort. L’imprévisibilité de la fin, qui contrevient aux prédictions du lecteur, n’est-elle pas plus efficace encore pour convaincre du bien-fondé de la critique de la narratrice ? Malgré le sentiment d’échec qui s’empare d’elle, c’est avec surprise, à la fin du récit, que le lecteur constate qu’en dernier ressort, la narratrice accepte assez paisiblement de quitter son rôle de vengeresse et de se dissiper hors de ce non-lieu à partir duquel elle racontait et au-delà duquel elle ne prévoyait rien : « Tout paraît très beau quand il n’y a plus de choix à faire, quand on aime sans objet, quand Seigneur Nilou ne vient pas, quand on n’a plus de destin » (I, p. 154). Fidèle à son habitude, Chen ne laisse pas le lecteur dans le confort de cette douce fin puisque le dernier mot de la jeune narratrice pendant qu’elle s’évapore est « Maman ! », comme si sa mère possédait même son ultime soubresaut de conscience dans l’au-delà. Encore une fois, l’autrice insiste sur l’imprévisibilité du futur pour les personnages, pour la protagoniste ainsi que pour les lecteurs.

La petite fille qui aimait trop les allumettes : immoler toute transmission

Dans La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy, le père meurt et ses deux enfants sont perdus sans ses consignes strictes. Comme dans plusieurs oeuvres de Soucy, l’espace, la temporalité et les jeux langagiers donnent à lire un récit aux interprétations multiples. Il est donc peu surprenant de rencontrer une narratrice autodiégétique au statut des plus incertains, qui écrit peut-être son histoire au seuil de la mort puisqu’elle affirme consigner son « testament » dans son « grimoire ». Elle ne prononce jamais l’expression « je suis morte », mais elle projette son destinataire dans le temps de sa mort. C’est d’ailleurs en accouchant dans les flammes que cette enfant, incertaine au point de croire d’abord qu’elle est un garçon, termine son testament en avouant :

[J]e n’écris qu’avec une seule lettre, la lettre l, en cursive ainsi que ça se nomme, et que j’enfile durant des feuillets et des feuillets, caravelle en caravelle, sans m’arrêter. Car j’ai fini par faire comme mon frère, que voulez-vous, et adopter son gribouillis, ça écrit plus vite comme ça, et c’est la vraie raison pour laquelle je ne peux pas moi-même me relire

PFA, p. 175-176

Comment le lecteur a-t-il accès au récit lisible qu’il a sous les yeux ? Serait-il possible que la jeune narratrice, seule détentrice des clés interprétatives de ce texte illisible, raconte cette histoire oralement depuis la mort ? Dans tous les cas, une mort symbolique peut assurément être repérée dans le texte et, comme dans L’ingratitude, la contestation des dynamiques de transmission constitue le coeur du récit.

Sur ce point, la narratrice découvre l’inadéquation de ses apprentissages hors de l’espace domestique dans lequel elle était séquestrée par son père. Elle s’exprime par exemple dans un langage vieilli et figé, que Bertrand Gervais identifie à une « parole détraquée[30] » façonnée par le rappel constant de la fin. Son langage s’apparente à un monde livresque déchu, sans doute le seul type de récit auquel elle a été exposée. Lorsque son frère et elle découvrent leur père inanimé, c’est dans les livres de la maison, qu’elle nomme sous le mode ancien de « rouleaux » (PFA, p. 13), qu’ils cherchent comment se comporter : « Nous scrutâmes les douze articles du code de la bonne maison, c’est un très joli document, qui remonte à des siècles et des siècles, avec lettrines et enluminures, si je sais ce que ça veut dire, mais il ne s’y trouvait point d’article qui entretînt un rapport même lointain » (PFA, p. 14). L’usage du passé simple, avec la mention commentative au présent énonciatif (« je sais »), illustre une formulation peu usuelle du récit autodiégétique. La passation du langage semble avoir été accomplie à travers un mode littéraire dépassé, sans doute même par la voix du père qui leur aurait transmis le contenu de certains ouvrages à l’oral. Avec la mort du père, la culture et le langage sont doublement immobilisés pour la narratrice qui prétend ne pas savoir lire. Même les termes employés dévoilent le regard du père plus que celui de la fille, comme pour le cas des femmes qu’elle nomme des « putes ». Elle insiste sur le fait qu’elle tire sa maîtrise de la langue de son père ou d’auteurs masculins (Spinoza, Saint-Simon) dont elle accepte d’abord d’être le relais par son récit. Elle s’inscrit donc dans une fixation du langage et des représentations qu’il permet, soit dans le temps des morts.

