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Les personnes qui ont des problèmes de santé mentale sont plus susceptibles que les personnes sans problèmes de santé mentale d’être en contact avec les services policiers, d’avoir des démêlés avec la justice pénale et de vivre des épisodes d’incarcération (Arboleda-Flórez et Holley, 1988 ; Charette et coll., 2011 ; Fazel et Seewald, 2012 ; Holley et Arboleda-Flórez, 1988 ; Livingston et coll., 2016). L’expérience d’un épisode d’itinérance ou d’instabilité résidentielle multiplie les probabilités d’interactions avec les forces policières et le système de justice (Gonzalez et coll., 2018 ; Roy et coll., 2014). En effet, une recension systématique suggère que la vaste majorité des personnes ayant à la fois un vécu d’itinérance et de problèmes de santé mentale ont vécu une mise en arrestation au cours de leur vie et que plus de la moitié ont vécu un épisode d’incarcération (Roy et coll., 2014).

Les démêlés avec le système de justice, cumulés à des problèmes de santé mentale et à la situation d’itinérance, influent les trajectoires de vie et de services. Par exemple, les contacts avec la justice pénale et les forces de l’ordre peuvent entraîner des interruptions dans les trajectoires de services psychiatriques et psychosociaux (Copeland et coll., 2009 ; Leclair et coll., 2022) et amplifier le phénomène de stigmatisation cumulée liée aux étiquettes multiples « problèmes de santé mentale », « criminel ou délinquant » et « itinérant » (Frappier et coll., 2009). Ces facteurs prolongent les épisodes d’itinérance (Caton et coll., 2005) et réduisent les possibilités d’intégration dans la communauté lorsque la situation résidentielle est stabilisée (Frounfelker et coll., 2010 ; Poremski et coll., 2014, 2016). Réduire l’implication judiciaire ou criminelle de ces personnes est donc souvent explicité comme objectif des interventions destinées aux personnes vivant un épisode d’itinérance.

Le modèle Logement d’abord (aussi connu sous son appellation anglaise, Housing First) est un programme offrant un logement permanent privé subventionné sans condition préalable aux personnes en situation d’itinérance. Cette approche est de plus en plus mise de l’avant par les décideurs et par les scientifiques comme une composante importante et pragmatique d’efforts visant à mettre fin à l’itinérance (Katz et coll., 2017). Logement d’abord augmente la stabilité résidentielle (Beaudoin, 2016 ; Woodhall-Melnik et Dunn, 2016) tout en entraînant une importante compensation des coûts (Ly et Latimer, 2015), y compris parmi les personnes vivant avec un trouble mental (Aubry et coll., 2016 ; Latimer et coll., 2019 ; Stergiopoulos et coll., 2015). Il a été suggéré que Logement d’abord pourrait également réduire l’implication criminelle chez ses participants ayant un trouble mental (Gaetz et coll., 2013), ce qui est par ailleurs soutenu par le modèle logique de la variante originale du modèle Logement d’abord, Pathways to Housing (O’Campo et coll., 2022 ; Pleace, 2012 ; Stergiopoulos et coll., 2014 ; Tsemberis, 2010). Le modèle logique suppose plusieurs mécanismes à travers lesquels une réduction des arrestations et de l’incarcération peut s’opérer. D’un point de vue socioécologique et structurel, il était attendu que Logement d’abord réduise l’exclusion sociale et la pauvreté extrême tout en offrant un accompagnement favorisant le rétablissement de traumatismes complexes, ce qui réduirait les comportements criminels et les pratiques de profilage social qui contribuent à la surreprésentation des personnes en situation d’itinérance dans le système de justice (Chesnay et coll., 2013 ; Edalati et coll., 2020 ; Sylvestre et coll., 2020). D’un point de vue clinique, en cohérence avec les modèles de réhabilitation, il était attendu que certains aspects du modèle logique de Logement d’abord (Polvere et coll., 2014) influencent directement et/ou indirectement certains facteurs qui contribuent spécifiquement aux comportements criminels d’un individu (p. ex. traitement de la dépendance à l’alcool et aux drogues, réponse coordonnée aux symptômes psychiatriques, recommandation de la réduction des contacts avec les pairs antisociaux). Le modèle risque-besoins-réceptivité, par exemple, met l’accent sur l’importance de cibler les « besoins criminogènes » les plus pressants chez les personnes présentant un risque important de récidive pour qu’une réduction de l’implication criminelle soit observée. Ces besoins criminogènes impliquent l’antisocialité (c.-à-d. traits de personnalité, attitudes et croyances, relations), l’abus de drogues ou d’alcool, l’insatisfaction dans ses relations et au travail ou à l’école et le manque de participation positive dans les loisirs (Andrews, 2012). Ces deux perspectives ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives et les combiner permet en fait de nuancer notre compréhension des différents besoins en matière de justice chez ces personnes au confluent de multiples identités sociales marginalisées (Crocker et coll., 2018 ; Hiday et Wales, 2011 ; Prins, 2019 ; Skeem et coll., 2011, 2014). Donc bien que les principes de Logement d’abord raisonnent avec certains principes théoriques de la réduction de la récidive, une revue systématique récente révèle que l’intervention Logement d’abord n’a pas d’impact, en moyenne, sur l’implication criminelle (Leclair, Deveaux et coll., 2019). La littérature portant sur l’évaluation d’un programme à portée sociale insiste sur l’importance de ne pas s’arrêter à une absence d’effet global et d’examiner l’hétérogénéité d’effet du programme ou de l’intervention (Brousselle et coll., 2011). Autrement dit, une intervention ne produit pas des effets pour tout le monde de la même façon. Dans le cas de l’absence d’effet global de Logement d’abord sur les mesures d’implication judiciaire et criminelle, il est possible que le programme ait été mieux adapté pour répondre aux besoins en matière de justice de certains profils d’utilisateurs de services plutôt que d’autres.

