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Wilhelm Dilthey est célèbre pour avoir cherché à défendre la singularité des sciences que nous appelons humaines, ou humaines et sociales, face aux sciences dites de la nature. Comme en atteste le sous-titre de sa célèbre Introduction aux sciences de l’esprit (1883) « Pour fonder l’étude de la société et de l’histoire », l’objet de ces sciences, c’est, à ses yeux, la « réalité socio-historique » (Dilthey, 1922 : 22, trad. 1992 : 177). La centralité de l’intérêt de Dilthey pour cette réalité est néanmoins antérieure et elle est déjà manifeste dans ses essais intitulés « Sur l’étude des sciences humaines, sociales et politiques » (Dilthey, 1947[1875]) dont la réédition ouvrira le dernier livre qu’il publiera en 1911 : Le monde de l’esprit. On ne s’étonnera donc pas que Dilthey se soit intéressé à la sociologie d’Auguste Comte et qu’il l’ait lu très tôt comme en témoigne sa lettre de début septembre 1864 à son ami, le philologue Hermann Usener, auquel il demande de lui apporter la Psychophysique de Fechner et, s’il a de la place, la Philosophie positive de Comte et, en particulier, sa Philosophie des mathématiques du premier volume (Dilthey, 2011). Quant à la singularité des sciences humaines et sociales, elle tient aux yeux de Dilthey à leur méthode pour autant que ces sciences visent non tant à expliquer qu’à comprendre les phénomènes socio-historiques, ce qui suppose la médiation d’une interprétation. Pour autant que ce savoir de la réalité socio-historique relève donc d’une herméneutique, les sciences humaines et sociales sont des « sciences herméneutiques », bien que Dilthey n’emploie pas lui-même cette expression. La dimension herméneutique du savoir sociologique n’est pourtant pas évidente au premier abord dans la mesure où Dilthey semble avoir accordé un privilège à la psychologie en cherchant à fonder les sciences humaines et sociales, la doxa la plus communément répandue voulant qu’il soit seulement tardivement passé d’une conception des sciences de l’esprit fondées sur la psychologie à une herméneutique. Il conviendra ainsi de clarifier dans un premier temps la manière dont Dilthey se démarque de Comte et pense la réalité socio-historique. Un second temps interrogera la nature du fondement qu’il invite à donner à ces sciences et l’objectivité à laquelle elles peuvent prétendre. Nous reviendrons enfin à partir de là sur la question de savoir dans quelle mesure l’herméneutique diltheyenne du monde socio-historique se distingue de celle qui porte classiquement sur les textes.

la critique du positivisme de la sociologie d’auguste comte

Dilthey n’emploie pas le terme de « sociologie » pour désigner les phénomènes du monde socio-historique manifestement car, à cette époque, cette notion renvoie directement à Comte qui a forgé cette notion, et c’est précisément du positivisme comtien qu’il se démarque pour deux raisons principales. La première tient au statut de la sociologie chez Comte. Comte accorde, comme on sait, un statut très particulier à la sociologie puisqu’il y voit la science qui vient couronner toutes les autres, alors que Dilthey insiste sur la diversité, la variété des dimensions de la vie pour considérer que c’est seulement un réseau de sciences et non une science particulière qui permettrait d’élaborer une connaissance de cette diversité. Le privilège attribué à une science, la hiérarchie entre les sciences établie par Comte, implique en effet que les autres sciences sont soit comme des prémisses préparatoires de la sociologie, soit des applications plus particulières de celles-ci, à la manière dont Freud invitait à concevoir les sciences humaines comme de la psychanalyse appliquée à des objets plus particuliers ; en d’autres termes encore, ce genre de privilège rendrait obsolètes des appellations comme sciences humaines et sociales qui disent au contraire une pluralité de savoirs.

Quant à l’expression de « sciences de l’esprit »[1] que Dilthey emploie le plus souvent pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui plutôt sciences humaines et sociales, elle renvoie à ce que l’on nomme l’esprit d’un peuple ou d’une nation, au sens où Hegel parle d’esprit objectif pour désigner les objectivations sociales et politiques de l’esprit d’un peuple ou d’un temps dans des coutumes, des institutions, des oeuvres… Cela ne signifie pourtant pas que ces sciences se distinguent par leur objet ; elles se caractérisent avant tout par une « méthode », c’est-à-dire par une approche particulière. Comme le rappelle lui-même Dilthey, le langage, par exemple, peut en effet être interrogé aussi bien par des sciences naturelles comme l’anatomie fonctionnelle qui étudie le larynx, que par des sciences humaines et sociales comme la sémantique (Dilthey, 1927 : 81-82 trad. 1988 : 33). Comme on le verra encore plus bas, il n’y a pas chez Dilthey de science susceptible d’être appelée sociologie, non pas parce qu’il aurait manqué la dimension sociale de l’existence humaine mais au contraire parce que cette dimension habite, transit toutes les expressions de la vie humaine.

