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1. Introduction

Qu’elles le souhaitent ou pas, les organisations doivent tenir compte des évolutions technologiques, d’abord, parce que d’un point de vue économique, elles « ne peu[ven]t s’abstraire ni même se tenir provisoirement à l’écart des progrès technologiques au risque d’un décrochage » (France Stratégie, 2017, p. 164), ensuite, parce que ces nouvelles technologies offrent des perspectives en termes d'amélioration de la qualité de service ou de gain de productivité (Barlatier, 2016). De ce fait, les nouvelles technologies sont souvent indissociables du développement et du devenir des organisations. Par ailleurs, elles peuvent apparaître comme possédant une véritable vertu émancipatrice tant elles sont susceptibles d’assister l’humain (e.g., l’utilisation des big data comme aide à la décision, Mayer-Schönberger & Cukier, 2013) voire de le remplacer dans certaines tâches pénibles ou peu valorisées (e.g., Kleinpeter, 2015, Sauvy, 1980 ou Schumpeter, 1911 : creative destruction). Ce faisant, des relations inédites avec les utilisateurs émergent, les conduisant vers de nouveaux champs d’action et des connaissances nécessitant le développement de nouvelles habiletés cognitives, comportementales et techniques (Bobillier Chaumon, 2021 ; Mournier, 2001).

Malgré tous les points positifs susceptibles d’être mis en avant, de nombreuses études indiquent cependant que les organisations rencontrent souvent les pires difficultés internes dans leurs projets de déploiement (Aiman-Smith & Green, 2002 ; Bernier & Roy, 2003 ; Garreau, 2019 ; Jørgensen et al., 2008, 2014 ; Tranfield & Braganza, 2007). Ainsi Jørgensen et collaborateurs (2014) montrent, à l’occasion d’une large enquête réalisée auprès de 1 390 responsables de la mise en oeuvre de changements (incluant le déploiement de nouvelles technologies) au sein de leur organisation, que seuls 20 % des responsables estiment avoir eu du succès avec leurs innovations, tandis que 35 % estiment avoir modérément réussi dans leurs projets et que 45 % estiment avoir eu des résultats en dessous de la moyenne. Certains auteurs attribuent ces difficultés à une conception « déterministe » de la technologie (approche technocentrée, Bernoux & Gagnon, 2008 ; Quiguer, 2013) qui amènerait à la considérer comme disposant de qualités intrinsèques suffisantes pour qu’elle s’impose d’elle-même et pour qu’elle soit adoptée par les individus et les organisations (Alter, 2000 ; Wyatt, 2008). Pour expliquer les difficultés rencontrées par les organisations, d’autres auteurs mobilisent, quant à eux, des explications davantage centrées sur les impacts délétères des technologies, dans une perspective anthropocentrée, par exemple, en termes de conditions de travail ou d’épanouissement professionnel des salariés. Ainsi l’étude de Bawden et Robinson (2009) met-elle en avant le stress généré par l’hyper connexion et la difficulté à concilier vie privée et vie professionnelle. De son côté, Lee (2018) s’intéresse aux impacts du management par les algorithmes et relève notamment son caractère déshumanisant.

Finalement, pour la majorité des impacts positifs potentiels induits par l’intégration de nouvelles technologies, apparaît en contrepoint un impact négatif potentiel pour les individus ou les organisations et ce, à différents niveaux : en termes de changements de process et de métiers, en termes de charge de travail, en termes de conditions de travail, en termes de justice sociale ou bien encore d’un point de vue idéologique (Coron & Gilbert, 2021).

Par conséquent, si l’on souhaite réussir le déploiement d’une nouvelle technologie, il apparaît nécessaire de dépasser le débat initial sur les impacts positifs et négatifs des technologies pour simultanément considérer leur déploiement comme des opportunités et des menaces, dans une logique holistique et à différents niveaux. Il ne s’agit plus tant d’observer les impacts des nouvelles technologies que de pouvoir identifier les opportunités et les menaces pour, dans une logique d’accompagnement, maximiser les opportunités et diminuer les menaces, ou bien encore, pour utiliser un autre vocabulaire, repérer les freins et les leviers au déploiement et lever les freins tout en utilisant les leviers.

Partant de ce présupposé, nous avons développé une méthode d’accompagnement visant à tenir compte des opportunités offertes lors de l’intégration d’une technologie pour en maximiser les apports dans son contexte de déploiement et, à l’inverse, de tenir compte des menaces pour les diminuer autant que possible et ainsi limiter ses effets négatifs potentiels. Concrètement, cette méthode a pour objectif d’identifier et de guider le déploiement de la technologie et les changements qu’elle est susceptible de provoquer.

