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INTRODUCTION

Les personnes trans (dont le genre du sexe assigné à la naissance) et non-binaires (dont l’identité de genre n’est pas exclusivement homme ou femme) (TNB) représenteraient entre 0,39 % et 2,7 % de la population selon des études américaines (Nolan et al., 2019). En outre, une proportion similaire de personnes pourrait se questionner sur leur identité de genre, comme c’est le cas pour 2,5 % des 8166 jeunes interrog·é·s[2] dans le cadre d’une étude nationale néo-zélandaise (Clark et al., 2014).

La visibilité émergente de la transitude met également en relief le caractère évolutif ainsi que l’hétérogénéité des parcours trans. En effet, certaines personnes choisiront de ne pas dévoiler leurs questionnements ou leur identité de genre, alors que d’autres entreprendront des démarches, qu’elles soient sociales (expression de genre, utilisation de pronoms usuels), légales (changement du nom ou de la mention du sexe auprès du Directeur de l’état civil) ou médicales (bloqueurs de puberté, hormonothérapie, chirurgies ou autres procédures médicales) (Eyssel et al., 2017; Léobon et al., 2018). La variabilité de ces parcours s’explique également, en partie, par les nombreux enjeux d’accès à des soins ou à des démarches d’affirmation de genre rencontrés par les personnes TNB (Kattari et al., 2020).

Les bienfaits des démarches de transition sur le bien-être des personnes TNB sont pourtant réels (Bränström et Pachankis, 2020; Butler et al., 2019; Connolly et al., 2016; Grobler, 2017; Wernick et al., 2019). Par exemple, le fait d’entreprendre au moins une démarche de transition légale chez les personnes TNB qui le désirent est associé à moins de détresse psychologique et à une plus grande satisfaction de vie (Cotton et al., 2022). D’importants débats juridiques ont lieu en ce sens au Québec. En fin d’année 2020, la Cour supérieure du Québec invalidait plusieurs articles du Code civil du Québec jugés discriminatoires à l’endroit des personnes TNB (CcQ, r. 4). Le jugement exhortait par exemple le gouvernement québécois de procéder à des changements législatifs permettant aux personnes non-binaires de s’identifier comme telles sur leurs pièces d’identité et ainsi faciliter leur transition légale. Or, le Projet de loi 2[3] déposé en octobre 2021 proposait d’introduire une distinction entre les mentions de sexe et de genre sur les documents officiels. Celui-ci a finalement été modifié à la suite du travail de groupes communautaires et d‘activistes, et a finalement été adopté en juin 2022 dans une forme partielle qui permet, depuis le 17 juin 2022, le changement de mention pour le X, de même que la modification du titre parental pour mère, père ou parent[4] (Directeur de l’état civil du Québec). De plus, le premier changement de mention demandé est désormais gratuit.

Quoiqu’il en soit, bien que la qualité de vie générale de la plupart des personnes TNB soit favorisée par de telles démarches de transition (Bränström et Pachankis, 2020; Butler et al., 2019; Connolly et al., 2016; Grobler, 2017; Wernick et al., 2019), celles-ci demeurent surreprésentées dans les problèmes de santé mentale comparativement aux personnes cisgenres (Veale et al., 2017), ainsi qu’aux personnes cisgenres lesbiennes, gaies ou bisexuelles (LGB) (Steele et al., 2017). Certains problèmes comme la dépression, l’anxiété et les dépendances peuvent apparaitre ou persister malgré des démarches de transition (Dhejne et al., 2016; Grobler, 2017). Une enquête pancanadienne menée auprès de 1 519 jeunes TNB âgé·e·s de 14 à 25 ans démontrait que jusqu’à 63 % de ces jeunes atteignaient ou dépassaient le seuil de détresse psychologique au moment de l’enquête et que 64 % avaient sérieusement envisagé le suicide dans la dernière année (Taylor et al., 2020). Pourtant, par crainte de subir de la discrimination ou de ne pas recevoir un soutien adéquat, jusqu’à 71 % de ces répondant·e·s avaient déjà évité de recevoir des services en santé mentale (Bauer et al., 2014; Grobler, 2017; Taylor et al., 2020).