La seconde raison pour laquelle Dilthey se démarque de Comte tient à ce que sa sociologie est pensée sur le modèle des sciences de la nature, c’est-à-dire qu’elle importe les catégories et les méthodes de ces sciences dans la sphère de la réalité sociale ou dans le monde humain. Une telle importation ne tient pas compte des phénomènes de ce monde, comme le montre la critique diltheyenne de l’Histoire de la civilisation en Angleterre (1857-1861) de Thomas Buckle visant son positivisme. Dans son journal de mai 1860, Dilthey note déjà :

Buckle se rend la tâche facile avec son histoire de la civilisation dans la mesure où il réduit carrément l’histoire des visions du monde à celle du savoir propre aux sciences de la nature. Étouffer les sphères des pensées religieuses et philosophiques : c’est monstrueux. Ce qu’il en dit relève d’un bavardage

Dilthey, 1933 : 124

Sa recension de cet ouvrage dans la Berliner Allgemeine Zeitung du 29 mai 1862 s’inscrit dans le sillage de la recension du même livre par l’historien Johann Gustav Droysen et plus largement des thèses de ce dernier. Droysen — qui critique la tendance positiviste à « naturaliser en histoire » (Droysen, 1977 : 484) — est en effet le premier à avoir décisivement élargi l’objet de l’herméneutique au-delà des productions langagières textuelles ou orales puisque ce sont à ses yeux toutes les oeuvres produites à travers l’histoire d’une culture donnée qui demandent à être comprises et non expliquées à la manière de la physique : les vestiges, les monuments et les sources, pour reprendre sa distinction entre ces trois statuts possibles de ce qui, du passé, nous permet d’en élaborer une connaissance. Droysen ne conteste pas qu’il y ait du mesurable et du calculable, et donc l’utilité de l’outil statistique dans le champ des phénomènes historiques, ou dans le champ de ce qu’il appelle les communautés éthiques, c’est-à-dire une famille, un peuple, un État, une religion, etc. (Droysen, 2002). Mais il affirme que cette approche des phénomènes en question omet « l’essentiel » de ce qui les constitue. À ses yeux, la confusion de Buckle tient précisément au fait que, ne considérant pas la nature des choses qu’il entreprend de connaître, il ne voit pas qu’elles requièrent une méthode qui leur soit adéquate, de sorte que « la méthode se venge » puisqu’elle le contraint à n’énoncer que des trivialités (Droysen, 1977 : 464).

Plus académique au début, la recension de Dilthey passe de l’ironie à une critique plus conceptuelle. Reprenant l’exemple de la régularité statistique de la proportion des convives d’un dîner qui préfèrent les petits pois aux navets, Dilthey écrit ainsi : « Nous ne pouvons nous attribuer la gloire d’avoir découvert cette loi ; nous la tenons d’un cuisinier dont l’expérience et la familiarité avec la question est indubitablement plus sublime » (Dilthey, 1972 : 104). Conceptuellement, il attire en particulier l’attention sur la confusion entre la régularité statistique de relations et la légalité. Aux yeux de Dilthey, une telle régularité est non seulement incapable de prendre en compte les actions véritablement signifiantes, mais elle est loin de résumer ne serait-ce que la nature des connaissances de la physique ; la connaissance de phénomènes comme la formation du système solaire ne met pas en évidence de régularités statistiques (Dilthey, 1972). Et la recension s’achève en déclarant que s’il s’agit de saisir la raison des phénomènes historiques, on en apprend plus dans Polybe et Machiavel que dans Buckle.

Plus encore, l’importation dans le champ humain et social des catégories et des méthodes des sciences de la nature procède d’un réductionnisme propre à la « métaphysique naturaliste », le positivisme reconduisant « le sens général de l’évolution humaine » à l’évolution anatomique du cerveau (Dilthey, 1992 : 266-268). Pour reprendre une expression employée par Dilthey en 1911 à propos du naturalisme du physicien Helmholtz, cela représente une « mutilation » du monde de l’esprit (Dilthey, 1947 : 9).

Le propre des phénomènes qui appartiennent au monde socio-historique, c’est qu’ils nous sont donnés non pas comme « causés », mais comme signifiants et cela, depuis que nous sommes enfants : « Chaque place plantée d’arbres, chaque pièce dans laquelle des sièges sont rangés nous est compréhensible depuis la tendre enfance » (Dilthey, 2014 : 36), avance Dilthey, et, dans le même sens : « Le banc qui est devant la porte, l’arbre qui l’ombrage, la maison, le jardin ont leur caractère propre et leur signification » (Dilthey, 1946 : 99) — des significations qui, avant la constitution de textes appelant une compréhension réglée, font l’objet d’une compréhension qualifiée par Dilthey d’« élémentaire ». La spécificité des méthodes des deux catégories de sciences est synthétisée par une formule célèbre dans laquelle Dilthey se réapproprie une distinction déjà énoncée par Droysen : « La nature nous l’expliquons, la vie psychique nous la comprenons » (Dilthey, 1947 : 150).

Entre le ciel et la terre, écrit Droysen, il y a heureusement des choses qui se comportent vis-à-vis de la déduction aussi irrationnellement que vis-à-vis de l’induction, qui exigent aussi bien l’induction et le procédé analytique que la déduction et la synthèse, pour, par la mise en oeuvre alternée de ces deux procédés, être appréhendées non totalement, mais progressivement, non complètement, mais en s’en approchant d’une certaine manière, c’est-à-dire des choses qui demandent à être non pas développées ou expliquées, mais comprises[2]

Droysen 1997 : 461, trad. 2009 : 21

La dénonciation par Dilthey du « caquètement de l’induction et de la déduction » chez Comte, Mill et Spencer (Dilthey, 1982 : 44) fait en ce sens écho à la récusation par Droysen de l’alternative selon laquelle tout savoir repose sur l’un ou l’autre de ces procédés. Si, comme le suggèrent déjà les exemples précédents du banc devant la porte, de l’arbre qui l’ombrage…, « nous nous comportons vis-à-vis de la vie, la nôtre comme la vie étrangère, de manière compréhensive » (Dilthey, 1927 : 196, trad. 2014 : 24), c’est-à-dire comprenons des significations, les sciences de l’esprit sont des « sciences herméneutiques » en tant qu’elles visent à expliciter les interprétations qui régissent nos perceptions et actions quotidiennes dans une culture et à un moment de l’histoire donnés. Autrement dit, ce sont des interprétations réfléchies d’interprétations primitives dénuées, elles, de réflexivité plus approfondie, ou encore ce sont des interprétations de proto-interprétations[3]. Dans les années 1890, Dilthey va surtout chercher à expliciter les catégories susceptibles de permettre le déploiement du savoir propre aux sciences de l’esprit ou sciences humaines et sociales. Parmi ces catégories qu’il appelle des catégories de la vie figurent au premier chef celles de signification, de valeur, de finalité, du tout et de la partie, du développement…

