Corps de l’article

1. Introduction

Durant ces dernières décennies, le terme compétence s’est massivement propagé dans le vocabulaire de différents champs sociaux et disciplinaires, notamment celui de la gestion, du management, de l’éducation et de la formation des adultes. Des recommandations, voire des réglementations, d’institutions nationales ou européennes, ont « contraint de nombreux instituts, écoles supérieures et universités à l’investir » (Poumay, Tardif et Georges, 2017, p. 7). Objet de controverses fortes, le modèle de la compétence a été revendiqué par ses défenseur⋅se⋅s comme l’un des moyens de responsabilisation et de renforcement de l’autonomisation des salarié⋅e⋅s. Il a été critiqué par ses détracteurrices comme un outil de casse de la solidarité au sein des collectifs de travail et un moyen de subordination des travailleur⋅se⋅s. Ce sont ces mêmes controverses que Oiry (2005) reconnait dans le champ de la gestion en soulignant que « les promoteurs de la compétence voient dans ces caractéristiques la source d’une GRH [gestion de la ressource humaine] innovante, [alors que] ses auteurs-critiques considèrent que celles-ci conduisent au développement d’une GRH individualisante et destructrice des identités professionnelles » (p. 23).

Ces prises de position antagoniques, quel que soit leur champ d’expression, incitent à interroger les finalités qui sous-tendent le modèle de la compétence, en le situant dans son contexte d’émergence et dans le cadre des rapports sociaux qui le structurent. Dans cette perspective, cet article vise : à rendre intelligibles les raisons de son introduction massive dans le champ des relations professionnelles ; à analyser ses conséquences sur le rapport salarial hérité du fordisme ; à caractériser les nouvelles formes de professionnalités qu’il requiert, et enfin, à repérer la façon dont la formation des adultes est appelée à contribuer au processus de construction des compétences. D’où les trois questions suivantes : quels sont les enjeux et le sens de la bataille qui a visé, du moins en France, la substitution du modèle de la compétence à celui de la qualification (partie 1) ? Quel type de relation salariale et quelles nouvelles formes de professionnalités résultent, dans le champ du travail, du recours intensif au modèle de la compétence (partie 2) ? Quel rôle peut jouer la formation des adultes dans le processus de construction des compétences et dans l’accompagnement des nouvelles professionnalités qu’il impose (partie 3) ? Pour tenter de répondre à ces trois questions, nous mobilisons des auteur⋅e⋅s francophones, principalement de la sociologie du travail, de la gestion et des sciences de l’éducation, trois champs disciplinaires où le terme compétence a fait débat. La conclusion, quant à elle, reviendra sur quelques points saillants et sera l’occasion de soulever trois interrogations supplémentaires qui mériteraient d’être approfondies ultérieurement.

On le verra, cet article à caractère théorique n’a pas pour objectif de retracer l’historique de l’un et l’autre des modèles (Lichtenberger, 1999 ; Oiry et d’Iribarne, 2001 ; Zarifian, 2001), ni de procéder à un état des lieux des débats scientifiques ou sociaux (Dubar, 1996) qui les ont accompagnés, pour ne pas dire fortement structurés. Il s’agit de revenir plus modestement sur les enjeux et les usages sociaux du modèle de la compétence en lien avec les trois questions soulevées plus haut. Cela fixe au moins trois limites. D’abord une limite de champs : celui de l’entreprise (relations professionnelles et, plus particulièrement, relations salariales) ; celui de la formation des adultes ; et secondairement, le champ éducatif (Boutin et Julien, 2000 ; Butlen et Dolz, 2015). Ensuite une limite en termes de public : il s’agit exclusivement d’adultes oeuvrant dans le champ professionnel (les étudiant⋅es et élèves du champ scolaire n’ont pas été pris⋅es en compte). Enfin une limite en termes de zone géographique : seuls sont questionnés les enjeux du modèle de la compétence en France.

2. Modèle de la compétence et modèle de la qualification : deux modèles de la relation salariale en opposition

Pour saisir les enjeux du modèle de la compétence, nous le mettons en perspective avec celui de la qualification auquel il s’est progressivement substitué. Nous le verrons, au-delà d’un glissement sémantique, cette substitution est le signe d’un changement radical des modes de gestion des ressources humaines et des relations professionnelles. Elle a été renforcée par une campagne de promotion lancée, de façon explicite, par la publication de La bataille des compétences, ouvrage cosigné en 1985 par Cannac (patrons des patrons) et la Commission d’étude générale d’organisation scientifique. Nous abordons ci-dessous les principales caractéristiques des deux modèles en référence au glissement sémantique dont des termes significatifs (mots, expressions) figureront dans le tableau 1 plus loin dans le texte.

