Corps de l’article

1. Problématique

Mesures de contrôle : état de la situation

Il y a déjà plus de 20 ans qu’un consensus international existe sur la nécessité de réduire – voire d’éliminer – l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale. Elles constituent habituellement le choix de dernier recours lorsque la personne présente de la dangerosité pour elle-même ou pour autrui (Sailas et Fenton, 2006). Au Québec, l’isolement « consiste à confiner une personne dans un lieu, pour un temps déterminé, d’où elle ne peut sortir librement » (ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, 2015). Pour sa part, la contention (mécanique, physique ou chimique) vise « à empêcher ou à limiter la liberté de mouvement d’une personne ».

De nombreuses revues systématiques ont été consacrées aux conséquences délétères des mesures de contrôle en santé mentale. Chez les patients, il a été question de décès (Weiss et coll., 1998), mais aussi de sentiments de honte, d’injustice, de solitude et de peur (Chieze et coll., 2019 ; Guzman-Parra et coll., 2018). Pour les intervenants, leur utilisation représente une forme de coercition créant un dilemme éthique quotidien dans leur pratique (Hem et coll., 2014). De plus, le fardeau économique lié à cette problématique a été évalué à 43 000 $ par unité d’hospitalisation en soins aigus (Serrano-Blanco et coll., 2017). Par ailleurs, une revue systématique Cochrane n’a pu identifier de retombées thérapeutiques liées à cette pratique (Sailas et Fenton, 2006). Il est dès lors surprenant de constater qu’au Québec, près d’une personne sur 4 hospitalisée en milieu psychiatrique soit soumise à ce type de coercition formelle (Dumais et coll., 2011).

Dans ce contexte, au tournant des années 2000, tant des organismes de défense des droits de la personne (p. ex. Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec) que des instances gouvernementales ont diffusé des rapports et des politiques visant la réduction de l’utilisation des mesures de contrôle. À travers la francophonie, citons l’exemple de la Belgique, de la France, du Maroc, du Québec et de la Suisse (Conseil Supérieur de la Santé, 2016 ; Haute Autorité de Santé, 2017 ; MSSS, 2002 ; Office fédéral de la santé publique, 2019). Ces politiques se sont toutefois traduites par des pratiques très variables. C’est aussi en ce sens que l’ONU (2013) s’est positionnée clairement contre l’utilisation des mesures de contrôle, en les référant même à une forme contemporaine de torture. Une réflexion menant à des actions concertées sur l’adéquation de leur utilisation par rapport à leur indication s’avère nécessaire.

Tension entre les discours liés aux droits de la personne et à la sécurité publique

Le dilemme éthique de l’intervenant dans la prise de décision de l’application d’une mesure de contrôle est nourri par les discours liés aux droits de la personne et à la sécurité publique. Il s’agit, d’une part, d’un discours de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle s’inscrivant dans un contexte de primauté des droits de la personne. D’autre part, il est question de la gestion des risques de travailler dans un milieu où, selon l’Organisation mondiale de la santé (2017), de 8 à 38 % des travailleurs de la santé subiront de la violence physique à un moment de leur carrière. Ces pôles ont souvent été présentés comme relevant d’une dichotomie irréconciliable, pourtant les intervenants détenant la responsabilité décisionnelle des mesures de contrôle jonglent quotidiennement avec les principes éthiques découlant de ces différentes postures. Or, bien que chaque décision relève légalement de l’intervenant, la littérature scientifique est claire quant au fait que le processus décisionnel de mesures de contrôle est multifactoriel (Larue et coll., 2009). Il est dès lors du devoir de tous de partager cette responsabilité en mettant en place un climat de prévention de la violence et, ainsi, participer à la prévention du recours aux mesures de contrôle.

Prévention de l’utilisation des mesures de contrôle

De nombreux écrits se sont penchés sur les interventions de prévention du recours aux mesures de contrôle. Par le biais d’une revue systématique, nous avions pu identifier que la plupart des initiatives combinant des interventions présentaient une diminution significative des mesures de contrôle sans augmentation des agressions (Goulet et coll., 2017). Plusieurs recensions des écrits ont d’ailleurs permis d’identifier les différents types d’interventions utilisées, allant de politiques gouvernementales aux pratiques cliniques (Bak et coll., 2012 ; Goulet et coll., 2017 ; Scanlan, 2010 ; Stewart et coll., 2010).

