Corps de l’article

Introduction

La recherche dont nous présentons ici les résultats s’inscrit dans le programme (RÉ)SO 16-35[3] qui a pour but d’analyser et de favoriser les trajectoires de désistement de la délinquance et de la (ré)intégration sociocommunautaire des personnes judiciarisées âgées de 16 à 35 ans. Sa programmation se décline en trois axes, dont l’un visant plus particulièrement à étudier les prestataires de services, soit les différentes catégories d’intervenants qui sont appelés à accompagner les personnes judiciarisées à différents moments de leur parcours de (ré)intégration sociocommunautaire. C’est donc dans cette perspective que nous nous intéressons aux enjeux et aux défis de la collaboration, ainsi qu’à la capacité des parties prenantes à adopter une approche qui rallierait tous les secteurs de l’intervention sous la finalité commune de la (ré)intégration sociocommunautaire. Nous croyons en effet que cette dernière est un objectif permettant d’instaurer une vision globale qui échapperait à la logique sectorielle qui prévaut dans le système de prise en charge (Quirion, Hamel, Gadbois et Brunelle, 2021).

La collaboration entre les intervenants auprès des personnes judiciarisées constitue donc l’axe principal de cet article. Bien que cette collaboration ait été dès le départ une dimension centrale dans le cadre de ce programme de recherche, l’avènement de la crise pandémique à partir du printemps 2020 nous a incités à mobiliser davantage cette dimension dans notre recherche, par l’entremise de questions que nous avons ajoutées à notre protocole invitant les participants à décrire les effets de la crise sanitaire sur leurs liens de collaboration. Les résultats qui en découlent évoquent évidemment tous les défis que les intervenants ont rencontrés sur ce plan. Mais surtout, ils rendent visibles certaines conditions essentielles à la collaboration entre les intervenants. Il s’agit notamment de leur capacité à développer et à maintenir des relations humaines avec leurs partenaires et, plus encore, avec les personnes qu’ils accompagnent. Si en soi, l’importance que les intervenants accordent en priorité à leur capacité de développer de véritables relations avec les personnes judiciarisées semble évidente, celle-ci n’est pas évoquée dans la littérature scientifique – du moins à notre connaissance – comme pouvant être une condition essentielle à la collaboration entre intervenants. Cet article a ainsi pour objectif d’analyser les enjeux de la collaboration dans le contexte des contraintes générées par la crise sanitaire.

La collaboration dans le champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées

Les déterminants sociaux de la santé étant à la fois complexes, dynamiques et interdépendants, cela implique que les problèmes qui en découlent ne peuvent être pris en charge par un seul secteur d’intervention, mais plutôt par plusieurs secteurs appelés à travailler en collaboration (van Dale et al., 2020). Ce constat s’applique évidemment au champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées, sachant qu’elles sont généralement touchées par une multitude de problèmes personnels et de difficultés pouvant être liées à la dépendance, la santé mentale et physique, l’employabilité, la stabilité résidentielle et aux conduites à risque (Brochu, Cousineau, Provost, Erickson et Fu, 2010 ; Pineau-Villeneuve, Laurier, Fredette et Guay, 2015 ; Tremblay, Brunelle et Blanchette-Martin, 2007). C’est donc en réponse à cette complexité des trajectoires que de nombreux chercheurs appellent à une meilleure collaboration entre les différents secteurs d’intervention (Brunelle, Carpentier, Hamel, Dufour et Gadbois, 2020). On souhaite particulièrement que ces collaborations puissent contribuer à la flexibilité et à l’intégration intersectorielle des trajectoires de services qui leur sont destinées (Brochu, Landry, Bertrand, Brunelle et Patenaude, 2014). Certains prétendent également que de telles dispositions seraient particulièrement favorables à la transition vers la communauté des individus judiciarisés qui sont aux prises avec un problème de santé mentale (Freudenberg et Heller, 2016).

Bien qu’une majorité de chercheurs en appelle à une plus grande collaboration entre les intervenants, la littérature scientifique renferme encore peu d’exemples et d’informations sur les moyens plus concrets pouvant favoriser cette collaboration dans le champ de l’intervention auprès des personnes judiciarisées. Nous avons néanmoins réussi à identifier dans la littérature quelques pistes qui méritent qu’on s’y attarde. Une première piste découle des travaux de Munetz et Griffin (2006) qui proposent de mettre sur pied des comités de référence à des moments charnières de la trajectoire des personnes judiciarisées, auxquels pourraient participer des intervenants provenant d’une diversité d’organisations. Ces comités pourraient ainsi favoriser une meilleure intégration ou coordination des services offerts aux individus et sans doute aussi en augmenter à la fois l’efficacité et la qualité. En d’autres mots, ces comités favoriseraient la collaboration à laquelle certains attribuent le pouvoir de résoudre le problème du dédoublement des services et de faire une meilleure utilisation des forces respectives des organisations impliquées (Karam, Brault, Van Durme et Macq, 2018 ; Olson, Balmer et Mejicano, 2011).