Les études sont par ailleurs de plus en plus éclairantes sur le sujet : les difficultés de santé mentale vécues par les personnes TNB sont en grande partie causées ou amplifiées par les expériences discriminatoires subies relativement à leur identité de genre ou à leur expression du genre qui ne correspondent pas aux normes socioculturelles établies (Grobler, 2017; Hughto et al., 2015; Mueller et al., 2018; Raymond et al., 2015). Certaines caractéristiques personnelles ou identitaires des personnes TNB, comme le fait d’être non-hétérosexuelles, pourraient les fragiliser encore davantage aux expériences discriminatoires (Martin-Storey, 2016). À l’instar des populations LGB (Meyer, 2003), le rôle que peut avoir la stigmatisation sociale dans la surreprésentation des problèmes de santé mentale et physique chez les personnes TNB est de plus en plus documenté (Hendricks et Testa, 2012). Selon la théorie du stress minoritaire, les personnes de la diversité sexuelle et de genre subissent un stress accru lorsqu'elles sont confrontées à de la stigmatisation en lien avec leur identité sexuelle ou de genre, au cours de leur vie (Meyer, 2003; Hendricks et Testa, 2012). L’adaptation de cette théorie proposée par Hendricks et Testa (2012) souligne que différents stresseurs comme la discrimination liée au genre peuvent nuire au bien-être des personnes TNB, en plus de générer des stresseurs internes comme les attentes négatives face à l’avenir, ayant pour effet d’amplifier les enjeux de bien-être. Certains facteurs comme le sentiment d’appartenance communautaire peuvent toutefois faciliter la résilience de ces personnes à l’égard de ces stresseurs (Hendricks et Testa, 2012).

Une étude québécoise s’est attardée aux expériences de victimisation vécues par une population générale de personnes âgées de 14 à 23 ans (Blais et al., 2018). Les résultats indiquent que les jeunes de l’échantillon qui étaient les plus susceptibles de rapporter de la victimisation étaient racisé·e·s, non-hétérosexuel·le·s, trans ou en questionnement. Il apparaît important de mettre en lien ces expériences discriminatoires ou de victimisation des personnes TNB avec leur bien-être, mais aussi de s’attarder à la perception qu'ont les personnes à l’égard de leur propre statut de transition ou expression de genre, au-delà du regard d’autrui (Cotton et al., 2021; Kozee et al., 2012). Les écrits scientifiques n’en disent toutefois pas suffisamment sur les enjeux spécifiques qui sont vécus au sein des communautés trans et non-binaires du Québec, ces dernières étant souvent considérées comme un groupe homogène dans les études, en plus d’être étudiées parmi les communautés de la diversité sexuelle (Connolly et al., 2016; Léobon et al., 2018). Des études démontrent pourtant certaines divergences chez les personnes TNB en fonction de caractéristiques identitaires ou personnelles comme le sexe assigné à la naissance, l’identité de genre et le fait d’être racisé·e, tant en termes de fonctionnement psychosocial que d’enjeux d’accès à des soins et services (Burgwal et al., 2019; Kattari et al., 2020; Price-Feeney et al., 2020; Thorne et al., 2019). À titre d’exemple, l’étude de Price-Feeney et al. (2020) suggère que les personnes TNB assignées « fille » à la naissance ont un risque accru de vivre de la détresse psychologique comparativement à leurs homologues assignés « garçon » à la naissance.

OBJECTIFS

L'objectif de la présente étude est d'examiner comment le statut de transition au moment de l’enquête est associé à trois indicateurs liés au fonctionnement psychosocial (satisfaction de vie, détresse psychologique et discrimination liée au genre). L'hypothèse est que, par rapport aux personnes participantes n’ayant pas encore entamé de transition[5] au moment de l’enquête, celles ayant amorcé une transition, ou considérant celle-ci complétée, rapporteraient des niveaux plus élevés de satisfaction de vie et des niveaux moindres de détresse psychologique. En contrepartie, il est attendu que les personnes en cours de transition fassent l'objet d'une plus grande discrimination liée au genre que celles n’ayant pas encore entamé de démarches de transition ou qui ne prévoient pas le faire. Enfin, comme des analyses bivariées préliminaires soulevaient la possibilité que les personnes assignées « fille » à la naissance de notre étude vivent davantage de détresse psychologique (Cotton et al., 2021), nous examinerons si le sexe assigné à la naissance modère le lien entre le statut de transition et les indicateurs liés au fonctionnement psychosocial.

MÉTHODOLOGIE

Personnes participantes

Un total de 240 personnes a accédé au formulaire de consentement du questionnaire en ligne et consenti à la recherche (216 pour le questionnaire français et 24 pour le questionnaire anglais). De ce nombre, 164 personnes ont précisé leur statut de transition au moment de l’enquête. Les répondant·e·s étaient alors âgé·e·s entre 14 et 68 ans (M = 27,97, É.T. = 11,61) et provenaient en majorité de l’Estrie (30,3 %), de Montréal (22,2 %), de la Mauricie (9,6 %) et de la Montérégie (8,6 %), alors que 23,7 % habitaient d’autres régions du Québec. La plupart des personnes se déclaraient Blanches (84,8 %; n = 168); d’autres s’identifiaient à plus d’une origine ethnique ou culturelle (4,5 %; n = 8), alors qu’un petit nombre s’identifiaient comme Noires, Autochtones, Arabes, Asiatiques, ou autre (6,57 %; n = 13).