2.1 Modèle de la qualification

En France, la qualification a fait l’objet d’un important débat concernant le lieu de son rattachement : au poste de travail ou à la personne qui l’occupe. Dans les deux cas, ses protagonistes considèrent qu’elle est le résultat de règles formalisées issues de négociations collectives et de conventions entre des partenaires sociaux (organisations syndicales salariales et patronales), l’État et des institutions de formation. Le modèle sur lequel elle s’appuie s’est construit, selon Dugué (1999), sur deux systèmes : celui des conventions collectives, dont l’objectif est de classifier et de hiérarchiser les postes de travail ; celui de l’enseignement professionnel, qui sert à classifier les savoirs et à organiser la délivrance des diplômes. Ce diplôme facilite l’accès à un poste de travail dont la correspondance avec une échelle salariale est conventionnellement établie (Rey, 2015). Mais, n’allant pas de soi, cette correspondance a fait l’objet d’importants débats concernant sa validité et a opposé deux courants d’idées (Campinos et Marry, 1986, cité dans Oiry et d’Iribarne, 2001, p. 4). Le premier, appelé « substantiviste », a oeuvré pour une définition objective de la qualification, alors que le second, appelé « relativiste », a argumenté l’impossibilité d’une telle définition, considérant que « l’unique solution repose dans un compromis social entre les différentes parties (au départ, les syndicats et les directions d’entreprise) » (Oiry et d’Iribarne, 2001, p. 4). En référence à ce compromis et aux deux piliers de la qualification dont il était question plus haut, se sont progressivement construits les fondements de la relation salariale et de la correspondance entre savoir-faire, emploi et salaire. Cela a contribué à limiter l’arbitraire et le bon vouloir des employeur⋅se⋅s, permettant ainsi aux salarié⋅e⋅s, eu égard aux accords signés entre leurs représentant⋅e⋅s syndicaux⋅les et celles⋅ceux du patronat, de se défendre collectivement et d’exiger « le paiement au juste prix des savoirs et des capacités qu’ils détiennent et dont, en particulier, leur diplôme atteste l’existence » (Dugué, 1999, p. 9).

L’ensemble de ces éléments protecteurs va voler en éclat là où s’est implanté le modèle de la compétence. C’est pourquoi il ne faut pas oublier que la qualification correspond à un rapport social qui traduit « l’expression d’un rapport de force entre des groupes de salariés, des partenaires sociaux et des employeurs » (Courpasson et Livian, 1991, p. 5). Mais, comme tout système, celui de la qualification a ses limites, ce qui a permis d’alimenter les critiques des tenant⋅e⋅s du modèle de la compétence. À la suite de Dugué (1999), nous pouvons en énumérer quatre. Tout d’abord, comme le modèle de la qualification est fortement lié aux diplômes et aux savoirs qu’ils valident, celui-ci ne permet pas de prendre en compte et de reconnaitre les savoirs acquis, de façon informelle, dans et par le travail. Or, comme le montrent les travaux spécialisés en analyse du travail, ces savoirs sont souvent ceux qui permettent aux salariée⋅s de faire face aux situations professionnelles les plus problématiques. Cela ne va pas sans pénaliser celles et ceux qui les détiennent et les mobilisent sans contrepartie en termes de rémunération ou de promotion professionnelle. Viennent ensuite les limites imputées à son inadaptation aux évolutions et aux transformations rapides du système de production. Le modèle de la qualification, qui s’appuie sur des postes et des savoirs dont les contours sont formalisés et stabilisés, s’adapte plus facilement à des organisations tayloriennes et moins à des organisations en transformations vertigineuses, dont résultent des tâches de plus en plus complexes. En conséquence, il s’avère être un véritable obstacle dans le processus d’adaptation des salarié⋅e⋅s aux exigences de l’appareil de production (Dugué, 1999). La correspondance statique entre un corpus de savoirs attestés par un diplôme, d’un côté, et les exigences du travail réel, de l’autre (Bronckart, 2015), renforce cet obstacle. Ces limites se sont accentuées avec le développement des emplois dans le secteur tertiaire. Ici, contrairement à la qualification dans laquelle les savoirs sont codifiés et préalablement hiérarchisés en vue de leur transmission, dans les métiers de la relation, les savoirs ne peuvent être définis de façon déconnectée des rapports directs entre les clients et le personnel. Il s’agit clairement de savoirs ad hoc dont la valeur s’évalue à l’aune de la situation d’interaction entre les deux protagonistes en question. Enfin, quatrième limite : conçu et renforcé à un moment où l’économie française manquait de main-d’oeuvre qualifiée, le système de la qualification commence à souffrir d’un manque de légitimité dans une période de sous-emploi et de surabondance de diplômes. Les diplômes étant de plus en plus délivrés à la faveur de la démocratisation de l’enseignement, leur valeur commençait à s’éroder en tant que référence sur le marché de l’emploi.