Une deuxième piste découle, quant à elle, des travaux de Manchak, Skeem, Kennealy et Louden (2014), indiquant que le recours à des agents de probation spécialisés – soit des agents ayant développé une expertise en matière de santé mentale – aurait un effet significatif sur la collaboration entre les différents secteurs d’intervention. Cependant, les pratiques collaboratives de ces agents de probation seraient très différentes les unes des autres et se moduleraient apparemment à leur contexte spécifique. En l’occurrence, si certains d’entre eux travaillent de manière parallèle avec leurs partenaires pour échanger quelques informations utiles à leurs interventions respectives, d’autres travaillent en collaboration de manière beaucoup plus étroite, au point où les frontières sectorielles tendent à s’effacer (Schwalbe et Maschi, 2012).

Bien que ces propositions puissent constituer des pistes de réflexion stimulantes, elles nous rappellent également que la collaboration est trop complexe et tributaire de contingences particulières pour que nous puissions identifier des modèles normatifs précis. De plus, ces observations font écho aux travaux d’autres chercheurs oeuvrant dans le champ de l’administration publique. Nous pensons notamment au continuum des pratiques de collaboration interprofessionnelle en santé et services sociaux élaboré par Careau et al. (2018). Selon ce modèle, le degré de complexité des besoins biopsychosociaux de la personne, de ses proches ou de la communauté aurait un effet à la fois sur l’intention de collaborer chez les acteurs impliqués, leur besoin d’agencer leurs savoirs ainsi que le degré d’interdépendance requis pour répondre à la situation. Par ailleurs, la terminologie servant à décrire les différents niveaux d’interdépendance possibles entre les acteurs de la collaboration se fait de plus en plus fine. Après avoir évoqué la pluridisciplinarité en contraste avec la monodisciplinarité, se sont ajoutées ensuite la multidisciplinarité[4], l’interdisciplinarité[5] ainsi que la transdisciplinarité[6], chacune apportant des nuances importantes sur la façon de penser la collaboration (Couturier et Belzile, 2018).

Ces quelques remarques nous permettent en fait de souligner la richesse des informations que renferme ce champ disciplinaire sur les mécanismes de la collaboration. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons décidé de mobiliser ce champ pour élaborer notre cadre de référence et pour analyser les réponses des participants de notre recherche. Ce cadre s’articule autour de quelques définitions de la collaboration, d’une recension des écrits portant sur les facteurs facilitant la collaboration, ainsi que sur un survol des déterminants plus généraux de la collaboration.

Quelques définitions de la collaboration

La collaboration appelle, en premier lieu, à un effort ainsi qu’à un engagement collectifs dont la finalité consiste, en principe, à fournir de meilleurs services. Cependant, cet engagement reposerait aussi sur la capacité des prestataires de services à respecter leurs propres intérêts, à préserver leur autonomie et leur indépendance (D’Amour, Goulet, Labadie, Martín-Rodriguez et Pineault, 2008). En ce sens, Huxham proposait en 1996 de définir la collaboration de la façon suivante : « working in association with others for some form of mutual benefit » (p. 1). D’autres vont par la suite ajouter certaines nuances. Marion (2018) notamment, propose, à la lumière d’une recension exhaustive sur le sujet, une définition indiquant que la collaboration est un processus négocié entre des acteurs intéressés et interdépendants, dont le but peut être de résoudre un problème ou encore de produire des bénéfices partagés :

En somme, la collaboration apparaît comme étant un processus dans lequel des acteurs intéressés et/ou interdépendants partagent des ressources, négocient et interagissent, créent des structures et des règles plus ou moins formelles, produisent des actions, et ce, afin de résoudre un problème ou afin de produire des bénéfices partagés ou de la valeur publique.

Marion, 2018, p. 32

Quant à la collaboration intersectorielle, la définition de Bryson, Crosby et Stone (2006) laisse entendre plus spécifiquement que les parties prenantes doivent la juger essentielle comme moyen d’augmenter leur pouvoir d’action respectif : « the linking or sharing of information, resources, activities, and capabilities by organizations in two or more sectors to achieve jointly an outcome that could not be achieved by organizations in one sector separately » (p. 44). Potvin (2012) précise quant à elle que, pour converger vers un tel résultat, les parties doivent s’engager dans un processus d’ajustement mutuel s’appuyant sur la négociation et l’échange, mais aussi, sur le partage d’une vision commune à propos des objectifs de la collaboration. Elle propose ainsi cette définition de la collaboration : « the alignment of intervention strategy and resources between actors from two or more sectors within the public sphere in order to achieve complementary objectives that are relevant and valued by all parties » (Potvin, 2012, p. 5).

La collaboration implique donc une volonté chez les partenaires de travailler en vue d’une finalité commune, qui est d’accompagner les personnes judiciarisées dans leur processus de réintégration sociocommunautaire, tout en préservant le rôle spécifique joué par chacun de ces partenaires. À cet égard, la collaboration nécessite un constant équilibre entre l’aspiration à une finalité fédératrice et le respect des spécificités de chacun des secteurs impliqués.

Facteurs facilitant la collaboration

Selon les chercheurs, le partage d’une vision commune compte parmi les facteurs les plus importants pouvant faciliter la collaboration entre les organisations ou les secteurs d’intervention. Celle-ci dépendrait en grande partie de la qualité de la communication entre les partenaires (Aumais, Laflamme et Venne, 2012 ; Calamel, Defélix, Picq et Retour, 2011) qui, en retour, aurait pour effet de favoriser la confiance, la clarification des rôles respectifs et même l’équilibre entre les pouvoirs (Karam et al., 2018). À l’issue de leurs travaux, Karam et al. (2018) soutiennent que pour favoriser la collaboration, cette communication doit être régulière, active et ouverte, de telle sorte que les partenaires se sentent à l’aise et respectés dans le cadre de leurs échanges. En ce sens, les chercheurs soulignent l’importance de créer des espaces libres et respectueux pour le dialogue (Gray et Purdy, 2018).

