Corps de l’article

Introduction[2]

La COVID-19 a suscité des adaptations majeures dans les tribunaux criminels. Un des changements les plus marquants apportés par la pandémie est la fermeture physique des tribunaux et la nécessaire migration vers des comparutions virtuelles[3]. Si l’utilisation des technologies audiovisuelles telles que Zoom ou de simples appels par audioconférence était relativement rare en Ontario avant la pandémie (Bureau de la vérificatrice générale de l’Ontario [BVGO], 2019 ; Burkell et di Valentino, 2012), elle est devenue la norme à la suite des nouvelles exigences de distanciation sociale (Bertrand et al., 2021). Bien que cette transition vers la justice virtuelle soit une stratégie adaptative pour atténuer les retombées de la pandémie sur le système de justice pénale et assurer son fonctionnement quotidien (Haigh et Preston, 2020 ; McLachlin, 2021), certains s’inquiètent de ses effets en termes d’accès à la justice et, plus particulièrement, d’accès aux tribunaux (Bertrand et al., 2021 ; Haigh et Preston, 2020 ; McLachlin, 2021). Ainsi, bien que la justice virtuelle soit généralement mise en avant dans les politiques d’amélioration de l’accès à la justice (Conseil européen pour l’efficacité de la justice [CEPEJ], 2016 ; Ministère de la Justice, 2019), il est reconnu que des problèmes d’implantation pourraient avoir des effets contraires à ce qui est anticipé (CEPEJ, 2016 ; McKay, 2018).

Pour mieux guider le futur de ces technologies, il est essentiel de comprendre leur fonctionnement et leurs conséquences concernant l’accès à la justice et aux tribunaux. Le concept d’accès à la justice a beaucoup évolué au cours des dernières années (MacDonald, 1996 ; Currie, 2004) et comprend maintenant une pluralité de dimensions telles que l’accès aux tribunaux, à un avocat, à la justice de proximité, à des fonds pour payer pour des services juridiques, à des informations légales ou encore aux sentiments de justice (CEPEJ, 2016 ; Currie, 2004 ; Gramatikov et al., 2009 ; MacDonald, 1996). Or, pour cet article, nous avons retenu la conception originale de l’accès à la justice, qui se limite à celui du tribunal et de l’avocat. Étant donné que l’effet principal de la pandémie était de limiter l’accès physique au tribunal et à la disponibilité de la représentation légale, et que ceci est habituellement peu remis en question dans des temps non pandémiques, nous avons choisi de nous concentrer sur ces aspects, en renvoyant les réflexions sur d’autres dimensions de l’accès à la justice à des travaux ultérieurs qui seront sans doute plus faciles à réaliser lorsque les démarches pour rencontrer des justiciables seront facilitées par la levée des mesures sanitaires.

La justice virtuelle dans les tribunaux

Alors que la transition rapide vers les audiences virtuelles au début de la pandémie était une stratégie d’adaptation à cette crise sans précédent, les technologies elles-mêmes ne sont pas nouvelles. Les comparutions par téléphone ou vidéo sont utilisées dans les tribunaux depuis des années au Canada et à l’étranger (Bailey, 2012 ; Dumoulin et Licoppe, 2015, 2016 ; Johnson et Wiggins, 2006 ; McKay, 2018). Au Canada, les technologies de visioconférence étaient par exemple utilisées pour les audiences sur le cautionnement, l’évaluation des compétences et les témoignages d’experts ou de témoins vulnérables (Bailey et al., 2013 ; BVGO, 2019 ; Webster, 2009). Quelques mois avant le début de la pandémie, le projet de loi C-75 a permis l’élargissement de son usage pour les comparutions de routine comme les ajournements ou même d’autres situations, comme une enquête sur cautionnement lorsque tous les participants étaient d’accord (Ministère de la Justice, 2019). De plus, depuis le début de la pandémie, les tribunaux ontariens ont intégré des règles plus flexibles pour les comparutions par un avocat sans le justiciable et pour l’utilisation des signatures électroniques (Cour de justice de l’Ontario, 2021).

Avant la pandémie, une justification importante de l’utilisation de ces technologies audiovisuelles dans les tribunaux était la réduction des délais, des coûts pour l’État et des coûts financiers et émotionnels pour le justiciable (Dumoulin et Licoppe, 2015 ; McKay, 2018 ; Ministère de la Justice, 2019 ; Rossner, Tait et McCurdy, 2021 ; Vermeys, 2013).

Ces technologies semblaient particulièrement utiles pour faciliter l’accès au tribunal des populations rurales ou incarcérées, pour qui la présence physique dans ces lieux était plus compliquée (Bailey et al., 2013 ; Capp, 2021 ; Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles [CSPAJC], 2017 ; Vermeys, 2013). Bien qu’on reconnaisse les coûts évités et le temps gagné par la non-nécessité de se déplacer pour les comparutions ou pour obtenir des services juridiques, l’indisponibilité des services internet dans ces milieux s’avère un obstacle important à l’amélioration de l’accès à la justice (Capp, 2021 ; Matyas, Wills et Dewitt, 2021 ; Puddister et Small, 2021 ; Vermeys, 2013).

Les publications traitant des relations entre technologies audiovisuelles et accès à la justice sont beaucoup plus fréquentes que les analyses empiriques sur le sujet. Néanmoins, quelques-unes soulignent le regard positif que portent les détenus sur ces comparutions virtuelles, car elles leur évitent le transport inconfortable jusqu’au tribunal, ce qui est d’autant plus important pour ceux qui proviennent des prisons plus éloignées. Ces comparutions leur épargnent également les fouilles (parfois à nu) réalisées lors de leur retour en prison (McKay, 2018).