Profils d’antécédents criminels

Nous faisons l’hypothèse que l’étendue et la nature des antécédents criminels sont susceptibles de moduler la réponse des utilisateurs de services à Logement d’abord et que ceux-ci sont à l’origine d’une hétérogénéité de l’effet de l’intervention sur les résultats d’implication criminelle. En effet, l’implication criminelle peut être un symptôme de besoins psychosociaux, cliniques et criminogènes non comblés, comme le logement, la pauvreté, l’usage de drogues et d’alcool ou les attitudes antisociales (Hiday et Wales, 2011 ; Lemieux et coll., 2020 ; Roy et coll., 2020 ; Roy, Crocker, Nicholls, Latimer et Isaak, 2016 ; Roy, Crocker, Nicholls, Latimer, Gozdzik et coll., 2016). Dans une étude précédente, disponible en libre accès (Lemieux et coll., 2020), nous avons empiriquement identifié 5 profils quantitativement et qualitativement distincts. Cette section offre une brève explication de l’approche méthodologique adoptée et des résultats. Plus de détails peuvent être trouvés dans l’article de Lemieux et coll. (2020).

Dans Lemieux et coll. (2020), nous avions examiné un sous-échantillon de participants au projet At Home/Chez Soi (le projet de démonstration du modèle Logement d’abord dont les présentes données sont tirées) des sites de Montréal, Vancouver, Toronto et Moncton. Nous avions utilisé les accusations criminelles à vie (jusqu’à l’entrée dans l’étude) identifiées à l’aide des dossiers criminels de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Nous avions regroupé les accusations criminelles dans les catégories suivantes : violentes, acquisitives, liées à l’administration de la justice, méfaits/infractions à l’ordre public ou liées à la drogue. Les accusations violentes comprenaient les voies de fait de tous les niveaux de gravité, les agressions sexuelles, les homicides ou tentatives de meurtre, les infractions entraînant la privation de liberté, le vol qualifié, les menaces de violence et les infractions liées aux armes offensives. Les infractions acquisitives (c.-à-d. aux stratégies de survie ou d’acquisition de biens) comprenaient le vol, la fraude, les jeux et paris et le travail du sexe. Les infractions liées à l’administration de la justice comprenaient la violation de la probation, le non-respect des conditions et le défaut de se présenter au tribunal. Les infractions de méfaits/infractions à l’ordre public comprenaient le vandalisme, le fait de troubler la paix et les infractions au Code de la route. Finalement, les infractions liées aux substances comprenaient la possession, la possession à des fins de trafic, le trafic et la production de drogues et de substances contrôlées.