On rapporte aussi que la collaboration est souvent renforcée lorsque les philosophies et les valeurs des différents partenaires sont cohérentes, à propos notamment de la collaboration et de la coopération en soi (Dey, de Vries et Bosnic-Anticevich, 2011). C’est pourquoi il est essentiel que les échanges portent sur le sens des missions, communes ou respectives, et non seulement sur les dimensions techniques entourant le travail commun (Savage et al., 2010). Dans cette foulée, les partenaires pourront bénéficier d’un soutien et d’une flexibilité mutuelle au moment venu, soit en cas de difficultés ou en situation de changement. En de telles circonstances, ils pourront continuer d’unir leurs efforts pour atteindre leur but commun (Dietrich, Eskerod, Dalcher et Sandhawalia, 2010).

Dans cette perspective, on évoque que les collaborations fortes et efficientes bénéficient en quelque sorte d’une identité collective qui elle-même est renforcée par la cohésion, voire la proximité entre les partenaires. C’est-à-dire que la collaboration se voit facilitée dans les contextes où les intervenants ont accès physiquement à leurs partenaires, augmentant ainsi les possibilités de communiquer entre eux de manière informelle, ou encore lorsqu’ils partagent les fondements ou les caractéristiques d’une culture organisationnelle similaire (Dietrich et al., 2010 ; Knoben et Oerlemans, 2006). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on recommande que les organisations investissent dans les technologies de l’information et de la communication, pour faciliter l’échange d’information et augmenter les interactions, de même que dans les espaces communs favorisant les rencontres (Aumais et al., 2012 ; Cuijpers, Guenter et Hussinger, 2011). Ces constats concernant les espaces de communication et la proximité des partenaires semblent supporter l’idée que les collaborations intraorganisationnelles[7] s’établissent plus facilement que les collaborations interorganisationnelles[8]. Mais plus encore, les collaborations intraorganisationnelles pourraient en quelque sorte constituer un préalable aux collaborations interorganisationnelles. Autrement dit, la capacité à collaborer avec d’autres organisations serait tributaire de la capacité à collaborer à l’intérieur de sa propre organisation (Powell, Koput et Smith-Doerr, 1996 ; Ribeiro-Soriano et Urbano, 2009).

En somme, toutes ces observations rejoignent celles découlant d’une revue exhaustive de la littérature ayant pris en compte 25 études réalisées dans huit pays différents pour identifier les facteurs contribuant à une collaboration interorganisationnelle efficiente (Seaton et al., 2018). Tel que nous l’avons déjà évoqué, celle-ci met en évidence le partage d’une vision commune, l’engagement des partenaires à l’égard de la population cible, une communication claire basée sur la confiance et la nette compréhension des rôles et des responsabilités. Mais à cette liste s’ajoutent aussi l’engagement des partenaires qui doivent se détacher de leurs intérêts corporatifs et se focaliser plutôt sur leurs intérêts communs (Boudreau et Bernier, 2017), la disponibilité des ressources, le leadership ainsi que les caractéristiques individuelles des partenaires (Gray et Purdy, 2018).

Déterminants de la collaboration

Ces remarques concernant les facteurs facilitants indiquent que la collaboration s’appuie sur des dimensions humaine et sociale tout autant qu’elle s’appuie sur des dimensions technique et organisationnelle. Cette observation fait d’ailleurs écho à deux théories que l’on compte parmi les nombreuses perspectives pouvant aider à mieux comprendre l’univers de la collaboration. Mentionnons tout d’abord la théorie de l’attraction, qui considère la collaboration à travers le prisme des relations et du rapprochement entre les individus en fonction de leurs valeurs, pouvant mener à la congruence vers un but commun. Certains travaux s’inscrivant dans cette perspective s’intéressent particulièrement à la confiance comme facteur déterminant de la collaboration (Mayer, Davis et Schoorman, 1995 ; McAllister, 1995). Il y a aussi la théorie de la structuration sociale (Giddens, 1984) qui propose de rallier deux visions de l’acteur, soit celle de l’individu capable d’agir et celle de l’individu contraint par la structure. Selon cette perspective, les pratiques collaboratives se développeraient dans le cadre d’interactions entre l’individu et le système à l’intérieur desquelles l’un et l’autre contribueraient à se redéfinir mutuellement.

D’Amour, Sicotte et Lévy (1999) font également appel à ces dimensions relationnelles et structurelles pour expliquer les déterminants de la collaboration interprofessionnelle. Ces auteurs évoquent en premier lieu le système professionnel, en précisant qu’il peut avoir une influence majeure sur la collaboration en induisant des logiques de compétition ou encore, des conflits de valeurs en regard des autres professionnels et de la clientèle. Mais deux autres déterminants entreraient également en jeu selon ces auteurs, soit les déterminants interactionnels et les déterminants organisationnels. Les premiers sont reliés à la qualité des relations interpersonnelles et concernent notamment la communication, le conflit, le climat, la confiance, le leadership et l’ouverture des individus. Les deuxièmes sont reliés au contexte et à l’environnement englobant des dimensions telles que la technologie, les ressources et le cadre définissant le fonctionnement des organisations et des équipes de travail.