Mesures et variables à l’étude

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’enquête québécoise sur l’accès aux services, les besoins et les enjeux psychosociaux, scolaires et professionnels des personnes trans, non-binaires ou en questionnement identitaire de genre (TNBQ) (Cotton et al., 2021). Une série de questions développées par l’équipe de recherche en collaboration avec des personnes TNB visaient à recueillir, notamment, des informations au sujet de l’identité de genre, de l’expression de genre, du sexe assigné à la naissance, de l’orientation sexuelle et du statut de transition des participant·e·s. Au regard du volume des réponses et des recommandations du comité consultatif explicité ultérieurement, certains regroupements ont été faits afin que les catégories ou groupes comparés soient de tailles suffisantes pour les analyses statistiques.

Statut de transition. Le statut de transition des participant·e·s a été colligé à l’aide de cette question et de ces choix de réponses : « Actuellement … » 1- Je suis en questionnement par rapport à mon identité de genre, 2- Je suis en questionnement sur le fait d'effectuer une transition ou non (peu importe sa forme, 3- Je prévois effectuer une transition (peu importe sa forme) , 4- Je ne prévois pas effectuer une transition, 5- Je suis en cours de transition et je considère qu’elle sera éventuellement complétée, 6- Je suis en cours de transition et je considère que je le serai toujours, 7- Je considère que j'ai complété ma transition, 8- Autre (précisez). Cette variable a été recodée en quatre catégories : les personnes n’ayant pas effectué de démarches de transition : 20,7 % (n = 41), celles en cours de transition : 45,5 % (n = 90), celles considérant leurs démarches complétées : 9,6 % (n =19) et celles qui ne prévoient pas entreprendre de transition 7,1 % (n = 14) [6]. Une proportion de 17,2 % de personnes (n = 34) ont préféré ne pas répondre (voir Tableau 1).

Tableau 1

Données descriptives

Données descriptives

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Identité de genre. L’identité de genre des participant·e·s a été sondée à l’aide de la question : « Quelle est votre identité de genre? » et des choix de réponse suivants : 1- Homme ou principalement masculin, 2- Femme ou principalement féminin, 3- Ni féminin ni masculin, 4- Fluide, 5- En questionnement, 6- Je ne sais pas, 7- Je préfère ne pas répondre, 8- Autre (précisez). L’identité de genre a été recodée de manière dichotomique, soit les personnes se disant binaires ou principalement binaires et les personnes s’identifiant comme non-binaires ou fluides dans le genre. Tel qu’illustré au Tableau 1, une majorité de répondant·e·s s’identifiaient comme trans au moment de l’enquête (66,2 %; n = 131), alors que 15,7 % (n = 31) indiquaient être non-binaire et que 5,6 % mentionnaient être en questionnement par rapport à leur identité de genre (n = 11).

Sexe assigné à la naissance. Le sexe assigné à la naissance des participant·e·s a été collecté à l’aide de cette question : « Quel est le sexe assigné à votre naissance? » et de ces choix de réponses : 1- Masculin, 2- Féminin, 3- Indéterminé, 4- Autre. Cette variable a été recodée de façon dichotomique : les personnes assignées « garçon » et celles assignées « fille ». Tel qu’illustré au Tableau 1, 56,1 % des répondant·e·s indiquaient que leur sexe assigné à la naissance était féminin (n = 111); le tiers rapportait un sexe assigné masculin (31,3 %; n = 62), alors que 12,6 % (n = 25) des personnes préféraient ne pas répondre à cette question.

Expression de genre. L’expression de genre des participant·e·s au moment de l’enquête a été recueillie à l’aide de la question : « Selon quel genre vous présentez-vous au quotidien? » et des choix de réponses suivants : 1- Selon mon identité de genre, 2- Selon mon sexe assigné à la naissance, 3- Selon le contexte. Comme indiqué au Tableau 1, un peu plus de la moitié des répondant·e·s (52,5 %; n = 104) rapportaient exprimer leur genre en fonction de leur identité de genre, alors que les autres l’exprimaient en fonction du contexte dans lequel elles se retrouvaient (18,2 %; n = 36) ou du sexe assigné à leur naissance (15,2 %; n = 30).