Quelques modèles conceptuels ont été développés en lien avec les mesures de contrôle en milieu psychiatrique hospitalier, portant soit sur le processus décisionnel (Moylan, 2012), soit sur les facteurs influençant la prise de décision (Larue et coll., 2013) ou encore sur la fréquence des conflits en milieu psychiatrique (Bowers, 2014), mais aucun modèle n’a spécifiquement porté sur leur prévention. Le but de l’article est donc de proposer le Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale à partir d’une revue intégrative sur le sujet.

2. Méthode

Une revue intégrative a été réalisée afin de proposer un modèle présentant un portrait global des résultats et des implications claires pour la pratique, les politiques et la recherche (Whittemore et Knafl, 2005). Cinq étapes sont nécessaires : l’identification du problème, la recherche documentaire, l’évaluation, l’analyse et la présentation des données.

La recherche documentaire a été conduite par une bibliothécaire spécialisée en santé mentale dans les bases de données Pubmed, PsycINFO, EMBASE et CINAHL. Les articles de 2010 à avril 2020, en langue française ou anglaise, évalués par les pairs et présentant des interventions visant à prévenir les mesures de contrôle en psychiatrie générale ou médico-légale ont été identifiés en combinant les mots-clés : « seclusion » AND/OR « restraint » AND « psychiatr* » AND/OR « mental health » AND « reduction » AND/OR « prevent* ». Les études menées auprès d’une population de pédopsychiatrie, de gérontopsychiatrie ou de déficience intellectuelle, ainsi que les écrits portant sur les hospitalisations involontaires et les autorisations judiciaires de soins ont été exclues. Les listes de références des écrits sélectionnés ont été consultées afin d’inclure tout autre écrit jugé pertinent.

À partir des 1 249 écrits de la recherche initiale (sans doublons), la deuxième autrice a fait une première sélection en examinant les titres (n = 482), en faisant une lecture des résumés (n = 157), puis une lecture intégrale des textes pour retenir 138 articles pour inclusion finale. L’évaluation des critères d’éligibilité a été menée indépendamment par les autrices sur un échantillon de 10 % avec un accord interjuge de 88 %. Après discussion, l’atteinte d’un consensus a été obtenue pour tous les articles de cet échantillon. Voir la figure 1 pour le diagramme de flux.

Figure 1

Diagramme de flux décrivant la stratégie de recherche employée pour l’inclusion des 138 études incluses dans la revue intégrative

Diagramme de flux décrivant la stratégie de recherche employée pour l’inclusion des 138 études incluses dans la revue intégrative

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L’extraction des données a intégré les informations suivantes : auteur, revue, année, type d’étude, principaux résultats et type d’intervention de prévention. L’analyse thématique des données (Miles et coll., 2014) a été complétée en se référant aux catégories du modèle écologique de Bronfenbrenner (1979). Ce modèle soutient que la personne est située dans un environnement composé d’un ensemble de systèmes interdépendants, soit l’ontosystème, le microsystème, le mésosystème, l’exosystème, le macrosystème et le chronosystème. Le modèle écologique permet ainsi d’analyser une situation en tenant compte des interactions constantes et mutuelles entre ces systèmes.

3. Résultats

Les 138 articles inclus sont des études empiriques (n = 108), des recensions des écrits (n = 20) ou des écrits théoriques (n = 10). Les devis sont principalement de nature quantitative (n = 87), de nature qualitative (n = 11) ou mixte (n = 10). Seulement 4 études randomisées contrôlées ont été identifiées. La majorité des écrits provenaient des États-Unis (n = 30), du Royaume-Uni (n = 23), de l’Australie (n = 20) et des Pays-Bas (n = 18). Les autres écrits provenaient de 17 autres pays d’Amérique, d’Europe, d’Asie et d’Océanie.

Le Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale vise, par une approche systémique, à refléter la nature multifactorielle et complexe de la problématique liée à la réduction du recours aux mesures de contrôle où les différents systèmes interagissent constamment et se transforment mutuellement. Il est développé à partir d’une synthèse des articles recensés de notre revue intégrative en présentant les interventions spécifiques à chaque système et leurs interactions.

Figure 2

Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale

Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale

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3.1 Ontosystème : la personne

La personne à risque de mesure de contrôle, dans ses dimensions biopsychosociales, se trouve au centre du modèle proposé. Plusieurs éléments pourront avoir un effet préventif : sa trajectoire de vie et de soins, ses capacités de coping (stratégies adaptatives déjà mises en place à domicile et à l’hôpital), mais aussi l’absence de facteurs de risque statiques (p. ex. antécédents de violence, abus de substances) et dynamiques (p. ex. comportement violent, négativisme) (van de Sande et coll., 2017). Les écrits mettent de l’avant la participation active des personnes, des soins reçus (p. ex. élaboration du plan de crise conjoint) jusqu’à leur organisation (p. ex. implication dans différents comités organisationnels ou de recherche) (Väkiparta et coll., 2019). L’évaluation de la dangerosité – donc de la nécessité d’une mesure de contrôle – se fait alors dans un espace de collaboration et de participation active de la personne, en tenant compte de chacune de ses dimensions.

