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Introduction

De nombreux travaux ont aujourd’hui mis en évidence la façon dont l’utilisation de technologies numériques transforme les pratiques professionnelles, en modifiant le rapport au temps et à l’espace (Jounin, 2022 ; Benedetto-Meyer et Boboc, 2021), en reconfigurant les positions et les jeux d’acteurs (Gaglio, 2018), en ouvrant des marges d’autonomie ou au contraire en accroissant le contrôle sur le travail (Gaborieau, 2017). Plusieurs recherches récentes (Pillon, 2015 ; Thibault, Mabi, 2015, Batifoulier, 2019 ; Alberola et al., 2016) ont aussi souligné des craintes, parfois importantes, lors de l’annonce de l’introduction d’outils technologiques, notamment numériques, dans des activités à forte dimension relationnelle, a fortiori lorsque l’activité s’adresse à des personnes dites « fragiles », comme dans le secteur sanitaire (Mathieu-Fritz et Esterle, 2013) ou médico-social (Gaglio, ibid.).

Mais dans cet article, issu d’une enquête de terrain sur les conditions de travail dans le secteur de l’aide aux personnes âgées, nous ne nous intéresserons pas aux conditions d’acceptation des outils numérique, mais plutôt, à partir du point de vue des salariées[1] elles-mêmes, à ce que produit l’introduction de nouveaux outils sur le travail et sur les relations de travail, dans le prolongement de travaux montrant comment « le développement de logiciels consiste […] à modéliser des relations sociales » (Pillon, 2015, p. 82). De fortes tensions (Dussuet, Nirello, Puissant, 2017), existent en effet dans le secteur médico-social entre les représentations divergentes d’un travail « bien fait » (Clot, 1999) selon les prescripteurs, employeurs et financeurs, les travailleurs et travailleuses, les usagers et usagères, ou encore les familles. Tous ces acteurs sont porteurs de différentes « conventions de qualités » (Ribault, 2008), au sens de modes de justification des actions (Boltanski et Thévenot, 1991), plus ou moins focalisées sur l’importance de la « relation d’aide » à établir entre la travailleuse et la personne bénéficiaire du service. Or, la base de l’architecture des outils informatiques repose sur un choix de catégories et de variables qui s’inscrit dans ces tensions. Les outils numériques sont donc implicitement porteurs d’une représentation de ce que doit ou devrait être un « bon » service ou un « bon » travail, à travers les choix techniques des concepteurs « pour mettre en oeuvre une conception normative de l’action et organiser la relation » (Thibault, Mabi, 2015).

Nos travaux antérieurs ont mis en évidence une tendance de fond à l’industrialisation de ce secteur de l’aide aux personnes âgées, que ce soit en établissement ou à domicile. Un vecteur de cette industrialisation est la « chasse aux temps morts », et pour cela, l’évacuation au second plan de la partie relationnelle du travail, et notamment de tout le travail collectif (formation, coordination, droits d’expression), considéré comme improductif et de ce fait, non financé (Devetter et al., 2019 ; Dussuet et al., 2017). Dans ce contexte, le numérique peut participer à cette tendance et de façon schématique, on peut opposer deux idéaux-types dans leur conception : d’une part, un mode « industriel » qui met l’accent sur la rapidité d’exécution de tâches considérées comme autonomes les unes des autres, et prévisibles ex ante ; d’autre part, un mode du « prendre soin », insistant sur le nécessaire ajustement en continu du travail aux besoins toujours singuliers des personnes bénéficiaires du service. Dans les faits, les outils sont le plus souvent conçus dans une logique industrielle, mais nos terrains permettent aussi d’identifier des exemples plus contrastés, dans lesquels certains usages sont considérés par les salariées comme améliorant la qualité relationnelle du service.

Dans l’aide aux personnes âgées, les outils numériques les plus fréquemment utilisés sont les ordinateurs, les smartphones et les tablettes[2]. Notre enquête n’a donc porté que sur ces outils, évoqués par les salariées rencontrées. Ils revêtent deux grandes fonctions : le transfert et la saisie d’informations (Encadré 2), mais si leur conception induit une utilisation plutôt orientée vers un mode industriel de travail, ou vers une approche plus globale, réservant une place aux différents protagonistes de la relation, leur introduction peut être effectuée par l’encadrement dans un sens qui accentue ou au contraire amenuise cette orientation. Enfin, les utilisatrices elles-mêmes peuvent se saisir, ou non, des possibilités offertes, voire transgresser les limites prévues par les concepteurs.

Nous montrerons d’abord que le réel intérêt des salariées pour l’utilisation des outils numériques, provient de la possibilité offerte de réaliser un « bon travail », et par là une amélioration de la relation d’aide (partie 1). Mais les entretiens font également apparaître des risques, perçus très différemment par les salariées selon les logiques à l’oeuvre : rationalisation ou attention portée à la relation d’aide (partie 2). Nous soulignerons enfin l’importance du contexte général pour établir des conditions d’utilisation préservant les dimensions relationnelles du travail, essentielles pour que les outils numériques utilisés ne soient pas seulement au service de l’industrialisation de l’activité (partie 3).

