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« Le mort n’est jamais mort [1]  », affirme la narratrice du roman Immobile de Ying Chen. Les traces que nous laissons derrière nous, gestes, paroles, images, souvenirs, fragments de nous-mêmes qui nous échappent et nous dépassent à la fois, nous condamnent à exister au-delà de notre propre fin. Prisonniers des filiations généalogiques et des indéfectibles liens sociaux qui régissent nos vies, nous ne pouvons fuir l’oppression, voire la répression, du passé. Nous ne sommes jamais seuls. Forcément, la solitude, même celle que nous cultivons et recherchons, est toujours peuplée, habitée. Notre monde est fait de réseaux et d’appartenances, nous rappelant sans cesse à nos origines.

Ces constats traversent l’oeuvre entière de Ying Chen. Depuis la parution de son premier roman en 1992, l’auteure ne cesse d’interroger les rapports qu’entretiennent les êtres avec leur pays d’origine et leur milieu familial, proposant ainsi une réflexion sur l’expérience de l’exil au sens large. Loin de mener à un absolu déracinement, cette expérience s’accompagne presque inévitablement d’une pratique diffuse, mais surtout paradoxale, de l’anamnèse. Chez les personnages de Ying Chen, la remémoration du passé se fonde en effet sur des désirs contradictoires : refoulement et appel du pays perdu, dégoût et attrait des origines, distance et familiarité ne constituent plus des pôles opposés, mais se rejoignent et se confondent. Afin de mieux cerner ces tensions, j’analyserai dans les pages qui suivent les romans L’ingratitude, Immobile et Le champ dans la mer [2]. Il s’agira pour l’essentiel d’examiner les différentes conceptions de la mémoire qui s’élaborent dans ces trois romans et de montrer comment elles nouent, de manière souvent paradoxale, les thèmes de l’exil et de l’enracinement, éclairant par là même la question des identités individuelle et culturelle.

S’intéressant aux thématiques de l’exil et de la reconstruction mémorielle, plusieurs chercheurs ont rattaché l’oeuvre de Ying Chen à la problématique des écritures migrantes, lesquelles connaissent, dans le champ des études québécoises du moins, une certaine fortune critique depuis la fin des années 1980 [3]. Les deux premiers romans de Chen se prêtent sans doute plus facilement à une lecture transculturelle que les textes ultérieurs. Dans La mémoire de l’eau [4], l’héroïne relate le passé de sa famille, plus particulièrement le destin de sa grand-mère Lie-Fei, femme aux pieds moyens qui a vécu la chute du système impérial chinois, puis la montée du communisme ; Les lettres chinoises [5], composé d’un échange épistolaire à plusieurs voix, raconte l’expérience de l’exil, celle de Yuan qui choisit de quitter sa Chine natale pour étudier à Montréal. À partir de L’ingratitude, paru en 1995, les romans de l’auteure tendent de plus en plus vers l’épurement stylistique et référentiel. Très différents des premiers récits, ils subvertissent à leur manière le code romanesque, renoncent en quelque sorte aux « histoire[s] de la vie réelle  [6]  », et oblitèrent les repères spatio-temporels, les noms propres et les référents nationaux, s’éloignant ainsi de ce que Paul Ricoeur a baptisé la « représentance [7]  ».

Malgré leur caractère anti-référentiel, les derniers romans de Ying Chen témoignent de l’état de la société contemporaine. Ils sont même pénétrés par les discours sociaux et pourraient être qualifiés, bien paradoxalement d’ailleurs, de romans familiaux ou de « récits de filiation [8]  ». Des narratrices, mortes ou vives, y relatent des histoires de vie hantées par des événements passés dont elles souhaitent faire le deuil. Mais leurs deuils, voués à effacer les traces de leurs existences antérieures et celles, souvent indélébiles, de leurs origines familiales, ne se font pas sans heurt. Ils constituent plutôt l’enjeu d’un combat intérieur, d’une lutte incessante entre la mémoire involontaire et l’oubli volontaire, entre le confort des anciens cadres et l’envie trouble, mais tenace, de tout quitter pour se refaire, pour s’inventer. En gommant les signes et les traces connus, en préférant l’oubli, en tentant de faire le deuil des origines et du passé, ces romans esquissent de manière lucide et âpre les contours d’une mémoire vivante, peut-être culturelle, peut-être individuelle… D’une mémoire qui ne saurait être niée, tue, enterrée, d’une mémoire qui jamais ne meurt, qui ne peut mourir.