Certains auteurs se sont penchés sur les inconvénients des audiences virtuelles (Gras et du Marais, 2013 ; McKay, 2018 ; Vermeys, 2013 ; Webster, 2009), en montrant que les procédures judiciaires virtuelles n’accélèrent pas toujours la justice (Gras et du Marais, 2013) et qu’elles peuvent même mener plus fréquemment à des ajournements, ce qui allonge le délai de traitement des affaires et la période passée en détention provisoire (Webster, 2009). Ils ont expliqué que des problèmes technologies causaient aussi des retards supplémentaires (Gibbs, 2017 ; McKay, 2018).

Des chercheurs ont également documenté les préoccupations des juges, des avocats et des détenus, qui soulignent que la participation active des justiciables aux audiences virtuelles est gravement compromise, en ce sens qu’il est plus difficile d’intervenir ou de communiquer avec leurs avocats (Gibbs, 2017 ; McKay, 2018). McKay (2018) évoque les sons et bruits provenant des prisons, qui rendent la compréhension des procédures difficile pour les acteurs judiciaires et les justiciables.

On peut conclure des quelques recherches existantes que l’utilisation des technologies virtuelles peut faciliter l’accès aux tribunaux, mais qu’il existe aussi des difficultés potentielles pour les personnes en détention provisoire ou dans les régions rurales. Bien qu’intéressantes, ces conclusions empiriques demeurent limitées et difficilement généralisables au contexte de pandémie, qui modifie nécessairement la manière dont ces technologies sont utilisées (de manière massive plutôt que progressive) et reçues par la communauté juridique (vu la nécessité de continuer à gérer les dossiers à distance).

Problématique

Au Canada, vers la fin de mars 2020, la pandémie a forcé la fermeture des tribunaux en raison des risques liés aux rassemblements et aux contacts avec d’autres personnes. Ceci a nécessité l’ajournement des procès d’autres procédures. Après quelques semaines, les tribunaux ont repris leurs activités, mais de manière virtuelle, soit par téléphone ou par vidéo. Deux ans plus tard, la présence physique dans les tribunaux était toujours déconseillée. Par conséquent, l’utilisation de ces technologies est devenue inévitable et une des seules façons d’assurer la continuité des opérations essentielles des tribunaux (Puddister et Small, 2021).

En raison des ajournements et de l’utilisation presque exclusive des audiences virtuelles durant la pandémie, certains postulent que cette transition vers la justice en mode virtuel pourrait limiter l’accès à la justice (Capp, 2021 ; Matyas et al., 2021). Plus précisément, ces chercheurs, entre autres groupes civils, dénoncent la fermeture des palais de justice à travers le pays et l’annulation des procès pendant une période indéterminée (Bertrand et al., 2021 ; Haigh et Preston, 2020). Or, les acteurs judiciaires reconnaissent dans le même temps que cette transition obligatoire a permis de moderniser la justice à un rythme qui n’aurait pas été possible sans cette crise (McLachlin, 2021).

Cet article vise à documenter comment l’utilisation de la justice virtuelle a pesé sur l’accès au tribunal et à des services juridiques durant la pandémie de COVID-19. Il s’intéresse aux effets de la pandémie sur les tribunaux criminels canadiens ainsi qu’à la manière dont les tribunaux ont pu répondre et s’adapter aux défis posés par cette crise sanitaire. Plus précisément, il cherche à mettre en évidence les impacts différentiels de la justice virtuelle sur l’accès au tribunal et à un avocat.

Méthodes

Cet article repose sur un terrain ethnographique des tribunaux criminels ontariens durant la pandémie de COVID-19. Il s’insère dans un projet plus large qui a pour but de comprendre les adaptations des tribunaux criminels à la pandémie de COVID-19. Entre janvier et octobre 2021, l’auteur principal a entrepris 122 jours d’observation virtuelle[4] dans neuf tribunaux criminels (sept tribunaux principaux et deux tribunaux satellites[5]). Spécifiquement, les salles dédiées à la détermination de la peine, les enquêtes sur cautionnement et les salles à volume[6] ont été observées. Selon Statistique Canada, la taille des communautés au sein desquelles nous avons procédé à nos observations peut être décrite comme petite (6), moyenne (1) et grande urbaine (1)[7]. Cinq tribunaux se trouvent dans des régions rurales ou lointaines, trois autres dans des zones plus urbaines[8].

En plus de ces observations, nous avons aussi procédé à 16 entrevues avec des acteurs clés tels que des avocats de la défense (8), des juges (6), des juges en chef des tribunaux de l’Ontario (1)[9], et un employé de soutien (1). Plusieurs conversations informelles avec ces mêmes acteurs judiciaires, des employés de soutien et des intervenants communautaires (services d’aide aux victimes, programmes de déjudiciarisation, etc.) ont permis d’échanger sur ces observations et d’étudier certains enjeux élaborés lors des entrevues, mais que certains participants ne voulaient pas enregistrer.

Trente articles publiés par des acteurs judiciaires, qui détaillaient leurs expériences avec ce nouvel environnement virtuel, ont également été consultés et seront utilisés dans le présent article pour soutenir les conclusions découlant des observations effectuées et des entretiens menés.

