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Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman?

Filiations : les années 1980 ont-elles “tué” les années 1970?

Un laps de trois ans sépare la mort de Roland Barthes de la naissance des éditions La Découverte, héritières des éditions Maspéro, en 1983. Les sciences sociales se font moins militantes, du moins si l’on en croit la chronique des années 1980 qu’est La Décennie de François Cusset (2008). La critique que l’historien français en fait prend appui sur un prétendu mimétisme des sciences humaines qui prétendaient émuler les sciences de la nature : “On se gargarise d’un lexique de laborantin, d’un vernis de sciences exactes appliqué aux vieilles sciences sociales pour mieux en naturaliser les processus, en ‘biologiser’ les modèles théoriques” (ibidem : 46). Certes, l’émergence dans le champ de visibilité public des sciences de la nature” peut être décrite de plusieurs manières. C’est en 1981 d’ailleurs qu’un ouvrage majeur de ce domaine est réédité : La Logique du vivant de Francis Jacob (1981), qu’un Michel Foucault appréciait sans ambages : à preuve, un “blurb” qu’on trouve à l’aide d’un seul clic (2001, Tome II : 103). Ce n’est pas là une indication de l’effacement des années 1970 à coups de “lexique de laborantin”, “comme si les courtes années 1970 (…) n’avaient été qu’un rêve (…)” (Cusset 208 : 9). L’ouvrage de François Cusset paraît d’ailleurs précisément à cette maison qui voit le jour en 1983 et qui allait devenir, elle l’était déjà en 2006, alors que la première édition de La Décennie paraît, la maison associée à “la science”. Une maison certes orientée vers la gauche, mais dont l’auteur le plus connu aujourd’hui est sans doute Bruno Latour, quelqu’un qu’on a du mal à classer du point de vue idéologique. S’il est peut-être compréhensible que François Cusset considère inopportun de mentionner, dans sa chronique des années 1980, la fondation des éditions La Découverte, on peut tout de même se demander pourquoi, en 2006 et puis lors de la réédition en version poche, deux ans plus tard, il choisit de ne pas parler des premiers ouvrages de Bruno Latour, parus durant les années 1980 à cette même maison.

Le projet d’histoire intellectuelle réservé aux années 1990 est différent de La Décennie : cette fois, Cusset choisit de diriger le travail d’une équipe, et non plus de s’atteler à la tâche d’écrire seul. Qu’il s’agisse ou non dans ce choix d’un certain détachement envers une décade qu’il connaît mieux pour l’avoir vécue – par rapport aux années 1980 qu’il a dû documenter à proprement parler en historien, puisqu’il est né en 1969 – le résultat est différent : la voix unique de l’auteur est remplacée par une multiplicité de voix. Et c’est ainsi qu’on y retrouve le nom de Bruno Latour, mais là où l’on attendait peut-être le moins : dans le seul chapitre consacré à la littérature. C’est lors d’un chapitre écrit par la main de Cusset mais “à partir des conversations avec Olivier Cadiot et Pierre Alféri” que les deux numéros de cet objet éditorial unique qu’est La Revue de littérature générale, parus chez POL en 1995 et 1996 sont comparés au “mode d’enquête, polytextuel et autogénérateur, qui sera bientôt celui du philosophe Bruno Latour et de son équipe” (Cusset 2020 : 107). Et Cusset d’ajouter : “C’est l’écrivain dans son garage, bidouillant et branchant, essayant et devenant, à rebours tant de l’Auteur déifié, avec sa mystique de l’inspiration, que de l’écrivain en amateur, en flâneur, en touche-à-tout merveilleux” (ibid.) Plus loin, Cusset place le nom de Latour un peu au hasard dans la série des théoriciens français (“Derrida, Foucault, Bourdieu ou Baudrillard (et même, déjà, un Bruno Latour et un Paul Virilio” (ibid. : 223), du côté du travail du concept. La bibliographie de l’ouvrage comprend enfin, l’essai par lequel Latour s’émancipe des cadres restreints de la sociologie des sciences pour rejoindre le champ de la théorie : “Nous n’avons jamais été modernes” (1991).

Ce bref passage en revue des chroniques intellectuelles de François Cusset est signifiant à plusieurs titres : il fait état de décalages au sein d’un “contemporain” en cours de mondialisation (Latour était déjà un auteur majeur dans le monde anglo-saxon) ; il permet de remarquer la pérennité d’une certaine rhétorique “critique”, du côté de l’intellectuel français qu’est François Cusset, qui a du mal à y intégrer Bruno Latour : est-il un intellectuel critique? est-il du côté des “néolibéraux”, ou bien, plutôt, faudrait-il tout simplement lui apposer l’étiquette de marginal et l’envoyer faire couple avec Paul Virilio?; il montre enfin un écart entre une certaine lecture historienne et une certaine autre lecture littéraire de Latour, alors que le lecteur de Cusset s’attendait peut-être davantage à lire dans son histoire intellectuelle des commentaires portant sur un travail théorique de premier ordre, certes soumis à débat. C’est à vrai dire ce dernier écart qui nous semble à la fois le plus interpellant, mais également le plus fertile, puisqu’il suppose un lien inédit entre pratique littéraire et pratique scientifique. L’atelier de celui-là est, mutatis mutandis, le laboratoire de celle-ci. C’est dans l’épaisseur de cette évidence, les poètes Cadiot et Alféri ne sont pas les seuls à l’avoir remarquée,[1] que se joue une pensée dont on peut parler soit en termes d’histoire intellectuelle, plus familiers aux littéraires (“moderne”, “post-moderne”, “antimoderne”, et caetera), soit en se mettant en quête d’un langage dont les mots appellent à l’ouverture de nouveaux chantiers.