1 - Une perception positive des outils lorsqu’ils améliorent la relation d’aide

Loin d’être hostiles aux technologies numériques, les salariées rencontrées se montrent plutôt satisfaites de leur introduction. Dans un contexte d’intensification générée par la diffusion d’une conception industrielle du travail, le premier avantage perçu par les salariées concerne le gain de temps promis par les outils numériques, mais c’est surtout le recentrage sur le travail d’aide (1.1), l’amélioration du fonctionnement du service (1.2), et sa personnalisation pour les bénéficiaires (1.3) qu’elles jugent positivement.

1.1. Un recentrage sur le travail d’aide

Pour la plupart d’entre elles, et quelles que soient leurs fonctions dans les organisations, les effets du numérique sont d’abord décrits en termes de « gain de temps ». Dans l’aide à domicile par exemple, les plannings enregistrés sur les smartphones évitent aux intervenantes le relevé manuel des heures effectuées qui, réalisé après la journée de travail, apparaissait comme une tâche supplémentaire indue.

Quand on avait fait sa journée de travail, on n’avait pas l’automatisme de remplir sa feuille d’heures tous les soirs parce qu’on était fatiguée (…) ça pouvait prendre une heure et demie de refaire tout ça…

AD, SAAD

Pour les responsables de secteur, c’est la coordination qui a été simplifiée :

C’est énormément d’appels en moins et c’est un gain de temps. Les salariées ont leur planning sur leur téléphone, donc si on met un changement d’intervention, elles ont une notification, on voit qu’elles ont vu, on n’a plus besoin d’appeler.

RS, SAAD

Il est ainsi aisément compréhensible que, dans ces activités médico-sociales dont les recherches (Guérin, 2016 ; Boivin, 2020 ; Nirello, 2016) s’accordent pour souligner la surcharge et l’intensification des rythmes de travail, l’impression de « gagner du temps » grâce aux outils numériques soit a priori perçue comme positive par les salariées. Elle est en effet alors synonyme d’un relâchement de la pression temporelle sur le travail.

Or il faut s’interroger sur les types d’activités sur lesquelles ce temps est « gagné ». En effet, pour les salariées rencontrées, ce ne sont pas les tâches d’intervention auprès des personnes âgées qui ont été affectées, mais plutôt ce qu’on pourrait appeler du « travail d’organisation » (Dujarier, 2006). Leur satisfaction semble ainsi liée à du « temps gagné » sur des tâches de type « administratif », éloignées de ce qui constitue pour elles le coeur de leur travail. Les outils numériques leur offriraient ainsi la possibilité d’effectuer ce qu’elles considèrent comme un « bon travail ».

De même, elles signalent comment l’accès facilité à l’information constitue des opportunités d’enrichissement de leur travail.

En EHPAD, à propos du DPI, plusieurs salariées expliquent qu’elles peuvent s’informer sur les résidents, sur les soins qu’ils ont reçus, les problèmes rencontrés pendant leur absence. Les cadres aussi ont un accès plus large à toutes sortes d’informations, leur permettant de prendre connaissance de la situation de l’ensemble des résidents, et des interventions de chaque salariée, très rapidement, quotidiennement :

Le matin, j’ouvre mon ordinateur (…) En tant que cadre, on est administrateur système, ce qui veut dire qu’on a tous les accès. On voit qui a écrit. On sait qui a rencontré le problème éventuellement.

CS, Ehpad

Dans certains SAAD, le partage d’informations permis par les outils numériques a impulsé la formation à de nouvelles méthodes de travail et par là l’acquisition de nouvelles compétences, plus réflexives et analytiques, pour les intervenantes à domicile, comme l’indique cette cadre :

Ça a permis de faire monter en compétences nos collègues [aides à domicile] (…) Pour ne plus être sur de l’anecdotique, sur de la transmission d’informations anecdotiques, mais de prendre de la hauteur.

Cadre, SAAD

Lorsqu’ils donnent accès à plus d’informations sur l’état de la personne aidée et ses besoins, ces outils permettent donc une plus grande réactivité, et des prises de responsabilités « en direct » auprès des usagers, notamment la nuit (dans les EHPAD), de manière plus sécurisée.

Quand on a une urgence à gérer, l’autre jour on a eu à appeler le 15 à 20 h 30, vous prenez [nom d’un logiciel], vous avez le dossier de liaison, vous cliquez dessus, vous appelez les urgences, tous les renseignements qu’ils vous (demandent), vous lisez au fur et à mesure. Avant, il fallait aller chercher un renseignement là, un renseignement là.

AS, Ehpad

Selon les salariées, ces outils permettent également de valoriser leur connaissance des situations particulières de chaque usager. Ils facilitent l’appropriation rapide d’environnements de travail pluriels et changeants.