Les entrevues ont été retranscrites et analysées par un processus de codage ouvert qui sert à identifier les tendances initiales qui ressortent des représentations des participants. À la suite de cette étape initiale, un codage ciblé (Emerson et al., 2011) a servi à relever les passages concernant la justice en mode virtuel et les représentations des participants sur ce sujet. Un processus similaire a été utilisé pour les notes de terrain de l’auteur (environ 700 pages) : un codage initial suivi d’un codage ciblé qui visait à comparer les pratiques de justice en mode virtuel. Les extraits d’entrevues ou des notes d’observations présentés ci-dessous ont été choisis pour leur représentativité des données.

Il est important de souligner que nous n’avons pas interagi directement avec les justiciables. Par conséquent, il est impossible de décrire leurs représentations et leur vécu de la situation, à moins qu’ils ne se soient exprimés ouvertement à ce sujet lors de leur comparution devant le tribunal, ce qui n’est pas arrivé très souvent. Pour cette raison, l’article se limite à la conception d’origine du terme d’accès à la justice et réfère donc à l’accès au tribunal et à un avocat, principalement du point de vue des acteurs judiciaires. De plus, la collecte de données s’est faite entre juillet 2020 et septembre 2021, incorporant les expériences des première, deuxième et troisième vagues de la pandémie. Les expériences des vagues subséquentes ne sont pas considérées.

Résultats

L’accès aux tribunaux a été influencé de nombreuses manières par le passage aux technologies audiovisuelles (AV) telles que Zoom[10], Justice Video Network (JVN)[11] ou l’audioconférence. Certaines incidences sur l’expérience de la justice étaient généralisées, en ce sens qu’elles n’étaient pas propres à certaines régions ou populations. À l’inverse, d’autres conséquences ont été plus importantes pour certaines populations. Trois groupes se sont démarqués comme ayant des expériences singulières pendant la pandémie de COVID-19 : les justiciables (1) ruraux, (2) qui se représentent seuls et (3) incarcérés. Cette section mettra donc en évidence les répercussions de la justice virtuelle dans un sens plus général avant d’aborder ces trois populations particulièrement.

1. L’accès facilité aux tribunaux durant la pandémie

L’effet le plus évident de la transition vers les technologies audiovisuelles sur l’accès à la justice était tout simplement la possibilité pour les personnes de comparaître devant le tribunal, que ce soit par vidéo ou audio, malgré la fermeture quasi complète des palais de justice. En effet, contrairement à l’époque antérieure à la pandémie, la grande majorité des comparutions se déroulaient désormais à distance[12]. Les justiciables, les garants, ainsi que les acteurs judiciaires ont pu comparaître de l’endroit où ils se trouvaient. Chaque jour d’observation, dans chaque palais de justice observé, des justiciables comparaissaient de leur domicile, de leur lieu de travail ou encore de leur voiture. Ainsi les tribunaux ont pu s’adapter pour garantir l’accès à la justice et aux tribunaux, au moins dans une certaine mesure[13].

L’exemple suivant a été fréquemment observé dans de nombreux palais de justice, avec de légères variations. L’accusée avait récemment trouvé un nouvel emploi après avoir perdu le sien au début de la pandémie. Elle s’était organisée pour comparaître sur Zoom pendant sa pause de midi. Cependant, le tribunal n’a pas pu traiter son dossier avant la fin de sa pause. Le tribunal a alors décidé de la rappeler à la fin de son quart de travail à 16 h. Cet exemple montre une mesure d’accommodement pour l’accusée qui n’était pas aussi courante avant la pandémie. Si l’accusée avait été forcée de se présenter en personne au tribunal, elle aurait nécessairement perdu une journée de revenu et aurait pu être forcée de divulguer son implication dans une affaire pénale à ses employeurs.

Ainsi, les technologies audiovisuelles ont permis la poursuite des opérations du système pénal, et aussi un accès moins coûteux pour les justiciables. En effet, non seulement l’attente au tribunal est considérablement moins longue puisqu’ils ne doivent plus attendre dans une salle d’audience toute la journée, mais le temps de déplacement pour se rendre au tribunal est aussi évité. Les tribunaux se sont ainsi rapprochés des personnes qui, autrement, pourraient rencontrer des difficultés à comparaître.

Bien que les acteurs judiciaires et les justiciables ne se présentaient presque plus dans les palais de justice ontariens, les observations révèlent que le processus judiciaire ne semblait pas si différent de celui d’avant la pandémie. En entrevue, de nombreux juges et avocats de la défense ont souligné positivement la relative normalité de la pratique du droit dans cet environnement virtuel. De plus, ils envisageaient positivement l’option de conserver ce mode de comparution une fois la possibilité de retourner au présentiel, même s’ils hésitaient à continuer à l’utiliser pour des dossiers complexes qui, selon eux, nécessitent une présence physique au tribunal. À noter que cet enthousiasme était réservé principalement au logiciel Zoom. Un avocat de la défense a décrit son expérience avec le logiciel ainsi :

So, [Zoom] took some getting used to. At the end of the day, I did have some clients who did breach [conditions] and it felt seamless. It felt seamless in the sense that when I appeared by Zoom, though it was not in a courthouse, everything was observed as it normally would be. The allegations were read in the same manner, whose onus…

D3

Comme cet avocat, nous avons souvent constaté au cours des observations la nature « seamlesss » ou fluide des affaires entendues virtuellement. Le processus virtuel n’était pas réellement différent de ce qui se passe lorsque tous sont physiquement présents au tribunal. De plus, ce sentiment de normalité s’est accru avec le temps. Alors que ces observations ont commencé autour de la deuxième vague de la pandémie et se sont poursuivies tout au long de la troisième vague en Ontario, il était clair que les acteurs judiciaires étaient beaucoup plus prêts à s’adapter aux changements dans les façons de faire dans le système pénal. Par exemple, entre avril et mai 2021, les tribunaux ont à nouveau annulé les procès en personne et les enquêtes préliminaires, comme au printemps 2020. Plusieurs juges et avocats de la défense ont expliqué que, ayant déjà vécu cela dans le passé, ils ont pu passer à un environnement virtuel assez facilement. Selon eux, avec l’infrastructure en place et grâce à leur expérience antérieure, les perturbations étaient minimisées.