Néanmoins, l’écriture lui fait prendre du recul et lui permet de comprendre peu à peu qu’elle est le produit du père, ne connaissant même pas son nom, ses origines ou son sexe. Lorsque l’enfant décide de sortir de son domaine pour la première fois, elle se voit très surprise :

[R]ien n’était conforme à ce que j’avais imaginé du village et qui était que c’était une chose inimaginable, je me serais attendu à quelque palais à pont-levis avec des tapis volants circulant au-dessus comme des mouches à feu du japon, à des sandales et à des brebis, à des armures étincelantes comme celle de la pucelle, à tout le moins, mais ce n’était que des maisons analogues à la nôtre, sauf qu’en plus joli, en moins vieux et en plus petit, comme si c’était des bébés de maison, si je sais bien ce que c’est qu’un bébé

PFA, p. 45

En écrivant son histoire, une mémoire plus personnelle revient. Devant un miroir, motif d’apparition des fantômes dans la littérature, elle revoit des « ombres » et entend le « froissement de robes sur le sol » (PFA, p. 112-113). C’est ainsi qu’est décrite la réapparition de la mémoire individuelle vers la fin :

Je vais vous étonner sans doute, mais à mesure que les figures prenaient forme autour de moi, par-derrière, sur ma droite et sur ma gauche, j’avais l’impression en même temps de m’irréaliser moi-même, je veux dire de devenir invisible peu à peu, je regardais mes mains et voyais le plancher de marbre amoché au travers. Bientôt je n’existais plus. Je n’étais plus que la mémoire de ce bal d’un autre temps, et je vais vous dire, j’avais l’impression que tout cela appartenait à mon enfance la plus lointaine, si j’en ai eu une

PFA, p. 113

Des images d’une femme aimante et d’une fillette complice reprennent vie par l’écriture. S’imposent ensuite la tristesse de son père, la disparition de sa mère et la punition de sa soeur, appelée le Juste Châtiment, brûlée, momifiée et laissée pour morte au caveau.

Cela dit, le contrôle du père sur la mémoire de sa fille demeure puissant après sa mort puisque dès que la narratrice entrevoit des contours assez nets de son histoire passée, elle se rétracte en revenant au présent de l’écriture :

Mais bon, j’étais là devant la dépouille à papa à me ramentevoir tout ça, inutilement bien sûr, car la mémoire voulez-vous bien me dire à quoi ça sert. Je m’efforçai à mettre ces choses-là dans un coin pour ne plus y penser […]. Je rassemblais mes idées pour faire le point sur l’état présent de l’univers

PFA, p. 126

Au moment où la maison de la narratrice se voit envahie et confisquée, son moyen de protection est le repli sur soi par le récit de son histoire, qui reste pour elle de l’ordre d’une épreuve puisqu’elle comprend que le soi a été inventé par le père et que si ce n’était pas le cas, il répondrait tout de même d’une construction sociale. Les mots du début, empreints de l’influence paternelle, sont repris de manière encore plus impersonnelle lorsque le temps de l’écriture rejoint celui de la diégèse. Le « je » ou le « nous » des sphères intimes et familiales seront vidés de leur substance à la rencontre du collectif. Les premiers mots du roman, « Nous avons dû prendre l’univers en main » (PFA, p. 13), sont repris de manière universelle et impersonnelle : « Il a bien fallu prendre l’univers en main » (PFA, p. 127). Ces traces de relecture éloignent la narratrice d’une subjectivité plutôt que de l’en rapprocher. Raconter son histoire est tout de même l’occasion d’une réappropriation de la mémoire et d’une sélection des influences qui teinteront son discours :

