Corps de l’article

Introduction

Dès mars 2020, la pandémie de COVID-19 a bouleversé notre quotidien et notre mode d’organisation sociale. La crise pandémique a mis à l’épreuve les systèmes de santé et les modèles politiques, en a révélé les vulnérabilités, mais elle a également donné lieu à des innovations au Québec et en France (Bergeron, Borraz, Castel et Dedieu, 2020 ; Rainville, 2020). La France s’est caractérisée par d’importantes aides accordées par l’État, mais les inégalités sociales de santé existantes ont été renforcées. L’enquête EpiCov a montré que les contaminations par la COVID-19 ont été plus marquées dans les classes populaires en raison de logements vétustes et d’une organisation de travail imposée (Bajos et al., 2020). Au Québec, des préoccupations ont été soulevées quant à l’accentuation des difficultés des personnes en situation de précarité pour leur survie, leur santé mentale et leurs moyens de protection en raison de difficultés à se créer un espace d’autoconfinement (INESSS, 2020). Les personnes ayant des usages de drogues dits « problématiques » et qui fréquentent les dispositifs de prise en charge des addictions et de réduction des risques[3] constituent l’un de ces publics pour lesquels on peut faire l’hypothèse que leurs vulnérabilités ont pu être renforcées et révélées par la pandémie.

La littérature internationale disponible sur l’impact de la COVID-19 chez les personnes utilisatrices de substances porte essentiellement sur les États-Unis. Elle montre que les enjeux posés par la pandémie chez ces publics sont multiples, tels que le manque d’accès à l’hygiène dû à des conditions de vie précaires, des difficultés à respecter les mesures de confinement et de distanciation sociale, la stigmatisation, et le risque de surdoses liées à l’isolement (Vasylyeva, Smyrnov, Strathdee et Friedman, 2020). Aux États-Unis, les effets de la COVID-19 sur les dispositifs de soins et de réduction des risques ont entraîné une rupture de soins due à la fermeture de services faute de financement et une recrudescence des surdoses (Heimer, Mcneil et Vlahov, 2020). La pandémie est ainsi venue révéler les limites des pays ayant peu investi dans les infrastructures de soins et de réduction des risques.

En France et au Québec, la situation n’est pas comparable à celle des États-Unis. La France se caractérise par un modèle paradoxal de politiques des drogues : d’un côté, une politique parmi les plus répressives d’Europe en matière d’usage (Obradovic et Gautron, 2017), et d’un autre côté, la prise en charge sanitaire la plus élevée d’Europe pour l’accès aux traitements agonistes opioïdes (TAO) (Jauffret-Roustide et al., 2016). La politique de réduction des risques s’est institutionnalisée en 2004, date de création des CSAPA pour la gestion des conduites addictives incluant la dispensation de TAO, et des CAARUD pour les actions de réduction des risques (prévention des maladies infectieuses – VIH et hépatites B et C) par l’accès au matériel de consommation stérile ou à des locaux d’injection (deux ont ouvert en 2016). Ce système est financé par l’État en France et par des subventions privées aux États-Unis. Au Québec, il est également financé par des fonds publics. Des soins spécialisés sont offerts gratuitement dans des centres de réadaptation en dépendance, qui se sont déployés dans les années 1970, avec l’instauration du système de santé gratuit et universel en 1969 (Association des centres de réadaptation en dépendance du Québec [ACRDQ], 2014). La réduction des risques s’est déployée avec la distribution de matériel stérile de consommation et des services d’injection supervisée (cinq depuis 2017). Ces services sont sous la responsabilité des directions de santé publique et mis en oeuvre par des organismes communautaires. Le système québécois est orienté par un plan d’action interministériel du gouvernement du Québec (2018), la santé relevant d’une compétence provinciale. La politique des drogues relève du gouvernement canadien, le cannabis a été légalisé en 2018. L’usage d’autres drogues reste criminalisé, même si un débat s’est ouvert au Canada sur la décriminalisation de l’usage de toutes les drogues (Fisher, Boyd et Brochu, 2022).