On constate ainsi, à la lumière des études menées dans le domaine, qu’il existe une multitude de facteurs et de déterminants appelés à jouer un rôle dans le développement de rapports de collaboration entre les partenaires. Sachant d’emblée que la crise sanitaire est venue complexifier le travail des intervenants, nous tenions à vérifier s’il en était de même pour leurs liens de collaboration. Et le cas échéant, comment ces liens avaient été affectés, sous l’angle de leurs déterminants et de leurs facteurs facilitants.

Méthode

Tel qu’il est indiqué précédemment, cette recherche s’inscrit dans le cadre du programme (RÉ)SO 16-35, dont un des axes est consacré tout particulièrement aux prestataires de services auprès des personnes judiciarisées. Parmi les différents projets se rattachant à cet axe de recherche[9], l’équipe de chercheurs a procédé à une analyse de réseau. Il s’agit d’une méthode de recherche (Borgatti, Mehra, Brass et Labianca, 2009) pouvant être utilisée pour évaluer la collaboration interorganisationnelle d’un réseau de prestation de services (Friedman et al., 2007). L’analyse de réseau permet notamment de déterminer les propriétés structurelles d’un réseau, telles que la fréquence, la réciprocité et la densité des relations entre les individus ou les organisations qui le composent (Degenne et Forsé, 1994).

Dans le cadre de cette recherche, nous avons sollicité des intervenants qui travaillent directement au contact des personnes judiciarisées, et qui sont issus de différents secteurs de l’intervention. Nous avons demandé aux participants, au moyen d’un questionnaire en ligne, de nommer les principaux partenaires professionnels avec lesquels ils avaient entretenu des rapports de collaboration au cours des trois derniers mois. Cette collecte de données, qui a été initialement lancée au début de l’hiver 2020, fut interrompue brutalement au printemps 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19.

Objectifs

Cette interruption forcée de la collecte des données nous a dès lors conduits à revoir le questionnaire ayant été initialement élaboré, de façon à y intégrer deux questions supplémentaires portant sur les répercussions de la crise sanitaire sur les rapports de collaboration entre intervenants. Il nous apparaissait évident que les conséquences de la crise sanitaire devaient être prises en compte, sachant que les mesures sanitaires instaurées dans le contexte de cette crise ont eu une influence considérable sur le travail des intervenants et la qualité de leurs services, et, de manière plus globale, sur le fonctionnement de leurs organisations et leur capacité à entretenir leurs liens de collaboration. Notre objectif initial, qui était de brosser un portrait des rapports de collaboration entre les intervenants, a dès lors été légèrement modifié de façon à pouvoir également déterminer les principaux obstacles rencontrés par les intervenants dans le contexte des mesures imposées pour contrer la propagation de la pandémie.

Collecte de données

La collecte de données, qui avait été interrompue en avril 2020, a finalement été reprise pour une période de 8 mois, de novembre 2020 à juin 2021. La consigne et les deux questions supplémentaires qui ont été soumises aux participants sont les suivantes :

Nous aimerions savoir quels ont été les impacts de la COVID et du confinement sur les contacts que vous avez eus avec les autres intervenants qui travaillent auprès des personnes judiciarisées.

A) Pourriez-vous identifier et décrire les principaux impacts que la crise a pu avoir sur vos contacts avec les intervenants qui travaillent pour le même organisme ou institution que vous, mais dans une équipe d’intervenants différente de la vôtre ?

B) Pourriez-vous identifier et décrire les principaux impacts que la crise a pu avoir sur vos contacts avec les intervenants affiliés à d’autres organisations ?

L’attention fut donc portée tant sur les collaborations intraorganisationnelles (Question A) que sur les collaborations interorganisationnelles (Question B). Et pour chacune de ces deux questions, nous avons demandé aux participants de formuler jusqu’à trois réponses en utilisant un maximum de 250 caractères.

Participants

Nous avons recruté 81 intervenants travaillant auprès de personnes judiciarisées dans trois régions administratives du Québec, soit Montréal (25 %), la Capitale-Nationale (27 %) ainsi que la Mauricie–Centre-du-Québec (44 %). Ces répondants provenaient de 43 organismes – soit 69 % d’organismes communautaires, 30 % du réseau de la santé publique et 1 % d’entreprises privées – couvrant 12 secteurs d’intervention différents : 1) organismes répondant aux besoins de base, dont l’hébergement (25 %) ; maisons de transition (15 %) ; employabilité (11 %) ; centres jeunesse (10 %) ; dépendance (9 %) ; justice réparatrice/alternative (9 %) ; justice/correctionnel (9 %) ; organismes offrant des services reliés notamment à la gestion des comportements/délinquance sexuelle (7 %) ; santé mentale (5 %) ; et éducation (1 %). De plus, 48 % des répondants occupaient leur poste actuel depuis 5 ans ou moins ; 22 %, depuis 5 à 10 ans ; 16 % depuis 10 à 15 ans ; et 14 %, depuis plus de 15 ans.

Analyses

Les réponses des participants à ces deux questions ont d’abord été compilées pour former un corpus constitué de 262 énoncés, dont 137 concernant les collaborations intraorganisationnelles (Question A) et 125 énoncés concernant les collaborations interorganisationnelles (Question B). Ces énoncés ont ensuite été soumis à une analyse de contenu selon les étapes suggérées par Baribeau (2009). En premier lieu, ils ont été lus à plusieurs reprises afin de préparer le codage. Ensuite, une analyse verticale a permis d’identifier des catégories pour chacune des deux questions. Une analyse horizontale a ensuite permis de finaliser la détermination des thèmes principaux (Paillé et Mucchielli, 2021). Ce processus d’analyse a été mené en équipe, sous un mode collaboratif (Krief et Zardet, 2013).