Sans lui [le Juste Châtiment], c’est à se demander si nous aurions même l’usage des mots. Ça m’est venu une fois que j’y pensais. Tout ce silence qui est dans la vie du Juste, c’est peut-être ça qui nous permet, à mon frère et à moi, d’être à tu et à toi avec la parole, moi surtout. Je veux dire, c’est comme si le Juste avait pris tout le silence sur elle-même, pour nous en libérer, et nous permettre de parler, et que serais-je sans les mots, je vous le demande un peu. Bravo le Juste, c’est de la belle ouvrage. Voyez-vous ça. On dirait de la souffrance à l’état pur […]. Elle est comme de la douleur qui n’appartiendrait à personne. On ne sait même pas si elle a de la comprenette

PFA, p. 152

La reprise de possession de sa mémoire par la narratrice se lit bien dans la transition du « il » au « elle » pour décrire le « Juste Châtiment », sa jumelle à qui elle choisit de faire remonter l’origine de sa parole.

Maïté Snauwaert inscrit l’oeuvre de Soucy dans le courant contemporain identifié par Dominique Viart[31] des « récits de filiation », position que suggère le roman

en étant explicitement [une fiction], en mettant en scène [un] univers littérair[e] fortement codifi[é], par le biais d’une langue savamment travaillée, l’emprunt d’une posture de conteur et des allusions à la littérature ou à l’apprentissage du langage, [en] exhib[ant sa] littérarité et, par là, le croisement entre [son] héritage et [son] inventivité, dans le même temps qu’i[l] se propos[e] de mettre en scène l’incidence de la filiation sur la construction de la personnalité[32].

Comme l’observe Snauwaert, le style du conte et la probable adresse à l’enfant à naître donnent l’impression que le récit sert à transmettre une histoire à une descendance. Néanmoins, chaque élément qui sous-entend la transmission est déconstruit. Quant au destinataire du récit, il reste assez incertain, relevant parfois de l’inspecteur, d’autres fois de l’enfant à naître. Or, l’inspecteur est tué par le frère de la narratrice et celle-ci brûle son testament en donnant naissance, ce qui annihile sa possible lecture. À propos de la reprise de possession du langage par l’écriture, le récit mime jusqu’à la fin les récits livresques et le langage du père, même si la narratrice se l’approprie de plus en plus, ce qui montre l’emprise des traditions sur sa capacité de léguer autre chose à son tour. Si Snauwaert lit l’originalité des formulations langagières comme « la mise en oeuvre d’une langue nouvelle […] par l’usage détourné des formules, qui conduit en les littéralisant à les sortir de leur fixité et à les remettre dans une circulation vivante, montrant par là un travail d’appropriation[33] », nous pourrions supposer aussi que ces formules entendues et vieillies imprègnent contre son gré la narratrice, incapable de s’en libérer complètement autrement que par leur destruction finale par le feu. D’ailleurs, la protagoniste ne fuit pas l’incendie de la bibliothèque pour donner naissance. Elle évoque la chaleur qui s’empare d’elle et qui la presse à écrire, pendant que son bébé force pour naître. Choisit-elle de périr en restant dans le feu, comme La petite fille aux allumettes du conte d’Andersen ? Contrairement aux deux autres romans étudiés, ce dernier n’entre pas dans le dévoilement clair de cette situation, qui reste de l’ordre des possibles.

Comme Chen, Soucy attribue à son personnage le sentiment qu’elle réalise, par son récit et par sa mort, un projet prévu par son père, sans lequel elle n’arrive pas à partager un récit lisible. Avec sa mort à lui, la sienne semblait prévue, ainsi que celle de tous les enfants à naître après lui. En donnant naissance, il n’est pas surprenant de constater qu’elle se met à projeter le futur de son enfant dans des lois fixes, des traditions, celles que représente tout au long de son récit la figure des livres. Ceux-ci enferment dans une pensée ancienne et inadéquate le futur espéré pour l’enfant, même si ce futur est réinventé de manière plus positive, dans un horizon féminin bienveillant :

Et nous lirons, nous lirons ! Jusqu’à tomber par terre d’ivresse, car après tout qu’importe qu’elles nous mentent, ces histoires, si elles ruissellent de clarté, et qu’elles étoilent le chapeau des enfants déboulés de la lune étendus côte à côte deux par deux, elle et moi ? […] Oui je dis elle car ce sera une angelote […]. Elle grandira sans horion aucun, comme les fleurs qui n’ont pas besoin qu’on les maltraite pour pousser toutes couleurs dehors. Elle sera attentive et polie à l’égard des bêtes, […] je l’appellerai Ariane, en mémoire du châtiment…

PFA, p. 178

La narratrice projette sa fille à naître dans un horizon funeste, lui donnant le nom de sa soeur jumelle décédée – ou laissée pour morte –, créant également tout un imaginaire angélique autour d’elle par des termes comme « angelote » ou « ailes ». Dans tous les cas, la mort est impliquée, qu’elle soit celle, symbolique, d’une enfance et d’une histoire révolue à abattre, ou encore par le choix de la mort comme révolte contre les traditions et leur transmission.