Notre article étudie la manière dont des professionnels/intervenants médicosociaux et des personnes utilisatrices de substances reçues dans les services de traitement et de réduction des risques ont vécu la pandémie de COVID-19. L’analyse croisée de leurs perspectives vise à comprendre les répercussions sur les pratiques professionnelles et l’action publique, au prisme de la vulnérabilité, mais également de la production d’innovations et de solidarités à partir d’une recherche comparative. Notre analyse s’inscrit dans une approche pragmatiste de sociologie des épreuves qui permet à la fois de « décrire et d’analyser, sous la forme de défis sociaux et historiques spécifiques, l’expérience que les individus font d’un état de société » (Martucelli, 2015) et d’analyser les niveaux macro et micro ensemble et de manière réflexive, dans la mesure où le niveau macro est conçu comme étant « accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions » (Barthe et al., 2013) qui le rendent visible et descriptible. Nous étudions ici la manière dont le niveau macro (en l’occurrence l’État) décline à un niveau micro son intervention auprès de populations vulnérables sur le terrain en période de pandémie et la manière dont l’épreuve de la COVID-19 est expérimentée par différents publics.

Cadrage méthodologique

Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de personnes utilisatrices de substances (France, n = 25 ; Québec, n = 15) et de professionnels en addictologie et en réduction des risques (France, n = 25 ; Québec, n = 18). Ils ont été réalisés à partir d’une grille commune explorant le vécu de la pandémie, l’accès aux services, l’appropriation et le vécu des mesures de prévention, les rapports avec la police…), cette grille ayant été élaborée par les deux chercheures coordonnant cette recherche comparative et après consultation de chercheurs et d’acteurs associatifs et communautaires. Une phase 1 a été mise en place durant l’été 2020 et une phase 2 durant l’été 2021 afin de documenter l’évolution de la situation selon les vagues de la pandémie. Durant la phase 1, les acteurs clés ont été recrutés pour participer à des entretiens individuels semi-structurés de 45 à 60 minutes (menés virtuellement ou en présence) par la méthode d’échantillonnage de tri expertisé (Angers, 1996) guidée par les partenaires associatifs et par la méthode de boule de neige. Ce sont 15 personnes utilisatrices de substances qui ont été rencontrées au Québec et 25 en France ; et 18 professionnels au Québec et 25 en France (travailleurs sociaux, acteurs de première ligne, médecins, responsables de services) ont été interrogés. Durant la phase 2, les personnes rencontrées lors de la phase 1 ont été invitées à participer à un deuxième entretien.  Les usagers ont été approchés par les professionnels des services et ils ont été rétribués sous forme de Ticket service de 15 euros destinés à l’achat de nourriture ou de produits d’hygiène ou d’une compensation monétaire de 20 dollars canadiens.

L’échantillon a atteint une saturation empirique pour les objectifs de la recherche, mais comporte des limites quant à la généralisation des résultats. Les résultats ont été présentés aux équipes de terrain qui ont validé les analyses comme révélatrices de leurs expériences[4].

Les entretiens ont été intégralement retranscrits pour la France et partiellement retranscrits pour le Québec. Après avoir été anonymisées, les retranscriptions ont été codées et indexées grâce au logiciel NVivo. Notre recherche s’inscrit dans une approche de théorisation ancrée dite grounded theory qui vise à établir la théorie implicite qui sous-tend l’expérience de la COVID-19, la hiérarchisation des risques, les stratégies d’adaptation et la conception d’innovations. La théorisation ancrée, envisagée comme un processus, se caractérise par une logique itérative, soit un aller-retour constant entre collecte de données et analyses systématiques (Glaser et Strauss, 2010), ce qui permet une plus grande adaptabilité aux contingences du terrain. Le codage des données a permis d’assurer une analyse systématique et a facilité le travail comparatif entre les deux pays. Un codage primaire a dégagé des catégories issues des données empiriques. Lors de la seconde étape de l’analyse, les différentes catégories ont été regroupées, dans un effort de conceptualisation, afin de construire la théorie finale, c’est-à-dire la théorie permettant d’expliquer et de comprendre les phénomènes observés et catégorisés. La théorie ancrée apporte une compréhension fine du terrain empirique et peut également être transférée à d’autres configurations locales, nationales et internationales. Dans notre recherche, une réflexion a été effectuée sur la logique de réduction des risques adaptée à la pandémie de COVID-19, et a développé une théorie du rapport au risque, des contraintes organisationnelles et de la réalisation d’innovations dans un contexte d’urgence pandémique, mettant à l’épreuve nos services de santé et nos systèmes politiques.