Orientation sexuelle. Concernant l’orientation sexuelle des participant·e·s, cette question a été proposée: « Quel est votre orientation sexuelle? » et plusieurs choix étaient possibles : 1- Gai, 2- Lesbienne, 3- Bisexuelle, 4- Hétérosexuelle, 5- Fluide, 6- Asexuelle, 7- Pansexuelle, 8- Je suis en questionnement, 9- Je préfère ne pas répondre. Une variable dichotomique a été créée afin de regrouper les personnes s’identifiant comme hétérosexuelles d’une part, et comme non-hétérosexuelles ou en questionnement, d’autre part. Ainsi, tel qu’illustré au Tableau 1, une minorité de personnes s’identifiaient comme étant exclusivement hétérosexuelles (17,7 %; n = 35) au moment de l’enquête, alors que les autres se considéraient comme non-hétérosexuelles ou en questionnement sur leur orientation sexuelle (72,2 %; n = 143).

Détresse psychologique. La détresse psychologique a été mesurée à l’aide de la Kessler Psychological Distress Scale (K6) fréquemment utilisée auprès de diverses populations (Kessler et al., 2010). Selon une échelle Likert en cinq points, six items permettent d’évaluer les symptômes anxieux et dépressifs au cours du dernier mois. Un score plus élevé indique une plus grande détresse psychologique. Le K6 présente de bonnes propriétés psychométriques (Kessler et al., 2003). Dans la présente étude, le coefficient alpha de Cronbach pour la version française est de 0,86. Tel qu’indiqué au Tableau 1, les répondant·e·s rapportaient des scores moyens de détresse psychologique de 11,4 (n = 141; ÉT = 5,45) et une proportion préoccupante atteignait ou dépassait le seuil clinique - fixé à 10 - au cours du mois ayant précédé l’enquête (62,4 %, n = 88).

Satisfaction de vie. La satisfaction de vie a été évaluée à l’aide de la Satisfaction with Life Scale (Diener et al., 1985; Blais et al., 1989), une échelle de cinq items de type Likert où un score plus élevé indique une plus grande satisfaction de vie. Les scores peuvent varier entre 5 et 35 points. Les répondant·e·s ont obtenu un score moyen de 20,88 (n = 138; ÉT = 6,92). Tant la version française, qu’anglaise, comportent de bonnes propriétés psychométriques (Pavot et al., 1991). Dans la présente étude, le coefficient alpha de Cronbach pour la version française est de 0,83.

Discrimination liée au genre. La discrimination liée au genre a été évaluée par l’entremise de la Gender Minority Stress and Resilience Scale (GMSRS) permettant de mesurer différentes composantes du stress minoritaire auprès des personnes TNB (Testa, Habarth, Peta, Balsam et Bockting, 2015). La sous-échelle Discrimination liée au genre utilisée dans cette étude et comporte 5 items : 1- J'ai déjà eu de la difficulté à obtenir un traitement médical ou psychologique (lié à la transition ou autre) en raison de mon identité de genre ou de mon expression de genre; 2- À cause de mon identité de genre ou de mon expression de genre, j'ai déjà eu de la difficulté à trouver une salle de bain à utiliser quand je suis en public; 3- J'ai déjà éprouvé des difficultés à obtenir des documents d'identité qui correspondent à mon identité de genre; 4- J'ai déjà eu de la difficulté à trouver un logement ou à demeurer dans un logement en raison de mon identité de genre ou de mon expression de genre; 5- J'ai déjà eu de la difficulté à trouver un emploi ou à garder un emploi, ou je me suis vu refuser une promotion en raison de mon identité ou de mon expression de genre. Pour chaque item, un choix parmi les suivants était sélectionné : Non; Déjà arrivé avant 18 ans; Déjà arrivé après 18 ans. Ces réponses ont été recodées de façon dichotomique, soit; Non, jamais arrivé; Oui, déjà arrivé.

Cet instrument a été traduit par l’équipe de recherche selon la méthode de traduction directe par comité (Guided forward translation by committee) (Iliescu, 2017). Cette méthode est considérée supérieure à la méthode « classique » de rétrotraduction (backward), car elle permet de mettre l’accent sur l’équivalence psychologique et culturelle des items plutôt que sur l’équivalence linguistique ou littérale (Iliescu, 2017). Puisque l’équipe de chercheur·es n’est pas constituée de personnes TNB, un comité consultatif de recherche (CCR) a été mis en place. L’un des mandats du CCR était de contribuer à la validation culturelle et linguistique de l’enquête. L’instrument a été initialement traduit par un membre du CCR trans et deux chercheurs. La version française du questionnaire a ensuite été révisée par des membres du CCR (une personne trans, une personne non-binaire, deux professeures, une psychiatre, un psychologue clinicien et un médecin). Quatre de ces personnes étaient bilingues, trois ayant le français comme langue principale et une l’anglais comme langue première. La version française de cette échelle présente des coefficients alpha de Cronbach de 0,60 et est disponible auprès de la première auteure.