Cette dernière est évidemment travaillée par l’imaginaire social, même si elle ne tend nullement à ranimer une mémoire collective facilement identifiable, au sens où l’entendait le sociologue Maurice Halbwachs, soit une mémoire de l’expérience commune, faite d’héritages, de savoirs partagés, s’inscrivant dans une chaîne de récits transmis de génération en génération [9]. Non, chez Ying Chen la transmission, pour diverses raisons, est le plus souvent rompue ou refusée, ce qui donne lieu à des contradictions que je dégagerai au fil de ma lecture. S’il fallait donner un nom à la mémoire de groupe qui se déploie et se construit, voire se déconstruit, dans les récits de Chen, j’oserais reprendre le syntagme de « mémoire culturelle », tel qu’il est défini du moins par Régine Robin dans Le roman mémoriel. La mémoire culturelle ne renvoie pas à une « mémoire de groupe au sens identitaire du terme. Elle fonctionne [plutôt] par signes étalés, à la nostalgie [10]  », se révèle « potentiellement polyphonique[,] qu’elle se donne dans le flash du souvenir, dans l’ordre narratif, chronologique ou dans le métaphorique. Elle n’est que potentielle [11]  ». Le dernier qualificatif utilisé par Régine Robin, « potentielle », apparaît fort pertinent lorsqu’il s’agit d’analyser l’inscription de la mémoire culturelle dans les romans de Ying Chen. Opposé à « actuel », l’adjectif « potentiel » exprime une possibilité, renvoie à ce qui n’est pas nécessairement là, à ce qui se joue dans l’absence, dans le trou, dans la faille, bref dans ce qui ne se donne pas toujours à lire et à voir de façon claire et explicite. Les récits de vie qui constituent la trame des romans étudiés ici ne respectent pas l’ordre chronologique des actions et des événements, semblent suspendus entre des temporalités distinctes, mais présentent tout de même une réflexion sur le temps, plus précisément sur nos manières contemporaines de le saisir et de le vivre, de le laisser filer. Nourris par une mémoire subjective qui résiste au monumental, ils s’articulent même parfois autour d’une logique temporelle que l’on peut juger contestable, enfin si on la conçoit selon des normes non fictionnelles : mémoire d’outre-vie dans L’ingratitude, superstitions, réincarnations, enchevêtrement des époques et des lieux dans les deux autres romans.

L’ingratitude

L’ingratitude se déroule en Chine dans une ville innommée d’où la narratrice Yan-Zi n’est, semble-t-il, jamais sortie. Comme le ventre de la mère, la ville-prison condamne à l’enracinement et à la sédentarité, offrant une liberté toute relative à ceux qui l’habitent. La narratrice semble d’ailleurs restreindre ses allées et venues. Elle sort très peu, ne fréquente que quelques lieux allusivement décrits, le restaurant Bonheur, la maison parentale, sa chambre, le bureau, référents fantomatiques qui confèrent cependant certains contours à l’univers fictionnel. Cet univers est partagé entre le monde des vivants et celui des morts, un au-delà d’où Yan-Zi, morte depuis peu, se remémore les derniers jours de sa vie. Deux récits, liés à des temporalités distinctes, s’entrecroisent : le premier, qui forme la séquence temporelle de base, s’attache aux réflexions d’outre-tombe de la narratrice, devenue le témoin de ses propres funérailles, assistant aux rituels qui transformeront son corps en fumée. Le second récit, écrit au passé, relate le duel entre la fille et sa mère. Leur conflit permanent est l’objet privilégié du monologue intérieur de la narratrice, lequel revêt à certains moments la forme d’un discours quasi bicéphale. La fille porte en elle le regard et les paroles de sa mère, les a assimilés au point de ne pouvoir les ignorer : « Nous étions toujours ensemble. Nous mangions à la même table, nous allions aux mêmes cinémas et aux mêmes magasins. Elle aimait me donner des conseils sur le choix de mes vêtements et je n’arrivais pas à prendre de décision sans elle » (I, 120). Pour échapper à cette emprise de la conscience maternelle, Yan-Zi planifie lentement son suicide, manière de quitter le nid pour un ultime exil. Par sa mort, elle souhaite, en plus d’assouvir son insatiable désir de libération, marquer sa mère à jamais, la toucher jusqu’à la perte de contrôle :