Cependant, cette « fluidité » ne caractérise pas nécessairement les procès qui ont été menés pendant la pandémie. Sur les sept procès ou affaires similaires à des procès observés (par exemple, les enquêtes préliminaires, les requêtes), ceux qui se déroulaient de manière hybride (certaines personnes présentes physiquement, d’autres comparaissant virtuellement) semblaient plus décousus. Souvent, l’audio du tribunal était mal capté par les microphones, ce qui rendait difficile pour les participants virtuels d’entendre ce qui se passait dans la salle. Ceci a suscité des répétitions, ralentissant les procédures. À l’inverse, les procès menés exclusivement en ligne semblaient se dérouler relativement sans heurts en termes d’accès à la justice.

2. L’accès mitigé aux tribunaux pour les populations défavorisées

Bien que l’accès aux tribunaux par le biais des technologies audiovisuelles soit généralement utile pour certaines populations, les données d’observations et les entrevues dévoilent que pour d’autres, ce n’était pas le cas. Pour les justiciables ruraux, ceux qui se représentaient seuls sans la présence d’un avocat ou ceux qui étaient incarcérés, l’accès était souvent plus compliqué. Cependant, alors que les technologies audiovisuelles pouvaient à l’occasion entraver cet accès, leur utilisation leur apportait parfois des innovations utiles ou des avantages singuliers.

Justiciables en secteur rural

Bien que la possibilité de ne pas avoir à se déplacer au tribunal soit souvent avantageuse pour tous les justiciables, ce fut particulièrement le cas pour les justiciables dans les régions rurales ou éloignées. Lors des observations, plusieurs personnes des Premières Nations ont pu comparaître par téléphone pour recevoir leur peine sans avoir à se rendre au palais de justice par avion ou par voie terrestre[14]. Bref, ces personnes ont bénéficié de réductions notables pour ce qui est du temps passé en allers-retours au palais de justice en comparaissant virtuellement, ce qui dépasse ce que les justiciables des juridictions urbaines ont pu économiser.

Grâce à l’utilisation accrue des technologies audiovisuelles, les résidents ruraux ont également pu bénéficier d’un meilleur accès aux avocats. En effet, cinq des sept avocats de la défense interrogés ont discuté de la façon dont ils prennent maintenant des affaires qu’ils ne prenaient pas auparavant. Ils sont plus disposés à s’occuper des dossiers en dehors de leur territoire traditionnel, puisqu’ils peuvent se présenter en personne sur une base occasionnelle, plutôt que pour chaque comparution, aussi futile soit-elle : « But now… I can be more liberal in cases that I’ve taken in other jurisdictions knowing that an awful lot of the work that I can do I don’t have to physically go there. The only time I’m probably going to have to go there, in other jurisdictions, physically, is for the trial » (D5). Les observations confirment qu’il semblait s’agir d’une pratique courante chez plusieurs avocats, puisque nous avons fréquemment remarqué que des avocats comparaissaient dans des tribunaux à plusieurs heures de route de leur bureau. De cette façon, les justiciables disposaient d’un plus grand bassin d’avocats.

Cette transition en mode virtuel a également généré des complications pouvant compromettre l’accès aux tribunaux. Par exemple, plusieurs acteurs judiciaires ont souligné que l’utilisation des technologies audiovisuelles a rendu la réouverture des tribunaux ruraux, régionaux ou satellites moins prioritaire que celle des tribunaux plus grands et en milieu urbain. En effet, à l’été 2020, le Secrétariat de la Reprise a déclaré que ces tribunaux ne faisaient pas partie de la réouverture initiale des tribunaux de l’Ontario en raison des ressources limitées (Ministère du Procureur général, 2020). Lors des observations, bon nombre de ces tribunaux étaient encore fermés physiquement, bien que leurs affaires aient été entendues virtuellement par des tribunaux principaux, loin d’où les justiciables se trouvaient. Deux juges ont exprimé leur inquiétude quant au fait que les tribunaux satellites qu’ils administraient pourraient ne pas rouvrir une fois la pandémie terminée.

Des enjeux liés à l’impossibilité de comparaître physiquement ont été notés lors de toutes les observations dans les tribunaux satellites. Certains justiciables voulaient un procès en personne, mais cela ne pouvait pas se produire dans le tribunal satellite servant leur communauté. S’il souhaitait un procès en personne, un individu devait compter plusieurs heures pour se rendre au tribunal principal ouvert le plus proche. À ce titre, les affaires étaient ajournées indéfiniment jusqu’à ce que le tribunal puisse rouvrir. Un juge en visite apprenant cette situation s’est exclamé avec exaspération : « What kind of court refuses to do trials ? », ce à quoi la Couronne a répondu en expliquant docilement que des options virtuelles avaient été proposées. Dans cette situation, les justiciables ne pouvaient pas accéder à leur tribunal local pour traiter leurs affaires juridiques et étaient obligés de choisir entre un procès virtuel ou un aller-retour long et coûteux.