Procédure

Afin de rejoindre la population concernée et de refléter le mieux possible sa diversité démographique, une enquête par questionnaire a été réalisée en ligne (Reisner et al., 2014). Le devis de recherche a été développé en s’inspirant du code d’éthique de la recherche proposé par l’Association professionnelle canadienne pour la santé transgenre (Bauer et al., 2019) et a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université de Sherbrooke. Avant et pendant le développement de l’étude, l’équipe de recherche a consulté les membres du CCR, de même que différents partenaires clés en provenance des communautés TNB. Deux personnes TNB ont été embauchées pour différentes tâches de recherche tout au long du projet.

Le recrutement des participant·e·s a été effectué par le biais d’un échantillonnage par choix raisonné et par réseaux (Fortin et al., 2006). Il a été réalisé principalement via les médias sociaux et les listes d’envoi de différents organismes ou associations partenaires, regroupant ou intervenant auprès de personnes TNBQ, dans différentes régions du Québec. Les personnes TNBQ ont été invitées à participer à l’enquête par l’entremise d’un hyperlien. Après avoir donné leur consentement à participer à la recherche, les participant·e·s avaient accès au questionnaire électronique de l’enquête. Le questionnaire était hébergé sur un serveur universitaire sécurisé et programmé avec LimeSurvey. La collecte de données s’est déroulée entre mai et août 2018. Le questionnaire était disponible en français et en anglais.

Une attrition de l’échantillon a été observée au fil de l’avancement du questionnaire. Tel qu’indiqué au Tableau 1, le nombre de données valides varie d’une variable à l’autre. Pour chaque variable représentant un score composite, seuls les répondant·e·s ayant répondu à 90 % ou plus des questions de l’échelle étaient retenus pour les analyses. Dans les cas où un ou des items d’une échelle comportaient une donnée manquante, mais qu’elle représentait, 10 % ou moins des items composant l’échelle, le score à chaque item manquant était remplacé par le score moyen de la personne aux autres items de l’échelle.

Plan d'analyse

À la suite des analyses bivariées préliminaires, des régressions linéaires multiples ont été effectuées pour examiner l'association entre le statut de transition au moment de l’enquête et les indicateurs liés au fonctionnement psychosocial, soit la satisfaction de vie, la détresse psychologique et la discrimination liée au genre, respectivement, et ce, en contrôlant pour quatre variables personnelles ou identitaires (identité de genre, expression du genre, sexe assigné à la naissance, orientation sexuelle), en plus de trois variables sociodémographiques (âge, statut racial, niveau d'éducation).

Comme la variable du statut de transition au moment de l’enquête comprend quatre catégories (pas de transition, en cours de transition, transition considérée complétée, aucune transition prévue), elle a été recodée en variables factices (dummy variable) où la variable « Pas de transition » a premièrement été utilisée comme catégorie de référence. La catégorie de référence a ensuite fait l'objet d'une permutation afin d'obtenir une compréhension plus précise de la manière dont les groupes de statut de transition diffèrent dans leurs associations avec chacune des variables de fonctionnement psychosocial. Les régressions ont été effectuées dans MPlus 7.4 (Muthén et Muthén, 2015). Cette approche fournit des coefficients standardisés et non-standardisés reflétant les associations entre le prédicteur (statut de transition au moment de l’enquête) et les variables d’intérêt (détresse psychologique, satisfaction de vie, discrimination liée au genre), en tenant compte des variables de contrôle, ainsi qu'un indicateur de la proportion de variance expliquée pour chacune des variables de fonctionnement psychosocial. MPlus permet aussi l'utilisation du maximum de vraisemblance à information complète (Full Information Maximum Likelyhood, FIML) pour traiter les données manquantes. Alors que seulement 10 % des données étaient manquantes dans l'ensemble des variables à l’étude, la suppression par liste n'aurait permis de conserver que 46 % de l'échantillon. L’utilisation du FIML a permis de préserver la puissance statistique et de conduire les analyses sur un échantillon composé des 164 individus ayant fourni des informations valides à propos de leur statut de transition (les 34 individus n’ayant pas fourni cette information ont été retirés de l'échantillon).