Du point de vue des salariées, les outils numériques peuvent donc faire gagner du temps, et surtout du temps qu’elles estimaient « perdu » dans des tâches éloignées de leur coeur de métier, les autorisant ainsi à se concentrer sur l’essentiel et à faire valoir leurs compétences. Toutefois, il faut souligner que ces transformations positives du travail sont liées aux « autorisations » incluses dans les logiciels qui donnent accès, ou non, aux informations, et permettent, ou non, de les modifier.

1.2 Du temps gagné pour l’ajustement du service

Dans l’aide à domicile, la construction des plannings est un élément central (Dussuet, 2010). Or ils sont amenés à changer très souvent, du fait du caractère intrinsèquement fluctuant des demandes et des besoins : en cas d’hospitalisation par exemple, des interventions sont brutalement annulées. Dans les SAAD enquêtés, leur numérisation à l’aide des smartphones permet à la fois que l’intervenante à domicile elle-même propose des modifications, une actualisation en temps quasi réel, et une transmission rapide de ces changements au personnel et aux usagers.

C’est bien, on l’a sur nous, tout le temps. Parce qu’avant, on devait toujours se trimbaler avec nos feuilles… chez les usagers. Tandis que là, mettons que les usagers ne reçoivent pas leur planning, on peut leur dire quand on va intervenir.

AD, SAAD

L’initiative laissée aux intervenantes à domicile sur les plannings semble également permettre une plus grande adaptabilité des horaires d’intervention aux contraintes des salariées, comme l’indiquent cette responsable de secteur et cette cadre de SSR :

Par exemple, une salariée qui me dit « j’ai vu avec Mme D*, on peut changer au lieu de 9h-10h, ce sera 10h-11h » (…) du moment que le bénéficiaire est au courant, que la salariée est au courant, on y gagne en satisfaction.

RS, SAAD

Pour des remplacements, on passe par les portables. Elles ont des plannings fixes, des repos fixes et après, elles ont la liberté de changer leur planning entre elles, pas obligées de passer par nous.

CS, SSR

La transmission d’informations a été rendue plus rapide et systématique. En particulier dans l’aide à domicile, qui se caractérise par l’absence d’un lieu de travail unique, le transfert d’informations, notamment sur les usagers et leur situation, constitue un enjeu. Le partage des informations sur la situation des personnes aidées avec d’autres intervenants qui intègrent à leurs prestations ces nouveaux éléments améliore le service en le personnalisant.

Ces effets positifs dans le processus de transfert d’informations sont également évoqués dans les Ehpad, à propos des médecins en particulier :

La prise en compte des médecins est plus importante aussi. Parce que le médecin, quand vous lui dites à l’oral… Il y a tellement de choses à gérer, ça passe à travers. Alors que là, il arrive, il va voir telle patiente, quand il sort sa fiche il a toutes les transmissions.

AS, Ehpad

Les outils numériques apparaissent ainsi, de façon assez consensuelle, comme un moyen de simplifier la gestion des services tout en maintenant leur personnalisation.

1.3 Pour les usagers, une personnalisation accrue du service

Les salariées rencontrées font aussi place à l’amélioration du service pour les usagers dans leur appréciation des outils numériques. L’accès direct pour les intervenantes à des informations sur chaque personne permet un ajustement de l’aide apportée, en cas d’urgence en particulier, mais aussi dans les situations ordinaires.

Dans les Ehpad et SSR, institutions plus médicalisées, le DPI est ainsi présenté comme un moyen de sécuriser les soins et la prise en charge des résidents, en réduisant les risques d’erreurs :

Sécurité, ça nous a évité beaucoup de retranscriptions, notamment au niveau des traitements (infirmières qui réécrivaient les traitements des médecins, c’était source d’erreurs). Globalement ça a amené du plus.

CS, SSR

Dans l’aide à domicile, le smartphone peut donner aux intervenantes un accès direct aux services d’astreinte, voire aux proches et aux professionnels de santé habituels, afin de proposer une réponse adaptée en cas d’urgence.

Les salariées interrogées considèrent donc que l’accès à l’information des intervenantes directes auprès des personnes âgées, notamment sur les habitudes et les demandes singulières de chaque usager, accroît la personnalisation du service rendu. Les personnes âgées ont des besoins médico-sociaux qui ne peuvent pas être résumés par des appellations génériques ou standardisées, comme « aide à la toilette » ; par exemple, quand un usager préfère une toilette au gant, un autre préfère s’assoir sous la douche… Du fait des contraintes organisationnelles fortes, plusieurs aides à domicile ou aide-soignantes interviennent auprès des mêmes usagers. Parfois, certaines interviennent très ponctuellement, et ne connaissent pas bien les personnes, d’où l’importance du transfert d’informations entre les salariées, pour que toutes soient en mesure de prendre en compte chaque contexte intime.

Vous faites la toilette d’une dame, vous vous apercevez qu’elle a le talon qui est rouge. Vous le transmettez (…) Donc la collègue qui reprend le lendemain votre poste, parce qu’on tourne tous les jours, en fait, elle, elle va le voir, et donc elle va regarder. (…) On transmet aussi bien le physique que le psychologique, oui. Hier, il y avait une dame qui pleurait beaucoup, ça fait plusieurs jours qu’on le signale.