Nous avions identifié les profils d’antécédents criminels à travers une analyse de classes latentes, en utilisant la somme des accusations criminelles dans chacune des cinq catégories comme variables indicatrices. L’analyse de classe latente permet d’identifier le nombre et la nature des sous-populations latentes au sein d’une population (Kline, 2015). Nous avions testé des solutions allant de 2 à 7 classes. Sur la base de l’entropie, du critère d’information bayésien, du test du rapport de vraisemblance Bootstrap, de la taille de l’échantillon dans chaque classe, ainsi que des connaissances préalables concernant la typologie de la délinquance chez les personnes vivant avec des problèmes de santé mentale (Hiday et Wales, 2011 ; Skeem et coll., 2011), la solution à 5 classes était émergée comme le modèle supérieur. Étant donné son excellente entropie, qui indique le degré de certitude de la classification des participants comme « appartenant » à une classe ou à une autre, le modèle a été considéré comme étant mesuré sans erreur.

Le plus grand des 5 groupes (« besoins moindres » ou fewer needs, n = 981) était composé d’individus ayant vécu très peu d’implication criminelle. Deux groupes étaient composés d’individus ayant connu une implication criminelle modérée et non spécifique : un groupe était caractérisé par une itinérance chronique (« besoins associés à l’itinérance » ou needs associated with homelessness, n = 148), alors que l’autre groupe était caractérisé par un usage criminalisé de drogues (« besoins associés aux drogues » ou needs associated with drugs, n = 54). Finalement, les 2 derniers groupes étaient caractérisés par plusieurs accusations pour des infractions violentes, des méfaits et des infractions à l’ordre public, potentiellement associées à de l’antisocialité (« besoins criminogènes importants » ou extensive criminogenic needs, n = 72 et « besoins criminogènes aigus et importants » ou acute and extensive criminogenic needs, n = 66).

Nous avions ensuite comparé ces 5 profils en fonction de plusieurs caractéristiques sociodémographiques et d’antécédents cliniques. Le groupe des personnes aux « besoins moindres » comptait la plus grande proportion de femmes et ces personnes avaient des antécédents psychosociaux moins complexes en termes d’éducation, d’emploi antérieur et de durée d’itinérance à vie. Ce groupe comprenait des personnes ayant un meilleur contrôle des impulsions et relativement peu de personnes souffrant d’un trouble de la consommation de substances et d’alcool, tout comme le groupe de personnes ayant des « besoins associés aux drogues ». Le groupe de personnes aux « besoins moindres » présentait également la plus forte proportion de personnes ayant déjà reçu un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux (1,4 %, contre 0,1 à 0,4 % pour les 4 autres profils). Parmi le groupe des personnes ayant des « besoins associés à l’itinérance », il y avait une proportion élevée d’individus s’identifiant comme blancs et ayant la plus longue durée d’itinérance. Ils avaient un faible contrôle des impulsions et les troubles liés à l’usage des drogues étaient fréquents (76 %). Les groupes des personnes ayant des « besoins criminogènes importants » et de celles ayant des « besoins criminogènes aigus et importants » se ressemblaient : ils comprenaient tous deux des personnes ayant des antécédents psychosociaux complexes et ne différaient pas significativement les uns des autres à plusieurs égards. Il s’agissait des 2 profils ayant eu le plus de démêlés avec la justice pénale et nous avions supposé que ces personnes avaient les besoins criminogènes les plus complexes. Comme prévu, le groupe des personnes ayant des « besoins associés aux drogues » présentait la plus forte proportion d’individus ayant un trouble lié à la consommation de substances psychoactives et la plus faible proportion d’individus ayant un trouble lié à la consommation d’alcool. Enfin, un diagnostic de trouble psychotique et des antécédents d’hospitalisation psychiatrique ne distinguaient pas les classes.