Pour élaborer cette méthode, nous avons mené une revue de littérature en nous intéressant d’abord à des approches inscrites dans le courant de l’adoption des nouvelles technologies comme l’utilisabilité (e.g., Scapin & Bastien, 1997 ou Shneiderman, 1980), l’expérience utilisateur (e.g., Hassenzahl et al., 2003 ou Norman, 2004) et l’acceptabilité (e.g., Nielsen, 1993 ou Venkatesh et al., 2003). Ces approches mettent en avant l’importance de tenir compte de la relation entre l’individu et la technologie tant du point de vue de l’ergonomie que de l’évaluation de la technologie elle-même par les individus. Cependant, elles ne tiennent pas réellement compte du contexte social et organisationnel. Lorsqu’il est pris en compte, il ne l’est que de manière incidente. Ces approches ne permettent donc pas de guider l’organisation dans sa façon de déployer le système.

Cela nous a conduit à examiner des approches qui tiennent davantage compte de la relation organisation-technologie. Les travaux portant sur la stratégie des systèmes d’information (e.g., Chan et al., 1997 ou Henderson & Venkatraman, 1993) insistent sur la nécessité de définir à l’avance la stratégie d’intégration de la technologie, notamment au travers de la définition d’une vision collectivement définie. Les travaux portant sur le processus d’implémentation technologique soutiennent l’importance de planifier les changements induits par le déploiement des technologies dans les organisations (e.g., Cooper & Zmud, 1990, Orlikowski, 1996, Orlikowski & Hofman, 1997, Zmud & Cox, 1979). Les auteurs situés dans le courant de l’improvisation estiment, en revanche, que cette planification est illusoire et qu’il faut suivre et identifier l’émergence de changements non attendus et les utiliser comme des opportunités et les accompagner, ou, a minima, en tenir compte (Orlikowski, 1996 ; Orlikowski & Hofman, 1997). De ces travaux, il est possible de retenir l’importance de considérer la relation organisation-technologie pour inscrire la technologie à l’échelle de l’organisation de façon à ce qu’elle serve un but collectivement défini et que les changements qu’elle provoque offrent des opportunités à celle-ci pour évoluer. Néanmoins, la manière de détecter, d’appréhender et de gérer ces changements du point de vue organisationnel n’y est pas réellement explicitée. De plus, la place des individus au sein de ces travaux manque à être pleinement prise en compte.

Finalement, aucune de ces propositions ne prend en compte simultanément les trois dimensions. À l’inverse, il existe malgré tout des approches qui étudient le triptyque humain-technologie-organisation dans une logique multidimensionnelle du déploiement de nouvelles technologies. Ainsi, les travaux portant sur la symbiose Humain-Technologie-Organisation (HTO, Brangier, 2001) considèrent que les technologies ne devraient pas s’appréhender comme des objets externes mais davantage comme la composante d’un système co-évoluant avec elles. À ce titre, la symbiose HTO est considérée comme un processus. Elle est également considérée comme un but à atteindre car la technologie a vocation à évoluer et à s’intégrer de manière harmonieuse dans son contexte d’utilisation. Cette intégration ne peut néanmoins avoir lieu sans que, dans l’usage et de façon progressive, les individus et l’organisation évoluent également pour tenir compte de la technologie, ce qu’elle autorise, empêche et provoque. Pour évaluer cette symbiose, Brangier et Hammes (2007) proposent d’analyser chacune de ces trois dimensions ainsi que leurs interactions afin d’évaluer leur compatibilité selon différentes variables. Cependant, l’opérationnalisation proposée par les auteurs apparaît davantage comme visant l’évaluation de cette compatibilité (ou symbiose) à un temps donné que son accompagnement lors du processus de développement.

De leur côté, les travaux sur l’acceptation située (Bobillier Chaumon, 2013, 2016) prennent en compte le vécu et l’expérience concrète des utilisateurs lors de l’usage des technologies afin de comprendre leur rapport à la technologie et comment ils se les approprient en contexte. C’est bien le contexte social et organisationnel dans lequel la technologie est utilisée qui lui permet de trouver tout son sens et sa valeur. Ainsi, à suivre Bobillier Chaumon (2016), l’acceptation d’une technologie ne peut s’appréhender que lorsque les changements qu’elle provoque pour les individus concernés apparaissent.