AS, Ehpad

Ainsi, de façon générale, les salariées rencontrées, intervenantes et encadrantes, perçoivent plutôt positivement les apports des outils numériques, dans la mesure où ils leur semblent permettre de gagner du temps sur les tâches les plus éloignées de la relation d’aide, et par là, de s’investir davantage dans l’adéquation du service aux besoins singuliers des personnes aidées. Cependant, il faut souligner que ces dimensions positives du numérique sont liées non seulement aux caractéristiques des outils, mais aussi à leurs modalités d’introduction dans les organisations enquêtées : la latitude dans les modifications autorisées, accordée par l’encadrement, la possibilité de partager des informations entre salariées, y compris de positions hiérarchiques différentes, paraissent ici particulièrement cruciales.

2 – Des risques liés aux outils numériques différemment perçus suivant les conditions de leur introduction

Parallèlement à des retours positifs sur les outils et leur utilisation par les salariées, de nombreux risques sont également évoqués dans les entretiens réalisés. Toutefois, ces risques sont perçus très différemment suivant les conditions dans lesquelles ils ont été introduits dans les organisations : dans une logique de rationalisation du travail, ou d’attention à la relation d’aide. Certaines salariées parlent ainsi d’une dégradation du travail, liée à une forme d’atomisation sur un mode industriel, qui en évacue le contenu relationnel et les empêche d’effectuer du « bon travail » (2.1) ; à l’inverse, la désynchronisation autorisée par certains outils numériques favorise un débordement du temps professionnel sur le temps personnel que, de façon paradoxale, elles mentionnent sans le présenter comme un problème (2.2).

2.1. Des risques perçus très négativement : ceux liés à l’industrialisation du travail

La dégradation des conditions de travail perçue par les salariées rencontrées apparaît d’abord liée aux tâches supplémentaires intrinsèques aux outils informatiques et à la réorganisation de leur travail que cela implique. Leur introduction implique la saisie de données, le plus souvent sans qu’un temps spécifique soit dédié, alors même que, au début notamment, cette tâche peut s’avérer réellement chronophage, s’ajoutant à une journée de travail déjà bien remplie.

Souvent, le support numérique est introduit en addition aux pratiques antérieures, en complément du support papier que les professionnelles avaient l’impression de mieux maitriser, ce que reconnaît cette cadre d’Ehpad, tout en en reportant la responsabilité sur ses subordonnées.

L’outil informatique a généré un supplément de travail. Parce qu’aujourd’hui, elles ont gardé leur support papier, au fur et à mesure qu’elles font les chambres, sur leur tableau elles cochent, pour s’en rappeler, et ensuite, elles viennent avec leur feuille et font la saisie sur informatique. Donc on double le travail.

CS, Ehpad

De plus, certaines caractéristiques inhérentes aux outils informatiques tendent à intensifier le travail en raccourcissant les temps de réponse aux sollicitations en même temps qu’en élargissant l’espace du travail. Les perturbations induites renforcent alors la surcharge de travail. Par exemple, dans les Ehpad, de multiples appels à l’aide des outils connectés sont passés par erreur ou inadvertance par les personnes âgées directement sur les smartphones des professionnelles.

Maintenant, ils [les résidents] ont des montres. Mais, c’est hyper sensible. Il y a un programme où s’ils chutent, on a un appel toute de suite. (…) des fois, on y va pour rien. Mais on est obligé d’y aller. On doit aller voir ce qui se passe.

AS, Ehpad

Les smartphones dont sont désormais munies les aides à domicile peuvent avoir un effet similaire, en perturbant le travail en cours. Néanmoins, pour la responsable de secteur rencontrée, cela impose d’élaborer des règles de conduite :

Dès qu’on a mis ça en place, effectivement c’était « on va être tout le temps dérangées », au début, c’était tout nouveau, ils voulaient répondre tout de suite maintenant. Alors on leur a dit que ça restait la même règle que quand il n’y avait pas de téléphone.

RS, SAAD

De fait, dans ce SAAD, l’attention de l’encadrement et sa réaction rapide face aux difficultés induites ont permis d’atténuer ces effets.

Par ailleurs, si, dans une optique industrielle, les outils facilitent et accélèrent effectivement le transfert d’informations, cela n’est pas nécessairement synonyme d’une meilleure communication entre salariées. Lorsque le transfert d’informations numérisées est utilisé à la place de la communication orale et des temps collectifs de réunion, l’introduction de ces outils génère un appauvrissement considérable des échanges. Le passage de l’oral à l’écrit tend à réduire la qualité de l’information transmise qui doit se conformer aux catégories prévues dans l’outil lors de la conception. Le rôle de l’encadrement apparaît ici encore déterminant.

Au début [la directrice] affichait plein de notes de protocoles. Ça a beaucoup déstabilisé. Ça les a stressées. Au début elle voulait qu’on ne communique que par mail en tant que RP [représentante du personnel].