3.2 Microsystème : les intervenants et le milieu de soins

Le microsystème réfère aux personnes et milieux fréquentés par la personne (ontosystème) ce qui, en contexte hospitalier, correspond aux pairs, aux intervenants et à l’unité de soins. Une étude britannique met d’ailleurs en lumière que le risque de violence de la personne ne serait pas le principal facteur expliquant la décision de recourir à une mesure de contrôle (Price et coll., 2018). Ainsi, beaucoup d’interventions découlent 1) des intervenants (relation thérapeutique, évaluation du risque, plans de soins, thérapie cognitive, médication, techniques de désescalade, retour post-isolement) ; et 2) des unités de soins.

Interventions initiées par les intervenants

Relation thérapeutique. La relation thérapeutique est une dimension centrale de plusieurs approches ou philosophie de soins en santé mentale. Quelques-unes ont été étudiées et ont été associées à une réduction de l’utilisation des mesures de contrôle : le rétablissement (Ash et coll., 2015 ; Bak et coll., 2012 ; Repique et coll., 2016 ; Smith et coll., 2015), les soins sensibles au traumatisme (Gerace et Muir-Cochrane, 2018 ; Muskett, 2014), l’empathie, les soins basés sur la personne et le respect des droits (Connolly et coll., 2019), l’éthique du soin (Voskes et coll., 2014) ainsi que l’approche favorisant des soins culturellement sécurisants (Drown et coll., 2018). Ces approches ont en commun de dépasser une application rigide des règles et protocoles afin de se centrer sur la personne (ontosystème) et de développer un véritable partenariat avec celle-ci.

Une revue systématique sur les perceptions des intervenants et patients sur l’amélioration des pratiques de mesures de contrôle incluant 39 articles a montré qu’une meilleure communication, de même que plus d’interactions avec les patients sont à privilégier (Van der Merwe et coll., 2013). Selon Chieze et coll. (2019), le développement d’une relation thérapeutique aurait d’ailleurs un effet potentialisateur sur les autres interventions en plus de diminuer la coercition perçue.

Outils d’évaluation du risque. Les outils recensés en lien avec la prévention des mesures de contrôle sont : Risk of Administrative Segregation Tool’s (Hilton et coll., 2019), Modified Mania Assessment Scale (Odgaard et coll., 2018), Brøset Violence Checklist (van de Sande et coll., 2013), Phipps Aggression Screening Tool (Jayaram et coll., 2012) et le Early Recognition Model (Fluttert et coll., 2010). Notons aussi l’examen des notes narratives (Stepanow et coll., 2019) et des moyens innovants tels l’apprentissage automatique (Danielsen et coll., 2019). L’évaluation du risque relève principalement de l’approche du jugement clinique structuré où les échelles proposées sont en soutien au jugement clinique de l’intervenant afin d’étoffer l’évaluation clinique.

Plan de sécurité et plan de crise conjoint. Faisant écho aux concepts de rétablissement et de décision partagée, ces plans élaborés conjointement avec la personne (interaction avec l’ontosystème) aident à personnaliser les soins en identifiant ses préférences de soins et traitement lorsqu’elle est en situation de crise (p. ex. une escalade agressive) (Ash et coll., 2015 ; Gerace et Muir-Cochrane, 2018 ; Van Dorn et coll., 2010). D’autres types de plans sont aussi discutés, tels le Positive behaviour support plan (Clark et coll., 2019) et le plan de soins basé sur un objectif SMART (Elzubeir et Dye, 2017).

Thérapie cognitive dans le milieu. Cette intervention psychoéducative vise à permettre au patient de prendre une part active dans la prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en trouvant et en mettant à l’essai des alternatives aux mesures de contrôle (interaction avec l’ontosystème). Selon une revue systématique (Bak et coll., 2012), la thérapie cognitive dans le milieu s’est montrée efficace pour réduire le nombre de mesures de contrôle en mettant l’accent sur un dialogue entre l’infirmière et la personne ciblant les comportements inadaptés de cette dernière.

Médication. La médication fait ici référence au type et au mode d’utilisation du traitement de première intention. Il n’est donc pas question de l’usage de médicaments comme mesure d’appoint, ce qui se rapproche davantage de la notion de contention chimique. Ainsi, 2 études ont identifié une réduction des mesures de contrôle, soit par l’utilisation de la clozapine comparativement aux antipsychotiques de 1re ou de 2e génération (Ifteni et coll., 2017), soit par une consultation avec un pharmacien dans les 5 jours suivant l’admission (Goldbloom et coll., 2010).