Plusieurs juges et avocats ayant travaillé virtuellement dans les tribunaux ruraux ont également déploré l’instabilité ou l’insuffisance des connexions internet qui ont interrompu les audiences. Un juge explique notamment comment plusieurs audiences virtuelles ont été interrompues parce que « the [courthouse] bandwidth was exceeded… So short answer, we just don’t have the infrastructure » (J3). Cet enjeu a été soulevé lors des discussions avec plusieurs participants travaillant en régions rurales et par la juge en chef Maisonneuve de la Cour de justice de l’Ontario qui a reconnue dans une entrevue avec l’Association du Barreau de l’Ontario (ABO) que : « In some remote areas the internet is spotty, [such as] our fly-in courts, where we deal with many indigenous individuals. The internet is not as easily accessible as it is here, either in Toronto, or… in Ottawa. So, I think we have to be very careful that access to justice be met » (ABO, 2021).

Ainsi, non seulement il est impératif pour les justiciables d’avoir un accès internet ou une couverture cellulaire suffisante pour se connecter aux tribunaux, mais ceux-ci et leurs acteurs doivent également disposer d’une infrastructure capable d’héberger ces technologies. Bien que ce besoin existe partout où ces technologies sont utilisées, ces problèmes étaient plus rarement discutés ou observés dans les juridictions plus grandes ou urbaines, où l’accès à internet est traditionnellement meilleur, comme l’a mentionné la juge en chef.

Justiciables qui se représentent seuls

La transition vers les technologies audiovisuelles a également eu des conséquences singulières pour les justiciables qui se représentent seuls, sans l’assistance d’un avocat. Plusieurs acteurs judiciaires qui travaillaient en région éloignée ont expliqué que leurs tribunaux ne disposaient toujours pas d’infrastructure vidéo, plus d’un an après le début de la pandémie. Leurs affaires se déroulaient ainsi uniquement par audioconférence. Or, ils ne voulaient pas que les justiciables sans avocat comparaissent par audioconférence parce qu’ils craignaient que ces justiciables comprennent mal ce qui se passe lors des audiences[15]. Cependant, ils ne pouvaient se présenter ni au tribunal principal en raison des consignes de santé ni au tribunal satellite en raison de sa fermeture. Alors, un juge admet que : « Self-reps were a totally different situation and that’s the one area that we are lagging behind… They have to some degree been left behind » (J3).

Par conséquent, dans l’impossibilité de procéder par vidéo dans ces régions plus rurales, ces justiciables se représentant seuls ne pouvaient conclure leurs dossiers. Ainsi, leur accès aux tribunaux était nettement compromis. Reconnaissant ce problème, ces acteurs judiciaires ont expliqué qu’ils essayaient de se procurer l’infrastructure nécessaire pour faciliter les comparutions par vidéo.

Si ce premier problème ne s’applique qu’à une minorité de justiciables en Ontario, un autre problème pour ceux qui ne sont pas accompagnés par un avocat est beaucoup plus fréquent. Tout au long de notre enquête, nous avons observé des accusés non représentés qui comparaissaient virtuellement pour expliquer les difficultés qu’ils éprouvaient à obtenir la divulgation de la preuve du procureur de la Couronne. Au début de la pandémie, très peu de personnes travaillaient dans les bureaux et la communication de la preuve a été déplacée vers un système en ligne, accessible à distance. Plusieurs avocats de la défense l’ont qualifié de compliqué, un sentiment partagé par les personnes qui n’étaient pas représentées par un avocat et à qui le juge demandait, lors de leur comparution, des mises à jour sur l’avancement du dossier. Incapables d’obtenir la divulgation physique au palais de justice, les justiciables non représentés ont été obligés de naviguer seuls avec la difficulté supplémentaire de le faire avec ce nouvel outil de l’ère pandémique.

Un exemple, tiré des notes d’observation, illustre cette difficulté. Un justiciable rural qui comparaissait par téléphone sans avocat a expliqué au juge qu’il avait demandé la communication des pièces du dossier à trois reprises, parce qu’il n’avait ni adresse courriel ni accès à internet. La Couronne a alors expliqué que personne ne travaillait physiquement dans le bureau de la Couronne, et donc que le dossier physique n’avait pas encore été compilé et envoyé par la poste. Ainsi, sans avocat ayant l’expérience de ce système de divulgation, ce justiciable a vu son dossier ajourné une quatrième fois.

Justiciables incarcérés

Les justiciables incarcérés constituent probablement le groupe touché de la manière la plus préoccupante, pourtant la plus courante. Leur accès virtuel aux tribunaux a été affecté par l’infrastructure souvent insuffisante au sein des prisons. Même lorsque celle-ci ne posait pas de problème, l’administration pénitentiaire était rarement capable d’assurer des comparutions ininterrompues au tribunal.

Un exemple issu des notes d’observations montre que l’accès aux tribunaux est affecté négativement par la non-disponibilité à la fois des technologies audiovisuelles et des ressources humaines pour les gérer durant la pandémie. L’observation concerne une audience d’enquête sur cautionnement par Zoom, que nous attendions déjà depuis 15 minutes lorsque le juge s’est questionné à haute voix quant à l’arrivée des justiciables en provenance de la prison. Les notes de terrain restituent les moments qui suivent :

The clerk explains that the jail is currently connected to [another courthouse] and [another] courtroom also requires the video feed. Thus, they cannot connect to our courtroom. The court clerk emailed the institution to ask if they could bring a cellphone to the accused. The institution informed him that they do not have enough officers to bring forth the accused nor to bring them a cellphone…. The Justice of the Peace [JP] states he doesn’t know how to continue today and that we must adjourn the matter until tomorrow. He states further that this is a systemic issue we cannot deal with today. Unfortunately, the Crown replies that to do so they will have to arrange this with the trial coordinator, and there may not even be a slot for tomorrow for a contested bail hearing. After a few minutes of waiting, the clerk receives a response from the trial coordinator stating that they may be able to accommodate the hearing tomorrow. The JP addresses counsel and states in extreme resignation « it is a ridiculous way to do this but perhaps the only way to do this ».