AS, Ehpad

On peut ainsi assister à la fois à une plus grande rapidité des transferts d’informations et à un appauvrissement des types et des formes d’informations (orales ou écrites) transmises.

L’informatique c’est bien beau mais rien ne vaut la communication. Des choses que tu dis mais que tu n’aurais pas pensé à écrire

AS, Ehpad

Il semble donc important de ne pas confondre communication et coordination, qui nécessitent des interactions humaines et des temps de travail collectif, d’un côté, et simple transfert d’informations de l’autre. À cet égard, la crise sanitaire a représenté une situation quasi expérimentale, où les réunions « physiques » d’un SAAD enquêté ont été remplacées par des réunions via les smartphones, suscitant la comparaison entre les deux situations :

Il y a aussi eu l’utilisation d’outils numériques pendant les réunions. Tous les 15 jours, on a des réunions d’équipe, et depuis le confinement elles se font par téléphone et plus physiquement. (…) Alors c’est mieux que rien, mais je préférais les réunions en équipe autour d’une table. (…) [En évoquant les mails reçus] on les lit en diagonale sinon ça prend trop de temps.

AD, SAAD

Les échanges, notamment par SMS, semblent appauvrir les discussions de vive voix que pouvaient avoir les intervenantes, entre elles, ou avec leurs responsables :

Le négatif, c’est la communication de manière générale. C’est qu’on est plus sur un SMS ou une notification, et moins d’échanges directs. Du coup ça a des conséquences parce que dans l’échange direct, quand on parle d’un planning, on parle aussi d’autre chose en plus dont on voulait parler.

RS, SAAD

La dégradation de la communication liée à cette normalisation des échanges s’accompagne parfois d’une augmentation du contrôle. Plusieurs entretiens attestent que ces outils sont parfois utilisés pour contrôler le travail, le planning, les actes effectués. Il est souvent précisé par les salariées de l’encadrement que cela n’est pas mis en place dans cet objectif, mais qu’une surveillance du travail est désormais possible, comme le reconnaît cette cadre de direction dans l’aide à domicile.

Quand les intervenants arrivent, avec leur smartphone… ils encodent, ce qui permet de « pointer » (…) Effectivement, ça pourrait être assimilé à un contrôle des heures. (…) Ça dépend de la manière dont on formule et on amène les choses. C’est-à-dire que pour nous, ce n’est pas un contrôle, de toute façon… Effectivement, à un moment donné ça permet de voir si… si le plan d’aide est respecté, si… si à un moment donné, les salariées sont ponctuelles, si… Enfin voilà. Mais on fait confiance quand même à nos salariées.

Cadre, SAAD

Le contrôle qui s’exerce sur les intervenantes par l’intermédiaire de ces outils porte principalement sur le temps : les heures d’arrivée et de départ, les durées d’intervention.

Mais la plupart du temps, les craintes de contrôle, au moment de l’introduction des outils, s’estompent une fois leur utilisation passée dans les habitudes, même si une inquiétude demeure sur les dérives potentielles.

« Au début on pensait que ce serait du flicage [à propos de la mise en place de tablettes]. Mais en fin de compte ce n’est pas flicage, c’est positif et non négatif. Les gens ont autre chose à faire que de fliquer. C’est surtout qu’il faut sécuriser. Tout doit être tracé. (…) Pour le moment, avec Mme X, on est en confiance, mais on ne sait pas comment ça pourrait être utilisé si on a une autre direction ».

Aide-soignante, EHPAD

Les risques perçus par les salariées apparaissent donc liés aux processus d’industrialisation du travail dont les outils numériques sont porteurs par conception : division et normalisation du travail en tâches prévisibles et circonscrites dans des limites de temps fixées ex ante, limitation ou même suppression des échanges interpersonnels. Toutefois, dans les organisations enquêtées, en particulier dans les SAAD, ces risques ont été limités par l’attention portée à ces questions par l’encadrement et par la régulation instaurée.

2.2. Un risque peu perçu par les salariées : la porosité accrue de la frontière entre temps de travail et temps personnel

À l’inverse, un effet important de l’introduction des outils numériques est le renforcement de l’empiètement du travail sur le hors travail. L’extrait d’entretien ci-dessous avec une cadre de santé d’un Ehpad montre comment, sous couvert de volontariat, le dépassement de temps sur le hors travail est progressivement institué comme une norme en dépit des règles juridiques, pour la cadre elle-même, mais également pour les salariées dont elle établit le planning.