Bruno Latour, un praticien plutôt qu’un théoricien? Un artisan plutôt que son critique? Un adepte de la “théorie sauvage”? Un peu comme Roland Barthes avant lui?[2] C’est dans le même chapitre consacré à la Revue de Littérature Générale qu’il s’agit de décrire des “opérations” qui y sont menées, dont celle-ci : “prendre un texte du philosophe de la technique Bernard Stiegler consacré à Simondon, et y remplacer à la main le mot ‘technique’, à chaque fois qu’il apparaît, par le mot ‘littérature’ : palimpseste low-tech destiné à éclairer le mode d’existence singulier des objets littéraires”. L’écrivain y devient quelqu’un qui lit un discours “scientifique” tout en le récrivant : à l’instar des oulipiens, il s’y adonne à des expériences littéraires. Il en arrive ainsi à réaliser un “objet textuel”, syntagme qui recèle à la fois le sens de sa matérialité, car c’est un artefact, un produit d’atelier, l’atelier de l’écrivain certes, mais aussi l’idée d’un lieu où l’on travaille à bricoler, raccorder, articuler, agencer, monter et démonter à la fois du langage matériel et de la signification. L’artiste opère sur un texte philosophique : il ne le critique, il ne polémique pas ses idées, car il refuse un combat de métalangages. Il le refuse à bon escient, puisqu’il sait que le métalangage, dans son sens moderne, engage un geste radical, une séparation qui fonde le partage du monde en objets et sujets, en esprit et matière. C’est ce que Latour appelle la grande “bifurcation” moderne, entre res cogitans et res extensa, entre l’esprit qui ne meurt pas, et la matière qui change au gré des processus “naturels”, car la cire fond si on la met au feu, tandis que l’esprit, il suffit de penser, n’est-ce pas, à Giordano Bruno, résiste et en sort en fin de compte vainqueur. Cette bifurcation serait, pour Latour, le geste par excellence de la pensée moderne qui en découd avec la complexité du monde à la manière de Descartes : il y aurait d’une part les qualités “premières” des choses, dont les attributs seraient : “réel, invisible, pensable, objectif, substantiel et formel”, et les qualités secondes, “subjectives” et changeantes (Latour 2012 : 127).

Si nous abusons peut-être de la patience du lecteur avec tant de termes mis entre guillemets, c’est que nous avons recours à un vocabulaire en chantier, et pour cause : ce sont d’anciens vocables que nous sommes en train de redimensionner en atelier. Dans le but de suspendre le pouvoir du métalangage, de défaire, de désaffecter l’opposition et la hiérarchie moderne entre le métalangage et d’autres pratiques langagières, entre un langage “supralunaire” céleste, et un autre, “sublunaire” terrestre, deux types de travail sont requis. Le premier, c’est le travail sur le langage de la bifurcation – autrement dit, sur le langage critique de la modernité. Le second, qui l’accompagne, c’est le travail sur le sens que la modernité attribue aux mots. Parce que le discours moderne n’est pas qu’une rhétorique oppositionnelle, il arrive à créer des paires terminologiques dont le sens s’est naturalisé au fur et à mesure, même si on les replace ailleurs. Tel est par exemple le binôme sujet-objet, qui sert à Sartre dans sa fameuse conférence de 1945, L’Existentialisme est un humanisme, à opposer l’être de l’objet à l’existence du sujet, et qui a pu servir à Barthes quand il a forgé la théorie de l’écriture en tant opposé langue et style d’une part, écriture de l’autre. La langue est opaque, c’est une “limite extrême”, alors que le style, c’est “la chose”, “la solitude” de l’écrivain 2002 : 177-178). Ils sont tous les deux comme un objet, une essence :

Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. (…) Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence - c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l'existence (…).

Sartre 1996 : 26

Cette explication est un exemple de pensée dichotomique moderne : c’est comme si le coupe-papier était contraint à un mode d’être unique, comme obligé à ne faire que couper indéfiniment les pages des livres, comme si son mode d’être était séparé de la vie (humaine), ou bien comme si, dans la vie, il y avait d’une part des objets d’art et d’autre part des objets “utiles” figés; comme s’il y avait un discours biologique, nécessairement figé, celui de Simondon, et un discours littéraire, porteur de liberté. Or, il n’en est rien : il suffit de certaines opérations afin que les “objets” en question changent de forme et de sens, nous venons de le voir avec Cadiot et Alféri.