2.2 Modèle de la compétence

Retraçant le parcours du terme compétence, Crahay (2006) constate que celui-ci, après son apparition dans le monde de l’entreprise, a été repris par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui en a assuré la diffusion auprès des décideur⋅se⋅s des systèmes éducatifs. Poursuivant son extension dans le secteur de la formation professionnelle puis dans celui de l’enseignement général, il a fini par être adopté par les sciences de l’éducation. Si, par ailleurs, ce terme trouve l’une de ses origines en linguistique et une autre dans le champ du travail et de la formation des adultes, l’expression « logique compétence » a été érigée comme principe de management des entreprises par le patronat français. Elle s’est ainsi imposée, au fil du temps, comme modèle de conception et de gestion du travail qui correspond à « des évolutions profondes et durables dans la gestion de l’emploi et des salaires et, plus largement, dans l’échange de travail entre les salariés et l’entreprise » (Eustache, 2001, p. 295).

Dépassant le caractère de mode que l’on aurait pu lui attribuer, la logique compétence s’est imposée comme « le signe de profondes transformations […] dans les relations professionnelles et dans la gestion des ressources humaines » (Lichtenberger, 1999, p. 93). Selon Reynaud (2001, p. 8), il s’agit d’une « doctrine » qui a conduit, en son temps, le Conseil national du patronat français (CNPF), en mobilisant des travaux de chercheur⋅se⋅s, de consultant⋅e⋅s, et d’universitaires, à « définir une manière d’agir » et à l’ériger comme modalité de pilotage « qui associe stratégie, organisation, management et gestion des ressources humaines » (Afriat, Gay et Loisil, 2006, p. 23). Plébiscitée par les un⋅e⋅s et rejetée par les autres, la logique de la compétence – que Zarifian (2001, p. 7) « préfère appeler modèle de la compétence pour éviter le côté déterministe que l’on attribue spontanément au mot logique » – a d’énormes répercussions sur nos modes de travail, d’éducation et, tout simplement, de vie. Il n’est donc pas étonnant que, au vu de l’importance de ses enjeux, notamment en termes de « salaires, de carrières et de relations sociales », celle-ci « a rapidement fait l’objet d’un intense débat social » (Oiry, 2005, p. 13). Il n’est pas étonnant non plus que son « usage abusif contribue largement à l’instauration d’une pensée unique dans la plupart des champs de l’activité humaine » (Boutin, 2004, p. 25).

Ainsi, et même si sa forte mobilisation a donné lieu à une abondance définitionnelle, notamment dans le champ du travail, de la gestion et de l’éducation, force est de constater qu’elle est loin de « réunir l’unanimité, ni sur son sens, ni sur son intérêt » (Rey, 2009, p. 103). Deux courants de pensée, néanmoins, s’y distinguent.

Le premier regroupe des chercheur⋅se⋅s dénonçant les usages qui en sont faits dans les pratiques managériales et de gestion des relations sociales. Les tenant⋅e⋅s de ce courant estiment que les finalités et les objectifs du modèle de la compétence sont fortement liés à des orientations politiques étatiques et patronales. Dans cette perspective, la compétence n’est ni plus ni moins qu’une réponse à ce qui est attendu « par une société de rendement et de performance », car « derrière l’approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l’évolution du marché du travail » (Hirtt, 2009, p. 4). Dans le champ scolaire, l’hostilité à son égard a consisté en une dénonciation des politiques qui cherchent à faire une école « au service d’une idéologie de rendement et d’efficacité, au détriment de la culture et du développement des personnes, voire de l’apprentissage » (Boutin et Julien, 2000, p. 10). Si, dans le champ professionnel, la compétence est « fréquemment accusé[e] de contribuer à opacifier les critères de l’évaluation professionnelle et de remplir à cet égard une fonction idéologique » (Camus, 2012, p. 179), dans le champ politique, le terme constitue, selon Bronckart (2015), « l’étendard d’un puissant mouvement idéologique » annonciateur de la « droitisation de la société » (p. 113).