« J’ai sollicité les agents à mon retour d’école en leur disant “si vous voulez, vous me donnez votre adresse mél, sur la base du volontariat, car je ne suis pas censée l’avoir, et tous les mois quand je fais le planning je vous enverrai votre planning. Ce qui veut dire que quand vous êtes en repos, une semaine, quelques jours, ça vous permet aussi de l’avoir (…)”. On apprécie bien que j’arrive avec des tableaux et que je fasse du reporting et que ce ne soit pas sur mon temps de travail de la journée mais sur mon temps de sommeil de la nuit parce que je suis une petite dormeuse… Quasiment tout le monde me dit ça ! J’ai ce côté vicieux, comme je dis, où des fois, je descends avec ma clef parce qu’il faut que je donne de l’info, et quand je le mets sur l’ordinateur je dis “vous avez vu, c’est créé à 4h53. Ça, c’est l’heure où j’ai fini de travailler”. »

CS, Ehpad

Au-delà de ce cas, sans doute particulier, la plupart des aides à domicile, qui n’ont pas d’espace spécifique de travail autre que les domiciles privés, expliquent comment l’usage de leur téléphone professionnel déborde sur leur propre vie privée :

Je l’éteins le soir et je le rallume le matin. Et même si je ne travaille pas je l’allume quand même. Je le rallume juste pour avoir des informations en temps réel pour le planning pour la nounou.

AD, SAAD

Pourtant, ce risque d’accroissement de la porosité de la frontière entre temps de travail et temps personnel induit par l’utilisation des outils numériques semble globalement bien accepté par les salariées, au nom de l’amélioration du service que cela entraîne par ailleurs, mais aussi du fait de la possibilité de mieux articuler les différents temps.

En effet, elles semblent ne pas considérer comme un risque de dégradation de leurs conditions de travail la flexibilité accrue liée à la systématisation des modifications de planning autorisée par les outils numériques : alors qu’auparavant, un changement de planning nécessitait un échange direct, voire une négociation, avec la responsable de secteur, le smartphone offre la possibilité de modifications quasi instantanées, parfois difficiles à refuser par les salariées.

L’avantage du smartphone c’est que notre planning est constamment à jour. [Bip] Excusez-moi, je viens de recevoir une mise à jour de planning qui vient de se faire.

AD, SAAD

Vous savez je suis à 125 heures. J’ai mes mercredis après-midi, et normalement je suis censée être dispo, comme on dit « à tout moment ». Elles peuvent me joindre et ça peut être « tu peux intervenir dans 30 minutes ».

AD, SAAD

Les risques d’empiètement sur la vie privée, même s’ils sont perçus par les salariées, sont ainsi minimisés en référence à l’amélioration de la qualité du service apportée par les outils numériques. En quelque sorte, elles l’acceptent, en considérant que cela leur permet de faire du « bon travail ». Ce constat invite à poser la question de la finalité de l’introduction de ces technologies.

3 – Des outils numériques… pour quoi faire ?

Que recherche-t-on à travers l’introduction dans les services médico-sociaux de ces outils numériques ? S’agit-il réellement d’améliorer le service et les conditions de travail, ou bien de rendre socialement plus acceptable la dégradation structurelle de la qualité du service et du travail consécutive à la recherche d’économies sur le coût du travail ?

Au regard des observations et des entretiens réalisés, on peut pointer des conditions à réunir pour que les outils numériques améliorent la qualité du service et du travail (3.1.). Mais dans le contexte actuel de recherche de baisse de coût des services aux personnes âgées, ces conditions ne sont pas toujours présentes et les outils numériques doivent alors plutôt être considérés comme accompagnant une dégradation structurelle de l’activité (3.2.).

3.1. Des pistes de conditions à réunir pour des outils au service du travail et de la relation d’aide

Les conditions à réunir concernent d’abord les outils numériques eux-mêmes, mais aussi le processus de leur introduction, et l’organisation du travail postérieure à cette introduction.

La première condition porte à la fois sur la disponibilité des équipements (en disposer en nombre suffisant), mais aussi sur la qualité et l’adaptabilité des outils aux utilisations variées que peuvent en faire les différentes catégories de professionnels.

Celles-ci dépendent largement de leur conception. Ainsi, la possibilité pour un établissement d’être en lien avec un concepteur apte à se déplacer régulièrement sur le terrain pour faire évoluer les outils selon les besoins semble primordiale. L’exemple d’un Ehpad visité, en milieu rural, est à ce titre très éclairant. En effet, le concepteur du logiciel de saisie du DPI est le fils d’un résident, qui connait bien les spécificités du secteur et les besoins médicaux et sociaux de l’établissement.

On s’est mis à apprendre leur métier [en parlant des Ehpad], comprendre le cycle de vie (prescription, médicaments, etc. : ce qu’il se passe dans le déroulement de leurs journées, à quel moment ils ont besoin de quoi), de l’organisation.

Informaticien, Ehpad

Il est également chargé de son bon fonctionnement au quotidien et se déplace directement dans l’Ehpad chaque semaine, pour résoudre des problèmes ou répondre à des questions, dresse un bilan sur les outils tous les mois et un autre plus conséquent tous les 6 mois. En cas de problème, il garantit une réponse dans l’heure. Il relève également le décalage fort entre des injonctions officielles et la réalité de l’activité, qu’il connaît bien, et qu’il a intégrée au logiciel. Ainsi lors d’un processus de certification, les demandes qui lui ont été adressées s’avèrent incompatibles avec son outil, qui privilégie la relation, et non des cases prédéfinies étrangères à la réalité du service, comme dans l’audit efficience récent :

C’est une batterie d’indicateurs des gens qui ne connaissent pas du tout le terrain. Ils s’éloignent trop de ce que devrait être la réponse aux besoins.