Techniques de désescalade. Lorsque la personne présente des signes d’escalade agressive, le recours à des techniques plus spécifiques de pacification est alors préconisé (Kuivalainen et coll., 2017 ; Newman et coll., 2018 ; Poremski et coll., 2019 ; Qurashi et coll., 2010a). Par exemple, dans la francophonie, l’approche Oméga est l’une des plus enseignées et Geoffrion et coll. (2018) ont pu identifier une réduction du recours aux mesures de contrôle aux soins intensifs psychiatriques à la suite de son implantation.

Retour post-isolement. Le retour post-isolement avec le patient ou en équipe est une intervention s’apparentant à une pratique réflexive pour prévenir de futurs incidents, pour gérer les conséquences négatives des mesures de contrôle auprès de la personne et des intervenants, mais aussi pour favoriser un changement de pratique (Goulet et Larue, 2016 ; Mangaoil et coll., 2018). Ce type d’intervention fait partie de la majorité des revues systématiques recensées (Espinosa et coll., 2015 ; Goulet et coll., 2017 ; Scanlan, 2010 ; Väkiparta et coll., 2019).

Interventions ciblant les unités de soins

Les interventions préventives en lien avec le système de l’unité de soins impliquent les changements dans l’environnement afin de faciliter les interactions entre patients et avec les intervenants (Borckardt et coll., 2011), mais aussi afin de créer un milieu plus chaleureux. Parmi ces interventions, nous retrouvons l’ajout d’activités significatives (Väkiparta et coll., 2019), la diminution des stimuli (Bowers et coll., 2012 ; Scanlan, 2010 ; Wilson et coll., 2018), la présence de chambres individuelles et d’espaces aérés et éclairés naturellement (Olver et coll., 2009). Des changements au niveau de la structure de l’unité (p. ex. horaire des activités accessibles, présentation des employés sur un babillard) se sont aussi avérés efficaces (Espinosa et coll., 2015). Des chercheurs identifient d’ailleurs les interventions sur l’environnement physique comme l’une des composantes les plus performantes des programmes de réduction des mesures de contrôle (Borckardt et coll., 2011).

Des revues systématiques ont aussi exploré plus spécifiquement les approches de modulation sensorielle qui visent à régulariser les expériences perceptuelles de la personne et à optimiser son bien-être physique et émotionnel (Espinosa et coll., 2015 ; Väkiparta et coll., 2019). Elles réfèrent par exemple à des programmes d’intégration sensorielle, aux salles d’apaisement, aux salles Snoezelen, aux ensembles sensoriels, à la musique, aux couvertures lestées, aux balles antistress et à certains exercices (Scanlan et Novak, 2015).

3.3 Mésosystème : culture de l’unité

Le mésosystème renvoie aux relations entre les différents microsystèmes entourant la personne. Dans le contexte des mesures de contrôle, la culture de soins est influencée par la relation entre les intervenants et leur milieu de travail et est donc propre à chaque unité. D’ailleurs, selon Muir-Cochrane (2018a), la variation des taux d’isolement à travers la Nouvelle-Zélande ne peut s’expliquer que par les caractéristiques démographiques de la population, ce qui lui permet de conclure que la culture des unités de soins en est le facteur central.

Paternalisme et partenariat : deux cultures de soins coexistantes. Selon l’étude de Vatne et Fagermoen (2007), deux visions conflictuelles du soin peuvent cohabiter au sein d’une même unité, relevant du paternalisme ou du partenariat. Elles se développent toutefois dans un contexte où un discours est dominant – et donc acceptable – par rapport à l’autre.

Selon les écrits, il existe ainsi d’un côté une approche prônant la sécurité au travail qui participe d’une culture de soins plus rigide et davantage centrée sur le respect des règles des milieux de soins. Selon Slemon et coll. (2017, traduction libre), « la sécurité est articulée comme l’objectif central des soins psychiatriques en milieu hospitalier, mais cette valeur apparemment bienfaisante est enracinée dans la peur, la stigmatisation et un historique d’institutionnalisation ». Toujours selon ces auteurs, les pratiques visant à maintenir la sécurité des patients et intervenants en milieu hospitalier se sont avérées inefficaces et nocives, mais leur utilisation continue est légitimée par l’opérationnalisation de la valeur de sécurité. Ainsi, un discours axé sur la sécurité a pour potentiel de transformer la nature du soin, celui-ci n’étant ainsi plus centré sur la personne, mais défini par la peur de l’agression.