Je préférais mourir auprès de maman. Je crèverais sous ses yeux et à ses pieds. Elle avait planifié ma venue, maintenant elle devait assister à mon départ. Ce serait à elle d’accomplir la besogne entamée. Ramasser mon corps et nettoyer les traces de mon sang — mon sang était aussi son sang. Je désirais voir son regard affolé. J’avais envie de la sentir trembler. La dernière image que j’aurais de ce monde serait celle d’une mère qui s’écroule.

I, 55-56

La dernière image de la mère est celle d’une femme anéantie, sans ressources, contrainte à nettoyer le sang de sa fille, son sang. Difficile de ne pas voir ici se dessiner une sorte d’accouchement renversé, par lequel toutes les valeurs accordées à la grossesse et à l’éducation sont discréditées : à la gestation planifiée, au contrôle exercé sur le corps de l’enfant, aux regards et aux gestes assurés se substitue, dans l’univers fantasmatique de Yan-Zi du moins, la cruelle réalité d’un corps inanimé qu’il faut « ramasser » comme un déchet, dont il faut effacer les traces.

Loin du roman d’éducation, L’ingratitude serait plutôt le récit de la déséducation, de la désobéissance, tant l’enjeu de la narration semble être celui d’une fuite planifiée, d’un rejet progressif des valeurs transmises par la mère et par la société qu’elle représente. Dans le monde de la mère, on est imperméable aux influences étrangères, on accorde une très grande importance à l’opinion d’autrui, on épie les moindres faits et gestes de ses contemporains. Même le fait de porter une valise paraîtra suspect car personne ne quitte la ville de Yan-Zi, personne ne voyage librement ; tous se résignent à un strict code moral, tous acceptent sans broncher les indéfectibles lois généalogiques. Et ces lois constituent le credo maternel : tout ramène aux devoirs familiaux, au sacrifice de soi pour le bien de la tribu. De l’amour déraisonnable par exemple, la mère dira qu’il est dangereux. « Il [peut] troubler [la] mémoire, […] faire oublier [ses] origine[s], abandonner maman et [se] dévouer à un petit inconnu qui n’avait rien fait pour [soi]. Il impliquait naturellement de l’ingratitude. » (I, 41) L’ingratitude, faute grave, consiste tout simplement à penser à soi d’abord, à se croire assez forte pour vivre l’isolement provoqué par le rejet familial. Les êtres seuls sont des marginaux, pense la mère : « On n’est jamais seul. On est toujours fille ou fils de quelqu’un. Femme ou mari de quelqu’un. Voisin ou compatriote de quelqu’un. On appartient toujours à quelque chose. On est des animaux sociaux. Autrui est notre oxygène » (I, 116). Impossible, selon ces convictions, d’en arriver à s’appartenir vraiment. D’où l’impression de la narratrice, qui fut l’obéissance même pendant de nombreuses années, d’être avalée par sa mère : « J’avais parfois l’impression, affirme-t-elle, qu’elle avait envie de m’avaler vivante, de me reformer dans son corps et de me faire renaître avec une physionomie, une personnalité et une intelligence à son goût » (I, 21). Retour à la métaphore de la maternité, d’une grossesse plus précisément qui s’apparente à la digestion. Comme le note Silvie Bernier dans un article consacré à l’exil dans l’oeuvre de Ying Chen, l’auteure « déploie tout un vocabulaire anthropophage pour décrire une relation selon laquelle mère et fille se vampirisent et se nourrissent de leur chair, jusqu’à cette scène des funérailles de Yan-Zi où la fumée du corps incinéré pénètre la salle de réception, recouvre la table des convives et se mêle au repas [12]  ».

