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L’anniversaire de la mort de Roland Barthes en 2000 avait entamé la panthéonisation, le centenaire de la naissance en 2015 a démultiplié les hommages : banalisation de l’adjectif “barthésien”, réédition de textes, innombrables colloques de la Chine à l’Amazonie, biographies extensives, sites Internet, revue dédiée, exposition et même timbre-poste, toute une mythologie est en place. Du Barthes structuraliste austère au “second Barthes”, pathétique et romanesque, les études littéraires et plus largement critiques, tout autant que la création contemporaine, se déclarent tributaires d’un Barthes utilisé pour penser les chagrins d’amour et les réseaux sociaux, l’autofiction et les écritures du deuil, la sémiologie politique et le cinéma, les études culturelles et la question du réalisme. Cette révérence peut tendre à éclipser toute discussion : récupérée comme moderne autant que comme anti-moderne, invoquée par la sémiologie autant que par une philosophie sceptique, la pensée barthésienne fait-elle vraiment consensus? Alors que le discours barthésien avait fait violement polémique, qu’il avait ouvert plus d’un front, alors que le style pour le moins difficile, les options théoriques radicales, les choix très particuliers de corpus, les engagements ou silences politiques posent question il nous importe de continuer à questionner l’héritage barthésien à la suite de la belle Lettre à Roland Barthes de Jean-Marie Schaeffer et de la formidable biographie de Tiphaine Samoyault.

Ce numéro de Recherches sémiotiques vise à arracher Barthes, lui-même volontiers batailleur, au risque de l’anomie intellectuelle et de l’hagiographie morale. Admirer Barthes impose aussi de penser contre Barthes et de discuter une oeuvre pour en mesurer l’intensité, qu’il s’agisse de revenir sur les polémiques avec l’histoire littéraire ouvertes par l’aventure de la Nouvelle Critique, de contester l’héritage théorique de la sémiologie, de s’interroger sur les contradictions et les mauvaises fois barthésiennes, de discuter le vocabulaire de l’oeuvre ou ses présupposés idéologiques, d’analyser sa pertinence ou son obsolescence dans les débats contemporains à l’heure du retour au récit et des guerres culturelles. C’est aussi comprendre que les usages de Barthes ne sont pas neutres : à chacun son Barthes, car être contre Barthes, s’adosser contre Barthes, en tirer autorité, faire son marché entre le Barthes structuraliste orthodoxe et le Barthes essayiste dilettante, c’est opérer des choix critiques et politiques, c’est défendre des formes, des styles critiques, des options épistémologiques fortes, c’est procéder à des traductions, risquer des trahisons.

Mettre en regard la pensée de Barthes et celle de Bruno Latour comme le fait Alexandru Matei dans ce numéro, interpréter la mythologisation romanesque du critique ainsi que le proposent Zvezdana Ostojic et Louis Rouquayrol, s’interroger sur le concept de vie nouvelle avec Jennifer Rushworth, réfléchir les usages de la sociologie dans les Mythologies ainsi que l’entreprend Andy Stafford, tenter une vraie critique de la critique barthésienne comme l’esquisse Pierre Vinclair, comprendre la sémiologie de Barthes et ses modes de décryptages à la lumière de la surexposition sociale contemporaine selon Olivier Aïm, revenir sur la théorie amoureuse barthésienne selon la proposition de Gaëtan Brulotte, s’interroger sur le recours à la littérature comme matrice interprétative dans un article posthume de Roland Le Huenen, décédé en septembre 2020, c’est bien interpeller le monument pour mieux rouvrir les débats et rendre hommage à Barthes en le discutant.