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Le travail historien sur l’approche de la thérapie que des psychologues féministes nord-américaines ont développée depuis les années 1970 (Pache, 2015), sur lequel se base ce texte, s’est donné pour objectif de comprendre leur démarche : qu’est-ce que veut dire le projet de rendre féministe la psychologie? Ayant personnellement une formation médicale et une formation en psychothérapie d’orientation systémique, avec une expérience clinique de plusieurs années, j’étais non seulement intellectuellement curieuse, mais aussi en demande d’une réflexion sur les pratiques cliniques en thérapie. C’est à partir de ces expériences et questions que je présente ici ce que peuvent être des pratiques thérapeutiques féministes. Par rapport à d’autres analyses sur les liens entre rapports sociaux de sexe et santé mentale, mon objectif est à la fois plus général et plus pragmatique, en se focalisant sur les pratiques en tant que telles, et non sur leurs raisons ou leurs objectifs thérapeutiques spécifiques, liés à des problématiques cliniques particulières. Ce texte se situe ainsi à l’interface de plusieurs réflexions politiques et scientifiques critiques, issues d’une part de mouvements sociaux et des sciences humaines et sociales, et d’autre part, des critiques internes aux disciplines psychiques (psychiatrie, psychologie, psychanalyse)[2]. Je développe dans ce texte une réflexion inspirée par une étude historienne du projet des thérapeutes féministes américaines. L'histoire de la thérapie féministe des années 1970 à aujourd’hui offre un exemple riche pour penser non seulement les effets des rapports de pouvoir sur la psychologie, mais surtout des possibilités de transformer la discipline et ses pratiques en une version plus égalitaire. Les féministes étasuniennes et canadiennes ont été confrontées plus précocement que d’autres à une « société psychiatrique avancée », pour reprendre les termes d’une analyse sociologique des États-Unis de la fin des années 1970 (Castel et al., 1979). Ce contexte social fait des psychologues féministes nord-américaines des pionnières dans l’élaboration d’une approche féministe de la psychothérapie.

Ce texte aborde ces questions en trois temps. D’abord, il retrace les critiques féministes de la psychologie. Cette première partie vise plus particulièrement à exposer les conditions, qui non seulement permettent la politisation de la psychologie par les féministes, mais la font apparaître comme nécessaire dans les États-Unis des années 1970. Une deuxième partie présentera ce qui permet de qualifier le projet de transformation de la psychologie des psychologues féministes de processus de politisation et ce que cela recouvre. La troisième partie sera constituée d’une réflexion à partir de cette histoire et des propositions des psychologues féministes étudiées, sur ce que démocratiser la thérapie veut dire.

L’approche féministe de la thérapie s’incarne dans une forte réflexivité sur les pratiques thérapeutiques et leurs dimensions oppressives, et une volonté de penser leur transformation en pratiques non seulement inclusives, mais émancipatoires. Il est ainsi pertinent de s’intéresser à une théorie de la pratique psychothérapeutique qui cherche à respecter les valeurs égalitaires de l’engagement féministe. Ce projet se révèle particulièrement dans des aspects extrêmement pratiques et concrets du dispositif thérapeutique. L’article aborde les stratégies mises en place par ces thérapeutes féministes pour limiter et neutraliser leur pouvoir. Après un retour sur l’histoire de la psychologie féministe, cet article se concentre sur la question de la démocratisation de l’espace thérapeutique. Ce processus est en effet nécessaire pour s’engager dans des pratiques inclusives et égalitaires en psychologie.

LES CONDITIONS D’ÉMERGENCE D’UNE PSYCHOLOGIE FÉMINISTE

La contestation des pratiques psychiatriques et psychologiques

La critique de la psychiatrie qui émerge dans les années 1960 dans de nombreux pays est difficile à rassembler sous une même étiquette et un même projet, malgré le fait qu’on l'a qualifiée fréquemment d’antipsychiatrie[3]. Néanmoins, deux éléments caractérisent cette critique : la contestation 1. du pouvoir psychiatrique et du déni des droits individuels des personnes psychiatrisées; 2. de sa légitimité et de la définition normative de la maladie mentale. Aux États-Unis, Thomas S. Szasz joue un rôle important dans cette critique. Psychiatre lui-même, la maladie mentale lui apparaît comme un « mythe » inobjectivable (Szasz, 1960). Szasz est particulièrement inquiet de voir se développer l’usage des expertises psychiatriques dans les procédures judiciaires. Il critique le manque de fondements objectifs de l’expertise autant que la privation de droits résultant d’un jugement d’irresponsabilité et d’un internement psychiatrique. Si les positions de Szasz peuvent être qualifiées de libertariennes, ses propos sont néanmoins soutenus par des milieux conservateurs et progressistes, qui dénoncent la contrainte psychiatrique, qu’ils considèrent s’exercer sur les personnes anticonformistes au nom d’une pseudoscience au service de l’État[4]. Sa stratégie d’attaques constantes et radicales contraint les psychiatres à se positionner et crée une réaction militante dans le système légal. L’historien Michael E. Staub résume la situation ainsi :

Ce que Szasz réussit à avancer est un nouveau sens commun que l’empereur — c’est-à-dire le psychiatre professionnel – est nu. La psychiatrie n’a que peu de rapport avec une science médicale, comme Szasz insiste. Et son indignation sans complexe ni compromis – émise à un moment où il y avait un discours préexistant, largement disponible et surtout populiste de mécontentement sur l’essor de l’autorité psychiatrique aux États-Unis — allait bientôt être prise par beaucoup comme à la fois moralement juste et éthiquement urgente.