Résultats

L’analyse de contenu réalisée à partir du corpus d’énoncés a permis de relever neuf thèmes principaux qui sont les mêmes pour les deux niveaux de collaboration (intra et interorganisationnel). Comme l’indique le tableau 1, ces thèmes sont les suivants : (1) isolement et difficulté à joindre les partenaires ; (2) problèmes de communication ; (3) perte de contacts humains ; (4) perte de ressources et diminution de l’efficacité ; (5) application des mesures sanitaires ; (6) perte et démobilisation des clientèles ; (7) conséquences personnelles et adaptation ; (8) aucun changement ; (9) opportunité. Les cinq premiers thèmes ont dès lors été regroupés selon qu’ils correspondaient à la dimension interactionnelle ou à la dimension organisationnelle de la collaboration.

Ces différents thèmes sont développés et illustrés par quelques énoncés dans les sections qui suivent[10]. Toutefois, une lecture d’ensemble du tableau 1 révèle déjà quelques points intéressants. En premier lieu, 107 énoncés se rapportent à la dimension interactionnelle de la collaboration, sous les trois premiers thèmes qui sont reliés (1) à l’isolement et la difficulté à joindre les partenaires ; (2) aux problèmes de communication ; et (3) à la perte de contacts humains. Parmi les trois thèmes se rapportant à la dimension interactionnelle de la collaboration, la perte de contacts humains est celui qui regroupe le plus grand nombre d’énoncés, tant du côté de la collaboration intraorganisationnelle (29 énoncés) que du côté de la collaboration interorganisationnelle (21 énoncés). Ensuite, 88 énoncés se rapportent à la dimension organisationnelle de la collaboration sous les thèmes de (4) la perte de ressources et la diminution de l’efficacité de l’intervention et de (5) l’application des mesures sanitaires. Et entre ces deux thèmes, celui de la perte de ressources et de la diminution de l’efficacité de l’intervention regroupe le plus grand nombre d’énoncés, tant du côté de la collaboration intraorganisationnelle (29 énoncés) que de la collaboration interorganisationnelle (41 énoncés). S’enchaîne ensuite (6) la perte et démobilisation des clientèles, avec 11 énoncés, évoquant en quelque sorte les conséquences de la perte de ressources et la diminution de l’efficacité de l’intervention. Puis le thème des (7) conséquences personnelles et adaptation avec 26 énoncés, (8) aucun changement avec 17 énoncés et (9) opportunité avec 13 énoncés. Dans le cadre de cet article, nous avons limité notre analyse aux six premiers thèmes, qui nous sont apparus plus féconds pour répondre à notre objectif de recherche.

TABLEAU 1

Répartition des énoncés selon les neuf thématiques et les deux types de collaboration

Répartition des énoncés selon les neuf thématiques et les deux types de collaboration

-> Voir la liste des tableaux

Thème 1 : isolement et difficulté à joindre les partenaires

Ce premier thème met en évidence que l’une des conséquences importantes de la crise sanitaire est reliée à l’isolement des intervenants. En réponse à la question A sur la collaboration intraorganisationnelle, plusieurs énoncés évoquent l’image de l’intervenant qui travaille en silo.

Beaucoup moins de discussions cliniques en raison du télétravail. Le travail se fait davantage en silo.

Question A – Justice réparatrice/alternative

D’autres énoncés soulignent également l’indisponibilité des collègues et, par conséquent, l’impossibilité de travailler avec eux pour discuter de cas cliniques, notamment partager de l’information ou établir un plan commun d’intervention.

Les rencontres avec un intervenant d’un autre service et le bénéficiaire dans le but d’établir une co-intervention étaient difficiles ou presque impossibles à réaliser.

Question A Santé mentale

Puis en réponse à la question B sur la collaboration interorganisationnelle, les énoncés mettent en évidence combien il était difficile de joindre les partenaires.

Plus difficile de rencontrer les partenaires dans leur milieu. Outreach plus difficile. Diminution des contacts et des opportunités de travail interdisciplinaire. Diminution des collaborations/projets.

Question B Hébergement/itinérance/besoins de base

En conséquence, il semble que les intervenants ont dû souvent organiser leurs interventions de manière différente en se privant des ressources que leur procurent habituellement leurs liens de collaboration.

Thème 2 : problèmes de communication

L’isolement des intervenants s’arrimerait aussi aux difficultés de communication qu’ils ont rencontrées. À cet égard, certains énoncés découlant autant de la question A que de la question B mettent en évidence les limites des outils technologiques. Ces derniers permettent de maintenir les contacts, mais la communication aurait néanmoins perdu de sa spontanéité, de sa fluidité et parfois même de son efficacité.

Communication directe plus difficile. Moins évident d’aller chercher de l’aide de façon spontanée.

Question A Interventions pour des besoins particuliers

Nous avons eu des problèmes de communication, des malentendus à se parler par boîte vocale interposée.

Question B Interventions pour des besoins particuliers

Les réponses des participants laissent entendre aussi que les outils technologiques constituent en quelque sorte une barrière à la dimension humaine des relations.