Suspendre le métalangage. La réduction affective de la théorie

Aussi utile que la dichotomie sartrienne a pu être dans un premier temps, celui de l’engagement d’après-guerre, elle s’est vu vite oublier, car l’appétit “relationnel”[3] de la littérature et de l’art contemporains a fait naître toutes sortes d’objets littéraires. Si Latour est bien contemporain de toutes ces pratiques d’enchevêtrement et s’il saisit très bien leur “morale formelle”,[4] Roland Barthes avait à son tour éprouvé le besoin de forcer le langage théorique à sortir du dualisme qu’il avait eu tendance à rejoindre comme par nécessité. Dans ses Éléments de sémiologie, Barthes fait un constat qui se laisse facilement universaliser, comme une maxime :

(…) on notera que le classement binaire des concepts semble fréquent dans la pensée structurale, comme si le métalangage du linguiste reproduisait «en abyme» la structure binaire du système qu’il décrit; et l’on indiquera, en passant, qu’il serait sans doute très instructif d’étudier la prééminence du classement binaire dans le discours des sciences humaines contemporaines (…).

Barthes, OC III : 638

En fait, et pour conclure brièvement sur le binarisme, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une classification à la fois nécessaire et transitoire: le binarisme serait lui aussi un métalangage, une taxinomie particulière destinée à être emportée par l’histoire, dont elle aura été un moment juste.

ibid. 690

Il y a à cet endroit une contradiction que Barthes se plaît à souligner : autant le terme de métalangage suggère la force et la raison de la permanence, l’absorption et l’absolution de l’histoire dans son préfixe, autant il reste fragile : il est fragile précisément parce qu’il ne peut incorporer la vie. Or, le métalangage n’est qu’un langage entre autres. Il est nécessaire, inscrit dans la vie du langage comme une pulsion. Et il est également transitoire, destiné à être remplacé, donc soumis à l’immanence. Une fois passé, pour Barthes, l’adhésion au structuralisme –soit après le tournant de L'Empire des signes, après Mai 68– la solution que l’auteur du Plaisir du texte trouve au maintien et à la sauvegarde de l’irréductibilité du langage sera double.

Il s’agit d’une part de ce sur quoi s’applique la plupart des textes critiques visant le “dernier Barthes”, “the late Barthes” (OC III : 690) : le recours à l’affect. Barthes devient un écrivain tout simplement, qui s’intéresse aux images et à la musique,[5] qui pratique, certes en dilettante, ces arts plus matériels que l’écriture, et qui voit dans l’écriture elle-même la matérialité sans laquelle aucune théorie moderne de l’écriture ne serait possible : une pratique mobilisant des objets et des substances, plutôt que le seul signe d’une synthèse entre la langue et le style, telle que l’écriture apparaissait dans Le Degré zéro de l'écriture.

D’autre part, il s’agit de la pensée du neutre, terme récurrent dans toute son oeuvre, mais qui tend à convoquer des ressources bibliographiques supplémentaires vers la fin de sa vie. C’est à entreprendre l’analyse de cette deuxième solution au problème du métalangage moderne que se consacre les auteurs participant, en 2020, au dossier de la revue Theory, Culture & Society, portant le titre “Neutral Life : Roland Barthes’ Late Work – An Introduction”. Les propos de Yue Zhuo sur la dynamique de la pensée du neutre chez Barthes s’apparentent à une démarche d’histoire intellectuelle, mais l’autrice ne peut pas omettre une remarque décisive pour la complexité de cette notion : “Le Neutre ne peut pas être transmis entièrement à travers les mots. Il est en revanche une moire” (Zhuo 2020 : 14).[6] C’est en ayant recours au “hors-texte” que le neutre devient possible : on y retrouve l’atelier de bricolage, où langage et perception, matière et idée sont mobilisés pour fabriquer des objets discursifs. Barthes pratique, dans les années 1970, une écriture de plus en plus individuelle, qui transcrit tout ce qui, au quotidien, fait sa vie –des “incidents”– qui rend l’énonciation plus importante que l’énonce : une écriture de plus en plus pragmatique. Or, cette tendance n’a pas manqué d’interpeller les chercheurs. Dans son livre de 2016 consacré à la postérité de Roland Barthes, Neil Badmington rédige un chapitre inspiré d’une séance du cours sur Le Neutre où Barthes raconte, le 11 mars 1978, “un incident personnel” lié à la découverte de la matérialité de la substance-couleur neutre, qui “éclabousse et tache” (2002 : 81). Badmington s’emploie à prouver comment, à partir de l’encre, le discours de Barthes sur l’écriture prend une toute autre direction que celui de la démonstration théorique du Degré zéro de l'écriture, et vise une pratique individuelle et quotidienne : il s’agit de l’écriture en tant que geste inséré dans le quotidien et dont la réalisation demande un ensemble de procédures (acheter des couleurs par exemple, subir de petits accidents) dont le rendu refuse le métalangage. Badmington prend cette historie de l’encre neutre afin de prouver “l’action anti-mythologique” du discours barthésien (op. cit. : 68), ce qui est sans doute bien vrai. Mais on ne devrait peut-être pas s’arrêter à cette figure de l’intellectuel (auto-)subversif. La fin de cette histoire de la couleur “neutre” pourrait nous dire peut-être davantage. Reprenons-la :