Staub, 2011, p. 114[5]

Les mouvements contre la guerre du Vietnam, et plus généralement les mouvements pacifistes, la contre-culture et la nouvelle gauche, – et les féministes – vont en effet poursuivre le travail d’articulation des phénomènes psychiques avec la société. La question est déclinée selon les objectifs particuliers de ces mouvements. Il s’opère ainsi une tentative de retournement des normes : par exemple, c’est la violence, notamment militaire, qui serait le signe d’une psychopathologie, et la folie qui devient la réponse saine. La politisation des disciplines psychiques consiste ainsi à la fois à contester l’identification d’individus comme malades, en disqualifiant les fondements de cette catégorisation et à décrire les « vraies pathologies » de la société : le capitalisme, la guerre, la violence, le racisme, le sexisme, etc.

Les travaux historiques comme ceux de Staub, montre que ce sont des professionnel·le·s de la psychologie et de la psychiatrie qui se sont lancés dans l’analyse psychologique de phénomènes sociaux, ont apporté leurs expertises à des gouvernements, ici américain, et on ne peut imputer ce discours uniquement à des activistes. La psychiatrie va par la suite se détourner du diagnostic social, à la recherche d’un moyen de se sauver après les critiques de la faiblesse de ces pratiques et de ses théories. La troisième révision du DSM signale un passage d’une recherche des causes des maladies à une proposition d’observer et mesurer les symptômes (Demazeux, 2013). Le diagnostic social ne disparaît cependant pas car les questions posées résonnent toujours. Les rapports entre les disciplines psychiques et les préoccupations politiques touchent en effet des questions importantes : comment penser nos rapports individuels et subjectifs avec les institutions sociales et politiques, comme la famille ou la démocratie? Quelle conception des liens entre individuel et collectif?

Les critiques féministes

Aux États-Unis, comme ailleurs en Occident, la critique féministe du pouvoir psychiatrique rejoint la contestation plus générale de la psychiatrie et de son rôle dans le maintien d’un ordre social particulier (hiérarchisé, raciste, capitaliste, patriarcal). Elle est cependant plus attentive à un phénomène que les autres mouvements contestataires ne relèvent pas ou peu : le pouvoir psy s’exercent particulièrement – à la fois dans le sens de plus intensément et de différemment – sur les femmes, incarnation de la folie, présumées anormales « par nature ». La place de la psychologie dans l’histoire des mouvements féministes est ainsi importante. Les historiennes Myra Marx Ferree et Beth Hess décrivent ainsi ces enjeux :

La sagesse populaire s’exprimait dans le freudisme et le fonctionnalisme, deux approches du comportement social qui postulent que les différences entre les sexes sont un fait de nature, alors même qu’elles conseillent aux hommes et aux femmes des efforts constants pour s’ajuster et se conformer à la “nature”. Ces croyances étaient parmi les premières cibles des critiques féministes, qui dénonçaient le fait que les sciences sociales n’étaient pas utilisées pour comprendre la réalité, mais pour la construire, et donc pour contrôler le comportement individuel..

Ferree & Hess, 1994, p. 41[6]

Le succès de trois publications féministes en témoigne. The Feminine Mystique de Betty Friedan (2001[1963]) attaque les discours qui tentent de cautionner la « mystique féminine », en particulier la psychanalyse. Son succès immense conduit certain·e·s à considérer ce livre comme l’un des déclencheurs de la « deuxième vague » féministe. Naomi Weisstein, psychologue et militante féministe qui co-fonde le Chicago Women’s Liberation Union en 1969, écrit en 1968 l’un des articles considérés comme fondateurs par les thérapeutes féministes « Psychology constructs the female » (Weisstein, 1993), alors que le livre Women and Madness (2005[1972]) de la psychologue Phyllis Chesler constitue en quelque sorte le pendant clinique de la critique scientifique de Weisstein. Ces textes féministes sont devenus des classiques non seulement de la psychologie féministe, mais aussi des féminismes nord-américains. Ils illustrent l’importance donnée par les féministes à la « face mentale des rapports de pouvoir » (Guillaumin, 1992, p. 11) et aux « responsables de la socialisation » des individus que représentent les médecins et les psychologues (Castro, 1984, p. 142). Ces différentes publications contribuent ainsi à cet effort de contestation, bien que de différentes manières : Friedan offre une enquête journalistique engagée et dénonce la complicité des expert·e·s, notamment des psychologues, dans la reproduction des normes sexuées; Weisstein récuse l’autorité de ces expertises en réfutant leurs fondements scientifiques; et Chesler se fait pour sa part l’avocate des femmes psychiatrisées en documentant leurs expériences.

Contre la psychiatrisation

Selon ces critiques, la psychiatrisation des femmes joue donc un rôle dans le maintien de l’ordre patriarcal, notamment selon deux aspects : le contrôle exercé par les psychiatres sous forme d’atteintes aux libertés, comme l’enfermement ou autres formes de contraintes, mais aussi par la légitimité des disciplines psychiques à produire des discours et des pratiques définissant des normes de comportements. Ce dernier point rejoint davantage ce que certain·e·s nomment aujourd’hui les phénomènes de « psychologisation » et la critique d’une « culture thérapeutique » (Aubry et Travis, 2015; Wright, 2011). Il s’agit selon cette critique de se battre contre l’emprise du pouvoir psy, ou du moins de le limiter. Par exemple, en interdisant les pratiques violentes, sans consentement, et en développant les droits des patient·e·s.

Contre la pathologisation

Pour les féministes, il est également nécessaire de dépathologiser les problèmes psychiques des femmes. Le processus comprend plusieurs aspects : une critique des normes sexuées de la santé mentale; la déconstruction du processus qui fait des traits considérés comme féminins des traits pathologiques; et la reconnaissance de l’origine sociale des souffrances psychiques, en défendant par exemple l’idée qu’il y a des réactions normales à une situation anormale (p. ex. à des violences conjugales ou sexuelles). Les thérapeutes féministes vont ainsi souvent critiquer, voire refuser, l’usage de diagnostics psychiatriques, pour défendre plutôt une définition subjective des problèmes (Brown, 1994).