Néanmoins, une étude suisse révèle que le fait d’avoir une vision plus optimiste du rétablissement est associé à une perspective plus critique des mesures de contrôle et à une utilisation moindre (Motteli et coll., 2019). Dans un même ordre d’idées, une équipe de soins présentant davantage de réflexivité serait moins portée à appliquer une mesure de contrôle (Mann-Poll et coll., 2011). La promotion du dialogue entre intervenants et patients, ainsi que l’assouplissement des règles strictes souvent présentes en milieux de soins favorisent la transition d’une culture du risque vers une culture de collaboration et de partage de responsabilités (Landeweer et coll., 2010). Il en ressort donc qu’une culture de partenariat constitue en soi une culture préventive des conflits sur les unités de soins.

3.4 Exosystème : initiatives organisationnelles

L’exosystème réfère aux contextes sociaux où la personne n’est pas directement impliquée, mais qui exercent une influence sur elle, ce qui inclut les hôpitaux et organismes communautaires (p. ex. organismes de défense des droits de la personne). L’implantation de programmes de réduction du recours aux mesures de contrôle, le leadership, les indicateurs de suivi, la formation des intervenants et l’organisation des soins relèvent de ce système.

La problématique des mesures de contrôle étant multifactorielle, plusieurs hôpitaux ont opté pour l’implantation de programmes visant plusieurs niveaux de prévention à la fois. Les deux programmes les plus recensés dans la littérature sont le Six Core Strategies et le modèle Safewards (Tableau 2). Les autres modèles identifiés dans les écrits sont : Methodical Approach (Boumans et coll., 2015), Engagement Model (Blair et Moulton-Adelman, 2015 ; Borckardt et coll., 2011), No Force First (Ashcraft et coll., 2012), Seclusion Reduction Program (Mann-Poll et coll., 2018) et Seclusion and Restraint Reduction Initiative (Wale et coll., 2011).

Tableau 1

Programmes de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle

Programmes de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle

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Le leadership organisationnel est central au changement de pratique (Goulet et coll., 2017 ; Huckshorn, 2014 ; Qurashi et coll., 2010b ; Scanlan, 2010 ; Smith et coll., 2015). Il s’exerce notamment par des changements aux politiques internes (Godfrey et coll., 2014 ; Knox et Holloman, 2012 ; Lorenzo et coll., 2014 ; Smith et coll., 2015), aux formulaires d’incidents (Bell et Gallacher, 2016), ou aux protocoles pour clientèle spécifique comme celle vivant avec un trouble de la personnalité limite (Gonzalez-Torres et coll., 2014).

Les organisations peuvent aussi mettre en place des comités sentinelles qui exercent un suivi par le biais d’alertes cliniques (Smith et coll., 2015), d’audits et de révision des incidents (Hernandez et coll., 2017 ; Qurashi et coll., 2010b). Quant à l’utilisation des statistiques liées aux indicateurs des mesures de contrôle (au minimum prévalence et durée), elle permet de fournir une rétroaction aux intervenants et à l’organisation sur leur pratique et d’en promouvoir la diminution (Ash et coll., 2015 ; Scanlan, 2010 ; Wieman et coll., 2014). D’autres indicateurs peuvent être utilisés, tels que le score à l’échelle modifiée du Climat de prévention de la violence (Goulet et coll., 2021) ou le questionnaire visant l’évaluation organisationnelle (Colton et Xiong, 2010).

La majorité des initiatives de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle comportent un volet de formation du personnel à cet égard (Biondo, 2017 ; Espinosa et coll., 2015 ; Godfrey et coll., 2014 ; Goulet et coll., 2017 ; Laker et coll., 2010 ; Long et coll., 2016 ; Price et coll., 2018 ; Scanlan, 2010 ; Snorrason et Biering, 2018 ; Duncan Stewart et coll., 2010 ; Väkiparta et coll., 2019), influençant ainsi le microsystème. Une méta-analyse portant sur 16 articles a révélé qu’un programme de formation sur les contentions physiques diminue l’utilisation de cette mesure de contrôle (Lan et coll., 2017). Ces auteurs ont noté que les formations ciblaient surtout l’éducation à la santé, à la gestion de la violence, la réflexivité et les techniques d’application des mesures de contrôle. Pour sa part, Silver Curran (2007) souligne que toute activité de formation en ce sens devrait valider les émotions des intervenants et leur expliquer le rationnel derrière le changement de pratique proposé.