Contacts par téléphone ou courriel essentiellement (réunions également), ce qui limite l’épanouissement des relations interpersonnelles ainsi que la facilité de communication à certains moments (difficultés d’ordre technologique).

Question A Justice/correctionnel

Ce moyen de communication limiterait ainsi le développement des relations interpersonnelles entre collègues de travail.

Thème 3 : perte de contacts humains

Ces dernières considérations introduisent bien le thème de la perte de contacts humains qui apparemment s’est avérée un impact considérable de la crise sanitaire pour le travail des intervenants. En réponse aux deux questions sur la collaboration intra et interorganisationnelle, les intervenants insistent sur la perte de contacts humains avec les partenaires. Les énoncés indiquent que le mode de communication virtuel imposerait un cadre formel, peu chaleureux et centré sur la tâche, réduisant ainsi la possibilité de développer de véritables liens avec les partenaires et d’apprendre à les connaître.

Contacts moins humains et chaleureux. Tout se fait par les médias. Notamment, les rencontres par Zoom ou Teams sont plus longues et lourdes. Il manque le côté des interactions sociales enrichissantes.

Question A Dépendance

Moins de possibilités de rencontre avec les partenaires externes, ce qui facilite souvent la création de contacts.

Question B Justice/correctionnel

Mais certaines réponses découlant de la question A sur la collaboration intraorganisationnelle témoignent plus précisément de la perte de contacts humains avec la clientèle et de la préoccupation que cette situation soulève chez les intervenants. En conséquence, ces derniers semblent s’interroger sur la véritable portée de leurs interventions.

Incapacité à rencontrer les jeunes en présence physique, ce qui cause une carence considérable.

Question A Hébergement/itinérance/besoins de base

Cette préoccupation des intervenants quant à leur capacité à développer de véritables liens avec leur clientèle laisse entendre que cette condition pourrait jouer un rôle important dans la collaboration entre intervenants.

Thème 4 : manque de ressources et diminution d’efficacité

En contrepartie, sur le plan organisationnel, plusieurs énoncés soulèvent les difficultés que pose l’insuffisance des ressources au sein des organisations pour faire face à la situation. En réponse à la question A sur la collaboration intraorganisationnelle plus particulièrement, la plupart des énoncés mettent en évidence que les organisations ont dû ralentir le rythme, changer les modalités, réduire ou même interrompre certains services. Ou encore, que certains usagers ont été privés de services simplement parce qu’ils n’avaient pas accès aux outils technologiques. Ainsi, certains s’attardent aux effets de cette situation sur le cheminement clinique des usagers, laissant entendre que l’efficacité et la qualité des interventions ont été affectées. Et, par conséquent, que les besoins des clientèles n’ont pas été entièrement comblés.

L’efficacité des interventions est impactée. Certains sont en télétravail à temps partiel sur des horaires variables et instables. Nous perdons du temps à tenter de se joindre. Cela peut retarder des interventions pourtant pressantes.

Question A Maison de transition

Puis en réponse à la question B sur la collaboration interorganisationnelle, d’autres énoncés mettent plutôt l’accent sur les délais de réponse des partenaires. À un tel point que certains laissent entendre que de telles conséquences pourraient avoir un effet sur le maintien de bonnes collaborations entre les organisations.

Les ressources externes ont dû s’adapter et les références à des programmes sont plus difficiles, les délais d’attente plus longs.

Question B Justice/correctionnel

Impossibilité de donner une date de reprise de service, donc difficulté pour les suivis et délais. Notamment pour les conditions de probation et/ou évaluation pour la cour.

Question B Interventions pour des besoins particuliers

Dans un tel contexte, il devient difficile en effet de s’appuyer sur les partenaires pour obtenir des ressources et des services complémentaires. À cet égard, on souligne notamment la diminution considérable des places disponibles en hébergement ainsi que la diminution, l’arrêt des activités, sinon la fermeture complète de plusieurs organismes communautaires. Aussi, certains répondants reconnaissent que le ralentissement des services au sein de leur propre organisation a rendu la tâche difficile à leurs partenaires, ne sachant pas comment et dans quelle mesure ceux-ci se déployaient durant la crise sanitaire.

Certains collaborateurs ne savaient pas comment étaient déployés les services et ont eu de la difficulté à avoir un suivi.

Question B Dépendance

Il va sans dire qu’un tel contexte de travail est de nature à exacerber les écarts de compréhension entre les organisations.

Thème 5 : application des mesures sanitaires

L’application des règles sanitaires est également venue complexifier le travail des intervenants, limitant la possibilité d’accéder à certains milieux et, par conséquent, aux clientèles pour assurer les suivis.

Certains milieux ont fermé l’accès aux intervenants d’autres organismes pour limiter les risques d’éclosion. Ce qui rend les suivis de personnes plus difficiles, voire impossibles.

Question B Hébergement/itinérance/besoins de base

La complexité des processus engendrée par les règles sanitaires (14 jours de confinement) aurait également entraîné des retards en ce qui concerne notamment les admissions de même que les transferts vers de nouveaux services. Sur le plan organisationnel, le respect des règles sanitaires aurait donc rallongé le temps d’attente pour obtenir des services, réduit la disponibilité les intervenants et leur capacité à offrir la même proximité dans leur pratique.