Un autre aspect de la critique de la pathologisation s’en prend aux conceptions individualistes de la maladie mentale. Pour les psychologues féministes, la psychologie doit « socialiser » les phénomènes psychiques. Il s’agit en particulier de lutter contre la localisation intrapsychique de l’origine des problèmes, qui attribue une responsabilité endogène, et favorise notamment la culpabilisation des victimes de violences, en favorisant la négligence, voire la négation de celles-ci. Les psychologues et psychiatres féministes développent une attention aux dimensions sociales des phénomènes, et s’interrogent sur la part réellement imputable à l’individu dans la production de sa souffrance.

Contre la normalisation

Une large revue critique des théories du psychisme conduit les féministes à les considérer normatives et sexistes dans leur très grande majorité (Buhle, 1998; Shields, 1975; Weisstein, 1993). Cette normalisation des comportements apparaît en miroir de la pathologisation. En effet, qualifier de pathologiques des comportements « hors normes », c’est-à-dire non conformes aux normes sexuées dominantes, peut être un moyen efficace d’enfermer dans des standards très restreints. Dans les pratiques cliniques, on observe ainsi une tendance à confondre santé mentale et capacité à se conformer aux normes, comme le dénonce par exemple la psychologue Phyllis Chesler dans Women and Madness, résultat d’une enquête auprès de dizaines de femmes ayant eu à faire avec des services psychologiques (Chesler, 2005). Certaines femmes y rapportent que leur santé est évaluée en fonction de l’état de leur maquillage ou de leur travail domestique. Les féministes s’inquiètent par ailleurs des velléités de « prendre soin » de leurs tentatives d’émancipation. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de se méfier des critères pathologiques, mais également de la définition de la santé mentale.

Contre la maltraitance et le paternalisme

Dans l’espace thérapeutique, c’est la relation thérapeutique paternaliste, potentiellement abusive, qui est l’objet de la critique féministe. L’inefficacité des thérapies est dénoncée, quand ce n’est pas leur caractère nuisible. Les féministes revendiquent également la prise en compte de la parole des femmes. Les thérapeutes féministes participent pour leur part à l’élaboration d’un code déontologique contraignant pour tous les clinicien·ne·s. Elles luttent en particulier pour que les rapports sexuels entre thérapeute et patient·e soient considérés comme des abus sexuels condamnés (Kim et Rutherford, 2015). Elles défendent de façon générale les droits des patient·e·s, dont le pouvoir peut selon elles être renforcé, par exemple, par un contrat thérapeutique formel.

Ambivalences envers la psychologie

De façon synthétique, selon ces critiques féministes, les professionnel·le·s de la santé mentale n’aident pas les femmes, font obstacle à leur émancipation, et peuvent même causer des problèmes sérieux. Cependant, les rapports entre féministes et psychologie sont ambivalents et imbriquent les mouvements contestataires et la psychologie dans une configuration complexe. La psychologie représente en effet autant un objet de critiques qu’un moyen de concevoir et de promouvoir l’émancipation. L’ancrage des rapports sociaux hiérarchiques dénoncés dans les relations interpersonnelles et ce qui est considéré comme la sphère privée constitue en effet un élément important de l’analyse féministe. Il s’agit de montrer que les rapports sociaux de sexe sont producteurs de subjectivités qui conditionnent les moyens de lutter contre la hiérarchisation des sexes.

D’où la proposition de partir des expériences de chaque personne, sans nier la singularité des situations et de l’expérience de la domination, dans un espace collectif qui doit permettre la construction de solidarités transcendant les dimensions individuelles et subjectives : le groupe de prise de conscience (consciousness-raising group ou CR-group). Les théories psychologiques offrent ainsi des concepts pour penser l’inscription individuelle de l’oppression et vont donc jouer un rôle important dans certains développements de la théorie féministe. Psychologie et féminisme partagent une position essentielle : les deux perspectives accordent une valeur déterminante à l’expérience, et ce qui les distingue plus spécifiquement d’autres approches, à la dimension individuelle, subjective, de l’expérience. Cette conviction partagée facilite le projet de fusionner les deux projets dans celui de la psychologie et de la thérapie féministes. Parallèlement aux critiques, il y a donc aussi des affinités entre psychologie et féminisme (Herman, 1995). L’historienne Ellen Herman considère ainsi que « le savoir psychologique peut être féministe ou antiféministe »[7], et que « le fait que les féministes ont accueilli calmement certains aspects de la psychologie tout en en dénonçant bruyamment d’autres, produit un paradoxe au coeur du féminisme — mais peut-être était-ce juste de la sagesse sous une forme paradoxale » (Herman, 1995, p. 303)[8].

POLITISER LA PSYCHOLOGIE

L’analyse des écrits de thérapeutes féministes américaines m’a conduite à considérer le projet d’associer le féminisme à la psychologie comme un processus de politisation de la discipline. Que faut-il entendre par ce terme? Premièrement, est politique ce qui est l’objet d’un conflit de valeurs. Dans ce sens, tout ou presque peut être politique. C’est pourquoi il est nécessaire d’observer le caractère dynamique du processus identifié par le terme de politiser la psychologie.