La protagoniste sape ainsi les possibilités interprétatives du récit qu’elle vient d’énoncer, autosabotant son autorité narrative : provient-il de la morte, est-il une fiction créée par un être devenu fou ou est-il un récit décalé, écrit par une personne ne maîtrisant rien des mots et les utilisant les uns pour les autres ? L’interprétation, soit le futur même du récit, est soit refusée, soit amenée à être sans cesse rejouée. L’oeuvre dans son ensemble inscrit l’importance du récit non pas dans son futur traitement, mais plutôt dans le présent de son écriture ainsi que dans un présent perpétuellement réactivé par la lecture indéterminée. Jean-François Hamel propose que « [s]i l’enfance ne parle pas et que pourtant la littérature la fait parler, même écrire quelquefois, c’est qu’en elle quelque chose d’autre parle, que par un quelconque ventriloquisme on usurpe sa parole refusée[34] ». Il s’autorise à interroger la démarche de l’auteur qui emploie cette figure et conclut que « [l]à où Ducharme donnait à lire une résistance à l’histoire par cette prosopopée de la mémoire, Soucy transforme la figure allégorique en véritable moteur de l’histoire, proposant que celle-ci s’est réalisée précisément par la vertu d’une inadéquation originelle de la mémoire et de l’expérience[35] ». Chez Soucy, c’est bien la valorisation de l’ambiguïté créée par le décalage entre l’usage du langage, son entendement collectif et les réalités qu’il est en mesure d’éclairer qui est portée par la figure énonciative indécidable de l’enfant-narratrice, qu’elle soit morte, mourante ou en voie de tuer l’enfance en elle. Sous le couvert allégorique d’un conte naïf prononcé par une enfant sans autorité, la narration de La petite fille qui aimait trop les allumettes conteste à sa manière les logiques autoritaires qui érigent certains récits au-dessus des autres, transformant les mythes en vérités et forgeant les contours d’un avenir infertile.

Tu aimeras ce que tu as tué : le passé comme moteur de destruction de l’avenir

Le premier roman de Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué, déplie l’histoire de plusieurs enfants morts racontée par un des leurs, Faldistoire. Ce dernier entre en scène dans une salle de classe du primaire et le lecteur apprend plus tard, sans que cette annonce n’agisse comme un dévoilement, qu’il est décédé à l’âge de quatre ans. L’oeuvre déploie une critique acerbe du traitement réservé aux jeunes de Chicoutimi, ville isolée que Faldistoire planifie détruire. L’histoire choque avec sa description assez précise des viols, de l’exclusion, des meurtres et des accidents mortels vécus par les enfants. Il est surprenant de constater que l’évocation frontale du tabou de l’enfant décédé, la description de son cadavre et l’exposition de son expérience de la mort n’ont pas empêché l’oeuvre de connaître un succès critique. En effet, ce roman a été finaliste au prix littéraire des collégiens, il a été mis en liste pour le prix Médicis (2021) et a déjà été édité en format poche en plus de paraître dans une édition française (2021) et d’être traduit en anglais. Cette reconnaissance du public et de l’institution littéraire malgré le thème transgressif de l’oeuvre suggère que la littérature est peut-être devenue un lieu d’accueil pour penser la mort infantile. Contrairement aux deux oeuvres précédentes, celle de Lambert ne prend aucune précaution de l’ordre d’un brouillage de la situation narrative pour protéger son propos. Le suicide chez Chen était en effet ambigu, pris pour un accident, ce qui rendait l’acte moins subversif et montrait une forme de retenue de l’écrivaine quant à ce sujet sensible. Chez Soucy, le scénario ne pousse pas l’audace jusqu’à faire raconter l’enfant-narratrice depuis la mort et l’indécidabilité de sa situation narrative permet au lecteur plusieurs interprétations selon sa réceptivité.