Eh bien, j’ai été puni et déçu : puni parce que le Neutre éclabousse et tache (c’est une espèce de noir-gris mat) ; déçu parce que le Neutre est une couleur comme les autres, et qui se vend (donc, le Neutre n’est pas invendable) : l’inclassable est classé ---> mieux vaut donc revenir au discours qui, au moins, peut ne pas dire ce qu’est le Neutre.

C’est comme si, tout d’un coup, le Neutre avait bondi de sa condition de vocable et agi : il éclabousse et tache. Il fait également partie d’une économie concrète, car il se vend. Il vient d’acquérir une vie, grâce à une interaction qui jusque-là avait été interdite, impossible : comment toucher, comment se laisser tacher par du Neutre? On a envie d’employer, pour décrire comment le Neutre perd son statut d’objet rigide, opaque, nécessairement identitaire, comme le coupe-papier de Sartre, tout en étant manié par Barthes, un terme banal aujourd’hui, par lequel Bruno Latour suggère le mode d’existence de la “fiction” :

Celui qui dit “J’aime Bach” devient pour une part le sujet capable d’aimer cette musique; il reçoit de Bach, on peut presque dire qu’il en “télécharge”, de quoi l’apprécier. Émis par l’oeuvre, ce téléchargement lui permet d’en être ému en devenant peu à peu “l’ami des objets interprétables. S’il en est saisi, ce n’est pas du tout parce qu’il projetterait sur cette musique sa pathétique subjectivité; c’est parce que l’oeuvre exige qu’il (en) fasse partie.

Latour 2012 : 248-249

Il y eu comme une sollicitation du Neutre, que Barthes a dû ressentir et qui l’a amené à en faire le récit. Mais il n’en saisit pas très bien l’enjeu, aussi se presse-t-il à “revenir au discours”, et le neutre redevient le simple mot d’avant l’incident du flacon d’encre.

Cette double solution, nous pourrions l’appeler sortir de la modernité par l'affect : le métalangage ségrégationniste, Barthes se l’approprie tout à coup, en le soumettant à la vie quotidienne, en le rapprochant de ce que la philosophie contemporaine s’efforce de signifier dans le syntagme de “vie nue”, estimant, par la voix de Giorgio Agamben, que “mettre en lumière – au-delà de tout vitalisme – l’interaction profonde entre être et vivre, telle est certainement aujourd’hui la tâche de la pensée (et de la politique)” (Agamben : 1064). Ce qui, dans cette prescription philosophique, se donne comme une recherche systématique, prend pour Barthes les fronces d’un discours où l’écrit et l’oral, la recherche fantasmatique et les récits d’incidents, l’étymologie et l’impression se côtoient : plus de métalangage, certes, mais pas de fiction non plus. Il s’agit d’une pratique discursive qui élude les conventions, c’est-à-dire tout ce qui est conventionnel dans la poétique littéraire –, et qui joue avec l’effet d’autorité de son discours professoral, dans une alternance des registres. Par exemple, cette délicieuse excuse qui fait irruption dans le discours professoral : “Je suis un petit peu fatigué comme vous pouvez le voir donc nous allons arrêter maintenant” (Barthes 2015 : 122), à la toute fin de la séance du 27 janvier 1979. Toutes ces tactiques, à la fois intellectuelles, car il ne cesse de faire des pieds de nez à la doxa, et de conduite, car il ne cesse également de se protéger des requêtes de lecture qui l’assaillaient – il reçoit des manuscrits, or “le manuscrit, au contraire du livre (…) ennuie, m’ennuie” (ibidem : 258) – ciblent l’individu, l’homme qu’est Roland Barthes. A la fin, il s’agit toujours de “tout ce qui peut se rassembler sous la devise même du Miroir et de son Image : Moi, je” (OC IV : 682). Marqué par la faillite de la “théorie” à changer les sociétés et la conscience humaine, et sensible à la massification culturelle en cours, et sans doute sensible au discours foucaldien sur le pouvoir, Barthes est convaincu à la fin des années 1970 que la censure du “système” prend pour cible, avant tout, l’individu. Dans La Préparation du roman, il lui arrive de déplorer ce qu’il appelle une conjuration : “Donc, contre l’individualisme, il y a par la force des choses, comme une sorte de conjuration!” [7]

Il serait certes injuste de parler, chez Barthes, de réductionnisme, tant il est évident que, dans ses écrits et dans ses discours il arrive toujours à donner le change à toute forme préfabriquée, d’une manière à la fois délicate et subtile qui conjure le geste moderne de la purification, de la séparation, de l’élimination. Chez Barthes, le détour n’est jamais rejet : si toute valeur discursive peut être rapportée au moi, à mes affects, à mes rapports sensibles avec le texte, alors c’est depuis ceux-ci qu’une éthique de la lecture peut s’étayer, où le pardon est possible, à condition qu’il s’agisse d’un texte dans lequel le principe du plaisir l’emporte :

Nous lisons un texte (de plaisir) comme une mouche vole dans le volume d’une chambre : par des coudes brusques, faussement définitifs, affairés et inutiles : l’idéologie passe sur le texte et sa lecture comme l’empourprement sur un visage (en amour, certains goûtent érotiquement cette rougeur); tout écrivain de plaisir a de ces empourprements imbéciles (Balzac, Zola, Flaubert, Proust : seul peut-être Mallarmé, maître de sa peau).