Objectifs de la présente étude

La présente étude utilise donc ces profils préalablement identifiés pour explorer la possibilité qu’aucun effet global sur l’implication criminelle n’ait été identifié à cause d’effets hétérogènes de l’intervention Logement d’abord. Plus spécifiquement, nous voulons vérifier si le profil d’antécédents criminels des participants module l’effet de Logement d’abord sur les mises en accusation. Nous avons donc mesuré l’impact de Logement d’abord, comparativement au traitement habituel, sur les nouvelles mises en accusation criminelle pour : 1) infractions violentes ; 2) infractions acquisitives ; 3) infractions liées à l’administration de la justice, pour chaque profil d’antécédent criminel préidentifié dans une étude précédente (Lemieux et coll., 2020). Nous avons fait l’hypothèse que les participants ayant des besoins en matière de justice généralement pris en compte dans le contexte de l’intervention Logement d’abord seraient plus susceptibles de connaître une réduction de leur implication criminelle à la suite de leur participation à l’intervention. Il était donc attendu que les participants dont les antécédents criminels étaient associés à un passé d’itinérance chronique, à la pauvreté ou à un usage criminalisé de drogues (personnes ayant des « besoins liés à l’itinérance » ou des « besoins associés aux drogues ») connaîtraient une plus grande réduction dans les 3 types de nouvelles mises en accusation pour infractions criminelles en raison de Logement d’abord que les participants ayant des besoins criminogènes plus complexes et traditionnellement enlignés avec les paradigmes de réhabilitation, tel que les attitudes antisociales (Bonta et Andrews, 2007 ; personnes ayant des « besoins criminogènes importants » ou des « besoins criminogènes aigus et importants »).

Méthodes

Procédures

Cette analyse secondaire des données se focalise sur un sous-échantillon de participants recrutés entre 2009 et 2011 puis suivis pendant 2 ans pour le projet de démonstration At Home/Chez Soi (Goering et coll., 2011), un essai contrôlé randomisé pancanadien évaluant l’effet de Logement d’abord (variante de Pathways to Housing ; Tsemberis, 2010) chez les personnes vivant à la fois un trouble mental et une situation d’itinérance. L’implantation du modèle dans le cadre de At Home/Chez Soi a été menée avec une très haute fidélité (Macnaughton et coll., 2015 ; Nelson et coll., 2014). Pour être éligibles, les participants devaient être en situation d’itinérance absolue ou logés dans des conditions précaires (et avoir eu au moins 2 épisodes d’itinérance absolue dans l’année précédente) et devaient avoir un diagnostic de trouble mental (épisode de dépression majeure, trouble panique, épisode de manie ou d’hypomanie, trouble du stress posttraumatique, trouble de l’humeur avec traits psychotiques ou trouble psychotique), avec ou sans trouble concomitant d’usage de drogues ou d’alcool, tel que déterminé par le MINI (Lecrubier et coll., 1997). Avant la randomisation, les participants ont été regroupés en fonction de leur niveau de besoins, tel que déterminé par la présence d’un diagnostic de trouble mental sévère (trouble bipolaire ou psychotique), le niveau de fonctionnement dans la communauté, la présence d’un trouble d’usage de drogues ou d’alcool, l’historique d’hospitalisation psychiatrique et l’implication criminelle récente. Les participants ayant des besoins élevés ont été affectés aléatoirement à un groupe recevant l’intervention Logement d’abord avec un suivi intensif (Assertive Community Treatment) ou à un groupe recevant les services habituels déjà disponibles dans leur ville. Pour leur part, les participants ayant des besoins modérés ont été affectés aléatoirement à un groupe recevant l’intervention Logement d’abord avec soutien d’intensité variable ou aux services habituels. Les critères d’éligibilité, les procédures et l’intervention sont décrits plus en détail dans le protocole (Goering et coll., 2011).

L’approbation éthique a été obtenue auprès de comités d’éthique de la recherche dans chaque site où des données ont été colligées (Goering et coll., 2011). Des approbations éthiques supplémentaires ont été obtenues pour l’utilisation des données administratives relatives à la justice aux sites de Toronto et Vancouver, alors que cette utilisation avait déjà été prévue dans l’approbation éthique initiale par le site de Montréal. Du financement additionnel a été obtenu auprès des Instituts de recherche en santé du Canada à travers le programme Fondation attribué à l’une des coautrices pour la collecte des données administratives relatives à la justice. L’essai randomisé est enregistré auprès de l’International Standard Randomized Controlled Trial Number Register.

Échantillon

L’échantillon comprend des participants provenant de 3 sites, en fonction de la disponibilité des données administratives sur les mises en accusation pour infractions criminelles : Toronto (n = 511), Montréal (n = 468) et Vancouver (n = 342), pour un total de 1 321 participants. De ceux-ci, 727 ont été aléatoirement affectés à Logement d’abord[1] et 594 aux services habituels. Malheureusement, 41 participants sont décédés pendant la période de l’étude ; nous avons inclus leurs données jusqu’au moment de leur décès (voir le supplément en ligne pour un diagramme détaillé).