La question que pose néanmoins légitimement le célèbre passage qui distingue l’explication de la nature de la compréhension de la vie psychique, c’est de savoir si la critique du naturalisme propre au positivisme ne nous fait pas retomber dans une forme de psychologisme, sans nous permettre d’aller au-delà d’une dualité de type cartésien entre une extériorité pour ainsi dire matérielle et une intériorité psychique, et cela, d’autant plus que ce passage appartient aux Idées pour une psychologie d’un point de vue descriptif et analytique (1894-1895). La notion de « vie psychique » pourrait en effet laisser croire que, parmi les sciences humaines et sociales, Dilthey accorderait un privilège à la psychologie — qui aurait pour objet cette vie psychique — d’autant plus que la même question se pose à la lecture de l’Introduction aux sciences de l’esprit de 1884 qui invite déjà à différencier notre rapport à « la société » et notre rapport à la nature, c’est-à-dire à différencier expliquer et comprendre pour, apparemment, renvoyer à notre « intériorité psychique » :

Les faits sociaux nous sont compréhensibles de l’intérieur ; nous pouvons, sur la base de la perception de nos propres états, les reproduire en nous jusqu’à un certain point ; et quand nous contemplons le monde historique, cette représentation s’accompagne d’amour ou de haine, de joie passionnée, de tout le jeu de nos états affectifs. La nature est muette pour nous. […] La nature nous est étrangère.

Dilthey, 1927 : 36, trad. 1988 : 194

Que veut dire « de l’intérieur » ? Plus encore, l’Introduction considère que ce sont la psychologie et l’anthropologie qui constituent le fondement des sciences humaines et sociales.

Comment donc entendre la notion de psychologie et la compréhension de la vie psychique et comment penser l’objectivité de la compréhension pour autant qu’elle implique une interprétation ?

comment penser l’objectivité de la connaissance de notre être socio-historique

L’Introduction aux sciences de l’esprit de Dilthey ne récuse pas moins que Marx le caractère fictif de toutes les formes possibles de robinsonnades : « L’objet de la psychologie n’est donc jamais seulement l’individu isolé de la configuration vivante de l’effectivité socio-historique » (Dilthey, 1992 : 187), car l’individu ne peut être séparé de la science globale de l’effectivité socio-historique que par une abstraction. Cela signifie encore que la psychologie doit le considérer comme appartenant au monde socio-historique comme le rappelle encore un peu plus loin Dilthey :

L’homme comme fait antérieur à l’histoire et à la société est une fiction de l’explication génétique ; l’homme qu’une science analytique saine prend pour objet est l’individu comme partie intégrante de la société

Dilthey, 1992 : 189

Dilthey va aussi jusqu’à penser une communauté, un peuple, une nation, comme des sujets (Dilthey, 2014), mais la considération de la vie des individus montre que, dès ce niveau, les unités vitales individuelles de la vie sociale ne sont pas simplement des éléments d’une totalité plus vaste, mais le lieu où s’entrecroisent, se compénètrent, différentes dimensions de la vie sociale : économique, juridique, religieuse, etc.

Je comprends la vie de la société. L’individu est, d’un côté, un élément dans les actions réciproques de la société, le point où se croisent les différents systèmes de ces interactions et qui, à travers l’orientation consciente que prend sa volonté et à travers ses actes, réagit aux influences qu’il reçoit de ces systèmes ; et il est en même temps l’intelligence contemplant et cherchant à pénétrer tout cela

Dilthey, 1992 : 195

« Sur l’étude des sciences humaines, sociales et politiques » (Dilthey, 1875) avançait déjà dans le même sens :

L’individu est simultanément d’une part un élément au sein des interactions sociales, un point de croisement pour les divers systèmes de ces interactions, réagissant, par l’orientation consciente qu’il donne à sa volonté et par son action, aux influences de ces systèmes, et d’autre part une intelligence capable d’intuitionner et d’explorer

Dilthey, 1992 : 77

— un thème que l’on retrouvera encore chez Georg Simmel lorsque ce dernier conçoit l’individu comme le lieu où se croisent différents « cercles sociaux ». Il s’ensuit évidemment que la psychologie ne peut être que « sociale » dans la mesure où elle prend pour objet l’individu comme point de croisement de différentes dimensions de la vie sociale. Il convient ainsi de partir de la psychologie que Dilthey qualifie de « concrète » (1992 : 191) puisque si les différentes dimensions du réel comme le monde juridique, le monde des échanges économiques, le monde de l’art, etc. ont une certaine autonomie, c’est dans les individus qu’elles se nouent concrètement. Autrement dit, le caractère socio-historique de l’ensemble du monde humain se manifeste de la manière la plus « simple » dans la connaissance psychologique d’une « unité vitale, [de] son développement et [de] sa destinée » (1992 : 191). D’où l’intérêt de la biographie remplacer par (Dilthey, 1992). L’essai de 1890 De notre croyance en la réalité du monde extérieur rejette de manière plus radicale encore l’idée d’une intériorité psychique qui existerait de manière séparée pour défendre la thèse selon laquelle le moi n’est primordialement donné à lui-même que dans le cadre de son expérience d’une résistance que le monde dit « extérieur » oppose à son activité :

C’est […] par l’impulsion et la résistance, ces deux aspects de tout processus tactile, que nous faisons la première expérience d’une différence entre un moi et quelque chose d’autre. Ici se trouve le premier germe du moi et du monde ainsi que de leur distinction

Dilthey, 1947 : 109-110

— ce qui corrèle aussi de la manière la plus étroite la vie psychique et la corporéité.

