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Cet ouvrage collectif porte spécifiquement sur la pratique de l’anthropologie et se présente tel un laboratoire de réflexions autour de débats, questionnements, controverses et pistes de solutions en matière de démarches ethnographiques et d’écritures anthropologiques. Ce recueil de textes regroupe des chercheurs européens, autant d’hommes que de femmes, qui relatent leurs expériences de terrain en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud et en Europe. Issu d’un séminaire au Laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université Catholique de Louvain (Belgique), cet ouvrage collectif est riche des six dimensions problématiques (composées de deux à trois courts textes chacune) abordées par les auteurs.

De manière classique, la première dimension de ce volume, « Comprendre les interlocuteurs », est consacrée à la relation de terrain. Le chapitre de Bernard Charlier qui traite de l’écriture après la mort d’un interlocuteur, connu lors de sa recherche doctorale en Mongolie, est particulièrement révélateur des dimensions interpersonnelles qui se créent sur le terrain et qui influencent la capacité d’écrire du chercheur.

La seconde dimension, « L’indexicalisation », porte sur ce que l’ethnographe produit (la pré-écriture) : ses carnets de terrain, ses données, ses supports audio et vidéo et à la manière dont il va les appréhender et les interpréter une fois la phase d’écriture amorcée. Le chapitre de Philippe Chanson sur l’écriture photographique qu’il mène en Martinique est notamment très original et révélateur d’une démarche intellectuelle qui vise à réappréhender les outils de l’ethnographe (notes de terrain) en les rendant plus accessibles et d’autant plus utiles à l’analyse des données empiriques. Comme le soulignait Lévi-Strauss (1962 : 490), « l’ethnologie est un tête-à-tête entre un homme et une société » et il a cette obligation d’enregistrer et de décrire ce qu’il voit lors de ce « tête-à-tête ». Pour Philippe Chanson, cela passe par l’écriture photographique, comme artéfact graphique accessible aux chercheurs de demain.

La troisième dimension, « La déprise de soi », que Charlier et ses collègues ont choisi pour paraphraser Michel Foucault, aborde le choix des terrains « proches » de manière réflexive. Aurore Vermylen, par ses recherches sur les demandeurs d’asiles, sans-papiers, réfugiés en Belgique, distingue l’envie de « dire » qui ne correspond pas toujours à ce qui est « vu ». Dans ce chapitre, elle pose explicitement ces « noeuds de terrains » comme des pièges de la pensée.

La quatrième dimension, « Les dispositifs », et non la moindre, traite des dispositifs narratifs mobilisés sur le terrain : cartographie, filmographie, modalité d’écoute pour mettre en avant les sensibilités observées et interrogées. Alors que Jean-Frédéric de Hasque explique comment l’utilisation de la caméra en suivant les Lions Club au Bénin l’a aidé à capturer l’invisible, j’ai particulièrement apprécié le chapitre d’Anne-Marie Vuillemont sur les usages de la monographie à travers le prisme des bergers Kazakhs. Elle y explique qu’une monographie donne du sens aux observations et aux perceptions quotidiennes vécues par l’ethnographe parmi les « Autres ». Ce type de format permet ainsi de s’affranchir des raccourcis imposés par les articles scientifiques et offre une alternative, tel un modèle pour le slow science.

La cinquième partie, « Interprétations agissantes », complète la précédente en indiquant comment l’écriture anthropologique participe à l’interprétation des données de manière impliquée et/ou engagée. Dans son chapitre « Danser ce que l’on décrit », Pierre Jérémie Piolat nous propose une démarche inédite et captivante où la danse se révèle être un outil d’extraction de données. À travers la danse, il partage la scène et un jeu de corps avec ses interlocuteurs accédant ainsi à leur parcours migratoire jusqu’en Belgique.

Enfin, la sixième partie, « Les écritures dialogiques », évalue les différents rapports de force présents dans l’écriture et évoque la transmission à travers l’écriture tout en réfléchissant à la valeur ajoutée de la pratique et de l’écriture anthropologique afin de rendre compte de la myriade de points de vue en présence. Le chapitre de Jacinthe Mazzocchetti sur la diaspora africaine féminine en Belgique présente les résultats d’une démarche d’écriture collaborative entre la chercheure et ses interlocutrices (voir aussi l’ouvrage Mazzocchetti et Nyatanyi Biyiha 2016). Ce projet de co-création est également une voie vers la décolonisation des savoirs et des modèles d’écriture anthropologiques.

Nous ne sommes pas en présence d’un ouvrage aussi complexe et avant-gardiste que Writing Cultures (Clifford et Marcus 1986) ou des enjeux d’écritures posés par Olivier de Sardan (2000), à leur époque. Toutefois, les auteurs réunis dans Écritures anthropologiques réussissent avec brio à nous partager leurs expériences et leurs réflexions riches et variées en revisitant des questionnements fondamentaux de la pratique de l’anthropologie et en suggérant des pistes de solutions. Les enjeux réflexifs de cet ouvrage sont bel et bien assumés et permettent au lecteur de saisir la dimension humaine qu’engage toute recherche qualitative scientifique et ainsi préparer et appréhender de futures recherches consciemment.