Critique et conflit

Un objet devient ainsi politique selon un certain un point de vue. C’est également dans ce sens, que la perspective critique ne saurait être que située, émise depuis une position particulière, qui comprend autant le statut social de la personne qui l’énonce, que les valeurs qu’elle revendique. La position critique n’implique ainsi pas nécessairement la politisation d’une question. Pour ce faire, il faut en outre qu’elle postule la possibilité d’une divergence de valeurs sur la question critiquée, et idéalement, qu’elle la discute. Ainsi, les critiques qui n’invoquent qu’une vérité, une justice ou une raison unique peuvent n’ouvrir en dernier lieu sur aucune contestation politique. Cet aspect de la politisation des discours et pratiques psychologiques par les féministes apparaît par exemple dans leur critique des syndromes pathologiques que liste le manuel des psychiatres américain·e·s, le DSM ou Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (American Psychiatric Association, 1980). Il ne s’agit pas seulement de dénoncer les biais androcentristes des auteur·e·s comme des erreurs méthodologiques, ce qui ferait de la dispute une simple controverse scientifique, mais aussi de montrer les dimensions politiques de ces « erreurs » tout en assumant leur propre perspective. Le fait même que la production du manuel soit faite de décisions, même prises par « consensus », démontre à leurs yeux le caractère politique de l’entreprise, qu’elles ne contestent pas, mais qu’il est nécessaire de reconnaître pour démocratiser le processus (p. ex., Caplan, 1991).

Il paraît ainsi important de souligner que le projet constitué par la psychologie féministe ouvre sur un débat, car les psychologues féministes offrent une critique située qui reconnaît des positions politiques différentes. Politiser la psychologie, c’est, dans ce sens, visibiliser les valeurs qui sous-tendent non seulement les discours largement admis comme légitimes, mais également les discours qui les critiquent. Mais c’est aussi, par la même opération, contester le statut différent de ces discours et mettre en lumière les rapports de pouvoir qu’ils traduisent. En définissant ainsi l’action de politiser, la mise en contexte d’un discours qui se veut anhistorique et universel constitue déjà une forme de politisation. Politiser la psychologie, c’est ainsi, en premier lieu, conflictualiser son discours.

Étiologie et fonctions sociales des troubles psychiques

Par ailleurs, les critiques des féministes s’adressent aux théorisations des pathologies mentales. Car celles-ci ont des effets sur les pratiques cliniques et sur la façon dont les êtres humains se pensent et conçoivent leurs comportements (Hacking, 1986). Cela conduit les psychologues féministes à mobiliser une conception des troubles psychiques comme le produit d’expériences sociales. La dénonciation de la production sociale de ces troubles comprend à la fois la question de leur genèse, de leur étiologie, et le problème de la production sociale des catégories pathologiques, historiquement et culturellement située. La pathologisation des expériences des femmes et de leur adaptation à leur situation sociale est ainsi critiquée avec force. Cela se traduit notamment par des critiques du « masochisme féminin » (Caplan, 1985). La psychologue féministe Laura S. Brown écrit ainsi :

le masochisme a depuis longtemps été associé à la féminité dans la littérature psychanalytique et il y avait une tendance à diagnostiquer les femmes avec cette étiquette. D’autres problèmes importants [...] sont sa propension à stigmatiser les femmes survivantes de violences et sa catégorisation de tels types de réponse comme un trouble de la personnalité, une forme grave de pathologie caractérologique considérée comme chronique et difficile à traiter avec succès.

Brown, 1994. p. 134[9]

Ce processus permet de politiser le psychologique en replaçant les savoirs et les prescriptions thérapeutiques de la psychologie dans leur histoire et leurs fonctions sociales. Il offre de ce fait la possibilité de leur contestation. Cet aspect de la politisation est moins spécifique aux féministes. On peut observer une large diffusion de l’idée de « diagnostic social » dans la société américaine dans les années 1960 (Staub, 2011). L’insistance sur le rôle de l’expérience, notamment quotidienne, individuelle ou collective, dans une contestation radicale des institutions, reste une caractéristique importante des mouvements féministes de cette période, comme la résonnance durable du slogan « le personnel est politique » l’illustre. Cette préoccupation pour la dimension expérientielle de l’existence est au coeur de l’affinité entre psychologie et féminisme. Mais la psychologie comme science du comportement et de la subjectivité semble offrir des moyens de comprendre et de transformer les relations interpersonnelles, et par là, les rapports sociaux. Par analogie avec le slogan précédent, il s’agit ainsi de souligner que « le psychologique est politique ». Le projet de la psychologie féministe englobe ainsi la remise en question et la problématisation politique de ce qui est compris comme psychologique. Cette démarche se retrouve à la fois dans la mise en évidence des causes sociales de manifestations conçues comme psychiques, et dans la valeur politique donnée à l’expérience individuelle et subjective dans un contexte social particulier. Politiser la psychologie, c’est donc aussi replacer le psychologique dans son processus d’institution sociale.

Pratiques

Les psychologues féministes américaines étudiées ne s’arrêtent cependant pas à la critique des discours dominants et s’attaquent aux pratiques professionnelles, cliniques et scientifiques, véritable lieu où s’exerce le pouvoir, et où les discours prennent effet. Cette attention aux pratiques est certainement leur contribution critique et politique majeure. Car soigner, guérir, comprendre les comportements, produire des savoirs, catégoriser des problèmes, constituent des actions que les psychologues féministes examinent d’un oeil critique et qu’elles évaluent à l’aune de leur projet égalitaire. Il s’agit alors non seulement de débusquer les postulats inégalitaires, mais de repenser des pratiques conformes à leurs valeurs féministes. Politiser des actes se traduit donc en pratique. Politiser la psychologie, c’est alors surtout politiser ses pratiques, en considérant celles-ci comme objet politique à discuter, ainsi que comme expression particulière de valeurs et de rapports sociaux. Cette transformation des pratiques thérapeutiques et scientifiques engagée par les psychologues féministes peut être qualifiée de projet de démocratisation, l’enjeu étant de les rendre plus égalitaires. Il ne suffit donc pas de déconstruire les catégories de sexe, notamment en formulant une version constructiviste d’une théorie psychique, comme le font dorénavant même certain·e·s psychanalystes francophones — bien après les anglophones — pour proposer une thérapie féministe. Si le dispositif pratique repose sur une asymétrie relationnelle, sur l’insight des thérapeutes lisant mieux que les personnes qui consultent les signes de leur inconscient et leur signification, il reproduit des rapports de pouvoir inégalitaires et ne participe pas de l’émancipation visée par les thérapeutes féministes nord-américaines. Des thérapies renforçant les sentiments d’impuissance et d’incapacité des personnes ne sauraient se qualifier de féministes, de même que celles qui fonctionnent sur une dynamique paternaliste, même bienveillante. Politiser la psychologie, c’est donc aussi travailler à la démocratisation de ses pratiques thérapeutiques.