C’est aussi dans ce système qu’il est possible de repenser l’organisation des soins, par exemple par le biais d’équipes de crise (code blanc) (Godfrey et coll., 2014 ; Scanlan, 2010 ; Duncan Stewart et coll., 2010) ou le jumelage d’intervenants d’expérience avec des intervenants novices (Poremski et coll., 2019). Des unités pour des clientèles spécifiques en attente d’hospitalisation ont aussi diminué le recours aux mesures de contrôle (Browne et coll., 2011), alors que la fermeture d’un programme interne de réadaptation psychiatrique l’a pour sa part augmenté (Tarasenko et coll., 2013). Une politique de « portes ouvertes » (Beaglehole et coll., 2017 ; Hochstrasser et coll., 2018 ; Jungfer et coll., 2014 ; Steinauer et coll., 2017) ou d’hospitalisation contrôlée par le patient (Strand et von Hausswolff-Juhlin, 2015) mèneraient aussi à une réduction des mesures de contrôle. En revanche, bien que le nombre insuffisant d’intervenants sur les unités de soins ait été ciblé par le passé comme facteur contribuant à l’utilisation des mesures de contrôle, les études plus récentes n’y voient aucune association (Fukasawa et coll., 2018), même si les croyances à cet effet sont très présentes dans les milieux de soins (McKeown et coll., 2019).

3.5 Macrosystème : politiques nationales et organisations internationales

Les changements législatifs et les politiques nationales cristallisent l’évolution des normes, valeurs et idéologies au sein d’une société.

Plusieurs articles ont d’ailleurs observé une baisse de la prévalence des mesures de contrôle à la suite de changements aux politiques nationales, notamment aux Pays-Bas (Noorthoorn et coll., 2016), en Espagne (Guzman-Parra et coll., 2015), au Royaume-Uni (Sustere et Tarpey, 2019) et aux États-Unis (Hayes et Russ, 2016).

La culture organisationnelle (exosystème) est aussi influencée par les exigences ministérielles qui déterminent les priorités, tant en termes de temps que de ressources financières accordés à chaque problématique, par exemple en intégrant ou non les mesures de contrôle comme indicateur sensible à la qualité des soins. Parmi les initiatives nationales, soulignons l’Australie qui organise un forum national bisannuel où patients, proches, universitaires, cliniciens et gestionnaires se rencontrent avec le but d’éliminer toutes les formes de coercition (Muir-Cochrane, 2018b). Il en résulte des projets financés par des instances gouvernementales décisionnelles en matière de santé mentale (Gerace et Muir-Cochrane, 2018 ; Muir-Cochrane, 2018b).

L’étude qualitative de Wilson et coll. (2017) permet d’ailleurs de constater que les intervenants en santé mentale (microsystème) sont l’objet d’une pression politique gouvernementale afin de réduire le recours aux mesures de contrôle, mais que ces intervenants se sentent démunis lorsqu’il est question des alternatives qui tiennent compte de la sécurité de toutes les parties impliquées. Ainsi, selon Happell et Koehn (2010), en tant que groupe professionnel le plus susceptible d’initier l’isolement, les attitudes des infirmières à l’endroit de ces politiques influenceront dans quelle mesure elles seront appliquées dans la pratique. Dans un article visant à identifier les enjeux éthiques et juridiques des programmes de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle, Keating (2009) affirme qu’« il n’est pas rare d’entendre les soignants se demander si les patients ne jouissent pas de plus de droits qu’eux-mêmes. » Les orientations ministérielles doivent donc émaner d’une réelle volonté politique de changement qui s’assure non seulement de diminuer la prévalence des mesures de contrôle, mais de proposer une vision plus inclusive intégrant la promotion de la sécurité de tous.

3.6 Chronosystème : évolution des discours ou la résistance au changement

Une pratique professionnelle s’inscrit dans un contexte historique qui évolue, car ce qui était acceptable il y a 20 ans ne l’est pas nécessairement aujourd’hui. Un changement de culture est notamment favorisé par des transformations au sein du macrosystème, par exemple en tenant compte de l’évolution de l’acceptabilité de la coercition en termes législatifs.

Certains appellent même à un changement fondamental de la culture en psychiatrie (Sashidharan, Mezzina et Puras, 2019). Nous assistons à une évolution des standards de pratiques et des discours prônant des approches participatives et inclusives : d’une approche paternaliste où l’intervenant se place en position de spécialiste vers une approche de partenariat où la responsabilité du risque devrait être partagée par tous. D’ailleurs, Secker expose dès 2004 l’échec de la politique « tolérance zéro » où aucune expression de l’agressivité n’est acceptée, car elle ne permet pas aux intervenants d’interpréter la signification du comportement agressif et ainsi d’intervenir conséquemment au besoin exprimé par la personne.