Les tenant⋅e⋅s du deuxième courant promeuvent, de façon forte, le modèle de la compétence. Selon elleseux, celui-ci s’est imposé, en France, par « le marché, les process [sic] de production et les nouvelles formes d’organisation » (Le Boterf, 1994, p. 12). Zarifian (1999), un autre défenseur et théoricien de ce modèle, affirmait déjà en 1999 que « la logique compétence s’imposera, avec ou sans négociation » (p. 9). Pour lui, la question portera de plus en plus sur son contenu et son orientation et de moins en moins sur le fait d’en être pour ou contre. Certain⋅e⋅s chercheur⋅se⋅s de ce courant, parfois les mêmes, considèrent que l’opposition entre qualification et compétence « a toujours été absurde, tant sur un plan théorique que pratique » (Zarifian, 2001, p. 10). C’est également le point de vue de Oiry et d’Iribarne (2001) qui vont jusqu’à établir un lien de filiation théorique entre les deux termes, en considérant que les promoteur⋅rice⋅s de la compétence qui nient cette filiation ont pour intention la remise en cause des deux systèmes français, celui de la « régulation de la qualification » et celui des « relations professionnelles » (p. 7).

Les controverses concernant la portée et les enjeux des deux modèles, loin d’être techniques, constituent bel et bien un indicateur des transformations sociales profondes qui ont marqué le système de relations professionnelles en France. Ces transformations ont été accompagnées d’un glissement sémantique important dont nous avons tenté de relater, dans le tableau 1 ci-dessous, des expressions significatives choisies de façon non exhaustive. Nous les avons associées aux modèles dans le champ du travail et de la formation des adultes. Nous les mobilisons partiellement, plus loin, dans la troisième partie.

Tableau 1

Expressions significatives

Expressions significatives

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3. Logique compétence, relation salariale et nouvelles formes de professionnalités

Le glissement vers le modèle de la compétence a constitué « l’un des signes d’une volonté stratégique d’édification de nouvelles formes de rapport salariaux » (Courpasson et Livian, 1991, p. 3). Nous les abordons, ci-dessous, à partir du constat de l’émergence de nouveaux termes de l’échange salarial et de l’apparition de nouvelles formes de professionnalités.

3.1 Modèle de la compétence et relation salariale

Avant l’introduction significative du modèle de la compétence au sein des entreprises françaises, la relation salariale avait comme base instituée l’échange d’une contribution contre une rétribution. Cet échange est formalisé dans le cadre d’un contrat de travail par lequel la⋅le salarié⋅e s’engage à travailler pour un⋅e employeur⋅se moyennant une rémunération en référence à des conventions collectives signées entre les représentant⋅e⋅s des deux parties.

Avec la propagation du modèle de la compétence, la nature de la relation salariale s’est radicalement transformée. Celle-ci, comme le soulignent Lejeune, Saoût et Sobel (2013), privilégie « l’individu, au détriment du collectif (…) », « la multiplication des statuts salariaux », « l’individualisation des rémunérations », tout en affaiblissant « la protection constituée par les institutions salariales fordistes » (p. 390).

C’est dans le cadre de cette évolution postfordiste de la relation salariale que se situe le modèle de la compétence. Celui-ci a visé à contourner le système de régulation collective sur lequel était fondé le modèle de la qualification, d’une part, et « à faciliter, voire à imposer, un rapport salarial mieux adapté aux exigences d’une économie libérale », d’autre part (Dugué, 1999, p. 7). Il a fait « correspondre l’attribution d’un poste et d’une rémunération, non plus à des règles préétablies basées sur la formation, mais à une appréciation de la valeur de l’individu » (Rey, 2009, p. 108), par sa hiérarchie.

Avec l’instauration du modèle de la compétence, les employeur⋅se⋅s et les gestionnaires des relations sociales ont réussi à déplacer les lieux de production des règles de la relation salariale d’un cadre collectif (négociations entre organisations syndicales des salarié⋅e⋅s et d’employeur⋅se⋅s) à un cadre individualisé (transaction directe entre la⋅le salarié⋅e et sa hiérarchie). Cette mainmise sur la compétence va de pair avec la volonté de marginalisation des processus de production collective des règles et avec le renforcement des démarches d’individualisation et de négociation directe entre lale salarié⋅e et sa hiérarchie. De fait, « contrairement au modèle de la qualification où la négociation collective est à l’oeuvre, le modèle de la compétence déconnecte “la reconnaissance salariale” des rapports sociaux en l’inscrivant dans “un face-à-face instantané entre un individu pourvu de “compétences” a priori et d’une entreprise qui les lui reconnait et les transforme en “performances” plus ou moins mesurables » (Dubar,1996, p. 190). Il ne faut cependant pas se méprendre : ce caractère individualisé de la relation salariale n’enlève rien à son caractère social. La notion de compétence « exprime un rapport à caractère social » (Rey, 2009, p. 106) dans lequel la relation salariale est asymétrique et le pouvoir clairement aux mains des directions d’entreprises.