Chez Lambert, la révélation de la mort du narrateur, plutôt que de nécessiter une justification, sert plutôt à clarifier une étrangeté du récit, soit le fait qu’il s’agisse d’une narration omnisciente au « je » qui serait un point de vue intenable dans les règles narratologiques établies par Genette pour la narration autodiégétique[36]. La capacité qu’a l’enfant d’avoir une vision globale du monde est rendue possible par sa mort ainsi annoncée sans équivoque :

Évidemment, je le suis déjà – mort […]. Je suis le mort. L’enfant tué par le grand-père Fernand à 4 ans bientôt 5, un soir d’automne, une dernière fin de semaine au chalet avant l’hiver, il s’emporte et m’étouffe, je mords fort et il me frappe, j’ai son sang dans la bouche et son sperme […]. J’étais peut-être bien le premier enfant revenu

TAT, p. 133

Comme dans plusieurs histoires de revenants, le mort prend la parole pour énoncer une Vérité, soit l’histoire de son meurtre, mais il continue de raconter après le dévoilement du mystère, ce qui déplace les attentes du lecteur. Cette dynamique incite à se concentrer sur l’énonciation dans un temps présent, sans chercher à expliquer ou à prévoir, en laissant les portes s’ouvrir une à une dans cette narration qui demande de lâcher prise sur le sens et les prédictions.

En présentant les récits des morts infantiles en enfilade, puis en faisant revenir ces enfants dans l’espace quotidien de la salle de classe, le roman responsabilise moins l’individu quant aux morts connues dans la ville que le collectif qui permet l’accumulation de ces drames. Le principal sujet de l’oeuvre demeure l’interchangeabilité des enfants aux yeux des adultes qui fondent pour eux un avenir de l’ordre de la répétition du même, destin qui s’inscrit dans celui qu’ils ont appris et auquel ils se sont pliés sans plus de questionnements. Le Chicoutimi imaginaire de Lambert constitue un circuit clos, habité par des personnes commutables qui participent à la reproduction de manière servile. Le premier chapitre introduit déjà cette vision ordonnée qui gouverne l’espace dédié aux enfants, voire à la création :

Dans le cours d’arts plastiques, madame Marcelle dit, la canne en l’air : dessinez votre maison, la vision de votre maison, ne dessinez pas votre maison, mais votre demeure, là où vous restez, ce qui en sera le souvenir, plus tard, lorsque sur votre lit de mort, vous vous direz : cette maison fut ma demeure.

Pas facile de comprendre ça quand t’es en deuxième année et que sous la table Sébastien cache un Game Boy avec une nouvelle cassette, quand Sylvie essaye de te mettre du crayon rose sur les bras, juste pour dire que t’es gai parce que t’as du rose sur les bras et ça c’est gai. La vieille canne de prof de crisse dit : vous êtes turbulents. […]

Le crayon vert de mon coffret ne dessine plus. Je lève la main, madame Marcelle vient me voir, je suis niaiseux parce que j’ai trop fait de pelouse, elle le montre à la classe, tout le monde rit. […] C’est vrai que la pelouse prend une bonne moitié de la feuille, mais on a une grande cour, chez nous. Elle comprend rien je l’haïs. Je l’haïs tellement que j’ai envie de lui lancer une paire de ciseaux, de lui arracher ses petits yeux noirs […]. Me voilà qui me lève et, devant tout le monde, pousse un crayon-feutre rouge à l’intérieur du gros aiguisoir de la classe, tourne fort et aiguise.