The Defence goes to speak but she is on mute. She the unmutes herself and says, « Perhaps it is good I was on mute ». She looks down at the desk, runs her hands through her hair and is visibly upset. She explains that she appreciates there are issues in jails but that her client has been incarcerated for over 100 days awaiting trial. She exclaims that « This entire bail system is being held hostage by the resources allocated by the Ministry [of the Solicitor General]. It defies credulity ». The JP agrees and says that « This is a travesty. Part of the problem is that we were not prepared for this pandemic. We should have been. Everything we are doing is on the fly ».

Cet extrait illustre bien le rapport complexe entre la disponibilité des technologies virtuelles, celle des ressources humaines et l’accès à la justice. En raison d’un manque de connexions vidéo, couplé au manque de personnel dans l’institution (lui-même affecté par l’isolement d’employés à la suite d’une exposition au virus), le justiciable s’est retrouvé incarcéré au moins une journée supplémentaire, dans des conditions particulièrement difficiles, sans pouvoir parler à son avocat ni se présenter devant le tribunal[16].

Plusieurs acteurs judiciaires ont dénoncé le manque de ressources technologiques et logistiques des prisons, ce qui entrave l’accès à la justice : « [jails] are ill-equipped…very few have the video capability » (J1) ou encore « They’ve got hundreds of inmates and they’ve got one phone. Oh that’s good ! » (J4). Pour remédier à cette situation, plusieurs prisons ont accordé des blocs de temps (limités) à chaque tribunal qu’elles desservaient. Néanmoins, un avocat de la défense a décrit ses propres expériences avec les prisons ontariennes dans la revue Canadian Lawyer en racontant l’audience d’un client qui comparaissait 14 mois après le début de la pandémie :

On the day of the [bail] hearing, the jail called into the courtroom and put my client on the phone. They were 30 minutes late. And although no one could see him, my client stood by the phone and listened to the evidence. And just as I was about to submit why he should be released, a nameless guard picked up the phone and told the court that our time was up. The jail only had one phone line, or they were short-staffed and could not accommodate my client on the phone. The guard gave both excuses

Spratt, 2021

Similairement, un juge a utilisé l’expression « it is the tail wagging the dog » (J5) pour expliquer que ce sont bien souvent les prisons qui contrôlent le fonctionnement des tribunaux. Dans une tentative de se débrouiller avec cette nouvelle situation, une participante a raconté qu’elle appelait chaque matin tous les tribunaux avoisinants dans l’espoir qu’ils puissent lui « donner » leur bloc de temps s’ils n’en avaient pas besoin. Les résultats de cette démarche étaient mitigés, mais elle a mentionné qu’elle a pu gérer plus de dossiers grâce à ce temps additionnel, libérant davantage de justiciables incarcérés des institutions affectées par la COVID-19.

Deux institutions avaient nommé des agents correctionnels spécifiquement dédiés à la gestion des comparutions virtuelles. Ils organisaient les comparutions et s’assuraient que les justiciables étaient amenés devant le tribunal au bon moment. Lors des observations impliquant ces institutions, les justiciables n’ont jamais manqué une comparution, même en présence d’éclosions de COVID-19 dans l’établissement, sauf lorsque l’accusé y consentait et que son avocat était présent. Des acteurs judiciaires ont raconté en entrevue que ces institutions étaient parfois restées connectées au tribunal jusqu’à 19 h pour assurer la comparution des détenus. Un avocat a expliqué que, « as a result [of this change], things became much more functional and efficient than they were beforehand » (D1).

Un autre problème important limitait l’accès virtuel aux tribunaux des justiciables incarcérés : le bruit en détention, souvent assourdissant et qui rendait la compréhension difficile, voire impossible. Un avocat de la défense explique en détail une expérience habituelle, vécue lors de plusieurs de nos observations :

Il y a beaucoup de bruits en arrière jusqu’à un point où on doit demander à l’accusé de mettre le téléphone… sur mute pour couper le bruit… On a de la misère à se comprendre, il y a de l’interférence sur les lignes, entre autres, c’est arrivé régulièrement… On devait dire au juge de paix : « Écoutez, on peut-tu procéder ? Parce que moi je suis incapable d’entendre ou presque telle ou telle personne. » … Puis il y a eu très peu d’amélioration là-dessus, pis on parle d’un an plus tard.

D2

La solution la plus commune, observée à plusieurs reprises lors des comparutions, était pour le ou la greffier·ière de couper le microphone de la prison. Dans certaines prisons, les prévenus avaient la capacité de le réactiver ; cependant, la majorité ne pouvait pas le faire et dépendait de l’agent correctionnel pour réactiver le microphone. Souvent, ce dernier partait lors des procédures et le justiciable se retrouvait donc incapable de parler, d’intervenir, ou de répondre avant que l’agent revienne. Par conséquent, la cour a fréquemment dû attendre plusieurs minutes le retour de l’agent pour que le détenu puisse répondre par un simple « oui » ou « non ». De plus, avec les sons provenant de la détention, les individus observés devaient régulièrement répéter, attendre, ou même ajourner les procédures.