La volonté de politiser la psychologie des psychologues féministes américaines se traduit donc par ces trois processus : conflictualiser son discours, socialiser le psychologique et démocratiser ses pratiques. La prochaine partie examine plus spécifiquement comment penser et mettre en oeuvre la démocratisation des pratiques thérapeutiques.

DÉMOCRATISER LES PRATIQUES THÉRAPEUTIQUES

Le terme de démocratie n’est pas mobilisé ici dans son acception molle et institutionnalisée, c’est-à-dire « électorale », ou pire, « représentative »[10]. Fondée sur des principes d’égalité et de solidarité, la conception de la démocratie à laquelle je propose de rattacher le projet des thérapeutes féministes, est celle d’une organisation politique telle que la défend le penseur politique – et psychanalyste – Cornelius Castoriadis. Celui-ci, en faisant référence à la démocratie athénienne, conçoit la démocratie comme reposant sur le principe de l’autodétermination. Il emprunte ainsi à la description que fait Thucydide d’Athènes les qualificatifs suivants pour caractériser la cité démocratique : autonomos, autoteles et autodikos, c’est-à-dire qui fait ses lois, se gouverne et se juge. La démocratie ne peut être que la plus directe possible (Castoriadis, 1999[1986], p. 358). Elle se passe de médiation et ne délègue pas ses décisions aux expert·e·s. Mais cette démocratie n’est pas gravée dans le marbre, elle est toujours en danger et en projet. Mobiliser l’idée de démocratisation souligne ainsi l’idée d’un objectif rarement atteint et, le serait-il, sans garantie de pérennité.

Ces points sont importants pour bien situer ce que recouvre l’idée de démocratisation de la thérapie, que tentent les psychologues féministes étudiées. Il est notamment important de relever le statut de projet du processus, qui part d’une pratique thérapeutique inégalitaire pour la transformer vers un dispositif plus démocratique.

La thérapie féministe : projet d’égalité

L’étude de la théorie de la pratique féministe révèle l’importance donnée par les thérapeutes féministes américaines aux aspects concrets de la thérapie. Certaines d’entre elles définissent d’ailleurs la thérapie féministe comme une « philosophie du traitement », ou une éthique — mais le terme d’engagement me semble plus adéquat. Tous ces vocables évoquent néanmoins une façon d’aborder la thérapie qui insiste sur la réflexivité des thérapeutes au sujet de leurs pratiques. Plus particulièrement, c’est son rôle et son attitude en tant que thérapeute qui « fait » la ou le thérapeute féministe.

Pour penser le dispositif thérapeutique dans ses dimensions pratiques, il est ainsi nécessaire d’appréhender les rapports de pouvoir dans leur expression concrète, et de ne pas minimiser les effets des statuts sociaux dans les relations interpersonnelles, en particulier dans la relation thérapeutique. Les thérapeutes étudiées considèrent que le pouvoir s’inscrit dans un rapport de force : il est le fruit d’une tension. Cette conception du pouvoir permet une forme de « gradation » du pouvoir exercé; il ne s’agit pas d’un « tout ou rien ». Les luttes, les résistances modifient cette tension. Démocratiser passe ainsi par un travail visant à neutraliser la relation, c’est-à-dire diminuer les effets des privilèges et renforcer les ressources et la capacité d’action des non-privilégié·e·s. Pour reprendre les termes des thérapeutes féministes américaines, l’empouvoirement (empowerment) des personnes est l’une des stratégies employées pour transformer les effets des rapports de pouvoir dans la relation thérapeutique. Selon cette perspective, chaque personne, aussi peu autonome que l’on soit dans une société inégalitaire, peut travailler à accroître si ce n’est son autonomie, du moins sa possibilité, ne serait-ce qu’en la souhaitant[11]. Notons que dans le champ des luttes politiques, la question des dimensions individuelles de l’émancipation surgit régulièrement. Certain·e·s militant·e·s jugent en effet problématique, voire impossible, d’offrir des thérapies féministes qui ne contribueraient pas à l’individualisation des luttes ou à leur affaiblissement. Faisant écho à ce débat sur les modes de transformation des sociétés, Castoriadis tient en 1985, à l’occasion d’une conférence lors d’un colloque intitulé « Psychanalyse et approche familiale systémique », des propos auxquels nombre de thérapeutes féministes adhéreraient probablement et qui répondent à cette critique, lorsqu’il conclut son intervention ainsi :

[…] une transformation radicale de la société, si elle est possible — et je pense profondément qu’elle l’est —, ne pourra être que l’oeuvre d’individus qui veulent leur autonomie, à l’échelle sociale comme au niveau individuel. Par conséquent, travailler à préserver et à élargir les possibilités d’autonomie et d’action autonome, comme aussi travailler pour aider à la formation d’individus qui aspirent à l’autonomie et en accroître le nombre, c’est déjà faire une oeuvre politique, et une oeuvre aux effets plus importants et plus durables que certaines sortes d’agitation superficielle et stérile.