En moyenne, les participants avaient 41,8 ans (ÉT = 11,2) et 69 % étaient des hommes, 30 % des femmes et 1 % d’une autre identité de genre. Plus de la moitié s’identifiaient comme blanc, 6 % comme autochtone et 39 % d’un autre héritage ethnoculturel. À l’entrée dans l’étude, 58 % de l’échantillon satisfaisait les critères pour un diagnostic d’épisode de dépression majeure ; 38 % pour un diagnostic de trouble psychotique ; 14 % pour un diagnostic de trouble de l’humeur avec traits psychotiques ; 10 % pour un diagnostic d’épisode de manie ou d’hypomanie ; 21 % pour un diagnostic de trouble du stress posttraumatique ; et 17 % pour un diagnostic de trouble panique. De plus, 37 % des participants satisfaisaient les critères pour un diagnostic de trouble d’usage d’alcool et 52 % pour un trouble d’usage de drogues.

Mesures

Mesures de résultats

Nous avons défini l’implication criminelle comme les contacts policiers résultant en des mises en accusation criminelle, tel qu’identifié à travers les dossiers des services de police locaux. Les dossiers incluent des informations sur la date, le lieu, le statut du participant (p. ex. victime, suspect) et la résolution du contact (p. ex. avertissement, arrestation et mise en accusation). Aux fins des présentes analyses, nous avons sélectionné les contacts où le participant était considéré comme un suspect et qui se sont résolus par une arrestation et une mise en accusation criminelle. Seule l’infraction la plus sévère (Wallace et coll., 2009) a été retenue pour chaque contact. Les infractions ont été classifiées comme soit violentes, acquisitives (p. ex. vol, fraude, travail du sexe), liées à l’administration de la justice (p. ex. manquement aux conditions de la probation), méfaits/infractions à l’ordre public ou liées à la drogue. Pour chaque catégorie, nous avons calculé le nombre total de mises en accusation un 1 avant l’entrée dans l’étude et 2 ans après l’entrée dans l’étude. L’utilisation de la date des contacts policiers a permis de nous assurer que les infractions étaient correctement classifiées comme ayant eu lieu avant ou après l’entrée dans l’étude. Le tableau 1 présente le nombre moyen de mises en accusation pour les 5 types d’infractions dans les 2 ans après l’entrée dans l’étude. Étant donné leur faible incidence, il a été impossible d’inclure les mises en accusation pour infractions liées à la drogue et pour méfaits/infractions à l’ordre public dans les analyses subséquentes.

Tableau 1

Nombre moyen de nouvelles mises en accusation après l’entrée dans l’étude, par groupe d’intervention

Nombre moyen de nouvelles mises en accusation après l’entrée dans l’étude, par groupe d’intervention

Note. ÉT : écart-type.

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Profils d’antécédents criminels

Les présentes analyses prennent appui sur les profils de besoins en matière de justice développés dans une étude précédente à partir des données complètes sur les antécédents criminels des participants. Ces profils sont décrits plus haut, dans l’introduction. L’article de Lemieux et coll. (2020) décrit en détail les méthodes et les caractéristiques sociodémographiques et cliniques des groupes identifiés.

Analyses statistiques

Nous avons utilisé des régressions binomiales négatives pour évaluer l’impact de Logement d’abord sur la somme de nouvelles accusations criminelles pour : 1) infractions violentes ; 2) infractions acquisitives ; 3) infractions liées à l’administration de la justice. Nous avons testé les principaux effets fixes de l’intervention (intention de traitement) et des profils d’antécédents criminels (« besoins moindres », « besoins associés à l’itinérance », « besoins associés aux drogues », « besoins criminogènes importants », « besoins criminogènes aigus et importants »), en ajustant pour le nombre de mises en accusation avant l’entrée dans l’étude, le niveau de besoins (besoins élevés ou modérés) et le site de l’étude (Toronto, Montréal ou Vancouver). Pour tester la présence d’hétérogénéité de l’effet de Logement d’abord, nous avons inclus une interaction entre l’intervention et le profil et avons calculé l’effet marginal de Logement d’abord pour chaque profil.