Un dernier enjeu empêchait l’accès des justiciables à leurs avocats. Avec le système JVN, souvent utilisé en milieu pénitentiaire, il n’était pas possible d’avoir des conversations privées entre les avocats et leurs clients. À deux occasions, des discussions confidentielles qui se déroulaient à l’écran à la suite de la déconnexion des autres acteurs judiciaires ont été observées. Dans une autre situation, l’avocat de la défense a demandé à l’auteur principal de se déconnecter de la réunion pour lui donner l’occasion de parler avec son client incarcéré. À une quatrième occasion, l’avocate a ajourné le dossier au lendemain par peur que quelqu’un se joigne à la réunion JVN lorsqu’elle discutait avec son client[17]. Ces exemples révèlent que les technologies peuvent engendrer des délais supplémentaires dans le traitement des dossiers criminels, qui sont déjà un problème sérieux au Canada (CSPAJC, 2017 ; Haigh et Preston, 2020). D’ailleurs, ils dévoilent que l’entretien de la confidentialité des justiciables peut être miné en raison des défaillances technologiques du logiciel utilisé. Ceci est d’autant plus préoccupant vu la difficulté accrue des justiciables incarcérés à échanger avec leurs avocats, ce qui était le cas même avant la pandémie.

Que cela soit en raison de la demande accrue pour ces technologies, des nouvelles exigences sanitaires au sein de la prison, ou du personnel en congé de maladie lors de la pandémie, les détenus ont vu leur accès aux tribunaux restreint avec l’utilisation de la technologie audiovisuelle dans les prisons. Les difficultés en prison rendent non seulement impossibles certaines comparutions, mais elles compliquent aussi le déroulement de celles qui ont lieu. Toutes ces difficultés contribuent à allonger les délais de jugement, une conséquence très importante pour cette population dont l’incarcération se voit prolongée.

À bien des égards, ces résultats confirment les résultats d’autres recherches sur les effets que les tribunaux virtuels peuvent avoir sur l’accès à la justice. En effet, malgré le potentiel des technologies audiovisuelles pour faciliter l’accès à la justice des résidents ruraux, dans certains cas, cet accès était entravé lorsqu’ils ne disposaient pas d’une connexion internet suffisamment fiable (Bailey et al., 2013 ; CEPEJ, 2016 ; Vermeys, 2013). De plus, comme d’autres l’ont laissé entendre, cette recherche confirme que les comparutions virtuelles peuvent réduire la capacité de l’accusé à interagir avec le tribunal en raison du bruit en prison ou des limites de ces technologiques, retardant les procédures (Gibbs, 2017 ; McKay, 2018 ; Webster, 2009).

Cependant, ces résultats diffèrent sur certains points de ce qui a été discuté précédemment. Alors que Bailey, Burkell et Reynolds (2013) suggèrent que les justiciables non représentés pourraient bénéficier de cet environnement virtuel, cette recherche montre plutôt les grandes difficultés qu’ils rencontraient sur le plan de l’accès au dossier, de la divulgation de la preuve, et des nouvelles technologies associées. De plus, l’impossibilité de comparaître pour les justiciables incarcérés semble être un nouvel enjeu au Canada.

Discussion

Les résultats présentés montrent que le déploiement des technologies virtuelles ont non seulement permis de maintenir un accès au tribunal et aux services d’un avocat, mais qu’ils ont également favorisé ou, au contraire, limité cet accès dans certaines circonstances particulières. Si la présentation portait jusqu’ici essentiellement sur l’effet des technologies sur l’accès à la justice, il est également intéressant de réfléchir aux façons dont la pandémie module cette relation.

Ce contexte spécifique dévoile deux tendances concernant les réponses des acteurs judiciaires relativement à cette nouvelle réalité pandémique. D’abord, une faible résistance. En temps « normal », les impositions de « haut en bas » comme les politiques gouvernementales sont souvent contournées dans le système à cause de la résistance des acteurs clés sur le terrain (Garland, 2018 ; Goodman, Page et Phelps, 2017 ; Landreville, 2007). Or, dans le contexte pandémique, nous observons peu de résistance de leur part. Un participant exprime que les réticences exprimées précédemment vis-à-vis de la technologie se sont avérées beaucoup moins importantes dans le contexte de cette crise :

I wonder why these [technologies] weren’t in place the last at least, 10 years…[W]hy has our system been so slow to adapt technology wise ? …Why have we allowed old attitudes and, a “can’t-do” attitude to hold us back for this long ? … It’s just very…unfortunate that it took a pandemic to bring the system up to where it already should’ve been

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Dans les entrevues, les avocats et les juges ont tous mentionné leur volonté de continuer à utiliser les technologies, même lorsque les comparutions virtuelles ne seront plus strictement nécessaires.

Deuxièmement, les participants ont démontré un niveau d’implication et de coopération important, ce qui a facilité dans plusieurs circonstances l’accès au tribunal. Nous avons pu observer que l’implication active de la communauté judiciaire ou pénitentiaire joue un rôle important dans le succès de l’implantation de ces technologies et peut avoir en conséquence un effet direct sur l’accès à la justice. Contrairement à Dumoulin et Licoppe (2015), qui ont observé de fortes résistances de la part des avocats relativement au déploiement de la visioconférence, les données dévoilent des efforts explicites de la part des juges et des avocats pour assurer le bon déroulement des audiences virtuelles. En effet, plusieurs avocats de la défense ont souligné positivement la désignation d’un agent correctionnel dans la prison pour organiser les comparutions virtuelles, garantissant que les audiences procédaient, évitant ainsi des reports et des délais. Certains avocats travaillaient jusqu’à 19 h pour libérer les prévenus. Similairement, lorsqu’une juge prenait de nouvelles responsabilités en se chargeant d’appeler différents tribunaux chaque matin pour profiter de disponibilité de dernière minute, elle favorisait l’accès au tribunal à un plus grand nombre de détenus, qui pouvaient ainsi comparaître durant ces nouvelles plages horaires[18].