Castoriadis, 2009[1999], p. 153

Équilibrer la relation thérapeutique

Parmi les propositions et les pratiques mises en place pour équilibrer la balance des pouvoirs dans le processus thérapeutique, les thérapeutes féministes se sont penchées sur les moyens de limiter leur pouvoir de thérapeute, et en particulier sur la question de leurs privilèges. Un privilège étant une forme de rente de situation, qui amène d’ailleurs les privilégié·e·s à ne pas voir qu’elles et ils en bénéficient, s’en défaire est impossible, et il s’agit plutôt de contrer les effets de son statut privilégié. Il y a plusieurs stratégies, mais la première étape est bien sûr d’en prendre conscience, ce qui n’est pas si aisé, notamment en raison de la multiplicité des statuts sociaux que chaque individu occupe. L’imbrication des rapports de pouvoir (Falquet, 2020) produit en effet une mosaïque unique des identités sociales composant chaque individu. De plus, notre sensibilité et nos sentiments d’appartenances sociales peuvent être fortement modulés par notre socialisation et des enjeux de pouvoir situés (Fassin, 2015). Dans la présentation de la thérapie féministe que rédige Laura S. Brown pour la collection « Theories of psychotherapy » de son association professionnelle, l’American Psychological Association, l’auteure illustre la complexité du rôle des identités sociales avec l’exemple d’une thérapeute noire qui ne parvient pas, dans un premier temps, à éprouver suffisamment d’empathie pour une jeune étudiante noire, avant de prendre la mesure de ses propres représentations classistes et d’utiliser cette découverte pour aider cette jeune femme issue d’un milieu populaire à prendre conscience de cette question et de ses effets dans ses relations interpersonnelles (Brown, 2010, p. 46-47).

Il reste cependant toujours le privilège d’être la personne payée pour aider l’autre qui a un problème. C’est pourquoi la responsabilité repose sur les thérapeutes non seulement de ne pas abuser de leur pouvoir — un engagement minimal obligatoire pour les féministes —, mais surtout de travailler à le redonner aux personnes les consultant. Cela se traduit par le rôle actif, décisionnel, attendu et soutenu par les thérapeutes, des personnes en thérapie. Il s’agit ainsi de valoriser les actions, les avis, les propositions, les questions comme des actes thérapeutiques que la personne fait pour elle-même. Par la parole, mais aussi en acte, notamment avec la pratique des contrats thérapeutiques. Il s’agit avec les contrats d’équilibrer la relation par plusieurs aspects. Premièrement, il est ainsi possible de fournir des informations sur la thérapie à la personne pour éclairer un processus qui peut sembler mystérieux. Deuxièmement, il donne les moyens d’actions, de recours s’il y a un problème. Et la personne agit quand elle le lit et le signe, elle s’engage dans la thérapie. Ensuite, il est également possible d’introduire plusieurs éléments montrant le rôle que peut jouer la personne dans la thérapie et que les thérapeutes ne sont pas tout-puissant·e·s et tout « sachant·e·s ». La production de matériel à lire ou écouter pour les personnes en thérapie est d’ailleurs un moyen important mobilisé par les thérapeutes, qui participent du rééquilibrage en fournissant des connaissances aux personnes consultantes et en leur donnant un rôle actif dans cet apprentissage. Il est bien sûr possible de faire tout cela de façon moins formelle et toutes les thérapeutes féministes ne pratiquent pas ainsi. Dans le contrat qu’elle met à disposition sur son site internet professionnel, Laura Brown inclut par exemple des précisions sur les règles de confidentialité, sur la gestion des absences, sur la procédure diagnostique, et des informations sur la thérapie féministe qu’elle pratique, ainsi qu’une liste de références comme ressources et information pour les personnes qui consultent[12]. Sans nier les limites du droit, non seulement il peut parvenir à protéger un tant soit peu les personnes vulnérables, mais surtout, dans ce cas, il me semble possible de considérer qu’il s’agit d’une « performance »[13] égalitaire qui veut créer une égalité, qui n’existe pas auparavant ni forcément en dehors de cet acte.

Le contrat contribue ainsi à expliciter la responsabilité des thérapeutes, mais aussi leurs limites. Et il engage les thérapeutes. Il participe de l’équilibrage des expertises. Il ne s’agit pas seulement de valoriser les ressources des personnes, mais de montrer qu’elles sont prises au sérieux, respectées, comme leur parole et leur engagement. Cette transparence des rôles dans la thérapie et des conditions de la thérapie apparaît essentielle dans une thérapie féministe. Une thérapie démocratique ne se fait pas sur un malentendu, une « escroquerie » (Lacan, 1981), mais sur l’admission des conditions réelles du processus, qui comprennent la conception de la thérapie des thérapeutes, leur formation, leurs méthodes, et leurs limites. Elles comprennent également les droits et les devoirs des personnes en thérapie.

Cet aspect d’explicitation implique bien sûr que les thérapeutes effectuent le travail réflexif de se demander ce qu’ils et elles font. Il demande aussi de la modestie, la reconnaissance qu’on ne détient pas de vérité, que le savoir se construit dans des institutions sociales et que les connaissances peuvent être discutées. Notamment, l’imposition de diagnostic ne peut se justifier dans cette approche. S’il doit en être posé un pour des raisons particulières (procédure judiciaire, assurances, etc.), les thérapeutes féministes recommandent d’en discuter avec les personnes et de leur permettre de se prononcer dessus. Comme évoqué plus haut sur ce que traduit l’idée de démocratie, il s’agit en effet de soutenir des pratiques d’autodétermination, de ne pas prendre de décision pour la personne et de l’aider à identifier ce qui lui appartient, ce qu’elle s’approprie et ce qui semble relever davantage de processus moins pensés, qu’il s’agit de réévaluer. Ainsi la démocratisation de l’espace thérapeutique passe aussi par ce travail de clarification des enjeux et des processus de décisions. Mais ce travail est collaboratif. L’entrée dans le collectif thérapeutique — car il s’agit bien, à deux déjà, d’un collectif —, est ainsi une « invitation à la transformation » (Brown, 2010, p. 43), où s’engagent les deux parties.