3.2 Logique compétence et nouvelles formes de professionnalités

La logique de la compétence n’a pas été uniquement à l’origine de l’émergence de nouvelles formes de la relation salariale. Elle a également été un puissant déclencheur de nouvelles formes de professionnalités. Avant de revenir sur leur caractère nouveau, rappelons que la professionnalité est l’un des « trois états » résultant du processus de la professionnalisation, les deux autres étant « professionisme » et « professionnalisme » (Bourdoncle, 1991). Par ailleurs, l’accent est souvent mis sur les liens forts entre professionnalité et deux autres termes, compétence et identité, qui en constituent deux dimensions essentielles (Ardouin et Gravé, 2018 ; Charlier, 2008 ; Hatano-Chalvidan, 2020 ; Wittorski, 2008) tel qu’illustré dans la figure 1.

Figure 1

Composantes de la professionnalisation

Composantes de la professionnalisation

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Revenons sur deux aspects du caractère nouveau des formes de professionnalité. Le premier consiste en la mobilisation conjointe des compétences et des identités en situation de travail. Le second est relatif à l’encouragement implicite, parfois explicite, adressé par la hiérarchie aux salarié⋅e⋅s pour le dépassement des contours du prescrit au travail.

Longtemps combattu dans le cadre de l’organisation scientifique du travail, le dépassement du prescrit devient, dans le cadre du modèle de la compétence, une injonction institutionnelle forte. Il consiste à faire en sorte que la⋅le salarié⋅e outrepasse les contours et le contenu des procédures et des gammes opératoires instituées, en mobilisant, parfois clandestinement, son intelligence pratique des situations professionnelles et des ficelles du métier « pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions » (Dejours, 2016, p. 14).

La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi cette injonction et quelle fonction joue-t-elle ? Depuis longtemps, ergonomes et sociologues du travail ont mis en avant l’existence d’un écart entre le prescrit et le réel. Elles⋅ils ont également mis en évidence l’impossibilité d’atteindre les objectifs de production assignés aux salarié⋅e⋅s par la seule application des consignes, règles et procédures édictées par les prescripteur⋅rice⋅s des tâches à réaliser. Il subsiste toujours un écart entre le prescrit et le réel qui ne peut se réduire que si la⋅le salarié⋅e mobilise « ses habiletés propres, ses savoirs tacites, ses tours de main, ses arbitrages opérés au fil d’une action jamais stabilisée, sans cesse infiltrée par l’histoire et ses événements » (Jobert, 2002, p. 250).

La prise de conscience par les manageur·se·s des limites des prescriptions et de la codification face à l’imprévisibilité du réel et sa résistance, les a conduit⋅e⋅s à tolérer que les salarié⋅e⋅s, on l’a dit, outrepassent les limites du prescrit. Et c’est là que réside le premier aspect du caractère nouveau des professionnalités postfordistes.

Mais la mobilisation de la compétence, à elle seule, ne peut aboutir aux résultats escomptés sans la mobilisation de la deuxième dimension de la professionnalité : l’identité de la⋅du salarié⋅e, exprimée à travers sa subjectivité dans le travail. Longtemps combattue par la rationalité taylorienne, la mobilisation de la subjectivité au travail est considérée ici comme un facteur décisif dans la bataille de la concurrence et de la compétitivité à laquelle sont confrontées les entreprises sur leurs marchés nationaux et internationaux. Comme ce ne sont plus seulement les capitaux (notamment technologiques et financiers) qui font la différence dans cette bataille, la mobilisation subjective et volontaire des salarié⋅e⋅s dans le travail devient capitale pour sa réussite. Elle va dans le sens du renforcement du facteur travail dans la productivité, faisant des « questions d’identité et de socialisation professionnelles des composantes essentielles de la compétitivité économique » (Tripier, Dubar et Boussard, 2011, p. 308). Ainsi, avec la propagation du modèle de la compétence, s’est progressivement construite une nouvelle relation salariale basée sur la (promesse d’une) reconnaissance professionnelle de la⋅du salarié⋅e par l’employeur⋅se contre la mobilisation de sa subjectivité dans son travail. Et c’est dans cette mobilisation de la subjectivité au travail que réside le deuxième aspect nouveau des nouvelles formes de professionnalités.

4. Modèle de la compétence et formation des adultes

Selon Lichtenberger (1999, p. 96), la notion de compétence interpelle autant les responsables d’entreprises que les partenaires sociaux et le système éducatif. Les premierère⋅s sont interrogé⋅e⋅s « sur la nature des acquis mobilisés au travail que la notion de qualification n’arrive plus à cerner de façon pertinente », les deuxièmes « sur la façon dont de tels acquis se constituent qui ne s’obtiennent plus aussi aisément par la formation et par l’habitude comme c’était le cas des savoirs et savoir-faire repérés antérieurement », les troisièmes « sur la reconnaissance de ces acquis lorsqu’ils sont mis en oeuvre qui s’effectue mal selon les formes collectives en vigueur de rémunération et de gestion des carrières » (Lichtenberger, 1999, p. 96). C’est à la seconde interrogation que nous nous intéressons dans cette dernière partie en envisageant comment la formation des adultes peut contribuer au processus de construction des compétences.