Enfin, le cadre psychosocial d’intervention proposé par Pichot et collaborateurs (2018) a pour but « d’associer l’étude des usages et de leur évolution (i.e., leur trajectoire) à la description des changements induits par la technologie sur la ou les activités impactées » (Pichot et al., 2018, p. 4). Concrètement, ce cadre d’intervention prévoit en premier lieu l’analyse des activités (Coulet, 2011 ; Leplat & Montmollin, 2004 ; Piaget & Inhelder, 1966 ; Vergnaud, 1990) pré-existantes au déploiement afin de rendre compte et d’accompagner le processus d’appropriation de la technologie. Ce processus se traduit par les évolutions (ou régulations) simultanées qui auront et/ou devront avoir lieu à la fois au niveau individuel mais aussi au niveau de la technologie (i.e., la genèse instrumentale, Rabardel, 1995). Ces activités sont à analyser à différents niveaux (intra-individuel, interindividuel, positionnel et idéologique ; Doise, 1986) afin de construire une stratégie de changement globale permettant d’accompagner le déploiement de la technologie avant sa mise en oeuvre, au moment de son déploiement et une fois celle-ci déployée (Lheureux, 2009). Au travers de cette modélisation, les auteurs accordent une place centrale à la réalité du travail tel qu’il se déroule, via l’analyse de l’activité, afin d’y inscrire le changement. Cependant, cette modélisation manque à impliquer l’ensemble des acteurs nécessaire à l’engagement dans la démarche de déploiement.

Finalement, le recours aux modèles de la symbiose HTO (Brangier, 2001), de l’acceptation située (Bobillier Chaumon, 2016) et du cadre psychosocial d’intervention (Pichot et al., 2018) permet d’asseoir l’idée que les technologies ne sont pas des objets binaires provoquant des impacts tantôt positifs tantôt négatifs, mais qu’elles provoquent inévitablement des transformations à accompagner au niveau des individus, de l’environnement social et organisationnel. Les changements auxquels font référence les auteurs sont des changements qui n’avaient pas nécessairement été anticipés, qualifiés par Weick et Quinn (1999) de « changements continus ».

A l’occasion de travaux en psychologie visant à analyser les travaux sur le changement organisationnel, Weick et Quinn (1999) distinguent deux types de changement. Les changements continus (aussi qualifiés d’émergents ou d’incrémentaux) sont des changements qui, en opposition aux changements épisodiques (ou de ruptures), sont situés à un niveau microscopique et portent sur les processus de travail et les pratiques à la fois locales et quotidiennes des individus. Ils relèvent ainsi de petits ajustements réalisés en continu. Ils peuvent avoir lieu simultanément au sein de différentes unités dans l’organisation et ainsi se cumuler les uns aux autres pour au final produire un changement significatif. À suivre Weick et Quinn (1999), les théories et les méthodes à mobiliser doivent être adaptées au type de changement à accompagner. Pour guider des changements épisodiques (ou de rupture), les auteurs renvoient au modèle lewinien du changement (Lewin, 1947, 1951) et proposent d’assimiler l’annonce, le développement et le déploiement du dispositif technologique à des perturbations venant réinterroger le contexte social (ou champ social). En effet, selon Lewin, les forces existantes au sein d’un contexte tendent à se compenser mutuellement, permettant ainsi un certain maintien des entités sociales dans un état d’équilibre légèrement instable et qualifié de « quasi-stationnaire » (quasi-stationary equilibrium). Mais lorsque le système est perturbé, il va tendre à se rééquilibrer, passant ainsi d’un état d’équilibre à un autre. Ce passage se déroule en trois étapes : « le dégel (si nécessaire) du niveau actuel (niveau 1), le déplacement (transition) jusqu'au niveau 2, et le gel de la vie du groupe à ce nouveau niveau » (Lewin, 1947, p. 34 ; traduction Denancé, 2017, p. 26). Ce faisant, Lewin (1947) défend l’idée d’une déconstruction de l’existant pour atteindre un nouvel état. Weick et Quinn (1999) viennent réinterroger cette conception en argumentant que déconstruire l’existant est probablement pertinent lorsque le changement porte sur une rupture significative avec l’existant mais l’est probablement beaucoup moins dès lors que le changement s’inscrit dans la continuité de l’existant. En ce sens, et pour accompagner des changements continus, Weick et Quinn (1999) proposent de revisiter les trois étapes de Lewin (1947) en les inversant et en suivant les étapes « Gel-Rééquilibrage-Dégel ». La phase de gel (freeze) vise d’abord à rendre visible ou à « capturer » une certaine réalité concernant la façon dont les pratiques sont structurées. À ce titre, Boffo (2003) rappelle l’existence d’une différence fondamentale entre les pratiques réelles et la manière dont le travail devrait théoriquement se dérouler d’après les procédures officielles de l’organisation, faisant ainsi écho aux travaux de Leplat (1986) sur la distinction entre travail réel et travail prescrit. Parmi ces pratiques réelles, certaines sont qualifiées de « canoniques » si elles respectent les procédures officielles, tandis que d’autres sont qualifiées de « non-canoniques » (Brown & Duguid, 1991) si elles ne les respectent pas. Le coeur de cette première phase de l’accompagnement (freeze) est donc centré sur la compréhension de la réalité existante au sein de l’organisation afin de mettre en lumière les pratiques canoniques et non-canoniques. La phase de rééquilibrage (rebalance) consiste ensuite à évaluer la pertinence des pratiques non-canoniques préalablement identifiées afin de les réinterpréter et/ou les réorganiser de sorte à faciliter le déroulement de certaines d’entre elles en leur donnant un caractère officiel et en les inscrivant au sein du projet de changement. Weick et Quinn (1999) proposent ainsi de se servir des éventuelles difficultés soulevées par l’existence de pratiques officieuses pour en faire des opportunités dont l’organisation pourra tirer parti (Dutton, 1993) ; opportunités auxquelles font également référence Orlikowski et Hofman (1997) dans leur modèle du changement basé sur l’improvisation. Enfin, le dégel (unfreeze) vise la poursuite de cette logique d’improvisation selon laquelle il faut apprendre des pratiques émergentes dans le quotidien des professionnels de terrain de manière à intégrer officiellement certaines d’entre-elles de façon continue dans le projet de changement.