Pour faciliter l’entrée dans la thérapie, ses conditions matérielles doivent également être examinées. Brown recommande ainsi de n’exercer aucune violence symbolique massive avec une décoration luxueuse et intimidante, des diplômes ronflants bien en vue (mais de montrer cependant discrètement ses qualifications) ou encore des sièges trop étroits. Les prix et le système de financement sont également à prendre en compte pour rendre la thérapie accessible, de même que la durée, la fréquence du traitement, et l’emplacement de la consultation.

Les dispositions prises par les psychologues américaines illustrent leur préoccupation pour une thérapie plus démocratique, mais elles ne doivent être prises que comme des exemples de questions — et de solutions — que leur recherche d’égalité les a conduits à se poser. Il s’agit de les discuter, de les tester. C’est surtout l’idée et le projet de démocratisation et ses principes qu’il est nécessaire de s’approprier, bien davantage que des mesures toutes prêtes et peut-être non pertinentes dans des contextes cliniques, pratiques, temporels et géographiques différents.

Certaines féministes et même des psychologues féministes contestent cependant la possibilité et la pertinence de chercher l’égalité dans la relation thérapeutique. Dans The myth of empowerment, la psychologue féministe américaine Dana Becker s’inquiète du paternalisme que constituerait l’exigence d’un rôle actif des personnes en thérapie (Becker, 2005). Becker partage pourtant largement les positions de Laura Brown, qu’elle cite fréquemment, sur de nombreux aspects de la thérapie, notamment l’expertise des thérapeutes et la difficulté qu’elles et ils ont à abandonner leurs privilèges. Dans le cadre d’une réflexion qui s’inscrit en partie dans une critique de la « culture thérapeutique » également formulée par d’autres (p. ex. Furedi, 2004; Lasch, 2018; Rieff, 1966), Becker se montre très ambivalente et finalement peu convaincante dans sa critique de l’empowerment en thérapie. Elle défend ainsi une approche paternaliste pour certaines personnes :

Qu’en est-il des client·e·s dont la culture, la race, la classe et/ou l’ethnicité[...] insistent sur une confiance en l’autorité de la/du thérapeute et pour lesquel·le·s l’autorité de la/du thérapeute est un prérequis pour prendre la relation thérapeutique au sérieux? Qu’en est-il des client·e·s qui, étant donné leurs propres problèmes et antécédents, peuvent se sentir dépassé·e·s et surchargé·e·s par une situation thérapeutique dans laquelle ils et elles sont appelé·e·s à être les expert·e·s d’elles/eux-mêmes?

Becker, 2005, p. 161[14]

Mais qui va décider légitimement que des personnes ne seraient pas en état d’être traitées de façon égalitaire? Becker est cependant également pragmatique et reconnaît le caractère expérimental de la thérapie féministe. Elle cite ainsi Thelma Jean Goodrich pour résumer sa posture :

La connaissance des limites [de la thérapie] ne nous offre aucune consolation; ni ne nous laisse-t-elle nous résigner. De trop nombreuses personnes viennent à nous et nulle part ailleurs. Nous ne pouvons être victorieuses·eux, nous n’osons pas cependant être défaitistes. Nous nous engageons à ne pas simplifier à outrance, à ne pas mystifier, ne pas tergiverser, ne pas fuir. Nous nous préparons à cette pression. »

citée par Becker, 2005, p. 168[15]

COMMENT SOUTENIR L’ÉMANCIPATION ET L’ÉGALITÉ

Se demander comment démocratiser la thérapie soulève des questions importantes sur la thérapie même, comme sur les moyens d’établir des relations égalitaires en général. Les manifestations individuelles des rapports de pouvoir sont ainsi trop souvent vécues comme le produit uniquement de nos comportements et de notre psyché individuelle. Face à cette situation, certaines des personnes qui contestent les rapports de pouvoir actuels pensent que le déni de la dimension individuelle est la seule voie pour s’en émanciper, qu’en refusant la réalité de cette appréhension individuelle des phénomènes, les collectifs de lutte vont émerger spontanément. Mais ce n’est pas le problème des psychologues et autres professions thérapeutiques. Comme le rappelle la citation de Goodrich, dans notre société, la thérapie est une ressource mobilisée par les personnes et il est donc possible et nécessaire d’en faire un espace soutenant l’émancipation de chacun·e. Les individus sont certes souvent très peu autonomes – et donc très hétéronomes. Le projet politique du féminisme a cependant pour objectif l’égalité et une autonomie collective, une condition pour être plus autonome individuellement. Comme Castoriadis l’a écrit, rendre cela imaginable, possible et désirable peut être le projet d’une psychothérapie. Ce n’est bien sûr pas le seul moyen, ni une solution collective[16]. Mais en s’intéressant aux dimensions politiques de la thérapie, notamment à son rôle dans le maintien d’un ordre social, on est amené à s’interroger sur ce qu’est une psychothérapie et en quoi elle diffère d’un autre processus de politisation, au sens de visibiliser et de rendre contestables les rapports sociaux. Il est possible de considérer que l’égalité ne doit pas attendre et que c’est en traitant les personnes comme étant déjà capables d’autonomie qu’elles le deviendront et envisageront une autonomie réelle, démocratique et collective, loin de l’illusion de liberté qui résulte de la non-prise en compte de l’institution sociale de la société, dont les individus et leur psyché sont les produits. Démocratiser l’espace thérapeutique peut ainsi offrir une occasion d’imaginer une société plus égalitaire, en expérimentant des pratiques qui s’inscrivent dans ce projet d’égalité et mettent en évidence les limites de notre autonomie actuelle.