Cette plus grande acceptation des audiences virtuelles et cette plus grande implication ou mobilisation peuvent certainement s’expliquer en partie par le contexte pandémique. D’abord, ce déploiement concernait la quasi-totalité des affaires criminelles et il a dû être mis en place très rapidement, réduisant le temps qui est souvent nécessaire pour que la résistance des acteurs prenne forme (Goodman et al., 2017), et augmentant les ajustements nécessaires aux changements opérés sans grande préparation. Ensuite, ce déploiement résulte d’une crise sans précédent, ce qui suppose de faire preuve de compromis et de flexibilité, de collaboration et de solidarité (Denis, 2002 ; Tierney, 2017). Finalement, le point le plus important est sans aucun doute qu’il s’est produit en réaction à une urgence, compromettant l’accès physique au tribunal. Sans audience virtuelle, la justice ne pouvait tout simplement pas être rendue (Matyas et al., 2021). Si les acteurs pouvaient normalement s’y opposer lorsqu’ils jugeaient préférable une audience en présentiel, avec la pandémie, un refus signifiait souvent un report d’audience. Pour cette raison, la résistance aux audiences virtuelles est beaucoup plus coûteuse pour les justiciables, qui voient leurs droits compromis.

Bien que l’implication positive de la communauté légale dans les transformations des pratiques judiciaires ait pu être influencée par le contexte pandémique, les observations montrent que de grands changements dans les pratiques du système pénal peuvent être faits relativement rapidement. Ceci est d’autant plus remarquable si l’on considère que les tribunaux sont traditionnellement lents à changer (Puddister et Small, 2021). Plusieurs constatent que la pandémie a fait progresser le système de justice de près de 20 ans technologiquement en l’espace de quelques mois (McLachlin, 2021). Ce déploiement sans précédent devrait alors servir d’exemple non seulement pour relancer des initiatives dans le but d’améliorer l’accès à la justice, mais aussi pour réfléchir aux enjeux connexes à prendre en considération.

Les résultats de cette étude peuvent aussi servir à éclairer le chemin futur de la justice en mode virtuel, au-delà des nécessités imposées par la pandémie. D’abord, les résultats soulignent qu’un sous-financement des infrastructures technologiques a des conséquences importantes sur les populations les plus vulnérables, creusant d’autant plus les écarts dans l’accès à la justice. Il faut ainsi s’assurer, comme on le ferait dans un tribunal physique, que toutes les personnes sont dans de bonnes conditions pour comparaître et discuter avec leur avocat. Dans ce contexte, il faut nécessairement considérer différentes dimensions de l’accès au tribunal et à l’avocat, soit l’accès à : 1) une connexion internet (ou un endroit où comparaître virtuellement) ; 2) une technologie permettant des discussions confidentielles ; et 3) un environnement tranquille durant la comparution.

Sachant que les comparutions virtuelles deviendront peut-être la norme pour une majorité de comparutions de prévenus, une attention particulière devrait être portée pour leur permettre non seulement de choisir la façon dont ils se présentent devant le tribunal, mais aussi de parler avec leur avocat dans un contexte qui permette les échanges. Les comparutions laissent déjà peu de place aux justiciables. Si ces derniers ne maîtrisent pas la technologie destinée à faire entendre leur voix, on peut imaginer son effet sur leur sentiment de justice et leur impression d’avoir été entendus.

Les comparutions en mode hybride semblent une avenue intéressante pour une multitude de raisons. D’abord, elles permettent au système de justice d’adapter la façon dont les procédures se déroulent à la complexité des dossiers. Tous les intervenants rencontrés s’accordent à penser que certains dossiers sont trop complexes pour être traités en mode virtuel. Ensuite, une approche hybride permet à chacun de choisir son mode de comparution, autorisant des avocats à représenter des justiciables en régions éloignées et des justiciables à ne pas payer les coûts financiers et humains des déplacements. Or, les observations ont montré comment de nombreux problèmes technologiques compliquent ce type de rencontre, ralentissant le déroulement des procédures et surtout limitant la qualité des échanges. Avant de poursuivre dans cette voie, il est impératif de s’assurer que la technologie permet des échanges de qualité. Au fur et à mesure que les règles sanitaires s’assoupliront, il est à parier que le volume des comparutions en mode hybride augmentera. Le système devra donc être prêt à le contrôler comme si les participants étaient ensemble physiquement.

Conclusion

En guise de conclusion, rappelons que la notion d’accès à la justice est beaucoup plus complexe que le seul accès au tribunal ou à un avocat. En effet, cette notion réfère notamment à l’accès à de l’information juridique de qualité, aux sentiments de justice et d’équité qui émanent de l’expérience des justiciables. Bien que la présente recherche conclue que la justice virtuelle peut favoriser l’accès aux tribunaux, ce n’est pas une approbation sans limite pour faire avancer la justice dans un environnement virtuel. Non seulement une décision en ce sens devrait s’assurer de régler les problèmes identifiés par la recherche, mais elle devrait aussi s’inspirer des études plus approfondies sur les expériences des justiciables se heurtant aux nouvelles réalités de la justice virtuelle. Cette prise en compte est absolument nécessaire pour décider quand, où et comment la justice virtuelle devrait être régularisée dans le système judiciaire.