La pandémie de COVID-19, révélatrice des apports et limites de l’intervention de l’État

La France et le Québec ont des systèmes de santé pour lesquels l’État a un rôle fort, mais cette intervention s’effectue de manière différenciée, de façon très centralisée pour la France et provinciale pour le Québec. Selon le modèle d’Esping-Andersen, chacun représente deux modèles politiques d’intervention de l’État, un premier qualifié de libéral (assistance minimale avec une logique de marché dominante) pour le Canada et de conservateur-corporatiste (accès plus large aux droits sociaux mais persistance d’une logique de statuts limitant la redistribution) pour la France (Esping-Andersen 1990). Durant la pandémie de COVID-19, l’État est ainsi intervenu dans l’adaptation de l’accès aux services pour les personnes utilisatrices de substances de manière différenciée entre le Québec et la France.

Au Canada, lors de la première vague, le Québec a été la province avec le taux le plus élevé de décès et de cas au pays (Breton et Hudon, 2020), ce qui a entraîné la perturbation des services en dépendance. L’État provincial a demandé un délestage du personnel de santé et des services sociaux de manière soudaine et de grande ampleur afin de prévenir le débordement des urgences hospitalières et pour venir aider les centres de soins hospitaliers aux prises avec une crise aggravée par une pénurie de personnel soignant (Breton et Hudon, 2020). De nombreux clusters de contamination et des décès ont été constatés dans ces services pour personnes âgées vulnérables et en perte d’autonomie (Protecteur du citoyen, 2021). Les fragilités du système de santé et des services sociaux pour les soins de première ligne et ciblant des groupes vulnérables – personnes âgées, personnes en contexte d’itinérance, personnes utilisatrices de substances psychoactives – ont ainsi été mises en lumière par la crise sanitaire. Au-delà des ruptures et restrictions de services qui seront abordées plus loin, l’aggravation de la détresse et des problèmes liés aux substances psychoactives causée par la pandémie (Bertrand et al., 2020) a eu pour effet d’augmenter les demandes d’aide et les besoins de soutien des personnes utilisatrices de substances.

Ainsi, un professionnel souligne les lacunes du système public au Québec dans sa réponse aux besoins des personnes en situation de précarité : « Une des grandes leçons apprises est qu’on a un système croûté, lourd et qui est spécifiquement délétère pour la population en situation de précarité, parce qu’il n’arrive pas à s’adapter à la particularité de certains individus » (David, professionnel). Un autre professionnel considère que la COVID-19 a révélé que l’organisation de la santé au Québec contribue à l’exclusion des personnes marginalisées, indépendamment de la pandémie, la pandémie venant ici révéler cette fragilité préexistante : «  Ce que [la] COVID a aussi montré, c’est que la structure du réseau telle qu’elle est faite actuellement pour les soins de santé, dans sa structure même, dans la façon dont elle est pensée, elle exclut les populations vulnérables » (David, professionnel). En effet, les organismes de proximité de première ligne pour les publics les plus vulnérables sont exclus des services de droit commun, ce qui entraîne une instabilité des financements et augmente les obstacles dans leur accès aux services.