S’engager comme thérapeutes

Ce qui lie profondément le projet de thérapie féministe avec les mouvements féministes de la seconde vague, c’est la conviction que les questions politiques s’inscrivent dans l’expérience individuelle et collective, et que l’expérience constitue donc un moyen de connaissance et une source de politisation. Le sens que nous donnons à notre expérience se construit en effet dans des institutions sociales particulières, dont la remise en question passe précisément par la possibilité d’interroger cette expérience, ses dimensions subjectives et objectives, ainsi qu’individuelles et collectives. L’approche pragmatique des thérapeutes féministes nord-américaines présentée ici, souligne les moyens qu’elles ont identifiés dans la psychothérapie pour prolonger le projet féministe mobilisant les ressources de l’expérience dans le processus d’émancipation politique. Les luttes politiques offrent peut-être un espace plus traditionnel de confrontation des points de vue issus d’expériences individuelles variées, confrontation qui permet précisément de discuter notre interprétation de la réalité, et ainsi notre prise sur celle-ci. Mais lorsqu’un nombre important de personnes s’en remettent à la psychologie, et la psychothérapie en particulier, pour résoudre un problème ou apaiser la souffrance produite par l’expérience, il devient souhaitable que les praticien·ne·s en question, voient dans cette expérience une source d’émancipation, et s’engagent à lier le subjectif au collectif.

L’ambition de rendre les personnes en thérapie plus autonomes semble partagée par la plupart des approches théoriques développées depuis la fin du XIXème siècle. Il est commun de considérer que le but d’une thérapie est de libérer la personne de ses troubles, quelle que soit la représentation de ce qui les a produits et l’empêche de le faire elle-même. Découvrir son « vrai soi » (true self) en résolvant des conflits inconscients, prendre conscience de ses schémas cognitifs et les reconfigurer, analyser la communication interpersonnelle et modifier sa dynamique, toutes ces stratégies thérapeutiques adoptent une rhétorique de libération, d’acquisition d’autonomie, de maîtrise, de contrôle ou d’authenticité. Différentes approches thérapeutiques existent et peuvent être rattachées à la théorie qui les justifie, la méthode utilisée ou la conception du rôle des thérapeutes, mais une convergence certaine sur cette ambition de libération et de regain de contrôle de soi existe. En conclusion, je veux évoquer une critique fréquente, celle qui qualifie les projets d’empouvoirement (empowerment), d’individualistes, et les considère trop confiants dans une responsabilité individuelle que l’on ne saurait exiger des personnes, et donc irréalistes. Je relève que, premièrement, ces approches ne sont pas individualistes dans le sens négatif où on l’entend habituellement, c’est-à-dire qui considérerait l’individu comme une entité distincte de et en opposition avec la société et lui attribuerait des propriétés intrinsèques, mais qu’elles le sont dans le sens – que je considère positif – qu’elles accordent une valeur aux personnes individuellement, qu’elles leur reconnaissent des droits et un statut d’égalité entre elles. Il y a en effet un individualisme indissociable du projet démocratique. Il me semble ici judicieux d’évoquer la distinction proposée par Alain Ehrenberg sur la responsabilisation. Ehrenberg distingue une « responsabilité-abandon », qui « rend responsable sans rendre capable », et une « responsabilité-participation », qui « rend capable d’être responsable » (Ehrenberg, 2011, p. 155). L’empouvoirement de la thérapie féministe se rattache évidemment à la seconde conception. En outre, les éléments présentés montrent que la transformation de la balance des pouvoirs dans la thérapie féministe se préoccupe en priorité de neutraliser celui des thérapeutes, avant d’insister sur la responsabilisation des personnes. En Amérique du Nord, on observe des changements dans ce sens entre les années 1980 et aujourd’hui : un renforcement des droits des patient·e·s et personnes en thérapie et un contrôle accru sur les professionnel·le·s de la santé mentale par leurs ordres professionnels et des procédures de plainte facilitées. La politisation de certaines pratiques, dont certaines ont été interdites, comme les thérapies de conversion ou la pathologisation de l’homosexualité, va également dans le sens d’un rééquilibrage des pouvoirs, en responsabilisant davantage les thérapeutes qui ont des pratiques maltraitantes. Il s’agit ainsi d’abord de limiter le pouvoir des psys et les opportunités d’en abuser.

En parallèle de ce mouvement rappelant aux thérapeutes leur rôle et l’asymétrie de la relation thérapeutique, il faudrait également que la « responsabilité-participation » constitue un objectif de transformation de la dynamique psychothérapeutique, encore trop souvent emprunte de paternalisme. L’association paradoxale d’une approche paternaliste avec une ambition d’autonomisation produit pour sa part, en effet, une dynamique plus proche de la « responsabilité-abandon ». Cette approche suscite à juste titre des critiques dénonçant un individualisme irréaliste, qui ne tient pas compte de la façon dont les ressources de chaque personne sont le produit d’une histoire singulière et d’un contexte social tout aussi spécifique.

Ancrée dans un refus féministe de tout paternalisme, la démocratisation de la thérapie demande de faire confiance aux personnes qui demandent de l’aide. Il peut paraître intriguant qu’on doive encore défendre qu’un traitement plus égalitaire des personnes suffise souvent à favoriser leur autonomie. Il est toujours inspirant que le mouvement qui a pour slogan « le personnel est politique » soit celui qui s’est préoccupé le plus de la question du pouvoir dans la thérapie, non seulement pour le critiquer, mais surtout pour le construire autrement, et, en suivant l’invitation de Laura Brown (2010), en changer la nature : faire d’un « pouvoir sur » un « pouvoir avec » et un « pouvoir de ».