C’est la thèse que défendait déjà l’Introduction aux sciences de l’esprit (Dilthey, 1883) dans son introduction en rappelant que le monde extérieur en général ne nous est pas originairement donné dans une représentation, mais « en même temps que notre moi et aussi sûrement que celui-ci dans la totalité de notre être qui veut et sent en même temps qu’il se représente ; il est donc donné comme vie » (Dilthey, 1992 : 149) — une thèse que retrouvera la phénoménologie au 20e siècle. Si l’expérience fondamentale de la résistance opposée au moi est néanmoins avant tout celle d’autrui à nos impulsions ou volitions, l’essentielle relativité de la différence entre intérieur et extérieur pour Dilthey se traduit encore par le fait que, lorsqu’il rappelle le propre de cette expérience, c’est en mettant le terme d’extérieur entre guillemets : « L’“extérieur” nous est donné en premier lieu en autrui » (Dilthey, 1947 : 119).

Lorsque Dilthey avance que « la psychologie et l’anthropologie sont la base de toute connaissance de la vie historique, comme de toutes les règles qui président à la conduite et au développement de la société » (1992 : 189), il convient par ailleurs de se souvenir que la vie psychique se constitue au cours de l’histoire de ses interactions sociales et Dilthey parle en ce sens de configuration psychique acquise ; cette vie psychique n’est ainsi ni intemporelle ni douée de l’autonomie d’une substance (pour autant qu’une substance est ce qui, se tenant en soi et par soi, n’a besoin de rien d’autre que de soi pour être ce qu’elle est). D’où l’importance encore de la biographie non seulement puisqu’elle montre la manière, heurtée ou heureuse, dont se nouent les différentes dimensions de la vie sociale dans l’individu, mais aussi comment celui-ci s’est efforcé de devenir ce qu’il est. À l’encontre de la doxa la plus communément répandue qui voudrait que Dilthey soit tardivement passé d’une conception des sciences de l’esprit fondée sur la psychologie à une herméneutique, dès 1865 l’essai sur Novalis reprend au poète la notion de psychologie concrète, de « psychologie réale (Realpsychologie) ou d’anthropologie » en tant qu’elle étudie « l’infini contenu de la nature humaine à travers la manière dont elle se déploie à travers l’histoire » (Dilthey, 2005 : 197). Les Idées pour une psychologie d’un point de vue descriptif et analytique inviteront dans le même sens à dépasser l’idée d’une dualité entre intériorité et extériorité en défendant la thèse que c’est seulement à travers l’histoire (Dilthey, 1947 : 186), c’est-à-dire à travers ce que les hommes s’avèrent capables d’avoir réalisé qu’ils parviendront à la connaissance de ce qu’ils sont — ce qui est une thèse également défendue par Hegel et plus tard par Sartre au sens où je suis ce que je fais, ce que j’ai pu réaliser.

C’est par avance, mais sans ce concept, ce que Dilthey dira plus tard en affirmant que ce qui est effectif — et que ce qui peut donc être connu —, ce sont des « expressions » vitales — un concept d’expression qui devient central à la suite de sa lecture des Recherches logiques de Husserl. Les écrits ultérieurs approfondiront cette conception de la réalité socio-historique et de la connaissance qu’il nous est possible d’en avoir en faisant du vécu dans lequel quelque chose peut nous être donné, de la compréhension et de l’expression les trois concepts fondamentaux de « l’herméneutique des organisations systématiques » comme l’État, l’Église, l’Université (Dilthey, 2014 : 103), et plus largement de la vie sociale. Comme le montrent les exemples donnés par Dilthey dans L’Édification du monde historique, l’importance de l’affinité de l’interprète avec ce qu’il interprète ne réduit pas pour autant la compréhension des expressions de la vie sociale à une compréhension empathique :

Qu’il s’agisse d’États, d’Églises, d’institutions, de moeurs, de livres, d’oeuvres d’art, de tels faits contiennent toujours, comme l’homme lui-même, un rapport entre une dimension sensible externe et une dimension soustraite aux sens et par conséquent interne.

Or il s’agit à nouveau de déterminer cette intériorité. Et c’est ici une erreur habituelle que de désigner le cours de la vie psychique, la psychologie, comme notre savoir de cette dimension interne

Dilthey, 1988 : 35

Dilthey prend comme exemple la compréhension de l’esprit du droit romain par le juriste Rudolf von Ihering (1818-1892) : « La compréhension de cet esprit n’est pas une connaissance psychologique. Elle consiste à remonter à une formation (Gebilde) spirituelle à partir d’une structure et d’une normativité qui lui sont propres » (Dilthey, 1988 : 36). Là encore, à l’encontre de la doxa qui voudrait que Dilthey ait d’abord pensé la compréhension en termes psychologiques, il avance dès 1875 :

Jhering démontre que les concepts et les formules du droit romain le plus archaïque sont le résultat d’un art juridique conscient et formé à l’école de l’entendement, d’un travail acharné de la pensée juridique : ce processus d’engendrement n’a certes pas été conservé sous la forme fluide qui était originellement la sienne, mais d’une manière « objectivée et comprimée dans le plus petit espace possible, c’est-à-dire sous la forme de concepts »

Dilthey, 1947 : 79

Mais il en va de même en ce qui concerne une oeuvre d’art dont on pourrait penser que sa compréhension implique, elle, de rétrocéder, comme y invitait Schleiermacher, aux processus internes de la vie psychique qui ont régi sa production.