OC IV : 237

Ce pardon est toujours affectif, car il participe d’une esthétique “fondée jusqu’au bout (complètement, radicalement, dans tous les sens) sur le plaisir du consommateur, quel qu’il soit, à quelque classe, à quelque groupe qu’il appartienne, sans acception de cultures et de langage” (ibidem : 256), qui fait sans doute preuve de charité mais qui réduit les limites de la responsabilité engageant les principaux acteurs du pacte littéraire, notamment l’écrivain et le lecteur. En fait, à travers tout ce qu’il écrit et dit – depuis en gros le début des années 1970 – Barthes n’abandonne pas seulement le(s) métalangage(s) considérés jadis nécessaires et transitoires, mais tout jeu discursif qui pourrait le(s) mobiliser d’une façon ou d’une autre – sauf à considérer que la littérature fût une version hérétique de métalangage. Au coeur de ce vertige en spirale – puisque Barthes, sur les pas de Michelet et de Vico, affectionnait la spirale – le discours de savoir se suspend. Il y est neutralisé par la teneur affective qu’on retrouve aussi bien au niveau des énoncés, de l’approche que de l’énonciation, dont le “je” sollicite l’affection. On connaît la place éminente qu’occupe la relation avec sa mère durant les trois dernières années de sa vie. On sait aussi la place qu’occupe la lecture littérature, et notamment la lecture de la littérature du XIXe (Diaz & Labbé [dir.] 2020), une littérature à la fois romantique et en quelque sorte régressive, car c’est la littérature qu’on enseigne à l’école. On a enfin remarqué le penchant de Barthes pour des textes sapientiels, de subjectivation éthique, que son premier cours au Collège de France, Comment vivre ensemble, manifeste peut-être avec le plus d’éclat.[8] Ce tournant affectif de l’oeuvre de Barthes est également un tournant éthique. Il est certes très bien documenté et c’est cette (dernière) torsion de son oeuvre qui la rend actuelle au niveau global : à preuve, la pléthore d’articles qui ne cessent de voir le jour un peu partout, et peut-être notamment en anglais.[9]

Il est néanmoins difficile de ne pas voir dans ce “tournant affectif” de sa pratique discursive un certain abandon du travail de reconstruction des savoirs, que Roland Barthes semblait entamer dans les années 1950, avec Le Degré zéro de lécriture, et puis avec ses écrits dont la dette envers un certain métalangage structuraliste est indéniable. Cet abandon n’est pas le résultat d’une défaillance quelconque. Il ne s’agit pas, comme dans le cas de certains intellectuels ayant subi une catabase idéologique (c’est par exemple le cas d’Emil Cioran), d’un assagissement et d’une résignation. Il s’agit plutôt d’une préférence, d’un choix dont les gestes s’égrènent sur des années entières, et qui déplace la pensée barthésienne, des textes de Marx et de Sartre vers Lao Tseu et le haïku.

Redessiner le métalangage : de la théorie comme design

Sur un point, Barthes et Latour ont bien raison : il devient inutile de répéter indéfiniment le geste révolutionnaire, la violence de renversement, tant ils sont déjà codifiés (OC III : 46-52). Ce dont le métalangage pourrait bien avoir besoin, ce serait un recalibrage, une redistribution d’enjeux, un polissage : des opérations à faire “au garage” (Gefen 2017 : 270)[10] ou bien dans un atelier de design.

C’est dans un texte de 2008, qui n’existe qu’en versions anglaise, italienne et allemande, que Bruno Latour tente de désigner la tâche qui incombe aujourd’hui aux intellectuels – à tous ceux qui travaillent, en dernière instance, avec les mots : il ne s’agit pas de construire à zéro un discours vrai, de rétablir une quelconque origine neutre – au sens de dénotative – du langage (on se rappelle Le Degré zéro de Barthes), mais de “redessiner” les discours de savoir. Un travail de design, donc, qui pourrait “réconcilier les deux series d’émotions, de passions et de poussées totalement différentes appelées par les deux grands récits de la modernité, à savoir le récit de l’émancipation (la narration officielle) et celui de l’attachement (la narration cachée)”(Latour, art. cit. : 8) Le terme “émancipation” peut résonner encore mal dans nos oreilles post-idéologiques, mais il ne doit pas nous faire rebuter, car les mots peuvent être subvertis, nous l’avons déjà appris chez Barthes. Ils peuvent enfin être redessinés, afin d’être rendus contemporains de nos intérêts, de nos valeurs, voire de nos affects. Barthes prenait soin, dans les années 1960, de relativiser historiquement la “théorie” à laquelle il adhérait. “Actuellement, le Structuralisme aide à ’défétichiser’ les savoirs anciens – ou encore concurrents, il permet par exemple de donner congé au sur-moi encombrant de la totalité. Mais il se fétichisera inéluctablement lui-même un jour (s’il ‘prend’)” (OC III : 886).