Pour échapper à l’avalement, la fille tente d’abord de reprendre possession de son corps sur lequel pèse constamment le regard de la mère. La perte de sa virginité, épisode décrit froidement, de manière presque clinique, apparaît comme le premier geste de révolte contre la mère : « La chose était faite. Je m’étais fait déchirer le corps. Maman avait donc pondu un corps qui ne valait plus rien. Ce corps devenu impur se confondrait désormais avec la boue » (I, 80). Un corps qui n’appartient plus à la mère certes, mais un corps qui ne pourra être légué à l’un de ces hommes mangeurs de fille [13]. Nulle victoire, nulle gloire, dans cette reprise de possession du corps : au contraire, la fille a eu mal et n’a fait que penser à sa mère. Par son suicide mûrement réfléchi, Yan-Zi croira aussi pouvoir arriver à l’ultime libération. Pourtant, là encore, elle semble échouer en partie : plutôt que d’avaler les pilules lentement accumulées au cours des semaines, elle est fauchée par un camion alors qu’elle tente d’échapper à son fiancé Chun. Échec qu’elle résume ainsi : « Non seulement j’ai mal vécu, je pense, mais aussi je suis “mal” morte. Ce camion imbécile, en écrasant mon corps, a complètement transformé l’aspect des choses. Maman supporte beaucoup mieux un accident qu’un suicide. » (I, 129) L’accident confère une certaine respectabilité à la mort de la fille, à cet « aspect des choses » dont il est question dans la citation. La fin de Yan-Zi est due à une raison extérieure qui ne salit en rien la réputation de la famille. Pire, en mourant ainsi, la narratrice est retournée aux siens, n’a pu reconquérir l’indépendance tant désirée : son corps écrasé ne pourra jamais lui appartenir.

L’emprise des origines s’avère indélébile : on ne s’appartient pas, comme l’affirme la mère de Yan-Zi, on est des animaux sociaux, emprisonnés dans un cadre. La mémoire culturelle est ici dominée par les valeurs familiales, matriarcales, que tente de rejeter la narratrice. Or, il est impossible de sortir de la cage aménagée par la mère — qui avant la naissance et après la mort de sa fille s’occupe d’ailleurs d’un oiseau captif. Même vers la fin du récit, alors qu’elle n’est plus qu’une conscience planant au-dessus du vide, la narratrice se soucie encore du devenir de sa mère, la regarde d’en haut afin de mesurer les effets de sa propre disparition. Spectre dans la grande histoire collective, elle prend cependant conscience, dans et par la mort, de son insignifiance, atteignant ainsi l’état de plénitude tant recherché :

Quel soulagement enfin de se trouver hors de ce jeu interminable, d’être à l’abri du temps, de ce bouillonnement rythmé des amours et des rancoeurs, des plaisirs et des ennuis, des naissances et des morts, des parents et des enfants… Mais comment connaître ce bonheur nouveau, intemporel et vide, sans avoir vécu à l’intérieur du temps, sans avoir étouffé dans sa plénitude ? Comment éprouver la joie glaciale de l’étranger sans avoir déjà connu une patrie ?

I, 132

Le bonheur, selon Yan-Zi, réside dans cet état d’ultime détachement qui permet de vivre à l’extérieur du temps, dans une sorte d’intemporalité immatérielle échappant aux cycles de la vie, aux éternels retours du familier.

Immobile

Le propos du roman Immobile se situe dans le prolongement de celui de L’ingratitude. Non que l’auteure y reprenne l’intrigue du roman précédent — nous verrons d’ailleurs que Le champ dans la mer apparaît comme le second volet d’un diptyque ouvert par Immobile. Mais l’état auquel aspirait Yan-Zi dans L’ingratitude, état de grâce sans devoirs d’appartenance, semble être celui de la narratrice d’Immobile, qui affirme d’entrée de jeu : « Maintenant je suis devenue moi aussi une origine que j’espère stérile, séchée, ne pouvant procurer ni joie ni peine, fabriquer ni héros ni lâche » (IM, 7). Sans père ni mère, la narratrice n’a qu’un corps, « un corps juste » dit-elle (IM, 7) que nul ne pourrait reconnaître, sur lequel il est impossible d’identifier les signes distinctifs d’une lignée, la morphologie d’une famille connue. Nous sommes loin de la « gloire maternelle » de L’ingratitude, possession orgueilleuse du corps de l’enfant, empire exercé sur ses faits et gestes, comme si ceux-ci avaient partie liée avec la réputation et le destin de la famille. Dans Immobile, la narratrice prétend s’appartenir, allant jusqu’à dire qu’elle « [est] son propre ancêtre » (IM, 9), ce qui n’est pas sans rappeler les réflexions de certains personnages de Ducharme, éternels enfants livrés à un éternel présent.