Comme analyses de sensibilité, nous avons procédé à un complete case analysis, ce qui a ici consisté à exclure des analyses les personnes décédées pendant la durée de l’étude. Les résultats de ces analyses de sensibilité sont discutés dans le texte et les coefficients de ces modèles peuvent être obtenus auprès de la première autrice.

Résultats

Les résultats montrent que l’impact de Logement d’abord sur les mises en accusation pour crimes violents diffère selon le profil d’antécédents criminels, tel que suggéré par la présence de termes d’interactions significatifs dans le tableau 2. Les effets marginaux de Logement d’abord (voir figure 1) montrent que l’intervention entraîne une réduction des accusations pour infractions violentes chez les participants ayant des « besoins associés à l’itinérance » (- 0,37 nouvelle accusation sur deux ans, 95 % CI : - 0,52, - 0,12) et pour ceux ayant des « besoins associés à la drogue » (- 0,39, 95 % CI : - 0,76, - 0,02). On remarque une légère augmentation chez les participants aux « besoins moindres » (+ 0,07, 95 % CI : 0,01, 0,12) – bien que la limite inférieure de l’intervalle de confiance soit près de zéro[2]. Les preuves ne sont pas concluantes quant à l’effet de Logement d’abord chez les participants ayant des « besoins criminogènes aigus et importants » : l’estimé ponctuel suggère une augmentation modérée de 0,33 accusation pour infractions violentes, mais un manque de précision nous empêche de tirer une conclusion claire (95 % CI : -0,02, 0,67). Ces conclusions sont robustes aux analyses de sensibilité.

Tableau 2

Résultats de régression binomiales négatives pour les nouvelles mises en accusation (N = 1321)

Résultats de régression binomiales négatives pour les nouvelles mises en accusation (N = 1321)

Note. IC : intervalle de confiance, LA : Logement d’abord.

Niveaux de référence : a Montréal, b Modéré, c Services habituels, d Besoins moindres, e LA x Besoins moindres.

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Figure 1

Effets marginaux moyens de Logement d’abord (avec intervalle de confiance de 95 %) sur 3 types de nouvelles mises en accusation, par profil d’antécédents criminels

Effets marginaux moyens de Logement d’abord (avec intervalle de confiance de 95 %) sur 3 types de nouvelles mises en accusation, par profil d’antécédents criminels

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Il n’y avait aucun signe d’hétérogénéité dans l’impact de Logement d’abord sur les accusations pour infractions acquisitives et les accusations liées à l’administration de la justice, avec des estimations d’effets marginaux trop imprécis pour permettre le rejet de l’hypothèse nulle, peu importe le profil. Ces conclusions sont robustes aux analyses de sensibilité.

Discussion

Les résultats suggèrent que Logement d’abord influence l’implication criminelle pour infractions violentes différemment selon le profil d’antécédents criminels. Tel qu’attendu selon la théorie et la recherche (Bonta et coll., 2014 ; Bonta et Andrews, 2007 ; Skeem et coll., 2014, 2015), les participants ayant des besoins en matière de justice susceptibles d’être pris en compte par Logement d’abord (p. ex. instabilité résidentielle, usage de drogues) étaient plus susceptibles de connaître une réduction de leur implication criminelle pour violence. En effet, les participants ayant des « besoins associés à l’itinérance » ou des « besoins associés à la drogue » dans le groupe intervention avaient moins de nouvelles accusations pour infractions violentes que ceux assignés aux services habituels. Les problèmes d’usage de substances, qui comptent parmi les plus importants besoins criminogènes chez les personnes ayant un trouble mental (Fazel et coll., 2009 ; Monahan et coll., 2001 ; Volavka et Swanson, 2010), étaient plus susceptibles que les autres facteurs (p. ex. traits et attitudes antisociaux) d’être abordés dans le cadre de l’intervention. Bien qu’il n’y ait pas eu d’effet de Logement d’abord sur l’usage de substances dans Chez Soi (Aubry et coll., 2016 ; Stergiopoulos et coll., 2015), les intervenants appliquaient l’approche de réduction des méfaits. Comme l’objectif de la réduction des méfaits n’est pas d’éliminer l’usage en tant que tel, mais plutôt de réduire les problèmes qui y sont associés – comme les conditions violentes et dangereuses souvent associées à l’usage de drogues illicites – il est fort possible que l’approche ait contribué à limiter le nombre de nouvelles infractions violentes (Erickson, 2001 ; McNeil et coll., 2014 ; Piat et coll., 2012). Par exemple, un approvisionnement sûr de drogues pourrait permettre de réduire le risque qu’un individu commette un vol qualifié ou qu’un trafiquant attaque une personne pour non-paiement d’une dette. De la même façon, être logé peut avoir réduit l’exposition des participants à la violence quotidienne et à la victimisation de rue (Petering et coll., 2019 ; Tong et coll., 2019), ce qui peut entraîner des disputes, des menaces et de la violence bidirectionnelle. Selon les entrevues qualitatives, les participants de Logement d’abord estimaient qu’avoir un logement leur offrait un plus grand sens d’agentivité et un plus grand contrôle sur leur environnement, leur permettant ainsi de s’éloigner de situations qui pourraient escalader. Vivre dans la rue, avec l’absence inhérente d’intimité et la lutte constante pour la survie, peut également engendrer un stress prolongé énorme qui augmente la probabilité de gestes impulsifs d’agression pouvant résulter en l’intervention de la police (Leclair, Reyes et coll., 2019 ; Moustafa et coll., 2017 ; Roy et coll., 2020). Les participants ayant des « besoins associés à l’itinérance » vivaient de manière disproportionnée un trouble d’usage de substances et ont donc possiblement bénéficié également de l’approche de réduction des méfaits.