De la même manière, Bruno Latour concède que : “Il y a quelques décennies, la puissance de la pensée critique nous aurait enthousiasmés car elle permettait enfin de renverser ces institutions incapables d’abriter les valeurs qu’elles prétendaient hypocritement défendre” (2012 : 267). Ce n’est pourtant pas une raison pour suspendre tout métalangage, dans l’attente d’un kaïros plus clément. Si métalangage il y a, qu’il soit modeste. “La notion de design est devenu un puissant substitut aux notions de faire, construire, ériger” (Latour, art. cit. : 9) puisque l’ethos du design, différent de celui qui va avec l’érection (d’un monument, d’une cathédrale), est somme toute plus modeste : “il y a toujours de la modestie dans la prétention de dessiner quelque chose à nouveau” (ibidem). Certes, la modestie du projet de l’Enquête sur les modes d’existence reste toutefois sujette à caution, au vu des dimensions du livre et de son étalage conceptuel. Si Latour , à la différence de Barthes, ne renonce pas au métalangage, il le fait toujours en en subvertissant quelque peu le sens, puisqu’il le transfère, de la “théorie” vers l’ethnologie : il s’apprête de “forger le métalangage qui permette de rendre enfin justice, dans la théorie, aux inventions stupéfiantes que les terrains révèlent à chaque pas — chez les Modernes aussi” (2012 : 33).

L’intention de cet article n’est pas d’expliciter le métalangage latourien. Il suffit de dire ici que Latour le prend pour un langage diplomatique, qui intercède entre plusieurs discours différents, quitte à revenir sur et puiser dans le discours structuraliste des formes de pensée qu’il s’emploie à rajuster. Là encore, Barthes prenait les devants. Dans la Séance du 10 mars 1979, il classait – mais c’était encore “par ris” – différents types de “notables”, ce qui, autrement dit, peut être noté. Il y a, entre autres, un “notable structural”, dont “le futile relevé par l’écriture”. À cet endroit, Barthes cite Cioran avec une courte pensée ironique : “La futilité est la chose du monde la plus difficile, j’entends la futilité consciente, acquise, volontaire”, pour ensuite expliquer : “Naturellement, ce notable (structural) est relatif à la situation du sujet : son identité, son altérité” (Barthes 2015 : 209).[11] C’est d’ailleurs à plusieurs reprises à cette époque que Barthes voit non seulement le langage (OC IV : 735), mais la pensée comme forme, et c’est peut-être le haiku qui l’y amène plus que toute autre expérience de lecture. Quand il thématise “la forme brève”, il fait un bref procès de la modernité comme style. Il remarque la “valorisation de l’abondance verbale” dans l’Occident, et qu’il y a “très peu de Formes brèves dans la Modernité”, il ajoute : “dans la perspective d’une Théorie de la littérature (toujours à faire) et de la Modernité, il faudrait s’intéresser à tous les phénomènes quantitatifs de la discursivité” (2015 : 212). Pour Barthes, non seulement la littérature, mais la Modernité elle-même est une affaire de formes.

Si Latour tente de revenir au métalangage, c’est peut-être d’abord parce que, chercheur plutôt qu’écrivain, il se trouve non pas “à l’arrière-garde de l’avant-garde”, mais au sein de deux dynamiques à peine enclenchées aux années 1970 : d’une part, une victoire du libéralisme dont Barthes déplorait la censure, qui a permis à l’Europe de devenir une union, certes, tout en poursuivant les gestes tellement modernes d’exclusion, et d’autre part au coeur d’un combat à mener contre la dégradation climatique, problème qui s’inscrit peu à peu sur l’agenda intellectuel de l’Occident à partir des années 1980. Il est sans doute vrai que la libéralisation politique et économique de l’Occident, et notamment la fin des régimes socialistes, ont durablement recouvert, voire enseveli le problème terrestre du climat, tout comme il a tamisé d’autres dynamiques en cours à l’époque, notamment la question coloniale. Latour se rend compte, et cela nous semble capital, que “les récits à la fois de l’émancipation et de l’attachement, ce sont un seul récit” (Cautios Prometheus : 8) et qu’il y va de notre devoir intellectuel de ne pas en préférer un au détriment de l’autre.