Si l’histoire littéraire et la poétique sont concernées non par les lettres qui entrent dans la composition du poème, non par les machines qui ont permis de l’imprimer…, mais par la relation entre la configuration sensible des mots et ce qui s’exprime à travers eux, ce qui est décisif pour Dilthey, c’est que ce qui est ainsi exprimé, « ce ne sont pas les processus internes au poète, mais une configuration qui a certes été créée en lui, mais qui s’est autonomisée par rapport à lui » (Dilthey, 1988 : 36) — une thèse qui n’est pas tardive car les Contributions à l’étude de l’individualité de 1895 avançaient déjà : « Toute grande oeuvre est donc un monde en soi » (Dilthey, 1947 : 285). Est-il néanmoins légitime de douter de l’objectivité d’une herméneutique de ces expressions, c’est-à-dire du monde socio-historique, dans la mesure où cette herméneutique passe par un travail d’interprétation ? Comment répondre à l’opinion selon laquelle ce qui relève de l’interprétation ne peut prétendre à l’objectivité, une critique qui vise aussi directement une sociologie comme celle de Max Weber qui s’est évertué à distinguer différentes dimensions de l’interprétation[4] ou celle d’Alfred Schütz ?

L’exigence de parvenir à un savoir qui soit scientifique, c’est-à-dire objectif, est constamment réaffirmée par Dilthey (Dilthey, 1988 : 92), mais la question est de savoir ce qu’il faut entendre par objectivité, d’autant que des modalités différentes de savoir impliqueraient des critères différents. Si, comme on l’a longtemps cru, un tel savoir impliquait une neutralité entendue comme absence de présupposés, l’originalité de Dilthey, c’est d’avoir relevé — avant Popper et Gadamer — la naïveté de l’idéal d’une connaissance qui serait dénuée de présupposés, ou de pré-jugés. Dilthey défend au contraire le caractère toujours fini et provisoire de nos savoirs. Dilthey écrit ainsi à propos des historiens, économistes, juristes, chercheurs en science, histoire des religions : « Là où ils croient procéder sans présupposés » en se prononçant sur des personnages historiques, des mouvements populaires, leur jugement est fonction de la manière dont ils « se situent dans la vie », c’est-à-dire reste « conditionné par leur individualité, la nation et l’époque à laquelle ils appartiennent » (Dilthey, 1988 : 92).

Autrement dit, Dilthey considère que tout savoir repose sur des préjugés qui impliquent, certes, la tâche de devoir toujours à nouveau les éclairer, mais sans jamais que cet éclairement puisse être sans reste. Considérant les principes de la pensée logique, Dilthey déclare dans un manuscrit relatif à « la théorie de la connaissance et à la logique des sciences de l’esprit », et qui, antérieur à 1880, est intitulé « Philosophie de l’expérience : empirie, et non empirisme » :

Au seuil de la philosophie semble se dresser une sentinelle invincible du scepticisme qui barre l’accès aux vérités philosophiques. Mais en réalité elle n’obstrue que l’entrée dans une philosophie dénuée de présupposés, et elle le fait à juste titre. […] il n’y a pas de fondation de la science dénuée de présupposés

ibidem

Et Dilthey poursuit en considérant que c’est aussi ce que montre le cours pris par l’esprit scientifique, comme en atteste l’histoire des sciences. Cet esprit s’efforce de rendre ses préjugés moins étroits, de les tester quant à leur fécondité théorique, et pour une part de les éliminer :

La tentative de penser sans présupposés […] succombe à la critique sceptique. La conscience des présuppositions avec lesquelles travaille la pensée et leur confrontation à ce qu’ils impliquent sont les seuls moyens dont puisse se servir la fondation de la science[5]

Dilthey, 1982 : 36

Cela signifie que « la pensée se meut en cercle », puisque

tout jugement contient déjà des concepts qui présupposent une division quelconque de la matière de l’expérience et, à l’aide de disjonctions, un tri opéré sur cette matière (Dialectique de Schleiermacher). Ainsi, il ne saurait y avoir de commencement légitime ni de jugement d’expérience qui porte en lui-même son fondement. Le point de départ est toujours arbitraire. […] Je conclus : la théorie de la connaissance n’est jamais quelque chose de définitif. Elle n’aura jamais de validité que pour autant qu’elle satisfera, dès son origine, aux résultats auxquels parviennent les sciences empiriques[6]

Dilthey, 1922 : 419, trad : 1942 : 513-514

La reconnaissance de l’inachèvement principiel de toute fondation gnoséologique, de sa circularité, signifie que l’exigence d’une connaissance sans présupposés n’est donnée que comme un idéal, comme une tâche infinie. Autrement dit, la tension entre l’exigence de scientificité, d’une objectivité toujours plus dénuée de présupposés, plus critique et rigoureuse, et la dimension préjudicielle de nos savoirs ne peut être résolue qu’au cours de l’édification des sciences de l’esprit :

le principe de la résolution de la contradiction dans ces sciences se trouve à mes yeux dans la compréhension du monde historique en tant que configuration agissante (Wirkungszusammenhang) qui a son centre en elle-même, dans laquelle chaque configuration agissante particulière qu’elle contient a, par la position et la réalisation de valeurs, son point médian en lui-même — toutes étant structurellement liées en une totalité dans laquelle le sens du monde socio-historique naît de la signifiance des parties

Dilthey, 1988 : 92

Le caractère préjudiciel de nos connaissances peut encore s’entendre à un second niveau : il tient au fait que ce que je comprends est toujours à ma mesure, à la mesure de mon expérience de la vie… Est-il ainsi véritablement possible de comprendre ce que signifie être parent, être victime d’une addiction, travailler la terre, etc., si l’on n’en a jamais eu la moindre expérience ? C’est ce que montre aussi très simplement l’expérience de la traduction qui, lorsqu’elle n’est pas simplement technique, est manquée, incompréhensible, lorsque le traducteur est étranger à la chose qu’il traduit. Pour le dire encore autrement, ce qui est en question, c’est la différence que faisait déjà la philosophie de la vie de William James, une différence à laquelle renvoie Schütz (Schütz, 2003 : 12), celle entre knowledge about et knowledge by acquaintance (James, 1889 : 221 sq.) — la première, la connaissance au sujet de, ou encore la connaissance dite parfois « en troisième personne », restant extérieure au phénomène et la seconde, la connaissance par expérience se déployant, elle, au terme d’un séjour auprès de la chose même.