Un dernier avantage de MPlus est la possibilité de contraindre et de comparer les modèles entre les groupes, avec un test du Khi-carré (χ²) indiquant (s'il est significatif) que le modèle est significativement différent entre les groupes. Les modèles ont été contraints et comparés selon le sexe assigné à la naissance, pour vérifier si les associations entre le statut de transition et les trois indicateurs de fonctionnement psychosocial différaient en fonction du sexe assigné à la naissance.

RÉSULTATS

Les analyses multivariées ont permis d’examiner l'association entre le statut de transition et la satisfaction de vie, la détresse psychologique et la discrimination liée au genre, respectivement. Tout d’abord, le statut de transition et le fait d’avoir entrepris des études postsecondaires se sont avérés être des prédicteurs significatifs du niveau de satisfaction de vie des personnes participantes. Plus précisément, le fait d’avoir complété sa transition était significativement associé à une meilleure satisfaction de vie, comparativement au fait de n’avoir entamé aucune démarche (voir le modèle 1 du Tableau 2[7]) ou d’être en cours de transition (β = 0,18, p < 0,05). De même, les personnes qui ne prévoyaient pas de transition, rapportaient une meilleure satisfaction de vie, que celles qui n’avaient entamé aucune démarche au moment de l’enquête (voir le modèle 1 du Tableau 2). Enfin, les modèles de régression multiple ont été comparés en fonction du sexe assigné à la naissance des participant·e·s en contraignant les modèles à l’égalité entre les groupes. Les résultats [χ2(10) = 12,28, p = ,27] suggèrent l'absence de différence significative entre les personnes assignées « fille » à la naissance et celles assignées « garçons » quant aux liens entre le statut de transition, les diverses variables de contrôle et la satisfaction de vie.

En résumé, ces résultats suggèrent que les personnes qui considéraient leur transition complétée et celles qui ne prévoyaient pas faire de transition, au moment de l’enquête, rapportaient des niveaux de satisfaction de vie généralement plus élevés que celles qui n'avaient pas fait de transition ou qui étaient en cours de transition au moment de l’enquête, et ce, indépendamment de leur sexe assigné à la naissance.

À l'instar des résultats entourant la satisfaction de vie, les personnes du groupe « Démarches complétées » et du groupe « Aucune transition prévue » rapportaient des niveaux de détresse psychologique plus faibles que celles qui n'avaient pas entamé de transition au moment de l’enquête (voir le modèle 2 du Tableau 2). Lorsque la catégorie « En cours de transition » était utilisée comme catégorie de référence, aucune différence significative n’était observée avec les autres statuts de transition. Or, l'âge était négativement associé à la détresse psychologique, de sorte que les participant·e·s plus âgé·e·s rapportaient moins de symptômes anxieux et dépressifs que les plus jeunes.

En somme, mise à part la plus grande détresse psychologique que rapportaient les personnes n’ayant pas entamé de transition au moment de l’enquête par rapport à celles qui avaient terminé leur transition ou qui ne prévoyaient pas de transition, aucune différence significative n’a été observée en fonction du statut de transition quant à la détresse psychologique des participant·e·s. Aussi, comme pour la satisfaction de vie, lorsque le modèle a été contraint à l’égalité et comparé selon le sexe assigné à la naissance, les résultats suggèrent qu’il n’y a aucune différence significative (χ2(10) = 11,22, p = ,34) entre les personnes assignées « fille » et celles assignées « garçon » quant aux liens entre le statut de transition, les diverses variables personnelles et sociodémographiques et la détresse psychologique.

Tableau 2

Régressions multiples entre le statut de transition et les indicateurs de bien-être psychosocial (N = 164)

Régressions multiples entre le statut de transition et les indicateurs de bien-être psychosocial (N = 164)

Note. β = coefficient de régression standardisé; B = coefficient de régression non-standardisé; E.S. = erreur standard; *p < 0,05; **p < 0,01; R² = Proportion de variance expliquée par le modèle.

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Enfin, les personnes qui étaient en cours de transition au moment de l’enquête rapportaient plus de discrimination liée au genre comparativement à celles qui n’avaient pas entamé de transition (voir modèle 3, Tableau 2) ou qui n’en prévoyaient pas (β = -0,21, p < 0,05). De même, celles qui considéraient leur transition complétée rapportaient des niveaux plus élevés de discrimination comparativement à celles qui n’avaient pas entamé de transition (voir modèle 3, Tableau 2) et qui n’en prévoyaient pas au moment de l’enquête (β = 0,31, p < 0,01). En outre, les personnes non-hétérosexuelles ou en questionnement sur leur orientation sexuelle rapportaient particulièrement plus de discrimination liée au genre.