L’encre giclera

TAT, p. 12-16

Cet extrait se lit comme la mise en abyme d’une pensée de la création. Pour la professeure, elle reste normative. Devant la cour gazonnée qui prend selon elle trop de place dans le dessin de Faldistoire, elle partage son amusement avec la classe. Le jeune narrateur n’est pas dupe puisqu’il remarque la difficulté de la consigne. Il s’agit pour les enfants de cadrer la représentation artistique de leur maison dans l’idée de la demeure, du lieu qui sera marquant pour eux dans un avenir qu’ils sont forcés d’imaginer. Elle leur demande ultimement de penser leur propre mort, alors qu’ils ne sont qu’en deuxième année. Le terme même utilisé, « demeure », connote l’immobilité casanière. Pourtant, le garçon imagine l’essentiel de sa vie à l’extérieur de cette maison, lorsqu’il jouera avec ses amis ou fera ses premières bêtises d’adolescent, ce qui rend sa représentation exorbitante de la pelouse beaucoup plus conforme à son idée de demeure que l’image de la maison souhaitée par sa professeure. Par ce type d’enseignement, les enfants apprennent à rester enfermés dans Chicoutimi et dans l’espace privé. Ils sont autorisés à juger négativement leur propre créativité et celle des autres, ainsi que toute forme d’originalité et de déviance de la norme.

Lambert choisit de raconter cette révolte et cette vision de la création à partir de la figure des enfants morts, comme si la seule manière d’imaginer une forme de liberté et de volonté chez les enfants de Chicoutimi était de les placer dans le lieu énonciatif invraisemblable de la mort, espace inconnu de l’entendement collectif et conçu comme étant divisé de la vie dans la pensée populaire, vision que transgresse ici l’oeuvre de Lambert comme celle de Chen. Il reste intéressant de noter qu’une description très précise des lieux, des événements historiques et de certains personnages inscrivent la narration dans l’environnement de Chicoutimi, ville évoquée de manière référentielle par ses commerces : « On trouve de tout à Chicoutimi, tout ce qu’un gars peut avoir de besoin, il peut pas mal trouver ça soit à Place du Royaume, au Walmart ou au gros Canadian Tire, soit au Club Price en montant Talbot vers le parc des Laurentides » (TAT, p. 18). Un décalage apparaît entre le cadre d’un récit réaliste dont la référentialité extratextuelle se vérifie et la situation énonciative peu vraisemblable de l’enfant-narrateur mort. Ce type d’inadéquation des registres référentiels et existentiels est suggéré par plusieurs passages qui reviennent sur le fait que les mots appris par les adultes sont filtrés pour épargner aux enfants certaines réalités troublantes, les laissant impuissants lorsqu’ils y sont confrontés et les empêchant de participer au social :

Pas de mots sur la violence du monde, son imminente fin, sur les gens qui se crossent dans le crâne des squelettes, pas de mots sur le cancer qui tue en silence, sur les ténèbres qui remontent parfois en nous et qui nous portent vers la chaise et sa corde – se pendre pour le fuck you du monde –, pas de mots sur les guerres, aucun mot de vocabulaire qui porte la vérité de notre terre gorgée de cadavres et dont le sol gras sue la mort depuis que le monde est monde, dans lequel on peut plus donner un coup de pelle sans arracher quelque lambeau humain, quelque corps de quelque mort dans quelque génocide oublié

TAT, p. 38

La non-transmission des mots pour dire le monde est toutefois représentée comme une stratégie énonciative qui épargne des jugements moraux sans fondements puisque « [l]’enfant ne sait pas nommer et ne croit pas à la vertu. L’enfant crée la langue et le mot : petite bombe pour faire éclater le sens de tes honneurs. Il n’a rien à rendre, il doit tuer ceux qui lui ont fait voir le jour » (TAT, p. 158-159).

L’impossibilité pour les enfants de Chicoutimi d’être entendus autrement que par l’événement de leur mort est ressassée tout au long de la narration. L’exemple le plus criant est celui de Croustine, enfant de Kevin Lambert (personnage fictif) qui « est dévoré, le 11 septembre 2001, dans une indifférence presque totale. Il a la malchance de mourir lors d’une de ces rares journées où, quand on ouvre les livres d’histoire, il y a peu de place pour les drames anonymes, les anges mineurs. On l’oublie » (TAT, p. 117). La mort de Croustine avait toutefois quelque chose de spectaculaire, facilement mobilisable par le récit et la narration, puisque l’enfant est tombé dans un enclos au Zoo de Saint-Félicien, poussé par son père pour être ensuite dévoré par les couguars (TAT, p. 114). Comme le texte le propose, une indifférence aux drames personnels provoque l’oubli de cette histoire, au profit de la grande Histoire, qui a pourtant peu d’incidence sur la ville isolée. Les enfants eux-mêmes se sentent hors de ce récit collectif :