C’est en ce sens que demande aussi à être entendue l’affirmation selon laquelle la compréhension passe également par un transfert en l’autre, sans que ce transfert relève simplement d’une compréhension empathique ; Dilthey avance ainsi : « Nous ne nous comprenons nous-mêmes et ne comprenons d’autres êtres que dans la mesure où nous transférons (hineintragen) le contenu de notre vie dans toute forme d’expression d’une vie, qu’elle soit nôtre ou étrangère à nous » (Dilthey, 1992 : 38). La connaissance du monde socio-historique à laquelle invite Dilthey demande encore à être précisée à deux égards : d’abord quant à sa thèse selon laquelle ce sont avant tout les expressions durablement fixées qui sont l’objet de l’herméneutique, et ensuite quant à la singularité de cette herméneutique par rapport à celle des textes.

l’invitation à élaborer une herméneutique des forces socio-historiques

Dilthey considérait que ce sont par excellence les expressions vitales durablement fixées qui sont susceptibles d’être comprises, dans la mesure où le caractère fluant de la vie psychique ne permet pas d’en élaborer un savoir assuré. Mais l’indéfinie diversité des phénomènes sociaux ne se réduit pas à la vie d’institutions comme les rites, les tribunaux, et il est donc nécessaire de penser une herméneutique de comportements habituels, ou de modes habituels d’être-au-monde — qui se caractérisent ainsi également par une durabilité. C’est le mode d’être-au-monde, par exemple, d’un chevalier médiéval ou d’un commerçant européen du 19e siècle, celui de la vie dans les grandes villes, ou encore le mode d’être-au-monde déterminé par des phénomènes comme la pauvreté, l’exil, l’exclusion, qui ont été interrogés par exemple par Georg Simmel — dont l’oeuvre se déploie en partie dans le sillage de la philosophie de la vie de Dilthey, dont il a aussi été le collègue à Berlin — dans Les grandes villes et la vie de l’esprit (1903), Le pauvre (1908), etc., ou par Alfred Schütz dans L’Étranger (1944).

La description de la vie de clochard par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris ou plus près de nous encore celle que fait Florence Aubenas dans Dans la peau d’une femme de ménage constituent à mon sens d’autres exemples d’une herméneutique qui interroge la signification de modes d’être-au-monde et qui implique, pour les comprendre, de séjourner de manière suffisamment longue auprès des phénomènes considérés, c’est-à-dire de les pénétrer en y participant, en se laissant affecter par eux. On pourrait dire que cette condition de la compréhension répond en quelque manière à la nécessité sur laquelle met l’accent le piétisme à propos de la Bible puis plus largement par Gadamer d’« appliquer » à soi ce que dit le Livre ou un texte, une oeuvre d’art. En termes diltheyens, l’expérience à partir de laquelle s’élabore le savoir, c’est donc un vécu que permet une participation pour ainsi dire « sympathique » qui n’a rien de psychologique au sens où il ne s’agit pas de coïncider psychiquement avec l’intériorité du psychisme, mais de participer à son être-au-monde, ou d’en faire l’expérience, en prenant le temps de se familiariser avec lui afin de se laisser interroger par lui. Loin d’une telle observation participante, un savoir élaboré selon le modèle hypothético-déductif qui suppose de faire des hypothèses puis de les tester afin de parvenir à une explication « objective » de ses « causes », est principiellement voué à passer à côté du phénomène, puisqu’il lui reste extérieur. Démontrer et se soucier d’une telle objectivité relèvent de jeux de langage, comme dirait Wittgenstein, dénués d’intérêt sauf si l’explication par des causes reste subordonnée à la compréhension de la chose dans la mesure où il est possible de déterminer des facteurs de clochardisation sans avoir la moindre idée concrète de ce que signifie une vie de clochard.

Plus encore que la considération des modes habituels de comportements ou d’être-au-monde, la sociologie a entretemps pris pour objet d’étude les mentalités, les émotions…, et comment ne pas penser encore à Simmel qui interroge si finement par exemple la signification sociologique de la gratitude. Cela, au-delà de l’affirmation selon laquelle l’herméneutique vise à comprendre des expressions durablement fixées, Dilthey l’a bien vu, et il met ainsi l’accent sur le propre de l’art en tant qu’il procède à une interprétation primitive de ces dimensions de la vie psychique — une interprétation plus ancienne que celle, plus théorique, des sciences de l’esprit. Cette interprétation propre à l’art met en relief, c’est-à-dire en évidence, des « types » ; en d’autres termes, ceux plus tardifs de Husserl, elle procède à des variations eidétiques qui permettent de dégager l’essence d’un phénomène comme l’avarice, si l’on pense à Harpagon ou au père Goriot à « l’étranger » ou au « pauvre » — Dilthey renvoyant de son côté, par exemple, à Homère ou Shakespeare (Dilthey, 1947 : 288), et c’est en quelque manière ce que fait aussi Declerck à propos du clochard.