Sur la base de ces trois étapes et des travaux précédemment présentés, nous avons proposé une méthode visant à accompagner le déploiement des technologies dans les organisations. L’objectif de cet article est donc de présenter cette méthode en ce qu’elle permet de repérer et d’accompagner les opportunités et les menaces induites par le déploiement d’une technologie afin qu’il se déroule dans les meilleures conditions. Nous avons mis cette méthode à l’épreuve dans le cadre du déploiement de systèmes de transports intelligents coopératifs (STI-C) chez un gestionnaire routier. La méthode, sa mise en oeuvre et les résultats observés seront présentés suite à la présentation du contexte de déploiement.

2. Contexte de déploiement de la technologie : la Direction Interdépartementale des Routes de l’Ouest

Depuis 2008, les onze Directions Interdépartementales des Routes (DIR) réparties sur le territoire français sont chargées de l’exploitation quotidienne des routes nationales non concédées. Elles assument quatre missions principales : (1) l’entretien quotidien des voies (i.e., fauchage, signalisation, etc.), (2) la surveillance des voies et l’entretien de tout le patrimoine routier (i.e., chaussées, tunnels, etc.), (3) la viabilité du réseau en période hivernale et (4) la gestion du trafic et l’information des usagers.

En 2019, la Direction Interdépartementale des Routes Ouest (DIRO) s’occupait de la gestion de 1 520 km de routes françaises réparties sur la Bretagne et les Pays de la Loire avec l’aide de près de 850 collaborateurs. La DIRO possède de nombreuses implantations sur son territoire, soit six districts chacun responsable d’un secteur géographique (Brest, Laval, Nantes, Rennes, Saint-Brieuc et Vannes) qui s’appuient sur les Centres d’Entretien et d’Intervention (CEI) pour leurs interventions. Les 27 CEI de la DIRO sont constitués d’agents d’exploitation, de chefs d’équipes et de chefs de CEI qui représentent plus de la moitié des effectifs de la structure. Dans le but d’améliorer la sécurité des professionnels intervenant directement sur les routes et afin d’offrir un meilleur service à ses usagers, la DIRO s’est engagée dans un projet visant à déployer les STI-C dans le cadre du projet Scoop.