4.1 Formation des adultes et construction des compétences

Revenons à la deuxième colonne du tableau 1, présenté plus haut. Sa lecture verticale permet de relever quelques points saillants relatifs au modèle de la compétence : 1) la recherche d’une forte articulation entre formation, mobilisation des compétences et stratégie de développement de l’entreprise ; 2) la cohérence avec les organisations qualifiantes et apprenantes, et par là même, la remise en cause de l’organisation du travail taylorienne ; 3) la construction et la mobilisation des compétences dans et par la confrontation aux évènements et à la complexité des problèmes à résoudre ; 4) la forte intégration des savoirs opérationnels et pratiques à l’action et à l’agir professionnel. Ces points montrent que le processus de construction des compétences est fortement intégré au travail et, de fait, dépasse largement le champ d’intervention de la seule formation des adultes. Eu égard à cette intégration se pose la question de savoir comment la formation des adultes peut contribuer à ce processus. Sans chercher à inventorier toutes les formes de cette contribution, nous nous limitons ici à deux formes : l’une y est indirectement mobilisable ; l’autre, développée plus longuement, y est plus directement.

La contribution indirecte s’effectue par l’acquisition de ce que Zarifian (1999) appelle « les compétences d’arrière-plan ». Celles-ci consistent en « l’apprentissage de la maitrise du langage et de ses usages, la formation à l’intercompréhension dans des situations de communication, l’apprentissage précieux de la réflexivité et de la civilité ». Autrement dit, c’est en contribuant à forger cet « arrière-fond d’attitudes et de ressources » mobilisé par la⋅le stagiaire en situations réelles que la formation des adultes soutient « l’animation des compétences plus spécifiquement professionnelles » (Zarifian, 1999, p. 202).

La contribution directe consiste en la mise en place de dispositifs qui articulent fortement acquisition des connaissances et construction des compétences. C’est le propre de la formation en alternance dont l’une des principales caractéristiques est d’allier deux types d’apprentissages dans deux lieux de socialisation différents, parfois même antagonistes. Le premier se déroule au sein d’institutions (école, institut, université, organisme, etc.) dédiées principalement à la formation, c’est ici que se trouve le lieu de construction des « compétences d’arrière-plan ». Le second se rencontre au sein d’institutions de production de biens ou de services (entreprise, administration, association, etc.) dans lesquelles l’apprentissage se fait généralement en situations professionnelles, par et à travers l’action (c’est ici que se construisent les compétences à proprement parler). Même si ces deux lieux sont, dans le cadre des formations en alternance, considérés conjointement comme lieux de formation, les acteur⋅rice⋅s qui y oeuvrent ne poursuivent pas les mêmes objectifs et ne sont pas mue⋅s par les mêmes logiques. Ce qui, tout en étant source de difficultés, présente pour les stagiaires, nous le verrons, de véritables opportunités d’apprentissage. C’est la raison pour laquelle l’intention de rapprochement entre les deux lieux, quoique souhaitable, ne doit pas conduire à l’effacement des différences structurelles entre elles. En effet, comme le souligne Zarifian (1999), si « la question de la formation en alternance a été posée comme un problème social d’importance, c’est manifestement à cause d’un écart constaté entre les apprentissages scolaires et les requis des situations de travail » (p. 205). C’est sur cet écart que nous revenons maintenant.

4.2 Rôle des écarts de l’alternance dans le processus de construction de compétence

Avant d’aller plus loin, soulignons l’existence de deux types d’écarts, distincts, mais complémentaires. Le premier est structurel puisqu’inhérent à la différence des logiques et des finalités entre les deux lieux (appelés ci-dessous pôles) de la formation en alternance et à l’irréductibilité réciproque entre les savoirs qui s’y produisent et y circulent. Cet écart a le statut d’un donné. Par opposition, le second écart relève d’un construit, intentionnellement et institutionnellement aménagé par les acteur⋅rice⋅s de la formation. Son rôle est capital dans l’élaboration du sens et des potentialités d’apprentissage du premier écart.