Plus encore que dans L’ingratitude, les indices référentiels sont gommés au profit d’une narration suspendue entre deux époques distinctes, qui correspondent aux deux vies de la narratrice. Le présent de l’action, que l’on devine se dérouler à l’époque contemporaine, croise les souvenirs douloureux d’une existence antérieure, pendant laquelle la narratrice fut chanteuse d’opéra avant de devenir la femme d’un prince polygame. Se développa alors entre elle et son serviteur S… une relation adultère que l’esclave paya de sa vie. Hantée par les souvenirs de sa propre trahison — elle a dénoncé l’esclave pour sauver sa peau —, la narratrice mène à l’époque contemporaine une vie passive, orchestrée par son mari, l’archéologue A… Elle tente par tous les moyens de lui plaire, d’échapper aux tourments de sa mémoire, et s’efforce d’« [ê]tre vivante comme un insecte, un légume » (IM, 15), êtres doués pour le bonheur, pense-t-elle, parce qu’ils sont sous-évolués. Contrairement à la narratrice, qui souffre parce qu’elle revit les drames de son existence passée, ces êtres ne sont pas dotés de la faculté de mémoire. Ils semblent vivre sans être affectés ni par le passé ni par le futur, ils existent simplement dans un présent sans fin, ils sont sans regrets et sans désirs. C’est un peu de cette manière que la narratrice prétend vivre : elle se dit « immobile et sans volonté » (IM, 38), elle « existe tout simplement […] avant [sa] naissance et après [sa] mort » (IM, 51). Le titre renvoie d’ailleurs à cet état de léthargie, qui retient la narratrice à l’écart du temps des autres.

Car le temps n’a pour elle aucun arrimage, aucun point d’attache ; il la traverse plutôt, soumis aux manèges d’une mémoire tiraillée. La narratrice, il va sans dire, n’est pas de son temps, du moins pas de cette époque à laquelle appartient A…, son mari. Tout l’éloigne de sa vie contemporaine : elle ne sait comment s’y conduire, elle se révèle, à cause de son intemporalité, complètement anachronique. A…, que l’on présente comme un archétype de l’homme moderne, sait « mettre de côté la mémoire » (IM, 15), mais cultive en contrepartie une connaissance détaillée du passé. Archéologue, il recueille les traces du passage des ancêtres, collectionne les os, les objets, tente en quelque sorte de reconstruire une trame objective qui « assumer[ait] non pas la continuité de l’histoire, mais son incohérence » (IM, 128). A… refuse de croire au caractère linéaire de l’historiographie savante, dominée depuis les Temps modernes, comme l’écrit Pierre Nora, par « [le] culte de la continuité, la certitude de savoir à qui et à quoi nous dev[ons] d’être ce que nous sommes. D’où la prégnance de l’idée d’ “origines”, forme déjà profane du récit mythologique, mais qui contribu[e] à donner à une société en voie de laïcisation nationale son sens et son besoin du sacré [14]  ». Même s’il conteste l’idée de la continuité historienne, A… chérit le « livret généalogique de sa famille » (IM, 9), dévoilant ainsi les fondements contradictoires de son existence [15]  : il a des « origines claires et […] [une] mémoire courte » (IM, 93), voue un culte aux ancêtres tout en se souciant peu du poids du passé. Une telle conception de la mémoire suppose un rapport particulier au temps présent. Contrairement à la narratrice qui aspire à l’immobilité, A… est animé par une soif et une urgence de vivre ; « [i]l fait la cuisine, l’amour, de la recherche, du sport, des voyages, tout. Ce qui compte, c’est de faire des choses » (IM, 16). Ses « origines claires et [sa] mémoire courte » lui permettent ainsi de demeurer « solidement fixé dans sa ville natale, planté dans un présent permanent » (IM, 129), sans autre souci que l’habitation du quotidien. Plutôt que de fréquenter les spectres — à l’instar de sa femme qui tous les jours appelle son amant disparu —, A… ressent le besoin d’appartenir à un lieu et à un réseau social :