Encore une fois, on a l’impression que l’Histoire nous a laissés de côté. Encore une fois, elle est allée faire son show ailleurs. Le début de la fin germe au loin, dans les imaginaires étranges d’un territoire jamais fréquenté par les élèves de ma classe. Désastres décoratifs, prologue aux morts qui déchireront les sols pour bardasser l’air du temps

TAT, p. 118

L’alternative planifiée par Faldistoire repose sur la destruction de sa ville, indifférente aux histoires des enfants :

C’est moi qui te détruirai, Chicoutimi. En consultant le ciel, en parlant aux astres et aux puissances occultes, à tous ces morts que tu portes en toi, j’ai reçu ma mission. J’ai rêvé ta fin toutes les nuits. Je ferai oeuvre de ta destruction, je serai un artificier splendide ; la démolition systématique à laquelle je me prépare, seuls les saints ou les hypocrites n’en conviendront pas, sera bien agréable. Tu mourras dans le rire salubre des enfants, et cette dévastation éblouira le monde entier

TAT, p. 126

Ce plan du narrateur s’appuie aussi sur le refus de reproduction et de transmission des récits mémoriels tels qu’ils circulent dans son environnement.

Une autre forme de fécondité se révèle dans le texte, notamment par le personnage de Kevin Lambert. Ce dernier devient père de Croustine, né de sa conjointe transgenre, morte en donnant naissance. Biologiquement, il va sans dire que ce scénario s’avère fort improbable. Or, le personnage accepte sa paternité et accueille Croustine, qu’il laisse plus tard mourir dans l’enclos des couguars. Il est tentant de concevoir cette histoire comme la mise en abyme de la démarche d’écriture de l’auteur, ayant grandi à Chicoutimi, qui accueille cette ville imposée par les adultes, tout en sapant ses fondements pour repenser la relation aux enfants et à la transmission. Son oeuvre accouche d’enfants qui n’ont pas pu être engendrés dans l’ordre naturel. Le style même du romancier relève d’un refus de reproduction puisqu’il fait éclater les codes romanesques contemporains, donnant son nom à un personnage absolument pas autobiographique, sauf peut-être assez symboliquement en tant que produit de Chicoutimi, contestant de fait une tendance contemporaine à la référentialité autofictive et s’autorisant à adopter l’invraisemblable posture autothanatographique sans plus d’explication. Il se permet finalement d’imaginer l’inimaginable, soit l’enfant mort dont on ne se soucie pas.

En dernier ressort, la révolte de l’enfant-narrateur se fait voir dans l’image angélique de l’enfant mort qu’il mine. À la fin, les jeunes décédés confinent les adultes à cette ville dans laquelle ils s’isolaient volontairement, en bloquant la route du parc des Laurentides, seule voie de sortie. Leur plan est de tout faire exploser, et ce, avec les moyens utilisés pour leur propre destruction, comme pour Sylvie, tuée par une déneigeuse :

C’est enfin l’heure de Sylvie. Elle fait démarrer l’engin et se dirige, comme on l’avait prévu, juste en face du magasin Tanguay, là où commence l’embouteillage. Dans les deux voies, des deux côtés du terre-plein, toutes les voitures immobiles vont dans la même direction. Les gens sont frustrés, ils étaient convaincus d’être les seuls à avoir eu l’idée de sacrer leur camp à Québec. Ils voient bien vite apparaître dans leurs rétroviseurs une sorte de gros camion, non, une déneigeuse, une grosse machine toute équipée, pelle mécanique en avant et souffleur en arrière, sortie bien avant les premières bordées. C’est Sylvie qui la conduit, elle arrive en trombe et allume le gyrophare, s’avance vers le tapis de ferraille qui s’étend devant elle. Elle arrête pas sa machine quand elle atteint les premiers pare-chocs