Dans un travail antérieur (Kaddouri, 2012), nous avions envisagé l’existence d’un écart épistémique autant qu’identitaire inhérent aux formations en alternance. Nous nous focalisons ici sur la dimension épistémique qui loge dans la différence des savoirs de ses deux pôles. Formalisé pour être transmis, le savoir du premier pôle est, par principe, très standardisé au vu de l’immense variété des contenus des situations professionnelles du second. Celles-ci sont caractérisées par leur complexité et leur variabilité et, de ce fait, par leurs reconfigurations sans cesse renouvelables et imprévisibles. Ce premier écart, loin de s’ériger en obstacle, constitue, sous certaines conditions, une opportunité structurante de l’apprentissage et, par-là même, une contribution inestimable au processus de construction des compétences des apprenant⋅e⋅s, futur⋅e⋅s professionnel⋅le⋅s. C’est parce qu’il est structurellement tributaire de la variabilité des situations professionnelles qu’il est impossible à programmer d’avance. Et c’est tant mieux, car, par son imprévisibilité, il confronte la⋅le stagiaire à des évènements inédits et la⋅le plonge dans des situations d’indétermination auxquelles elle⋅il n’a pas été préparé⋅e. Il l’accule à « bricoler » des solutions aux problèmes qu’elle⋅il rencontre et à mobiliser ses compétences définies ici comme une combinatoire de toutes les ressources dont elle⋅il dispose (Le Boterf, 1994). Cette compétence est « requise à partir du moment où le contexte de l’action ne correspond pas exactement aux standards de référence des organisateurs ou des théoriciens » (Jobert, 2002, p. 250).

Ne nous leurrons pas, cet écart n’est pas formateur en soi. Ses potentialités d’apprentissage restent tributaires du deuxième type d’écart dont la construction intentionnelle relève de la responsabilité conjointe des professionnel⋅le⋅s des deux pôles de formation en alternance. Celui-ci consiste, comme le rappelle Mayen (2021, p. 207), en « une proximité avec le travail » autant qu’en « une prise de distance, un découplage, une décoïncidence, un écart avec le travail » tel qu’il s’effectue en situation réelle. Et c’est dans la relation entre la proximité et la distance avec le travail réel que ce deuxième écart prend tout son sens. Il signifie que, pour apprendre dans et par le travail, il faut effectuer un double mouvement : d’abord s’y immerger pleinement (c’est le rôle du deuxième pôle de la formation en alternance que de permettre cette immersion dans le travail tel qu’il se fait) ; ensuite, en émerger (c’est le rôle du premier pôle de la formation en alternance qui permet de s’écarter du travail) « pour faire un détour qui vise l’apprentissage » (Mayen, 2021, p. 205). C’est dans ce double mouvement articulé que réside le deuxième écart. Il contribue à la construction de compétences par la mise en place de dispositifs qui, quel que soit le mode organisationnel qu’ils prennent, ont en commun de favoriser la méta-analyse et la métaréflexivité. Le langage y occupe une place importante pour mettre en mots le vécu subjectif des épreuves de la formation en alternance, formaliser des « choses » apprises des évènements et des tensions rencontrées en situations réelles, transformer les fragilités en ressources qui soutiennent le processus de construction des compétences. Pour cela, il faudrait que les stagiaires se sentent en confiance dans le cadre de ce que Sainsaulieu (1981) appelle « un espace protégé » et d’un accompagnement que nous avions qualifié d’accompagnement compréhensif (Kaddouri, 2012).

5. Conclusion

Pour conclure, nous souhaiterions revenir sur trois points. D’abord quelques éléments de réponse aux questions soulevées en introduction. Ensuite quelques limites du modèle de la compétence que nous n’avons pas pu signaler ici. Enfin quelques interrogations qui nécessitent des investigations théoriques et empiriques complémentaires.

5.1 Quelques éléments récapitulatifs de réponse aux questions posées

En introduction, nous avons soulevé trois questions structurantes de ce texte : celle des raisons de la bataille visant la substitution de la logique compétence à celle de la qualification ; celle du nouveau type de relation salariale et des nouvelles formes de professionnalités ; celle du rôle de la formation des adultes dans les processus de construction des compétences. En réponse à ces questions, nous avons montré que la substitution du modèle de la compétence à celui de la qualification était l’un des révélateurs des profondes transformations qu’a connues, du moins en France, l’organisation du travail fordiste et taylorienne, la relation salariale et le système de régulation collective hérité du modèle de la qualification. Nous avons identifié deux aspects du caractère nouveau des professionnalités émergentes : la mobilisation conjointe des compétences et de l’identité (subjectivité) des salarié⋅e⋅s dans le travail, ainsi que le dépassement du cadre des prescriptions institutionnelles, au su et au vu d’une hiérarchie obnubilée par la réussite de la bataille de la compétitivité dans des marchés concurrents. Nous avons mis en relief le rôle de deux formes (l’une indirecte, l’autre directe) que peut prendre la formation des adultes en alternance dans le processus de construction des compétences. Nous avons également mis l’accent sur deux types d’écarts (l’un ayant un statut de donné, l’autre un statut de construit) qui contribuent fortement à ce processus.