Un groupe d’élite. L’espoir de la planète. Vous avez lu le journal ? Vous avez écouté la radio ? La parution de ce livre ? Et ce disque ? Vous savez ce qui se passe ? Hier ? Aujourd’hui ? Demain ? La réunion ? L’article ? Qui ? Où ? Intéressant, très intéressant. Admirables discours, à la fois acharnés et impersonnels. Toujours intelligents. Plaisir facile. Colère neutralisée. Impassible modernité. Glorieux humour — ils se moquaient de tout et connaissaient des jeux de mots terribles. Parler pour parler.

IM, 126-127

L’esprit de communauté repose ici sur le partage des références culturelles et des objets de savoir, mais il est aussi soutenu par l’adoption de certains codes sociaux : A… et ses collègues choisissent un ton neutre, refusent les emportements, préfèrent un certain humour, un certain langage en somme. Ils privilégient également une mémoire inscrite dans la courte durée et structurée autour d’événements précis, de rendez-vous notés à l’agenda, points de repères concrets dans la suite des heures et des jours. Organisée autour d’objets contingents, fondée sur une conception commune de la durée, l’habitation du quotidien est ainsi dominée par le partage du même, par le sentiment d’une familiarité avec les gestes et les pensées d’autrui.

Face à cette « impassible modernité » tournée vers l’extériorisation de soi et l’apparence des choses, la narratrice s’avère d’autant plus impuissante, enfermée dans les mystères impénétrables de ses existences antérieures : « [ma] vie précédente, avoue-t-elle, devient une voile trouée qui flotte au loin, sur laquelle n’est inscrit aucun nom ni aucun incident digne d’être rappelé » (IM, 96). Sa mémoire purement subjective, habitée de scènes improbables, ne s’accroche à rien de concret, n’appartient à aucune généalogie clairement détaillée, même si elle retrouve les traces d’« une ville maritime à l’ouest du pays, [d’un] prince […] empoisonné, et sa famille entière avec lui », destin tragique semblable à celui des gens qu’elle a côtoyés dans sa vie antérieure. En outre, les coïncidences historiques importent peu à celle qui a développé une théorie de la mémoire accueillant l’invention. « La mémoire ne suffit donc pas. Les impressions non plus. On invente » (IM, 132), pense-t-elle. Par là même, on arrive à conférer une cohérence minimale au flux incessant des vies disparues.

Le champ dans la mer

Le champ dans la mer reprend le fil du récit esquissé dans Immobile. Au lendemain du départ de son mari A…, la narratrice s’éveille dans une auberge donnant sur la mer. Bien vite, la mer disparaît et « fait place à un champ couvert de quelque chose dont la couleur dorée [lui] semble familière » (CM, 11), un champ de maïs. Cette impression de familiarité est due, encore une fois, à la remémoration d’une vie passée, non pas la vie princière et ancienne qu’elle traversa en compagnie de S…, mais plutôt l’enfance explorée avec V… dans un village d’agriculteurs. Tout comme dans le récit précédent, les indices temporels et topographiques se font rares : le lecteur devine que l’époque de cette autre vie n’est pas si lointaine, qu’elle remonte peut-être à une période pré-moderne, pendant laquelle il n’y avait pas encore « profusion d’objets », « abondance de jouets exposés dans les vitrines de [la] ville » (CM, 93). Mais ici, plutôt que de chercher à refouler ses origines, à les nier littéralement, la narratrice les recherche, en quête de ce qu’elle appellera tour à tour « patrie tant rêvée », « foyers toujours nouveaux et pourtant vite dépassés » (CM, 46), même si « tout abri est mensonge » (CM, 71). Le lieu, la patrie ne sont certes pas les enjeux principaux des réflexions de la narratrice. C’est le temps, celui de l’enfance et de ses jeux qui habite la narration du Champ dans la mer.