Le projet Scoop est le premier projet français et européen de déploiement de systèmes de transport intelligent coopératifs (STI-C, ou C-ITS pour Cooperative Intelligent Transport Systems en anglais). Les ITS sont des systèmes basés sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le domaine des transports. Les STI-C, quant à eux, reposent sur le principe de « coopération », c’est-à-dire d’échange d’informations entre les véhicules et l’infrastructure routière (voir Figure 1). Dans le contexte du projet Scoop, les systèmes déployés visent l’échange d’informations entre les véhicules non seulement entre eux (V2V) (via des systèmes embarqués à bord des véhicules) mais également avec l’infrastructure (V2I et I2V) (via notamment des bornes présentes sur la route). Ces échanges d’informations peuvent porter à la fois sur des informations sur le véhicule (e.g., localisation du véhicule ou vitesse du véhicule) ou sur des événements relatifs au réseau (e.g., alerte chaussée glissante, piéton sur la route, obstacle sur la chaussée ou accident). Sur la base de ces échanges d’informations, l’objectif du projet est d’améliorer la sécurité des usagers et des agents d’exploitation intervenant sur les voies ainsi que d’optimiser la gestion de trafic. Les données anonymisées acquises par le gestionnaire grâce à ce système doivent permettre, en temps réel, de renforcer la surveillance du réseau, de transmettre de l’information qualifiée aux usagers et d’intervenir de façon plus réactive.

Figure 1

Fonctionnement des C-ITS dans le cadre du projet Scoop[1]

Fonctionnement des C-ITS dans le cadre du projet Scoop1

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Pour les sites pilotes du déploiement telle que la DIRO, les STI-C représentaient des technologies tout à fait inédites. Aucun site n’était équipé et aucun système existant ne permettait d’assurer les mêmes fonctionnalités que celles prévues par les STI-C. De ce fait, le déploiement des STI-C est apparu comme un cadre adapté pour éprouver la méthode précédemment mentionnée. La méthode ainsi que sa mise en oeuvre à la DIRO jusqu’au début du déploiement de la technologie seront conjointement présentées.

3. Méthode d’accompagnement : présentation et mise en oeuvre

Comme argumenté précédemment, le changement continu (Weick & Quinn, 1999) doit être accompagné selon trois étapes : gel, rebalancement et dégel. Pour opérationnaliser cette proposition, il nous est apparu possible d’associer chacune de ces étapes avec l’une des trois approches multidimensionnelles précédemment citées (Bobillier Chaumon, 2016 ; Brangier, 2001 ; Pichot et al., 2018).

3.1 Phase 1 – gel : état des lieux des pratiques existantes et études des interactions potentielles

À suivre Pichot et collaborateurs (2018), il est important d’ancrer le changement dans les activités existantes à l’aide de l’analyse de l’activité et ce, à différents niveaux de grains (Quiguer, 2013), selon la logique piagétienne de hiérarchie des schèmes (Coulet, 2014). Il s’agit de décrire précisément l’activité par le recours au Modèle d’Analyse Dynamique pour la Description et l’Évaluation des Compétences (MADDEC, Coulet, 2011). D’après ce modèle, une activité est régie par des actions à mettre en oeuvre (règles d’actions), des buts à atteindre (anticipations), des croyances (invariants opératoires) et des éléments contextuels à prendre en compte (inférences) (Vergnaud, 1990). Il tient compte également des outils ou objets avec lesquels sont réalisés l’activité (artefacts, Vygotski, 1985) ainsi que des feed-back reçus par l’individu lors de l’activité, feed-back qui lui permettent de s’adapter. Ces éléments permettent d’élaborer un référentiel d’activité utile pour décrire des activités individuelles, collectives ou organisationnelles (Coulet, 2011), mais aussi le fonctionnement d’une technologie (Quiguer, 2013).

Concrètement, nous avons débuté par une analyse détaillée du fonctionnement de Scoop, en partant des documents techniques, ce qui a permis d’identifier à la DIRO quatre métiers directement concernés par le dispositif : les agents d’exploitation, les opérateurs de gestion de trafic, les mainteneurs des équipements de bord de voie et les administrateurs des systèmes et des réseaux. Ensuite, nous avons décrit les activités liées à ces métiers à l’aide d’entretiens et d’observations auprès de futurs utilisateurs : onze agents d’exploitation, six opérateurs de gestion de trafic, deux mainteneurs des équipements de bord de voie et trois administrateurs des systèmes et des réseaux. De la même manière, partant du principe que Scoop est susceptible d’affecter l’ensemble des activités collectives et organisationnelles de la DIRO, les esponsables des douze services ont été interrogés afin de rendre compte des activités mises en oeuvre au sein de leur service[2].