Thème 6 : perte et démobilisation des clientèles

Par ailleurs, ces changements auraient découragé certains clients à s’impliquer dans leurs démarches pour obtenir de l’aide ou à s’engager dans leur suivi.

Délais d’attente rallongés avant la prise en charge, notamment avec les services en santé mentale et des CLSC. Cela favorise le découragement chez le client à entreprendre un processus d’aide, surtout lorsque cette clientèle en veut dans l’immédiat.

Question A Maison de transition

Pire encore, certaines clientèles, parmi les plus marginalisées, ont en quelque sorte coupé les ponts en cessant de fréquenter les organismes en raison de l’application des mesures sanitaires, comme l’indique un répondant : « Des participants ont arrêté de venir à nos activités car tout était plus compliqué » (Question A – Hébergement/itinérance/besoin de base). Ces constats sont pour le moins inquiétants en ce qui concerne la continuité de l’accompagnement.

Discussion

Cette recherche portait sur les répercussions de la crise sanitaire sur les rapports de collaboration qui unissent les intervenants affiliés à différentes organisations publiques ou communautaires offrant des services aux personnes judiciarisées. Dans le cadre de cette étude, nous avons invité les participants à remplir un questionnaire en ligne comportant deux questions, leur demandant (1) de nommer et de décrire les principaux impacts de la crise sur leurs contacts avec les intervenants travaillant dans leur propre organisme ou institution (collaboration intraorganisationnelle) ; et (2) d’identifier et décrire les principaux impacts de la crise sur leurs contacts avec les intervenants affiliés à d’autres organismes (collaboration interorganisationnelle).

En premier lieu, les résultats de l’analyse de contenu appliquée sur le corpus des 262 énoncés indiquent que les deux niveaux de collaboration ont été touchés par des enjeux très similaires. Si bien que les énoncés découlant des deux questions ont pu être intégrés dans le même arbre thématique. De fait, cet arbre comprend neuf thèmes, dont trois – (1) isolement et difficulté à joindre les partenaires ; (2) problèmes de communication ; et (3) perte de contacts humains – sont reliés à la dimension interactionnelle de la collaboration (107 énoncés) ; et deux – (4) perte de ressources et diminution de l’efficacité ; et (5) application des mesures sanitaires – sont reliés à la dimension organisationnelle de la collaboration (88 énoncés). Ce premier constat rejoint évidemment les travaux de D’Amour et al. (1999), qui indiquent que les dimensions interactionnelle et organisationnelle sont des déterminants importants de la collaboration. Dans le cadre de cette recherche, il s’avère que les participants ont insisté davantage sur les conséquences touchant à la dimension interactionnelle que sur celles touchant à la dimension organisationnelle, ce qui représente en soi un résultat fort intéressant.

Sur le plan interactionnel, les réponses des participants soulèvent le problème de l’isolement des intervenants qui, dans ce contexte, ne pouvaient plus faire équipe pour élaborer leurs plans d’intervention ou les mettre en oeuvre. Ou encore, que la communication aurait perdu de sa spontanéité, de sa fluidité et de son efficacité malgré les efforts qui ont été mis pour maintenir les contacts au moyen d’outils technologiques. Ces résultats viennent ainsi confirmer que la collaboration dépend surtout de la qualité de la communication entre les partenaires (Aumais et al., 2012 ; Calamel et al., 2011 ; Karam et al., 2018) et qu’elle peut aussi être renforcée par leur proximité et la possibilité pour les intervenants d’avoir accès physiquement à leurs partenaires (Dietrich et al., 2010 ; Knoben et Oerlemans, 2006). Par contre, certaines nuances pourraient sans doute être apportées aux recommandations émises par d’autres experts, encourageant les organisations à investir dans les technologies de l’information et de la communication, pour faciliter l’échange d’information et augmenter les interactions (Aumais et al., 2012 ; Cuijpers et al., 2011). Dans le contexte de la collaboration entre intervenants auprès des personnes judiciarisées, il semble que l’utilisation des technologies comporte plusieurs limites dont une affectant particulièrement la dimension humaine des relations. Cette dimension prend en effet une place importante dans les résultats de cette recherche, démontrant que les intervenants déplorent la perte des contacts humains, tant auprès de leurs partenaires qu’auprès de leur clientèle. À cet égard, leurs préoccupations portent sur leur capacité à développer de véritables liens. Et concernant plus spécifiquement leur clientèle, les intervenants semblent s’interroger également sur la portée de leurs interventions. Or, en dépit de leur engagement et de leur bonne volonté, les intervenants se sont apparemment éloignés de leur mission première qui consiste à accompagner les personnes en difficulté et à leur offrir, autant que possible, les meilleurs services. Dans le contexte de la crise sanitaire, ils ont donc perdu en partie leur pouvoir d’action, au service duquel se place habituellement la collaboration pour venir l’amplifier sans pouvoir toutefois le remplacer. Peut-être avons-nous souhaité secrètement que la crise sanitaire ait pu représenter une opportunité pour la collaboration, misant sur la croyance que les situations de crise sont parfois propices au développement de liens de solidarité ou d’entraide. Mais force est de constater que les intervenants, ou à tout le moins les participants à cette recherche, ont été trop fortement ébranlés dans leurs repères pour qu’il en soit ainsi ; au demeurant, la collaboration exige un minimum d’ancrage et de cohérence pour que les intervenants puissent, d’une manière ou d’une autre, interagir les uns avec les autres (Powell et al., 1996 ; Ribeiro-Soriano et Urbano, 2009). Plus encore, nous pourrions envisager que les liens que les intervenants développent d’abord avec leur clientèle constituent pour certains d’entre eux – sinon pour la plupart – une première condition à la collaboration qu’ils voudront ensuite entretenir avec leurs collègues ou leurs partenaires. Dans cette perspective, la collaboration intra ou interorganisationnelle viendrait s’inscrire et trouver son sens dans la continuité d’une première collaboration qui est celle que les intervenants doivent d’abord pouvoir développer avec leur clientèle.