Les personnes usagères déplorent également les lacunes du système de santé et de services sociaux au Québec avant la crise sanitaire : « En temps normal, les populations marginalisées ont déjà de la misère à accéder aux services, [donc,] de couper les services en temps de pandémie, qui est comme un temps plus difficile, c’est vraiment absurde » (Marc, usager). Cette réduction de l’accessibilité des services de réduction des risques a contribué à la prise de risques liés à la consommation de substances psychoactives : « Il y a comme juste le CLSC X qui donne du matériel pratiquement, ils sont juste ouverts le lundi au vendredi de 9 à 5, fait que la fin de semaine si t’as plus de seringues, ben t’utilises des vieilles » (Nathalie, usagère).

Par ailleurs, la mise en place de mesures sanitaires a complexifié la possibilité d’une ambiance chaleureuse et d’un lien de confiance entre la personne utilisatrice de substances et l’intervenant. La relation est une dimension centrale pour ces personnes faisant face à une aggravation de leur détresse. Au-delà de la recherche de sécurité en contexte de consommation, le contact humain demeure primordial à la motivation de fréquenter les organismes communautaires :

Les infirmières (au site d’injection supervisée) sont genre […]couvertes de la tête aux orteils, là comme elles ont des lunettes, un masque, une blouse avec un capuchon comme, tu ne les vois pas. Fait que c’est vraiment difficile de faire un contact. […]. Les intervenants aussi derrière une vitre. C’est vraiment plus froid comme service. Ça… pourrait quand même avoir un impact aussi sur mon envie d’y aller puis d’y retourner.

Kim, usagère

Toutefois, plusieurs personnes ont témoigné de l’importance des services publics ou communautaires dans leur vie, perçus comme l’un des moyens pour faire face à leurs difficultés souvent aggravées par la pandémie. Ainsi, les perturbations des services utilisés ont parfois été vécues d’autant plus péniblement. Bien que plusieurs personnes aient souligné avoir apprécié pouvoir garder contact avec leur intervenant en période de confinement par des communications à distance, la transformation des services vers des modalités en ligne a été difficile pour certains, révélant l’importance des services pour le soutien social et émotionnel : « Le contact humain est essentiel. (…) je me suis ramassé, depuis mars, à ne faire que de la vi[si]oconférence. Et bien que je [sois] à l’aise avec ça, le côté contact physique est important aussi » (Martin, usager).

En France, l’organisation des soins et de la réduction des risques n’incluait pas de délestage de ces professionnels vers d’autres spécialités médicosociales, en raison de l’organisation préalable du dispositif qui n’induit pas de lien entre les services. Seuls quelques services hospitaliers de soins en addictologie ont dû mettre à disposition quelques lits de sevrage pour des patients ayant la COVID-19 ou ont déplacé pour de courtes périodes des soignants dans d’autres services. Malgré ces adaptations mises en oeuvre de manière exceptionnellement rapide et réactive dans le contexte d’urgence du confinement, la continuité de services lors de la crise pandémique a pu être difficile, surtout dans les villes qui disposaient d’un réseau de services plus faible. Dans la plupart des cas, des relais ont été mis en place pour que les personnes utilisatrices de substances puissent être prises en charge par des structures partenaires, en particulier dans les villes disposant d’un maillage de structures important. Les adaptations ont pu également réduire l’accès des personnes aux mesures de réduction des risques, soit en raison des craintes des personnes à se déplacer vers les services, soit en raison de contraintes dans les services (personnel absent, mesures de sécurité interdisant l’accès aux lieux collectifs…).

La pandémie de COVID-19 a donné lieu à une forte mobilisation des acteurs associatifs, à partir de mars 2020, à la fois sur les terrains locaux et nationaux, comme l’indique ce professionnel :