Ainsi, le fait d’être en cours de transition ou de considérer sa transition complétée est associé à plus de discrimination liée au genre. Ici encore, aucune différence significative quant aux modèles de régression de la discrimination n'a été observée en fonction du sexe assigné à la naissance (χ2(10) = 3,94, p = 0,94).

DISCUSSION

Au-delà de certaines caractéristiques personnelles et identitaires, comme le sexe assigné à la naissance, l’identité de genre et l’expression de genre, c’est le statut de transition des répondant·e·s TNB qui s’est avéré être le plus associé à leur fonctionnement psychosocial. Les personnes qui n’avaient pas entamé de transition au moment de l’enquête rapportaient effectivement plus de détresse psychologique. En outre, le fait d’avoir pu compléter une transition souhaitée, ou, au contraire, de ne pas en prévoir, prédisait une meilleure satisfaction de vie chez ces dernières, ainsi que moins de symptômes dépressifs et anxieux.

La complétion d’un parcours de transition souhaité ne semble toutefois pas être garante, à elle seule, du bien-être des personnes TNB. En effet, malgré les bienfaits susmentionnés, les personnes qui considéraient leur transition complétée rapportaient considérablement plus de discrimination liée au genre. En outre, au-delà du statut de transition, certaines caractéristiques des répondant·e·s, comme leur âge et leur orientation sexuelle, semblaient fragiliser leur fonctionnement psychosocial. Alors que les plus jeunes apparaissaient particulièrement vulnérables à la détresse psychologique, les personnes dont l’orientation n’était pas hétérosexuelle rapportaient davantage de discrimination liée au genre. Ce résultat rejoint les constats de Martin-Storey (2016) à l’effet qu’une expression de genre non-conforme au sexe assigné à la naissance augmente les risques de victimisation. Il est ainsi possible que les démarches de transition ou l’orientation sexuelle des personnes TNB les exposent davantage à la stigmatisation sociale.

Les analyses multivariées réalisées ont aussi permis de constater que le sexe assigné à la naissance n’est pas associé significativement au fonctionnement psychosocial des répondant·e·s lorsque le statut de transition était considéré. De plus, la comparaison des modèles de régression indiquait que les liens entre le statut de transition et les indicateurs de fonctionnement psychosocial à l’étude, sont équivalents entre les personnes assignées « fille » et celles assignées « garçon ». Ces résultats rejoignent ceux d’une autre étude ne rapportant pas de différence significative quant à certains déterminants de santé mentale chez des personnes TNB en fonction de leur sexe assigné à la naissance, contrairement au fait d’être jeune, de ne pas se sentir supporté·e par la famille et de subir de la victimisation (Bariola et al., 2015). Il est effectivement possible que d’autres variables doivent être considérées, comme l’identité de genre (binaire ou non-binaire) et l’expression du genre (conforme ou non au sexe assigné à la naissance). Par ailleurs, à l’instar des travaux de Hendricks et Testa (2012), il semble que le support familial et la solidarité ressentie auprès de pairs de la diversité sexuelle et de genre, doivent aussi être considérés lorsque le bien-être des personnes TNB est étudié (Bariola et al., 2015). Enfin, il est également possible que l’intensité de la discrimination subie par les personnes TNB est telle que le sexe assigné à leur naissance discrimine peu leurs enjeux de bien-être, en particulier une fois que leur statut de transition est pris en compte.

Si le statut de transition est un prédicteur fiable du bien-être des personnes TNB, encore faut-il que ces dernières puissent accéder à des démarches ou à des soins d’affirmation de genre appropriés et sécuritaires. Nous croyons que les professionnel·le·s de la santé et des services sociaux doivent connaître et reconnaître les bienfaits des démarches de transition pour les personnes TNB qui souhaitent en entreprendre (Ashley, 2019; Medico et Pullen Sansfaçon, 2017). Il en est de même pour les risques encourus sur le plan social par les personnes qui choisissent de transitionner, et de déployer un soutien concret en ce sens. Il importe que les intervenant·e·s et les institutions tiennent compte d’intersectionnalités potentiellement fragilisantes dans la mise en place de soins ou de services, afin que ceux-ci soient suffisamment personnalisés et sécuritaires, comme ce fut le cas dans notre étude pour la non-hétérosexualité et le jeune âge des personnes participantes (Medico et Pullen Sansfaçon, 2017).