La perception de l’artiste est une « perception typique » qui prend pour ainsi dire le relais de la perception quotidienne qui, comme déjà chez l’enfant, compare des formes proches, compare une forme perçue actuellement avec d’autres similaires perçues antérieurement. Dans cette vision typique, « la compréhension artistique et la compréhension scientifique se rejoignent » Dilthey, 1992 : 189), la perception saisit ce qui se répète dans les différences ; mais cette saisie met précisément en relief cette identité ou fait ressortir, mieux voir, ce qui est commun à un ensemble de manifestations données — ce qui est la tâche de la psychologie concrète qui doit mettre en évidence « les différences typiques » (Dilthey, 1947 : 283-284). Les premiers mots de L’Étranger de Schütz rejoignent le but de cet essai qui est « d’étudier, dans le cadre d’une théorie générale de l’interprétation, la situation typique dans laquelle se trouve un étranger lorsqu’il s’efforce d’interpréter le modèle culturel du nouveau groupe social qu’il aborde » (Schütz, 2003 : 7). Le second caractère de l’herméneutique du monde socio-historique à laquelle invite Dilthey tient au fait que, à ses yeux, ce qui constitue essentiellement les phénomènes de ce monde, ce sont des interactions entre des forces ; c’est un aspect de la pensée diltheyenne souvent méconnu ou peu considéré et qui, au premier abord au moins, distingue cette herméneutique de celle des textes. Les manuscrits destinés à prolonger L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit avancent ainsi : « Chaque existence singulière déterminée dans l’histoire constitue une force et se trouve simultanément en interaction avec d’autres forces » (Dilthey, 2014 : 88).

C’est un constat — plus qu’une thèse — que faisaient déjà, par exemple, Nietzsche et antérieurement Herder lorsqu’il écrivait : « Toute l’histoire humaine est une pure histoire naturelle des forces humaines, des actions et des pulsions, en fonction d’un lieu et d’un temps[7] » (Herder, 1962 : 235). Une perspective analogue est aussi déjà centrale chez Droysen qui pense toute extériorisation ou manifestation comme procédant d’une intériorité égale à elle-même dans la diversité de ses déploiements (Droysen, 2002), et le champ de l’histoire comme le lieu d’une confrontation entre ce qu’il appelle les puissances éthiques (die sittlichen Mächten) (Droysen, 2002 : 72). Cela signifie évidemment qu’une sociologie herméneutique aurait pour tâche de mettre à jour non tant les « intentions » que les forces qui ont pu engendrer et peuvent encore habiter des systèmes, des institutions, etc., des modes d’être-au-monde — la notion d’intention ne renvoyant pas immédiatement à des forces en interaction, c’est-à-dire aussi à la dimension conflictuelle de la vie sociale. Mais n’en va-t-il en fin de compte pas de même en ce qui concerne l’herméneutique textuelle dans la mesure où elle a pour tâche de reconduire une expression « à (l’instance) créatrice, évaluante, agissante, s’exprimant et s’objectivant » (Dilthey, 1988 : 39) ?

Cette dimension herméneutique de la connaissance du monde socio-historique à laquelle invite Dilthey se révèle d’autant plus essentielle dans sa pensée qu’elle est corrélée d’une part à la thèse selon laquelle le moi se déploie et se connaît lui-même en tant que tel seulement dans la rencontre ou plutôt la confrontation avec une autre force dans l’expérience d’une résistance, et d’autre part à son analyse de la lutte entre les différentes conceptions du monde qui est un des thèmes fondamentaux et à la limite héraclitéen de sa Théorie des conceptions du monde (Dilthey, 1946 : 93). Plus encore : Dilthey rappelle que nous ne parvenons à surmonter en partie la dureté de la confrontation à ce qu’il appelle les facticités de la vie — ce qui nous est donc donné comme faits bruts, le rapport des forces, le combat pour la vie, la mort, etc. (Dilthey, 2014 : 128-129) — qu’en idéalisant la vie, c’est-à-dire en créant des symboles, des valeurs esthétiques, religieuses, philosophiques, un processus qu’il appelle « le chemin de la facticité à l’idéel » Dilthey, 2014 : 128-129), ces symboles étant eux-mêmes encore des « forces » qui s’affrontent (Dilthey, 2014 : 77). Deux aspects demandent encore à être soulignés en ce qui concerne cette notion de force.

Ce concept n’est pas importé des sciences de la nature, et en l’occurrence de la physique, mais c’est au contraire la force en son acception la plus concrète et originelle, la force comme catégorie de la vie, par rapport à laquelle la notion de force en sciences de la nature est seconde, dérivée. L’Édification du monde historique invite ainsi à deux reprises au moins à distinguer ces deux dimensions de ces forces :

Les unes sont des tensions consistant dans le sentiment qu’il y a des besoins impérieux et non satisfaits par le donné, dans une aspiration quelconque qui naît alors, dans un accroissement des conflits et des luttes, et en même temps dans la conscience d’une insuffisance des forces (Kräfte) nécessaires pour défendre ce qui existe. Les autres procèdent d’énergies qui incitent à aller de l’avant, une volonté, une capacité et une fois positives […]. Et comme ces tendances positives jaillissent du passé et se dirigent vers l’avenir, elles sont créatrices

Dilthey, 1988 : 116-117

et dans le même sens :

Chaque siècle contient sa relation à celui qui le précède, la poursuite du développement des forces (Kräfte) qui s’étaient déployées dans ce dernier, et en même temps se trouvent déjà contenus en lui l’élan et l’activité créatrice qui préparent le siècle suivant. De même que ce siècle est le produit des insuffisances du précédent, il porte en lui les limites, les tensions, les souffrances qui préparent le siècle à venir. Puisque chaque forme de la vie historique est limitée, il doit y avoir en elle une certaine proportion de force (Kraft) joyeuse et de pression (Druck) subie […]

Dilthey, 1988 : 135

Ces forces sont difficilement réductibles à des « choses » ou connaissables « comme des choses », comme y inviterait une sociologie d’inspiration durkheimienne, précisément car s’il y a bien une « force des choses », par exemple une géographie et un climat, une sécheresse, etc., celles-ci ne suffisent pas à « faire » la vie sociale et l’histoire ; les forces les plus décisives relèvent en revanche de ce que Hegel appelait des passions, des aspirations, des forces créatrices…

Friedrich Bollnow rapprochera cette perspective de la suggestion de Georg Simmel selon laquelle « la vie humaine se caractérise par un double aspect : celui de la causalité, la simple naturalité de son devenir — et celui de la signification, qui en tant que sens, valeur, fin, l’illumine ou le spiritualise » (Simmel, 1957 : 11). Mais la notion d’aspect ne renvoie pas assez à ce qui, pour Dilthey, relève d’un jeu de forces dont l’issue n’est pas toujours scellée d’avance entre des facticités qui font le tragique de la vie et des symboles qui visent à l’illuminer.