TAT, p. 204-205

Francis Langevin montre la conflictualité à l’oeuvre entre le territoire et l’héritage chez Lambert, ce qui lui permet de lier son récit à celui de Soucy, par leur mise en scène d’« un enfermement qui ne peut s’achever que par la destruction de la maison du père[37] ». En effet, le meurtre est une manière de refuser la reproduction, mais force est de constater qu’en utilisant les moyens de leur propre perte (la violence, la haine) pour détruire leur bourreau, les enfants de Tu aimerais ce que tu as tué reproduisent à leur tour les tares du système qu’ils condamnent. C’est alors une solution radicale que propose le narrateur, soit l’effacement complet de la ville qui ne permettra plus, même pour ces enfants, de transmettre à leur tour ce qui semble inscrit en eux contre leur gré. Cette destruction définitive est symbolisée par la référence à la petite maison blanche, « expressio[n] métonymiqu[e] par excellence de la famille, de la filiation[38] », conçue comme indestructible dans l’imaginaire de Chicoutimi. Cette fois, « [l]a petite maison blanche, celle qui a résisté au déluge, celle qui est devenue par sa blancheur, sa ténacité et son manque de grandeur l’emblème de chaque Chicoutimien, fendille de toutes parts avant de verser par en avant, de dégringoler la falaise en-dessous » (TAT, p. 209).

Conclusion

À la lumière de ces analyses, nous comprenons que la figure de l’enfant-narrateur mort se déploie, dans les trois oeuvres étudiées, comme un dispositif de contestation de la vision prospective et prophétique qui organise le plus souvent le social, alors que ce dernier resterait toujours imprévisible selon l’imaginaire mis de l’avant dans ces romans. Les traits énonciatifs qui reviennent dans ces fictions, notamment l’adoption d’une narration infantile autothanatographique, l’ambiguïté interprétative et l’entrelacement des registres du réalisme et de l’invraisemblance, dessinent la figure d’un enfant mort qui transgresse les traditions sociales comme littéraires. Il abolit surtout la valeur de toute projection dans le futur puisque son décès constitue un anéantissement de la vie avant la fin et suggère la vanité des efforts exigés aux dépens d’autres formes d’existence plus en phase avec le présent. Si la figure de l’enfant mort en littérature laisse plus souvent entrevoir un jeune défunt angélique et bienveillant, cette perception demeure forgée par les récits autobiographiques de parents endeuillés qui posent les balises de l’acceptabilité sociale de cette figure. Or, les récits autothanatographiques infantiles dépassent la candeur attendue du narrateur-enfant mort, servant de dispositif narratif pour choquer le lecteur en même temps que d’être assez invraisemblable pour que soit reçue avec distance sa critique acerbe de notre conception collective d’un avenir qu’on refuse de voir comme malléable.

Symboliquement, la critique la plus virulente portée par ces oeuvres relève de la situation énonciative des enfants morts qui continuent de vouloir se raconter, motivation illustrant le poids des contraintes sociales qui empêchent d’imager la parole infantile en dehors de la fiction. Les oeuvres étudiées n’ont pas suscité de critiques virulentes comme Tom est mort, sans doute parce que l’autothanatographie qui les constitue est narrativement invraisemblable. De cette manière, les lecteurs conserveraient une certaine distance avec le sujet, lequel serait ainsi moins choquant, et l’écrivain risquerait moins de « plagier psychiquement » les récits de parents endeuillés et d’ombrager leur perspective unique.

L’enfant-narrateur mort rencontré dans les romans québécois contemporains renverse aussi en partie le rapport entre la littérature et la mort, puisque celui-ci a plus souvent reposé sur une forme de remémoration des disparus, voire sur une façon de les garder en vie et de souligner leur héritage. Or, nous venons de constater que ce qui rassemble le plus visiblement les trois oeuvres abordées est un refus de la transmission. La figure de l’enfant, dénuée de l’épaisseur d’un passé signifiant, s’appuie peu sur celui-ci pour orienter ses projections dans un futur que la jeune personne a le loisir d’imaginer en mouvement, dans une forme d’inachèvement. Par ses contradictions et l’invraisemblance référentielle qu’elle déploie, cette énonciation ressemble à un dispositif permettant de valoriser certaines zones d’ombre et d’imprévisibilité du récit, mettant de l’avant la préférence de son auteur pour le dialogue avec le lecteur, instance qui fait « survivre » l’oeuvre, malgré son apparence achevée, au profit de ses réinterprétations à venir. L’éthique narrative de chacun des auteurs du corpus répond ainsi à celle de son narrateur-enfant mort, lequel se révolte lui-même contre la tradition qui, plutôt que de s’actualiser par une transmission adaptée aux destinataires, se réitère machinalement et insensiblement.