5.2 De quelques limites du modèle de la compétence

Si le modèle de la qualification a été critiqué eu égard à ses limites par rapport aux évolutions tant technologiques qu’organisationnelles, voire sociétales, le modèle de la compétence n’est pas en reste. Nous retiendrons ici deux limites supplémentaires. La première concerne la stabilité de l’emploi et de la gestion des carrières devenue de plus en plus problématique, dans un marché interne de plus en plus encombré et fragilisé par la compétitivité et la concurrence internationales. Dans ce contexte, au lieu d’être un levier pour la gestion des carrières, la compétence constitue dorénavant un garant de l’employabilité. Or, comme le souligne Reynaud (2001), il ne faut pas oublier que l’employabilité serait possible dans un marché dynamique, caractérisé par un taux de chômage faible où les prétendant⋅es auraient une chance élevée de mobilité. Dans un marché présentant des caractéristiques inverses, c’est-à-dire un chômage très élevé et des chances de mobilité très réduites, l’employabilité reste hypothétique et incertaine, et de fait, ne peut se poser que dans le cadre d’un marché du travail plus large dont les frontières dépassent celles de l’entreprise.

La deuxième limite concerne le statut théorique du terme compétence. Même si celui-ci a donné lieu à une diversité vertigineuse de définitions, force est de constater qu’il demeure « une notion floue et polysémique, envisagée de façon statique » (Coulet, 2016, p. 8), une notion « incertaine et objet de controverses » (Butlen et Dolz, 2015, p. 3). Plus proche de nous, de Champlain (2022) va dans le même sens en affirmant que l’« on pourrait dire que les compétences du 21e siècle souffrent du même flou polysémique que le concept de compétence lui-même » (p. 80). Mais ce flou sémantique n’est pas le fruit du hasard, il s’explique par les orientations théoriques des chercheur⋅se⋅s qui le mobilisent et par l’usage qu’en font les acteur⋅rice⋅s « pour rationaliser et argumenter leur stratégie et exprimer leur croyance » (Dubar, 1996, p. 191). Cette polysémie constitue l’une des limites du terme, ce qui appelle des investigations théoriques et empiriques dénuées de la charge idéologique qui les entoure.

5.3 Des interrogations en perspective

Au terme de cet article, trois interrogations demeurent. Le glissement sémantique dont il a été question signifie-t-il que le modèle de la qualification a disparu du paysage professionnel et que le modèle de la compétence l’a durablement remplacé ? La réponse nécessite des investigations qui dépassent le cadre de cet article. Déjà dans les années 1990, Dubar (1996) soulignait qu’« en France, rien ne prouve, au contraire, qu’il se substituera, de manière durable, à celui de qualification pour désigner ce qui est en question dans l’échange salarial » (p. 191). Dans ce sens, à voir le statut qu’occupent encore les diplômes dans les processus de recrutement, on peut imaginer que le modèle de la qualification n’est pas entièrement caduc, et ce, malgré la bataille soutenue qui lui a été livrée par les promoteur⋅rice⋅s du modèle de la compétence. La recherche de points d’articulation entre les deux modèles est une alternative à approfondir.

La deuxième interrogation concerne les motifs qui inciteraient l’acteur⋅rice au travail à mobiliser (ou non) sa compétence au service de l’organisation qui l’emploie. Si la mobilisation de la compétence demande que les individus « en aient envie, qu’ils partagent des enjeux collectifs, qu’ils soient reconnus et valorisés dans la contribution qu’ils apportent » (Le Boterf, 2015, p. 34), il reste encore à explorer les ressorts et les ressources de leurs stratégies d’action.

La troisième interrogation concerne les finalités que poursuit la formation des adultes dans la construction des compétences et dans l’accompagnement des nouvelles professionnalités. Elle rejoint celle soulevée dans l’argumentaire du colloque « La professionnalité à l’épreuve de l’engagement social » : « La professionnalité doit-elle être uniquement fondée sur les référentiels de compétences, les titres professionnels et les modes d’évaluation de l’action sociale ? Reste-t-il une place pour l’implication plus personnelle témoignant d’un engagement social favorisant un point de vue plus critique et politique ? » (Pôle autonome en recherche sociale, 2018, paragr. 3). C’est là l’un des défis lancés aux professionnel⋅le⋅s de la formation des adultes, les invitant à ne pas sombrer dans l’illusion libérale, à s’armer de lucidité et d’un minimum de fidélité à ses racines émancipatrices.

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Mokhtar Kaddouri
Professeur émérite, Université Lille