Informaticien, Ehpad

A contrario, c’est donc l’adaptation en continu de l’outil qui permet ici une utilisation favorable à la réalisation d’un « bon travail ».

Une deuxième condition identifiée concerne l’accompagnement apporté aux professionnelles. En effet, les entretiens révèlent que les salariées ne sont en général pas informées préalablement à l’introduction de nouveaux outils. Elles n’ont pas (ou peu) participé au repérage des besoins auxquels il s’agirait de répondre avec ces nouvelles pratiques ni au processus de mise en place. Cela peut générer des difficultés, des craintes, voire des refus d’utilisation des outils en question.

La formation aux outils s’avère également indispensable, pour que chaque salariée comprenne bien leur fonctionnement, puisse les utiliser, mais aussi saisisse comment d’autres professionnels les utilisent. C’est donc un accompagnement à leur utilisation qui s’avère nécessaire sur le temps long, permettant des réajustements en continu, comme dans ce SAAD :

En réunion, on disait « ah tiens, ça, ça ne marche pas », ou « ça, on ne voit pas », ou « ça, on ne sait pas dans quelle rubrique ». Là, depuis quelque temps, (on a un an derrière nous), ça a permis de recenser toutes les questions qu’il y avait des intervenants, et d’avoir (une sorte de) Foire aux questions, ce qu’on donne aux salariés maintenant, et de faire un guide des téléphones.

RS, SAAD

Il faut souligner ici que c’est le débat lors de réunions collectives qui fait apparaître la nécessité de ces modifications.

Cela rejoint la troisième condition identifiée, qui se dégage nettement des entretiens : l’utilisation des outils est bien perçue, et considérée comme une aide par les salariées, lorsque ceux-ci sont complémentaires et non en remplacement des temps relationnels. Le maintien des réunions d’équipe et des temps de transmission est un élément déterminant pour que le numérique soutienne les salariées dans la réalisation de leur travail. Le contenu de ces temps collectifs est alors modifié : il renforce la réflexivité et, par là, la maîtrise des salariées sur leur travail.

Avant, on était un peu plus sur les plannings (…). En réunion, on est plus sur vraiment… l’évolution : est-ce qu’il y a des choses qui ont changé sur les personnes ? (…) Ce qui permet d’être au plus près des familles qui en ont besoin, et de revoir les choses si il faut.

RS, SAAD

C’est donc la complémentarité entre les transmissions écrites numérisées, les transmissions orales et les temps de travail collectif qui est mise en avant, aussi bien en Ehpad que dans l’aide à domicile : une parole différente peut être échangée à l’oral, qui porte davantage sur des détails concrets du soin et de l’accompagnement, et permet de discuter des modalités du travail en vue d’un service mieux adapté.

On échange quand même à l’oral, même si on note des choses, on le dit quand même à l’oral (…) Par exemple, hier, il y a une dame qui a un état général qui a baissé, qui est fatiguée. Et là, notre collègue dit (…) : « on va la lever, mais qu’un petit moment dans la journée, pour y aller doucement, et donc elle mangera en chambre ». Et là, avec des collègues, on a dit « mais le problème, c’est que cette dame, quand elle mange, elle n’arrête pas de tousser. En chambre, elle va se retrouver toute seule, si elle mange toute seule. Est-ce que… » Voilà, on échange. (…) parce qu’il y a besoin de se concerter. Quand une décision est prise, en principe, elle est prise en équipe.

AS, Ehpad

Ainsi, sous des conditions d’adaptation spécifique du matériel au travail, d’information et de formation des salariées, et d’absence d’éviction des réunions et temps collectifs en présentiel, les outils numériques rendent incontournables la centralité de l’expertise professionnelle des salariées au contact direct des bénéficiaires, et l’adaptation à la singularité des demandes et des besoins de chacun. Ils sont alors en mesure de contribuer à l’amélioration des conditions de travail, de la qualité du service, voire constituent un « opérateur de santé au travail » (Bobillier-Chaumon et al, 2019). Cela nécessite de les considérer comme un complément à la dimension relationnelle du travail et non comme un substitut permettant de diminuer le temps passé et donc le coût du travail.

3.2 Importance du contexte politique : des outils au service de l’industrialisation des services ?

Néanmoins, dans le contexte actuel d’industrialisation des services sociaux et médico-sociaux, le risque est que ces outils se développent au service de la nouvelle gestion publique et de ses objectifs, en matière d’industrialisation et de relégation des temps considérés comme improductifs. Dans les entretiens, les salariées disent pourtant à quel point les simples échanges verbaux, apparemment sans contenu informatif précis, enrichissent de fait leur travail et leur permettent de réaliser un véritable accompagnement personnalisé.