Le second aspect qui fait la singularité de la conception diltheyenne de la force est patent dès lors qu’on la compare à des perspectives comme celles de Marx, Benjamin ou Bourdieu. Car les systèmes, les institutions, sont comme la sédimentation de combats qui se sont soldés par la victoire de certaines forces sur d’autres — celles qui ont vaincu assurant leur domination et légitimant celle-ci par l’ordre juridique qu’elles instituent et plus largement par ce que Marx appelle une idéologie dont on en trouve déjà l’idée dans le premier Discours de Rousseau sur les sciences et les arts[8]. Il en va de même dans l’herméneutique benjaminienne qui se déploie dans Paris, capitale du xixe siècle dans la mesure où la signification d’un phénomène historique donné, par exemple une transformation d’un ordre juridique donné ou un nouveau style architectural, etc., renvoie à une modification d’un rapport de forces ou à l’avènement d’une force nouvelle, au déclin d’une force donnée… La façon dont Dilthey parle de la lutte entre les différentes conceptions du monde relève en revanche d’un constat relatif à une réalité pour ainsi dire éternelle et sonne de manière plutôt darwinienne :

La terre porte une quantité innombrable d’êtres vivants, qui constamment luttent pour leur existence et pour s’assurer plus d’espace ; de même, les formes que, au sein de l’humanité, prennent les conceptions du monde luttent entre elles à qui s’assurera la toute-puissance sur l’âme des hommes

Dilthey, 1946 : 107

Le caractère pour ainsi dire irréconciliable, indépassable, de cette diversité de forces, de conceptions ou de symboles qui sont aussi des forces, s’inscrit pourtant dans le cadre d’une unique vie, c’est-à-dire est l’expression de l’indéfinie variété des expressions de la vie — des expressions dont chacune est aussi « vraie » que les autres qui sont autant de « rayons diversement réfractés » de la lumière (Dilthey, 1946 : 272). Dilthey est à cet égard plus proche de James — auquel il se réfère aussi (Dilthey, 1947) — et de Bergson que de Marx ou de Benjamin, qui, plus sensibles à ce qui, dans le tragique de la vie, relève des injustices humaines, aspirent à la suppression des conflits qui leur sont dus. Il n’en reste pas moins que dans une perspective comme celles aussi bien de Rousseau ou de Benjamin, voire de Freud, que de Dilthey, se mettre en quête de signification sans déceler et mettre en évidence la ou les forces, le conflit de forces, dont une signification est l’expression, c’est réduire cette signification à une réalité purement théorique et faire abstraction de sa consistance même et donc l’effectivité vivante. Cela déplace ainsi le champ à l’intérieur duquel se déploient des significations puisqu’une signification s’inscrit dans un champ non pas théorique mais pratique. Autrement dit, il y a signification ou signifiance lorsqu’une configuration unifiant un divers s’avère avoir la force d’émerger du flux temporel et d’y maintenir son identité de manière durable ; un arbre ou une maison sont ainsi significatifs.

Pour conclure, la dimension éminemment sociale de « l’esprit » tel que l’entend Dilthey ne permet pas de distinguer les sciences de l’esprit des sciences sociales. Par ailleurs, si les phénomènes du monde socio-historique demandent essentiellement à être compris dans leurs significations, la sociologie a une dimension herméneutique incontournable. La défiance à l’égard de l’interprétation impliquée par la compréhension tient manifestement au moins à deux raisons : la première, c’est l’acception communément trop vague de cette notion dans la mesure où il convient de distinguer l’attribution, l’imposition, d’une signification d’une part, de l’explicitation ou de la mise en relief d’une signification d’autre part. La seconde tient à la connotation de la notion d’interprétation qui renvoie d’une manière ou d’une autre à l’engagement d’une subjectivité à l’encontre du refuge sécurisant susceptible d’être recherché dans une connaissance qui, impersonnelle, n’engagerait à rien car « objective ». Par rapport à l’herméneutique la plus traditionnelle des textes, celle des phénomènes socio-historiques, ne cherche pas à remonter à des intentions, mais, chez Droysen déjà, à des forces, c’est-à-dire encore à des significations ou, pour utiliser la langue de Husserl, à des idéalités qui se déploient sur le fond de forces en lutte ou — pour reprendre le terme aussi bien de Nietzsche que de Husserl — de pulsions qui relèvent de notre existence naturelle. De ce point de vue, il n’y a pas tant élargissement du paradigme herméneutique aux sciences humaines et sociales chez Dilthey, qu’approfondissement du sens même de l’herméneutique textuelle pour autant que le « texte » se voit reconduit à des forces vitales. La singularité de Dilthey, c’est encore l’accent mis sur le fait que c’est « la continuité de la force créatrice [qui] se fait valoir comme le coeur des données historiques » — ce qui inscrit sa méditation relative aux savoirs que nous sommes susceptibles d’élaborer dans une philosophie de la vie créatrice et la rapproche, encore une fois, beaucoup de L’Évolution créatrice et des Deux sources de la morale et de la religion de Bergson (Dilthey, 2014 : 132).