Dans son autre vie, la narratrice est morte jeune « pour rien, c’est évident » (CM, 13), provoquant ainsi l’extinction de sa lignée, laquelle était déjà menacée depuis la mort du père. Le seul héritage de la fille, un coffre contenant la chemise ensanglantée que portait son père le jour de son accident mortel, renvoie à la mort à venir, en est le symptôme : « Si ce coffre ne pouvait, comme un bateau, m’emporter sur une mer tranquille loin de notre champ de maïs, s’il devait couler avant le vrai départ, comme un enfant noyé dans le corps de sa mère avant de naître, comme un père qui meurt sans cheveux blancs, il me servirait de cercueil » (CM, 17). L’on comprend, à la lecture de ce passage, que la fille est emprisonnée dans une enfance perpétuelle : le coffre a coulé avant qu’elle ne soit vraiment mise au monde. Avec le père disparaît la solidité du monde : « quand mon père [est] tombé, j’[ai] perdu l’équilibre. Le monde s’[est] renversé » (CM, 89). La fille reste avec sa mère. Cette dernière n’arrive guère à recréer le tableau filial dans sa complétude car elle est devenue l’« unique morceau [d’un] miroir brisé », cela même si elle s’avère solide, dégageant selon la narratrice « une forte odeur de racine » (CM, 62). Le tableau généalogique est incomplet, tout comme la vie de la narratrice. Au fil de ses réminiscences, elle se perçoit tel un être inachevé qui n’aurait connu du monde que les jeux. En témoigne l’épitaphe qu’elle s’invente, emblème d’un emprisonnement dans le ludisme de l’enfance : « sur le couvercle de ma tombe, on aurait pu graver ceci sans se tromper : Au moins cette fille a joué, si elle n’a pu vivre. » (CM, 109)

Déjà dans Immobile, la narratrice fondait une partie de ses réflexions sur la confrontation de deux époques distinctes, de deux formes de rapports au temps et à la mémoire. Le champ dans la mer présente une comparaison similaire, mais l’articule autour de la question du jeu, qui emprunte différentes formes : tantôt refuge et territoire privilégié des enfants, tantôt loisirs et distractions. L’époque contemporaine qu’incarne encore une fois A…, le mari de la narratrice, est considérée comme « une époque de loisirs » (CM, 32), lieu de divertissements sans fin. On se distrait, on s’amuse, on trompe l’ennui, mais avec la conviction profonde de ne pas « jouer pour jouer ». Selon A…, qui a développé une pensée du loisir,

Le degré de l’évolution d’une espèce se reflète par sa pratique du jeu. […] Le désir du jeu n’est donc pas un instinct tout à fait banal, une faculté innée, indifférente aux conditions matérielles et spirituelles, qu’on assouvit comme on peut, sans méthode. Au contraire, il faut le guider, le cultiver, le sophistiquer, le normaliser, car le jeu est chargé de la mission de symboliser la qualité du joueur. On ne joue pas pour jouer, mais pour former son intelligence, pour renforcer son orgueil.

CM, 105

Selon cette logique, le jeu ramène au travail et au devoir de se parfaire. Le joueur de qualité en aura approfondi les règles et la technique de façon méthodique, en reconnaîtra d’emblée la valeur symbolique. Or le propos de la narratrice s’oppose radicalement à cette conception du jeu, trop didactique, empreinte d’un certain esprit de compétition, vouée à élever le joueur plutôt qu’à recréer un monde fictif où règne la gratuité.