Or, bien que la littérature scientifique souligne déjà l’importance que prend la dimension interactionnelle dans l’univers de la collaboration, il semble que les résultats de cette recherche viennent non seulement la confirmer, mais situer encore plus précisément la place qui lui revient lorsque cette collaboration concerne des intervenants auprès de personnes en difficulté, en l’occurrence des personnes judiciarisées. En d’autres mots, l’attention accordée à la collaboration dans le contexte exceptionnel de la crise sanitaire vient en quelque sorte dépouiller le regard que nous pouvons porter sur le sujet et nous renvoie à ses éléments les plus fondamentaux.

De plus, la place que prend la dimension interactionnelle de la collaboration dans les résultats de cette recherche ne vient pas pour autant éclipser celle que prend la dimension organisationnelle. De toute évidence, les deux dimensions sont interreliées (D’Amour et al., 1999), puisque la perte de contacts humains dépend directement des restrictions que les organisations ont dû mettre en application et des défis qu’elles ont rencontrés alors que leurs ressources ont drastiquement diminué. Comme nous pouvions nous y attendre, les participants se sont attachés aux changements dans les services et leurs réponses montrent que leurs préoccupations se tournent, encore une fois, vers les clients. On souligne, par conséquent, que certains d’entre eux ont, en quelque sorte, décroché en cessant les démarches nécessaires à leur suivi. Ou encore, que d’autres ont cessé de fréquenter les organismes en raison de la complexité reliée à l’application des mesures sanitaires. Ces observations rejoignent d’ailleurs celles d’autres chercheurs indiquant que les mesures de restriction sanitaire ont limité de façon significative l’accès aux soins et aux services dont ces populations ont habituellement besoin (Goyette, Blanchet et Bellot, 2020) et que les répercussions de la crise sanitaire se sont avérées particulièrement lourdes pour les personnes judiciarisées, qui généralement vivent dans des conditions de précarité (Iftene, 2020). Le grand confinement, qui a été instauré dans de nombreuses juridictions, s’est avéré brutal pour les individus vivant dans ces conditions. Et l’exemple le plus frappant est sans doute celui des personnes en situation d’itinérance qui, ne bénéficiant pas d’un espace privé ou de ressources suffisantes pour respecter les restrictions sanitaires – telles que la distanciation physique, l’interdiction de rassemblement et la limitation des déplacements –, ont subi une judiciarisation accrue de leurs conduites (Leblanc et al., 2020 ; Skolnik, 2020).

Ces considérations concernant les enjeux de la collaboration dans un contexte de contraintes sanitaires ne font que mettre encore plus en évidence la complexité du travail des intervenants auprès des personnes judiciarisées. Ces résultats nous invitent, dans le cadre des prochaines étapes de notre programme de recherche, à nous pencher avec plus d’attention sur la réalité terrain telle que vécue par les intervenants. Dans cette perspective, nous envisageons d’ailleurs de mener d’ici 2024 une nouvelle recherche – toujours au moyen d’un questionnaire en ligne – pour évaluer si les intervenants et les organisations auront réussi à mieux s’adapter à cette situation, et vérifier si leurs liens de collaboration se sont stabilisés ou réorganisés. Cette nouvelle recherche permettra en quelque sorte de combler les limites de la présente étude, qui s’est déroulée alors que nous étions encore au plus fort de la crise sanitaire. Mais pour approfondir véritablement les pistes soulevées dans la présente étude, il serait sans doute avisé d’organiser des entretiens avec ces intervenants, pour mieux comprendre comment s’articulent potentiellement les liens qu’ils développent avec leurs clients avec ceux qu’ils développent ensuite avec leurs collègues ou leurs partenaires.

Conclusion

Les résultats de cette recherche sur les conséquences de la crise sanitaire sur la collaboration intra et interorganisationnelle montrent que de nombreux facteurs sont venus restreindre la capacité des intervenants québécois à travailler en collaboration avec leurs collègues affiliés à différentes agences offrant des services aux personnes judiciarisées. Ces facteurs touchent aux déterminants organisationnels de la collaboration, mais plus encore à ses déterminants interactionnels. Dans cette foulée, les intervenants se préoccupent des contacts humains qu’ils ont perdus avec leurs collègues et leurs partenaires, mais aussi avec leur clientèle. Ce dernier constat laisse entendre que cette condition pourrait jouer un rôle important dans la collaboration entre intervenants auprès des personnes judiciarisées. La dimension interactionnelle, on le sait, se retrouve au coeur même de l’accompagnement des personnes judiciarisées. Or, les résultats de cette étude semblent indiquer que cette dimension s’avère tout aussi importante pour la collaboration entre les intervenants. Que ce soit dans le cadre de l’intervention clinique, ou de la pratique collaborative, on retient dès lors qu’il s’agit toujours d’une rencontre et d’un échange entre des individus.