Finalement, nous avions fait l’hypothèse que Logement d’abord réduirait le risque de nouvelles accusations pour infractions acquisitives. Cela n’a pas été le cas. Bien que cela pourrait être indicatif de besoins criminogènes non répondus, ce résultat de recherche illustre possiblement les limites de l’intervention dans sa capacité à répondre aux besoins liés à la survie. Bien que les participants à Logement d’abord soient logés et reçoivent différents services de soutien, plusieurs continuent de connaître une grande pauvreté (Patterson et coll., 2013) et de l’insécurité alimentaire (Hainstock et Masuda, 2019 ; O’Campo et coll., 2017). Bien que les besoins criminogènes, comme l’antisocialité, peuvent expliquer certains types de contact avec le système de justice, ils peuvent être secondaires à d’autres stratégies de survie qui doivent nécessairement être mobilisées en situation d’extrême pauvreté. Il est aussi possible que Logement d’abord ne soit pas en mesure, dans un laps de temps aussi court, de compenser pleinement pour l’expérience de traumatismes, de désavantage social et de pauvreté, bien souvent présents pendant une vie entière. Les comportements non violents qui peuvent résulter en une accusation peuvent être en partie motivés par des craintes liées à la pauvreté, qui ne peuvent être apaisées seulement grâce à l’accès au logement.

Implications

Logement d’abord peut être un excellent moyen d’entrer en contact avec les utilisateurs de services et de mettre en oeuvre des stratégies visant à réduire leur implication criminelle (Henwood et coll., 2011). Certains observateurs font l’argument que la réduction de l’implication judiciaire et criminelle devrait être comprise comme une dimension à part entière du rétablissement pour les personnes ayant un trouble mental et des antécédents criminels et que les interventions axées sur le rétablissement comme Logement d’abord devraient viser la réduction de l’implication criminelle (Drennan et Alred, 2012 ; Leclair et coll., 2020 ; Lemieux, 2018). Cet argument est renforcé par le fait que plusieurs rapportent que les interactions négatives avec le système de justice a constitué une barrière importante à leur rétablissement (Patterson et coll., 2013).