Dans l’ancienne vie de la narratrice, le jeu apparaissait comme une manière de « braver les interdits » et de « défier l’impossible » (CM, 32), était dominé par le rire et le mépris des conventions : « On dirait qu’ils ont simplement besoin de rire, d’afficher leur jeune âge, de cracher leur dédain sur tout, même sur moi, sur ce qui leur survivra autant que sur ce qui les précède. Je les connais. J’ai été comme eux. V… et moi, nous savions mettre notre maîtresse d’école dans un état épouvantable. » (CM, 33) Les jeux de l’enfance semblent ainsi se construire sur un refus des codes sociaux et sur une méconnaissance du temps monumental, celui des longues durées et des empires. Recréant des mondes parallèles où règne l’imaginaire, ils permettent à l’être de devenir autre, de se réinventer au fil de ses fables. L’enfant s’amuse en « oublia[nt] qu’il s’agi[t] d’un artifice », « prétend jouer dans l’authentique, avec de la matière vraie » (CM, 93), « confond la réalité avec le jeu » (CM, 106). Loin des mises en scènes savamment orchestrées, inhérentes selon A… à la pratique du jeu, le ludisme de l’enfance conduit à l’oubli de soi. C’est du moins en ces termes que la narratrice conçoit son amitié fusionnelle et exclusive pour V…, son unique compagnon de jeu : « [c]ette bande à deux dérangeait les autres. La maîtresse me mettait en retenue, me semblait-il, uniquement dans le but de nous séparer. Parfois, en nous voyant arriver en retard, elle prévenait V…, devant moi et devant toute la classe, qu’il ne fallait pas se laisser influencer, qu’une mauvaise amitié n’était pas une amitié. » (CM, 51) Les joueurs ne sont plus des adversaires rivalisant d’adresse, mais appartiennent à une communauté inédite et marginale unie par le sentiment d’une indéfectible amitié. Vers la fin du roman, la narratrice en vient même à souhaiter un retour au temps de l’enfance, lequel lui offrirait l’occasion de rejouer les scènes de l’amitié perdue et d’oublier les tragiques événements passés :

[A…] prendra la place de V… et me construira des châteaux de sable. Le reflet du soleil levant sur nos demeures éphémères les rendra moins grossières, leur attribuera plus de substance qu’elles n’en ont réellement. […] Ces jeux sur la plage, aussi faux et lucides qu’ils soient, auront la vertu de me faire oublier momentanément mon patrimoine. Ce coffre chargé des cendres paternelles que ma mère m’a confié, les vagues devraient le ramener jusqu’à moi.

CM, 113-114

Une telle projection de l’enfance n’est pas sans rappeler l’état de grâce qu’atteint Yan-Zi, vers la fin de L’ingratitude, alors qu’elle flotte, pure conscience, à l’extérieur du temps, dans un hors-lieu qui ne rattache plus à un sol, à une famille, à une généalogie.

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S’il fallait tirer une conclusion générale de cette lecture, je poserais que les romans de Ying Chen, même s’ils racontent des histoires de vie, tendent vers l’abiographique. Cela ne signifie nullement qu’ils abolissent le bios et s’imposent hors du temps, comme le laissent parfois entendre les narratrices. Plutôt que d’opposer à cette « ère du vide » dont on a tant parlé, témoignages, anecdotes et bavardages, ils traduisent ce vide, l’incarnent en quelque sorte en mettant en oeuvre une reconstruction mémorielle jamais achevée. Étrange paradoxe : cette entreprise de réappropriation du temps est justement celle qui permet aux personnages de Ying Chen de sortir du temps, de lui échapper tout en en saisissant les moindres mouvements.

Cette conception singulière de la mémoire et du temps humains ne s’attache pas uniquement aux expériences subjectives que décrivent les romans de Ying Chen. Elle s’inscrit également dans le contexte plus large de l’histoire collective par laquelle les communautés tentent de donner un sens à leur passé et à leur devenir. Pour les héroïnes de Ying Chen, la continuité historique est un leurre, tout comme les mythes des origines qui tendent à expliquer la genèse et la formation des sociétés modernes. Au « bonheur nouveau, intemporel et vide » (I, 132) que ressent Yan-Zi vers la fin de L’ingratitude, à l’état d’éternel exil auquel sont condamnées les narratrices d’Immobile et du Champ dans la mer, correspond une forme d’errance collective :

J’ai perçu le grand mensonge que fabrique la machine de l’histoire. L’illusion collective. Les quelques siècles de vicissitudes racontés dans d’innombrables livres égalent le néant que j’ai traversé en un clin d’oeil. Personne ne veut l’avouer. C’est pourtant facile à constater. On aime tant la fiction. On ignore le vide. Tout le monde vient du vide et personne ne s’en souvient.

IM, 124

Aussi les fictions historiennes, ces anamnèses sociétales, substitueraient-elles au néant un excès de sens, conférant à une matière informe et vivante une trame linéaire et objective. Vaine entreprise selon Ying Chen car les temporalités humaines sont soumises à une insoutenable circularité, le début et la fin comme le passé et le futur participent d’un seul et même mouvement : « Tout continue, se confond, disparaît et revient. Le mort n’est jamais mort. » (IM, 115)