[la première fois chez quelqu’un] D’abord on se présente ; mais en général ils savent qu’on arrive donc ils ne sont pas étonnés. Moi, malgré qu’on ait des infos, je fais connaissance avec la personne. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider » et elle m’explique ce qu’elle veut vraiment (…) Je m’adapte à l’usager et pas au portable.

AD, SAAD

Si ce temps relationnel n’est pas préservé, le temps « gagné » grâce aux outils numériques, perçus positivement, on l’a vu, par les salariées interrogées, peut au contraire contribuer à l’intensification du travail, renforcer une tendance à la perte relationnelle et, par là, la déshumanisation du service. Plusieurs salariées identifient ce risque de perte de la dimension humaine du service et de leur travail.

Pour moi, je pense que ce n’est pas concevable de tout voir en numérique. Dans le sens où, visite à domicile numérique, pourquoi pas pour des familles [où c’est] uniquement l’entretien, etc., oui… mais de l’aide à la personne, une personne âgée, ou une personne en situation de handicap, on a aussi besoin de vérifier dans son logement que tout est adapté, ou si ce n’est pas adapté, quelles solutions on peut mettre en place. (…) pour moi, de toute façon on est dans un travail humain, donc pour moi, on ne peut pas transformer en numérique.

RS, SAAD

Il faut donc replacer l’impression de gain de temps dans la transmission d’informations, précédemment identifiée, dans ce contexte général d’affaiblissement de la dimension relationnelle du travail. Dans ce contexte, les outils numériques ne permettent pas une réelle communication ou coordination, mais un simple transfert d’informations. Dans les organisations industrielles de travail, fréquentes dans les EHPAD et, à un moindre degré, dans l’aide à domicile, le transfert numérique d’information risque donc de se faire au détriment de la qualité de la communication, de l’adaptation aux besoins singuliers des personnes, c’est-à-dire de la qualité du travail lui-même aux yeux des salariées. En effet, au-delà de transfert d’informations, les temps de travail collectifs représentent des lieux essentiels de discussion, des espaces de prévention des risques professionnels (Dussuet, 2010), mais aussi des lieux de co-construction d’une expertise professionnelle à laquelle les différentes catégories de personnel apportent leur spécificité.

Au moment des transmissions, on prenait le classeur, on l’ouvrait, et en même temps qu’on parlait on écrivait. Et souvent, c’est l’infirmière qui parlait, et du coup, l’infirmière parle, et l’autre agent rajoute « ce matin, il y a eu ça » (…) Alors que sur l’ordinateur, chacun a son identifiant et chacun est tenu de consigner ce qu’il a constaté. (…) Quand vous faites une toilette, vous constatez d’autres choses et la personne se livre différemment à vous.

CS, Ehpad

Le contexte d’industrialisation des activités est donc essentiel pour comprendre la perception que les soignants ont des outils numériques. Le traçage de l’activité qu’ils autorisent débouche sur une normalisation et une rigidification du travail et de son organisation favorable à la réduction du temps passé, et la mise en valeur des seules tâches bien identifiées dans les logiciels comme les repas ou les toilettes peut invisibiliser d’autres parties du travail, relationnelles en particulier.

4 – Conclusion

Les outils numériques peuvent indéniablement apporter des éléments de facilitation dans la tâche des salariées intervenant auprès de personnes âgées afin de les accompagner au quotidien, en simplifiant leur accès à l’information et leurs rapports avec leur encadrement, en leur évitant un isolement délétère, et en mettant en valeur leurs compétences d’analyse des situations qu’elles rencontrent. Cependant, ces outils comportent aussi des risques de dégradation tant des conditions de travail que de la qualité du service apporté qui nécessitent de prêter attention au contexte de leur introduction. En effet, de nombreux travaux ont mis en évidence la généralisation de la nouvelle gestion publique dans ces activités relationnelles, avec comme objectifs centraux la rationalisation, l’efficience et la quantification. Dans ce contexte, les outils numériques, dont la conception même intègre une vision du travail et de son organisation déterminante de leur utilisation, peuvent constituer des vecteurs de ces tendances lourdes.

Parce qu’ils intègrent une conception politique du travail et des objectifs de sa réalisation, ces outils ne peuvent être mis au service d’une amélioration des conditions de travail et du service que grâce à une implication des parties prenantes (salariées et usagers) en amont de leur introduction, dès leur conception. Plusieurs conditions semblent en effet nécessaires pour que les outils soient au service de la relation de travail et de la relation d’aide. Elles portent à la fois sur les outils en eux-mêmes (disponibilité, qualité, facilité d’utilisation), mais surtout sur les modalités de conception (prise en compte du travail de terrain par exemple) et d’utilisation (ajustement de l’outil aux usages) mises en oeuvre effectivement dans les organisations.

L’analyse et la compréhension fines des effets de l’introduction de ces outils numériques sur le travail et le service nécessiteraient d’en analyser la conception de façon plus approfondie, et d’en comprendre mieux la dimension politique, car celles-ci résultent d’une appréhension particulière, en général implicite et souvent méconnue, du travail et du service, dans laquelle la relation d’aide est reléguée derrière la définition de tâches plus aisément quantifiables.