Dans un second temps, les référentiels d’activités ainsi produits ont été croisés (Quiguer, 2013) afin d’identifier les freins et les leviers qui constituent autant d’opportunités et de menaces pour un déploiement réussi. Pour ce faire, une matrice a permis de comparer les composantes deux à deux pour évaluer les compatibilités selon quatre modalités : en adéquation, adéquation à construire, pas en adéquation ou neutre lorsqu’il n’y avait aucune interaction entre les composantes.

3.2 Phase 2 – rebalancement : formalisation collective du projet de changement

Selon la proposition de symbiose HTO de Brangier (2001), la notion de compatibilité est centrale pour appréhender la relation humain-technologie-organisation et elle apparaît, de fait, comme pouvant guider la préparation du déploiement afin que la technologie serve véritablement les activités existantes et non l’inverse. Les futurs utilisateurs et l’ensemble des professionnels susceptibles d’être impactés par la survenue d’une nouvelle technologie sont les mieux placés pour envisager cette compatibilité. Par conséquent, il convient de les réunir afin qu’ils construisent de façon collective un projet de changement garant de cette compatibilité. Cette compatibilité devra ensuite être appréciée par une mise en situation. Une fois validée par l’ensemble des parties prenantes, le déploiement et la formation de l’ensemble des utilisateurs et des professionnels concernés peuvent alors se mettre en place.

Dans le cadre de l’accompagnement réalisé à la DIRO, 22 professionnels (des représentants des différents métiers concernés par l’utilisation des STI-C et certains de leurs responsables hiérarchiques) ont été réunis afin de définir de nouvelles façons de travailler à l’occasion de dix réunions de co-construction. En s’appuyant sur les référentiels d’activités préalablement formalisés lors de la première phase, il leur était demandé de faire des propositions pour intégrer les STI-C dans leurs activités. Après dix sessions de travail au cours desquelles les participants ont eu l’occasion de confronter leurs points de vue, de nouvelles façons de travailler avec les STI-C ont été formalisées et approuvées pour les agents d’exploitation et les opérateurs de gestion de trafic.

Ensuite, deux mises en situation ont été réalisées dans deux CEI avec les agents d’exploitation et les équipes encadrantes. À cette occasion, les agents ont tous utilisé Scoop en situation réelle puis ils ont été interrogés sur leur expérience avec l’outil.

À la suite de ces mises en situation, le déploiement pouvait débuter.

3.3 Phase 3 – regel : encourager et suivre les pratiques émergentes

Une fois le déploiement lancé, il s’agit d’encourager et de suivre les pratiques émergentes qui sont susceptibles d'apparaître lors du déploiement d’une technologie mais qui ne peuvent pas être anticipés (Bobillier Chaumon, 2016). Par conséquent, seule l’observation et le suivi des effets produits par l’intégration de la technologie et l’accompagnement de ces changements peut conduire au succès final du déploiement. Cette troisième étape de l’accompagnement (regel) requiert une analyse des effets produits par le déploiement de la technologie afin de saisir son intégration et sa plus-value en contexte réel (Bobillier Chaumon, 2016) tout en encourageant les acteurs concernés à continuer de faire évoluer le projet afin que naissent des opportunités pour l’organisation (Orlikowski, 1996 ; Orlikowski & Hofman, 1997).

Dans le cadre du projet Scoop, cette dernière étape n’a pas encore été réalisée. Mais, comme nous venons de le dire, il sera nécessaire d’analyser à nouveau les activités de travail afin d’observer dans quelle mesure le système Scoop a fait l’objet d’une appropriation dans l’organisation. Les écarts avec le projet de changement initialement défini pourront ainsi être appréhendés. Ces écarts seront autant de nouvelles opportunités et de menaces à accompagner pour assurer l’appropriation de Scoop au sein de la structure.

Une synthèse de l’ensemble de la démarche telle qu’elle vient d’être présentée est proposée dans la figure ci-dessous (voir Figure 2). Cette méthode et les résultats décrits dans le présent article sont plus précisément décrits par Auteurs (2021).