Logement d’abord mobilise une équipe multidisciplinaire d’intervenants et les présents résultats soulignent l’occasion d’offrir à travers eux des services qui ciblent spécifiquement la réduction de l’implication criminelle. Ce soutien pourrait prendre la forme de techniques d’entrevues motivationnelles, de services de liaison avec les tribunaux, d’assistance dans la régulation de leur situation juridique et d’interventions qui évaluent et ciblent les besoins individuels en matière de justice. Il a été souligné ailleurs (Crocker et coll., 2017 ; Leclair, Deveaux et coll., 2019) que les connaissances en santé mentale forensique devraient être partagées en amont et incorporées aux services de santé et de services sociaux de proximité, incluant aux interventions pour les personnes vivant une situation d’itinérance. Les personnes ayant des besoins criminogènes cohérents avec les paradigmes de réhabilitation pourraient bénéficier d’interventions volontaires d’appoint qui ciblent l’antisocialité et les réseaux sociaux procriminels en enseignant des stratégies de gestion de la colère et de construction d’une identité prosociale et en valorisant les nouvelles relations avec les pairs prosociaux, tel que prévu par le modèle risque-besoins-réceptivité (Bonta et Andrews, 2007). L’intégration des connaissances, des outils, des approches et de l’expertise issus de la santé mentale forensique et de la criminologie au sein des équipes multidisciplinaires qui soutiennent les utilisateurs de Logement d’abord serait une façon concrète, flexible et facilement applicable de cibler la réduction de l’implication criminelle chez certains utilisateurs. Les recherches futures devraient se pencher sur la faisabilité et l’efficacité de stratégies d’amélioration du programme, comme de la formation pour les intervenants (Clifasefi et coll., 2016), des interventions d’appoint et – là où les ressources le permettent – des équipes mobiles d’experts en santé mentale forensique. Cette recherche pourrait être bonifiée par des méthodes valorisant les savoirs expérientiels des utilisateurs de services sur les barrières et facilitateurs individuels et structurels à la réduction de leur implication criminelle.

Forces et limites

La présente étude est, à notre connaissance, la première à utiliser les données administratives d’un essai randomisé contrôlé pour explorer les raisons derrière l’absence d’effet global de Logement d’abord chez un vaste échantillon de personnes vivant une situation d’itinérance et ayant un trouble mental (Leclair, Deveaux et coll., 2019). L’utilisation de données policières administratives permet également de nous assurer d’avoir utilisé la date la plus près possible de l’infraction (ce qui n’aurait pas été le cas si nous avions utilisé la date du verdict, qui dépend de la durée du procès, par exemple), permettant ainsi une grande confiance quant à la classification d’une infraction comme ayant eu lieu avant ou après l’entrée dans l’étude. Notre étude a toutefois quelques limites. D’abord, nous avons réalisé plusieurs comparaisons entre plusieurs profils de différentes tailles. Bien qu’utiliser un terme d’interaction pour évaluer la présence d’hétérogénéité de l’effet de l’intervention (plutôt que de stratifier toutes les analyses) permet de grandement limiter le risque d’erreurs de type I, les lecteurs devraient être néanmoins prudents dans l’interprétation de la signification des effets marginaux dont l’une des limites de l’intervalle de confiance s’approche de zéro. D’autre part, la taille variable des différents profils d’antécédents criminels et le petit nombre de participants dans certains des profils a pu limiter la précision du modèle et introduire des erreurs de type II. Ensuite, notre période de suivi était restreinte à 2 ans. Plusieurs participants ont vécu des défis importants pendant toute leur vie et il est peu probable que Logement d’abord – ou toute intervention – ait pu pleinement compenser pour ces défis dans un laps de temps aussi court. Les bénéfices de Logement d’abord en termes d’autres résultats, comme la stabilité résidentielle, tendent à diminuer avec le temps (Stergiopoulos et coll., 2019) ; des recherches additionnelles devraient être menées afin de vérifier s’il en est de même pour l’effet sur l’implication criminelle pour infractions violentes. Finalement, les résultats peuvent ne pas être généralisables aux autres juridictions étant donné les différences potentielles dans les lois et les pratiques.

Conclusion

Les résultats montrent que Logement d’abord peut avoir un impact sur les nouvelles mises en accusation pour infractions violentes chez les utilisateurs de services dont les besoins en matière de justice sont étroitement alignés sur les interventions offertes, mais que cela n’est pas suffisant pour réduire l’implication criminelle chez les participants dont les besoins sont en lien avec l’antisocialité. En plus des implications pour améliorer les services en ciblant les besoins en matière de justice des utilisateurs de Logement d’abord, les présents résultats peuvent également être interprétés sous une perspective sociétale et structurelle. L’absence d’effet de Logement d’abord sur les nouvelles accusations pour infractions acquisitives ou liées à l’administration de la justice met en lumière l’importance de mettre en oeuvre des politiques qui ciblent les conditions systémiques qui sous-tendent le désavantage socioéconomique. Ce contexte nourrit l’interprétation de nos résultats et souligne l’importance que les efforts faits pour améliorer les interventions soient accompagnés de politiques publiques qui rectifient les injustices structurelles.