En revanche, un changement de pratique vers une réduction de l’utilisation des mesures de contrôle ne peut s’actualiser que si les intervenants ne sentent pas leur sécurité ontologique menacée. Selon le sociologue Giddens (1987), la réflexivité constitue la révision constante des pratiques, à la lumière d’informations nouvelles et de savoirs implicites. Dans ce contexte, le sentiment de sécurité étant un besoin fondamental, il ne peut y avoir de changement si l’intervenant a l’impression que sa sécurité est à risque. L’intervenant va alors suivre les lois qu’il considère comme justes.

À cet effet, dans un article s’intéressant à la résistance des intervenants à la réduction des mesures de contrôle, Silver Curran (2007) identifie les obstacles suivants : les inquiétudes par rapport à la sécurité des intervenants, le manque de connaissances sur les habiletés de désescalade et la peur d’appliquer un plan personnalisé qui remettrait en cause les règles du milieu. Selon Duxbury (2015), cette résistance au changement relève de 3 principaux mythes qu’il faut déconstruire : 1) les mesures de contrôle sont des interventions cliniques ; 2) elles sont seulement utilisées en dernier recours ; et 3) elles maintiennent les personnes en sécurité. Une variété de stratégies éducatives peuvent alors être proposées, incluant le jeu de rôle et les études de cas pour identifier les attitudes, croyances et comportements qui sont cohérents avec une réduction de l’utilisation des mesures de contrôle (Silver Curran, 2007).

4. Discussion

Le but de l’article était de proposer le Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale à partir d’une revue intégrative sur le sujet. Le modèle découlant de la revue intégrative a été réfléchi en lien avec les différents systèmes du modèle écologique de Bronfenbrenner (1979). Ce modèle systémique permet de mieux comprendre la responsabilité partagée par tous les systèmes impliqués dans la prévention du recours aux mesures de contrôle en examinant les interventions propres à chaque système, mais aussi leurs interactions. Il apparaît ainsi que la décision d’utiliser des mesures de contrôle ne relève pas seulement de l’intervenant devant un comportement à risque, mais aussi de la culture de soins de l’unité, des politiques organisationnelles, ministérielles, voire du contexte historique. Alors que certains écrits appellent à l’imputabilité des professionnels (E-Morris et coll., 2010 ; Secker et coll., 2004), ce modèle propose plutôt de tendre vers une responsabilité partagée entre les différents systèmes en jeu.

D’abord, le Modèle de prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale implique de responsabiliser la personne (ontosystème) sur ses actions et son rôle à jouer dans le maintien d’un environnement sécuritaire pour tous. En effet, afin de tendre vers une responsabilité partagée et de respecter les principes du rétablissement, il importe que la personne puisse elle aussi participer à minimiser le risque de comportement nécessitant une mesure de contrôle, au même titre que les autres systèmes impliqués. L’intervenant (microsystème) accompagne alors la personne dans ce cheminement en favorisant son autodétermination, tout en participant à la création d’un environnement thérapeutique et d’une culture de soins (mésosystème) basée sur le partenariat, le respect et l’égalité. D’ailleurs, l’un des aspects ayant le plus grand impact sur la réduction de l’utilisation des contentions est la communication (entre intervenants et patients intervenants) (Bell et Gallacher, 2016). De plus, la création d’environnements thérapeutiques, notamment par l’utilisation de la modulation sensorielle (p. ex. salle d’apaisement), permet non seulement de réduire l’utilisation des mesures de contrôle, mais également d’avoir d’autres effets bénéfiques pour les patients, tels qu’une réduction de la détresse chez les patients de même qu’une amélioration de la communication entre intervenants et patients (Väkiparta et coll., 2019). Cette revue intégrative a également permis de constater que les organisations (exosystème) doivent mettre en place des politiques de réduction de l’utilisation des mesures de contrôle qui soient claires pour les équipes et s’assurer de les accompagner par des gestionnaires de proximité afin de les soutenir dans leur pratique. Enfin, la sphère politique (macrosystème) doit tenir compte des réalités des savoirs issus des différents environnements (p. ex. savoirs expérientiel, professionnel, empirique) et permettre que les différents systèmes détiennent une place active dans la discussion menant à l’élaboration de politiques afin d’éviter une confrontation entre les directives ministérielles et la pratique clinique.