Figure 2

Synthèse opérationnelle de la méthode d’accompagnement

Synthèse opérationnelle de la méthode d’accompagnement

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4. Quelques résultats pour soutenir l’intérêt de la démarche

Pour soutenir l’intérêt de la démarche, nous présenterons quelques résultats en lien avec le métier d’agent d’exploitation. Les résultats relatifs aux autres métiers et à l’organisation ne seront pas évoqués par soucis de concision et de clarté. Pour le métier d’agent d’exploitation, des leviers et des freins ont été identifiés puis utilisés pour préparer le déploiement. Ainsi, la projection de l’analyse fonctionnelle sur l’analyse de l’activité a permis d’identifier 24 situations de parfaite adéquation activité existante et système Scoop (soit 19,1 %) et dans le même temps, 46 situations où l’adéquation est à construire (soit 36,5 %). Par ailleurs, 56 situations n’impliquent pas d’interaction entre le système Scoop et l’activité (soit 44,4 %). Notons enfin qu’aucune incompatibilité majeure n’a été identifiée. Par exemple, il a été observé que la compatibilité est très importante entre les objectifs que les agents poursuivent (anticipations) et le système Scoop (6 composantes sur 9 en adéquation, soit 66,7 %). En effet, la finalité des STI-C est notamment d’améliorer la sécurité routière, ce qui est parfaitement compatible avec la représentation qu’ont les agents de leur métier : assurer la sécurité des usagers. Ce résultat est à même de représenter un levier sur lequel la DIRO peut communiquer pour s’assurer du déploiement des STI-C. De manière générale, la communication sur le projet a été renforcée au travers de publications régulières à destination de tous les agents, de la mise en place d’agents « ambassadeurs » susceptibles de faire le relais entre l’équipe projet et les différents services de la DIRO, l’instauration de séminaires dédiés, etc.

À l’inverse, le système Scoop est apparu aux yeux de certains agents comme pouvant représenter un risque en termes de sécurité, alors même que le dispositif est censé l’améliorer. En effet, Scoop doit venir s’insérer parmi les outils déjà existants mis à la disposition des agents (e.g., pupitre de contrôle de la signalisation présente sur leur véhicule ou encore divers moyens de communication comme le téléphone ou la radio) or pour certains agents, devoir utiliser Scoop en plus de ces outils peut être une source supplémentaire de distraction. On se retrouve ainsi devant une compatibilité à construire. Pour éviter que cette crainte ne représente un frein au déploiement, deux préconisations ont été proposées à la DIRO : limiter au maximum les interactions avec l’outil pendant la conduite et améliorer l’interface avec les postes de conduite.

Un dernier exemple porte sur le fait que le système Scoop fonctionne sur le principe de la géolocalisation. Or, les agents ont rapidement craint que celle-ci ne soit utilisée comme un moyen de contrôle de leur activité. Il a fallu tenir compte de cette crainte pour favoriser l’acceptation du dispositif et maintenir des relations basées sur la confiance entre agents et responsables au risque, sinon, que le système ne soit considéré par ses utilisateurs comme une menace et ne devienne un frein au déploiement. Cette problématique, dont la résolution était absolument centrale pour déployer la technologie dans de bonnes conditions, a fait l’objet de plusieurs échanges de sensibilisation auprès de l’équipe projet pour que des actions soient mises en place d’un point de vue technique (e.g., modification du système Scoop avec la possibilité pour les agents d’utiliser Scoop sans s’authentifier et donc sans communiquer d’informations à caractères personnelles ; mise en place d’un serveur informatique de chiffrement des données), d’un point de vue organisationnel (e.g., rédaction d’une charte garantissant le bon usage des données récoltées par l’ensemble des parties concernées ; engagement de la Direction à ne pas autoriser l'utilisation des données à des fins de surveillance…) et d’un point de vue individuel (e.g., communication renforcée à ce sujet et sur les moyens de protection des agents). À l’inverse, la géolocalisation du système Scoop est apparue compatible avec la volonté des agents de pouvoir justifier auprès de leur hiérarchie et des usagers de la route que leur mission de service public a bien été accomplie (invariant opératoire). Les enregistrements des déplacements et des signalements lors des interventions peuvent servir une meilleure protection juridique des agents et ainsi constituer un levier pour le déploiement. Il a été donc recommandé à la DIRO d’utiliser les STI-C dans cet objectif et de communiquer sur le sujet.