Enjeux communicationnels du métalangage : comment éco-logiser

Pour lui, “moderniser”, c’est nourrir à outrance un discours de l’émancipation ayant pour résultat la création d’un “front de modernisation” où l’homme désormais moderne doit vouer aux gémonies son passé et, à travers la science notamment, se faire servir par son environnement “naturel”. Les conséquences de la modernisation ne se sont pas montrées sur le seul plan du discours, mais également, depuis un moment, sur celui de l’environnement lui-même. Latour choisit donc de forger le verbe “écologiser” en lui assignant un sens inclusif : “S’il s’agit d’écologiser et non plus de moderniser, il va peut-être devenir possible de faire cohabiter un plus grand nombre de valeurs dans un écosystème un peu plus riche” (Latour 2012 : 23). Il ne faut pas se méprendre : tout commence par la parole, et “écologiser” c’est tout d’abord une autre manière de rendre compte du monde moderne. Discourir, certes, mais également communiquer, faire passer du sens.[12]

C’est pourquoi Latour tente de penser à nouveaux frais le métalangage à partir également du problème de la communication. S’il est vrai que le Neutre est une moire, ce n’est pas tant en tant que dépassement du langage, mais en tant que réserve qui se tient en deçà, le terme d’une régression – et toute régression est tentation. Ce neutre, c’était l’utopie de Barthes :

(…) ah, si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signifie rien! Hélas, je suis condamné par la Photographie, qui croit bien faire, à avoir toujours une mine: mon corps ne trouve jamais son degré zéro, personne ne le lui donne (peut-être seule ma mère?).

OC V : 797

Or, l’anthropologue des Modernes, qui sait très bien quel est l’enjeu communicationnel de la modernité, sait également que ce n’est pas à travers l’argument que le sens se communique le mieux. Certes, la rhétorique de l’argument est incontournable, et d’ailleurs Barthes n’y renonce jamais, sinon il aurait refusé la chaire de sémiologie du Collège de France pour la création de laquelle Foucault a insisté (Samoyault 2015 : 570). Sauf que, pour communiquer, il faut faire des compromis avec la doxa. Ce compromis, c’est en quelque sorte la preuve d’une modestie, car les partenaires de nos échanges verbaux ne sont jamais tous à la hauteur de notre “morale formelle”. C’est pourquoi, si on a pu parler à propos des travaux de Latour et de son équipe de la manière dont l’ont fait Olivier Cadiot et Pierre Alféri, c’est qu’ils ont imaginé une fiction théorique. Cette fiction est participative, d’abord en tant que support numérique : “Tout l’intérêt de l’exercice repose sur la possibilité pour d’autres participants, qu’ils aient ou non lu le livre, de prolonger le travail amorcé par de nouveaux documents, de nouvelles sources, de nouveaux témoignages (… ) Le laboratoire est maintenant grand ouvert pour y faire de nouvelles découvertes” (Latour 2012 : 7). Nous ne voulons pas ici passer sous silence les réserves devant toute approche déclarée “participative” à l’époque des médias numériques, dans la mesure où l’appel à participation a sa dose de convention que tout le monde ressent, et pour autant qu’un tel appel ne fait pas acception du problème de l’économie de l’attention, aujourd’hui au centre des recherches sur la cognition de la communication.[13]

Mettre en place une interface d’accès à une recherche qui s’inscrit dans une “anthropologie des Modernes”, c’est le cas de la version numérique des Modes d’existence de Bruno Latour, n’a toutefois pas à rendre des comptes immédiats en termes d’efficacité. Elle vaut plutôt comme signe phatique, valeur que Barthes connaissait bien pour l’avoir empruntée à Jakobson, par exemple dans une analyse structurale consacrée aux Actes des Apôtres (Barthes, OC III : 467) et pour y avoir intégré les “suppléments” du cours sur Le Neutre : “les suppléments opèrent une aération dans un cours souvent dense, et donnent à celui-ci sa dimension phatique, que l’aspect inévitablement magistral du cours tempère en partie” (Barthes 2002 : 18). Il y a après le compromis de la “fiction” : L’Enquête sur les modes d’existence se donne comme une sorte de narration ethnologique, réglée selon une certaine poétique narrative. Elle commence comme un roman réaliste : “Ils sont assis autour d’une table circulaire, une quinzaine d’industriels français, responsables du développement durable dans différentes sociétés. En face d’eux, un chercheur du Collège de France, spécialiste des questions de climat” (Latour 2012 : 14). Une fois les coordonnées du conflit tracées– il s’agit de confronter des scientifiques et des politiques qui récusent leurs résultats – Latour a recours à un personnage : “supposons une anthropologue qui se serait mis en tête de reconstituer le système des valeurs des ‘sociétés occidentales’” (ibidem :40). Ce que Latour envisage ainsi, c’est en premier lieu la fiction du lié, du continu, c’est-à-dire de ce que, au nom de la suspension du fascisme de la langue, Barthes refuse. Il s’en explique, par exemple à propos des Epiphanies de Joyce,[14] dans La Préparation du roman : “refus du discours, repli sur le ‘pli’ (la meilleure transposition sémantique de l’incident, ce serait le mot pli)” (Barthes 2015 : 218). Pour Latour, la fiction, c’est une allégeance faite aux habitudes cognitives du lecteur qui comprend mieux une théorie à travers une histoire dotée de personnages et de rationalité diégétique qu’à partir de la pure expression des idées. La fiction, chez Barthes, c’est un refus de mise en oeuvre, ce n’est pas un impensé, puisque Tiphaine Samoyault nous fait découvrir l’énorme “fichier vert” destiné à préparer son travail sur Roland Barthes par Roland Barthes, et son séminaire sur Le Lexique de l’auteur. C’est ici qu’on trouve cette fiche : “Fiction. Un exemple de Fiction : Devant rentrer à Paris, je me propose d’utiliser le temps du train pour mettre sur pied un système d’économie (car je dépense trop) que j’appliquerai à Paris” (Samoyault 2015 : 581). Il s’agit, Tiphaine Samoyault le dit d’ailleurs et c’est une évidence, d’une “anecdote”. Or, c’est justement ce statut anecdotique qu’il s’agit de redessiner et raccorder au “nappé” qui caractérise non seulement le roman, comme Barthes le souligne dans son dernier cours au Collège de France, mais le métalangage.