Nos résultats, tout comme ceux d’autres études (Hidalgo et al., 2013; Medico et Pullen Sansfaçon, 2017; Pullen Sansfaçon 2015; Pullen Sansfaçon et Bellot, 2016) soulèvent l’importance d’accompagner les personnes TNB tout au long de leurs parcours de transition, au besoin, selon des approches transaffirmative et de consentement éclairé[8]. Sachant que la détresse psychologique peut particulièrement affecter les personnes plus jeunes et celles n’ayant pas encore entamé de transition, une attention particulière doit être portée à ces sous-groupes, et ce, dès la période de questionnement par rapport à l’identité de genre ou sur le fait de transitionner (Medico et Pullen Sansfaçon, 2017). En outre, comme la discrimination liée au genre a été rapportée autant par les personnes en cours de transition que celles considérant leurs transitions complétées, ce soutien doit être accessible au-delà de la transition.

Pour comprendre plus en profondeur les enjeux entourant le fonctionnement psychosocial des personnes TNB, les études futures gagneraient à explorer plus en détail les parcours de transition, notamment en ce qui a trait aux différents types de démarches entreprises (sociales, légales, médicales), ainsi que le contexte sociojuridique dans lequel ces personnes évoluent. En ce sens, particulièrement pour les mineur·e·s TNB, rappelons que les acquis demeurent fragiles au Québec – comme ailleurs dans le monde. Par exemple, le gouvernement a récemment porté en appel le jugement de la Cour supérieure à l’effet que les jeunes de 14 à 17 ans ne devraient plus être dans l’obligation d’obtenir une lettre d’un·e professionnel·le habileté·e[9] pour attester de la pertinence de leur demande de changement de mention de sexe (Centre for Gender Advocacy c. Attorney General of Quebec 2021 QCCS 191, hon. Gregory Moore, J.C.S.). Sachant que les jeunes TNB sont particulièrement enclin·e·s à vivre de la détresse psychologique, cette bataille juridique revêt d’une importance capitale.

Enfin, à la vue des données portant sur les expériences de discrimination liées au genre subies, et plus particulièrement, par les personnes non-hétérosexuelles, il est impossible de passer sous silence l’importance de mener un travail d’information et de sensibilisation accrue au sein de la population générale au sujet de la diversité sexuelle, de la pluralité des genres et de la transitude au sens large. Nous suggérons par ailleurs que les résultats de cette recherche soient réfléchis selon une lunette écosystémique où les différents environnements sociaux des personnes TNB sont pris en compte en tant que facilitateurs ou obstacles à leur fonctionnement psychosocial (Thorne et al., 2019). L’adoption d’une perspective systémique et longitudinale des bienfaits et des enjeux rencontrés par les personnes TNB apparait ainsi indispensable.

Sur le plan clinique, nous croyons que l’évaluation et l’intervention entourant les facteurs de stress et de résilience pouvant être présents dans différentes sphères de vie de la personne TNB sont tout indiquées, et ce, tout au long des différentes démarches ou stades de transition. En outre, la formation des intervenant·e·s à des approches favorisant l’inclusion de la pluralité des genres (p. ex, utilisation d’un vocabulaire inclusif) s’avère essentielle, de même que l’affirmation publique de politiques formelles d’inclusion par les institutions visant à soutenir le sentiment d’appartenance et de sécurité chez les usager·ère·s TNB.

Pour conclure, cette étude a permis de mieux cerner les facteurs associés au fonctionnement psychosocial des personnes TNB, notamment le statut de transition. Il semble que leur bien-être soit étroitement lié à leurs parcours de transition, et ce, en considérant diverses variables personnelles, identitaires et sociodémographiques qui font des personnes TNB un groupe hétérogène. Néanmoins, explorer les différences entre divers sous-groupes (par exemple, personnes trans vs non-binaires) aurait permis d’avoir une compréhension plus fine de ces patrons de relations, à l’instar des analyses comparatives réalisées selon le sexe assigné à la naissance. La petite taille d’échantillon pour certains de ces sous-groupes a cependant limité la puissance statistique nécessaire à la réalisation de telles analyses. Par ailleurs, la méthode d’échantillonnage non-probabiliste limite la représentativité de l’échantillon et la généralisation des résultats à l’ensemble des populations TNB du Québec. En outre, l’alpha de Cronbach relativement faible pour l’échelle de discrimination liée au genre peut avoir conduit à sous-estimer la force des associations impliquant cette variable, augmentant ainsi la probabilité d’erreur de type II. De prochains travaux de recherche gagneraient selon nous à inclure des personnes qui se questionnent (sur leur identité de genre ou sur le fait d’amorcer des démarches de transition), de même que de personnes TNB présentant une intersectionnalité de caractéristiques personnelles ou identitaires (ex. : être racisé·e et trans), afin de mieux repérer des distinctions potentielles dans leurs enjeux et leur vécu spécifiques.