Au-delà de ces quelques exemples, la démarche initiée lors de la phase de gel aura permis de repérer de nombreux leviers et freins au déploiement et de proposer pas moins de 73 préconisations à la DIRO et au Ministère. Celles-ci portaient à la fois sur des actions de communication vis-à-vis des équipes, des évolutions techniques des outils ou sur la modification du contexte de déploiement (e.g., interface avec les postes de travail ou adaptation des procédures en vigueur). La majorité de ces préconisations ont été jugées pertinentes et ont donc été suivies d’effets avant même le déploiement. On peut citer, à titre d’exemples, un travail majeur d’intégration des différentes applications, initialement prévues pour fonctionner de façon indépendante, sur une même tablette et le nouveau projet « Fourgon du futur » visant à prendre en compte l’ensemble des problèmes ergonomiques repérés.

La phase de rebalancement a, quant à elle, permis, grâce aux groupes de travail mis en place, de co-construire de nouvelles façons de travailler avec Scoop. Les échanges issus de la confrontation des points de vue de tous les participants ont permis la rédaction de nouvelles procédures. À titre d’exemple, la problématique du risque de distraction lors de la conduite a été prise en compte et les équipes se sont donné pour objectif de repérer les moments les plus adéquats pour utiliser la tablette en toute sécurité. Après une validation par le groupe de travail, l’équipe projet, la Direction et les organisations syndicales[3], deux mises en situation en CEI ont été réalisées. Elles ont débuté par des actions de communication dans ces CEI afin de présenter à nouveau le projet Scoop et rappeler la démarche d’accompagnement engagée ainsi que les principales mesures déjà prises et celles à venir afin de garantir l’intégration de Scoop dans leurs activités de travail (i.e., prise en compte des freins et des leviers). Après la résolution de plusieurs problèmes techniques détectés grâce à la mise en situation, il a été constaté que l’outil a majoritairement été bien évalué et a donné satisfaction aux agents et à leur hiérarchie. Il n’en reste pas moins que les équipes ont exprimé certaines demandes d’évolution du dispositif. Celui-ci devra donc encore évoluer afin de faire l’objet d’une réelle adoption par ses utilisateurs.

On peut par ailleurs noter que les dirigeants de la DIRO, convaincus par la démarche, se sont inspirés de la méthode pour le déploiement d’autres projets comme la structuration de leur politique d’information routière.

5. Conclusion

Cet article avait pour objectif de présenter une méthode visant à repérer et à accompagner les opportunités et les menaces induites par le déploiement d’une technologie afin que ce dernier soit réussi. Cette méthode et sa mise en oeuvre chez un gestionnaire routier ont été présentées, ainsi que quelques résultats permettant d’éprouver sa pertinence.

Cette méthode s’inscrit dans la logique des trois étapes de l’accompagnement des changements continus proposés par Weick et Quinn (1999). Dans ce cadre, la phase de gel consistait à, dans un premier temps, mettre à plat l’ensemble des activités existantes au sein du contexte de déploiement ainsi que le fonctionnement de la technologie et à, dans un second temps, croiser les référentiels d’activité ainsi formalisés afin d’appréhender les impacts potentiels du déploiement de la technologie. Ensuite, la phase de rebalancement consistait à réunir les professionnels concernés par l’utilisation de la technologie afin de définir collectivement un projet de changement, de le mettre en situation et de le diffuser. Enfin, la phase de dégel consistait à suivre l’évolution des activités au sein de l’organisation et à s’inscrire dans une logique de changement continu en repérant de nouvelles opportunités d’évolutions.

La mise en oeuvre de cette méthode nous a amenés à constater toute la dualité entourant l’utilisation du système Scoop au sein de la DIRO. En effet, la technologie peut être perçue par les agents comme étant à la fois susceptible d’améliorer leur quotidien mais aussi de dégrader leurs conditions de travail ou de les mettre en danger. L'analyse de l'activité et la participation active des utilisateurs dans la conception du dispositif et des nouveaux modes de travail permettent d’anticiper les freins au déploiement et d’utiliser les leviers repérés. Pour conclure, on peut toutefois noter que l’analyse fine des activités existantes s’inscrit dans un temps indéniablement long pas toujours compatible avec le temps d’un projet. Toutefois, la prise en compte des possibles écueils pour rechercher la solution avec le collectif concerné apparaît comme une réelle opportunité pour le développement des métiers et de l’organisation. En ce sens, le déploiement d’une technologie peut être considéré comme un potentiel au service d’un changement plus large (notamment organisationnel) dépassant le simple cadre du déploiement technologique, à condition d’accepter que ce processus de changement et les résultats auquel il aboutira ne soit pas complètement maîtrisés par les équipes dirigeantes (Orlikowski, 1996 ; Orlikowski & Hofman, 1997).