Alors que les politiques gouvernementales encouragent la réduction de l’utilisation des mesures de contrôle, il semble que la réalité soit plus complexe dans les milieux cliniques où les enjeux de sécurité sont au coeur des préoccupations des intervenants. Les initiatives pour diminuer les mesures de contrôle soulèvent des craintes pour la préservation de l’intégrité physique et psychologique des intervenants et des patients qui feraient face à des situations aiguës nécessitant l’utilisation de mesures de contrôle (Muir-Cochrane, 2018). Ainsi, le leadership devrait provenir des différents systèmes ayant une influence sur la prévention de l’utilisation des mesures de contrôle afin de concilier le discours politique, le fonctionnement organisationnel, la culture de soins des milieux et les pratiques cliniques pour permettre que le suivi des patients puisse être à la fois thérapeutique et sécuritaire pour tous. Le modèle proposé permet donc à chaque système de cibler des interventions qui leur sont spécifiques et qui influenceront l’ensemble de la problématique des mesures de contrôle.

Pour parvenir à un changement de culture, tenir compte du chronosystème nous semble une avenue particulièrement féconde. Chaimowitz (2019) nous met d’ailleurs en garde en réaffirmant l’importance de se questionner à savoir si les changements entrepris jusqu’à présent dans le domaine de la psychiatrie sont suffisants, alors que plusieurs seront tentés de croire qu’il est impossible de transformer davantage la pratique des mesures de contrôle. Comme le contexte historique est par définition en évolution, les repères éthiques le sont tout autant. Par exemple, la coercition subie en santé mentale ne relève pas seulement des mesures de contrôle, mais s’inscrit dans la trajectoire de vie de la personne. Il s’avère dès lors nécessaire de réfléchir la prévention non seulement en termes de mesures de contrôle telles l’isolement et la contention, mais dans son sens plus large, intégrant ainsi l’hospitalisation involontaire (garde en établissement, contrainte), le traitement involontaire (autorisation judiciaire de soins, ordonnance de traitement dans la communauté) et la coercition dans son ensemble (formelle, informelle et perçue).

En outre, le contexte de crise sanitaire mondiale est particulièrement critique pour la psychiatrie, alors qu’une hausse des mesures de contrôle a été observée (Fagiolini et coll., 2020). En effet, les dilemmes éthiques se complexifient en raison de la tension entre le respect des droits individuels (une personne ne comprenant pas ou ne voulant pas respecter les consignes de distanciation physique) et le respect de la sécurité publique (droit de ne pas être infecté). Rappelons également qu’en contexte de crise, les plus vulnérables de la société nécessitent une attention particulière afin de s’assurer que leurs droits soient respectés malgré les mesures visant à protéger la santé et la sécurité du public (Commission canadienne des droits de la personne, 2020).

Limites 

La recherche des écrits s’est limitée aux bases de données et à la recherche manuelle dans les listes de références. Ainsi, certaines études n’ont peut-être pas été identifiées. Une recherche spécifique de la littérature grise aurait potentiellement permis d’obtenir d’autres résultats. En outre, l’évaluation de la qualité méthodologique des écrits n’a pas été faite de manière systématique, ce qui aurait permis de justifier davantage les résultats présentés dans le modèle. Enfin, le but d’une revue intégrative étant d’intégrer des écrits afin de reconstruire un sujet de manière conceptuelle en se guidant avec un modèle spécifique (ici le modèle écologique) (Broome, 2000 ; Soares et coll., 2014 ; Torraco, 2005 ; Whittemore et Knafl, 2005), l’efficacité des interventions discutées n’a pas fait l’objet de critère d’inclusion. Cette revue intégrative permet néanmoins de présenter les interventions existantes, qui pourraient éventuellement faire l’objet d’une méta-analyse évaluant spécifiquement leur efficacité, selon leur cible précise.

Conclusion 

Une approche écologique et systémique de la prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale invite les agents de changement potentiels de chaque système à mettre en oeuvre les activités qui leur sont spécifiques. Prendre connaissance de l’évolution historique des discours sur les mesures de contrôle oblige les parties prenantes à se questionner sur la tangente qu’elle prendra au cours des prochaines décennies et nous invite à nous y préparer dès maintenant. Dans tous les cas, nous avons besoin d’un renouveau en termes de leadership autour de la problématique des mesures de contrôle qui puisse s’actualiser à tous les niveaux, que ce soit dans les sphères cliniques, politiques, académiques ou communautaires. Rappelons que viser la réduction de l’utilisation des mesures de contrôle ne doit pas se faire au détriment de la sécurité des parties impliquées ; il est de la responsabilité de tous de favoriser une culture de partenariat qui constitue en soi une culture préventive de la violence en milieu psychiatrique et, par le fait même, du recours aux mesures de contrôle.