Le remodelage de l’anecdotique qu’opère Latour, ce n’est pas un geste de suspension discursive, comme chez Barthes, de qui la parole professorale se laisse interrompre par l’incident, comme dans une scénographie de “one man show”. Dans son Enquête sur les modes d’existence, Latour se donne la peine d’intégrer l’anecdotique à la narration, et la narration au métalangage, tissant des fils plus qu’en en défaisant. Cet effort et cette modestie sont peut-être les raisons de l’appellation qu’il donne à son enquête : “fiction charitable”. Ce n’est qu’après l’avoir conçue et au fur et à mesure qu’il l’“applique” en tant que “maillage” de fiction, argument, confession, histoire et travail sur le terrain qu’il se met à l’encadrer dans un châssis écologique. Rendre la dignité aux “objets”, c’est déjà une intuition théorique. On peut y arriver suivant le dessin fragmentaire, anecdotique, certes signifiant mais en tout cas secondaire, ou bien on peut s’atteler à un labeur de systématisation menant à une “ontologie régionale”. Tout dépend peut-être des valeurs – qui sont aussi des pulsions, des envies passées par la conscience – qui sous-tendent notre parole.

C’est par rapport au discours de savoir, au récit de l’émancipation que le travail de purification – manière élégante de nommer l’exclusion – doit être “rappelé”, révisé et redessiné, et non seulement suspendu devant le jugement empathique des affections du corps. On peut faire, aujourd’hui, un pari écologique d’un point de vue qui rassemble l’émancipation et l’attachement, et ce pari peut prendre la forme dynamique d’une médiation, comme le reconnaissait Jean-Pierre Vernant : “ce qui caractérise l’homme par rapport aux animaux, c’est la ‘fonction symbolique’, c’est-à-dire que tout chez l’homme relève d’un monde de significations. Autrement dit, entre l’homme et la nature, les autres et le divin, entre l’homme et lui-même, il y a un univers de médiateurs (…)” (2020 : 7). Si on se propose de relier des choses et des êtres, tout en passant par ce travail d’atelier afin de déloger les caisses de sens des uns et des autres, si le rôle de l’intellectuel et de l’écrivain est plutôt celui de diplomate, de médiateur, alors il faut peut-être rester dans le réel et ne plus se contenter de l’intelligible. À ce titre, l’Enquête de Bruno Latour peut être vue comme une réponse “en spirale” à la conclusion qu’un Barthes encore structuraliste donne à un essai célèbre, Le Discours de l’histoire :

On ferme ainsi le cercle paradoxal : la structure narrative, élaborée dans le creuset des fictions (à travers les mythes et les premières épopées), devient à la fois signe et preuve de la réalité. Aussi, l’on comprend que l’effacement (sinon la disparition) de la narration dans la science historique actuelle, qui cherche à parler des structures plus que des chronologies, implique bien plus qu’un simple changement d’école : une véritable transformation idéologique; la narration historique meurt parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible.

OC II : 1262. Nous soulignons

On comprend peut-être mieux que, dix ans plus tard, alors que le règne de l’intelligible semblait avoir rendu précaire le discours du sensible, Barthes avait du mal à tirer son épingle de ce jeu entre le “général” et “l’individuel” que mène la parole. Redessiner le réel, c’est peut-être ce qu’on en est arrivé à faire aujourd’hui, héritier en cela, plus qu’on ne le reconnaît souvent, du structuralisme.

Peut-être que, tout en alliant métalangage, “lexique de laborantin” et parcours de terrain, tout en reprenant des vocables pour en faire sortir ce qui “tache et éclabousse”, à l’extérieur du mode d’existence discursif, une autre image du monde émergera, une photo où “je” ne peut évidemment pas manquer à l’appel, mais dont la complexité, les figures, les formes seront mieux rendues, mieux représentées. Qui aurait jamais pensé devenir l’avocat d’un Neutre qui se prend à salir le propre du Discours?