Le plus difficile, c’était vraiment le démarrage, lors du premier confinement, parce qu’une pénurie de tout, partout (…). Une fois tout ça mis en place, avec un respect aussi de l’ensemble des mesures par les usagers, qui a rassuré aussi les professionnels (…). Ils (les usagers) disaient : « Vous nous approchez pas, tu remets d’abord ton masque, la chaise, elle reste vide. » Ils ont adopté tout de suite les gestes barrières de façon très surprenante (…). On va dire qu’elle (la pandémie) a stimulé la créativité (…). Elle a peut-être aussi stimulé les prises d’initiatives des professionnels. Par exemple sur un des Caarud, c’est les professionnels qui ont été chercher des plexis et qui ont fabriqué une sorte de cage pour pouvoir donner plus facilement du matériel. (…) On avait monté un groupe, une vision hebdomadaire de toutes les régions de France, avec des délégués régionaux tous les vendredis après-midi, pendant le premier confinement (…). On a pu échanger toutes les semaines avec les collègues des autres régions : « Qu’est-ce qui fonctionne chez vous avec votre ARS [Agence régionale de santé] ? Qu’est-ce qui fonctionne pas ? Comment vous vous y êtes pris ? » Ça a créé un échange de pratiques, initié par la Fédération Addiction, qui était très riche.

Robert, professionnel

En effet, sur le plan national, les acteurs professionnels se sont réunis régulièrement sous l’impulsion de la Fédération Addiction, la fédération des acteurs du médicosocial en addictologie qui se sont alliés avec d’autres coalitions de professionnels afin d’entamer un dialogue avec les pouvoirs publics pour adapter la réduction des risques et les soins à la situation pandémique. La préexistence de liens directs entre ce réseau interprofessionnel à forte audience nationale et le ministère de la Santé a joué un rôle majeur dans la rapidité avec laquelle des mesures se sont mises en place. La force de ces structures intermédiaires a été un acteur clé pour accélérer l’intervention de l’État. Du côté du Québec, il faut rappeler la création des centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux (CISSS et CIUSSS) par le gouvernement du Québec par le projet de loi 10 en 2015, projet qui impliquait la fusion de l’ensemble des services de santé et de services sociaux, incluant les centres de réadaptation en dépendance[5]. Cette fusion avait fait l’objet de critiques. Parmi ces critiques, se trouve celle concernant la perte de l’association provinciale, l’Association des centres de réadaptation en dépendance du Québec (ACRDQ) qui assurait des représentations directes des milieux de pratique auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux. La taille de ces établissements CISSS/CIUSSS, leur centralisation et leur centration autour des services hospitaliers ont également été critiquées quant à leur capacité à s’adapter rapidement, notamment dans le cadre du rapport de la Commissaire à la santé et au bien-être (2022).

En France, la pandémie a joué un rôle d’accélérateur tout en révélant les faiblesses du dispositif déjà existantes avant la pandémie, telles que l’hébergement des personnes utilisatrices de substances vivant à la rue. Ainsi, la COVID-19 a rendu les personnes en situation de vulnérabilité sociale et psychique particulièrement visibles dans l’espace public lors de la période du confinement de mars à mai 2020, ce qui a donné lieu à des actions de mise à l’abri :

Au début, on a parlé de critères d’hébergement, au tout début pour les mises à l’abri, c’était les comorbidités, les pathologies chroniques qui rendaient les personnes plus vulnérables [à la] COVID. Tout de suite, on s’est dit qu’on devait intégrer des personnes qui avaient des états psychiques dégradés. On a eu l’intuition que certaines personnes dans la file active auraient beaucoup de difficultés à vivre le confinement, à vivre l’isolement, la difficulté dans ce moment-là à faire la manche.

Marco, professionnel

En quelques jours, à la suite de l’interpellation des acteurs de terrain, les institutions publiques (Ville, Agence régionale de santé [ARS], Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement [DRIHL]) à Paris ont débloqué plusieurs centaines de places d’hébergement pour des usagers de crack dans le cadre du plan Crack[6], alors que les professionnels dénonçaient la pénurie de places d’hébergement pour les publics vulnérables depuis des décennies.

Des personnes ont témoigné qu’au-delà des questions d’addiction, la pandémie a été l’occasion pour elles de prendre conscience de l’importance de l’intervention de l’État et du rôle du service public :

On voyait des centaines de personnes contaminées, mourir, ça peut être aussi chez moi, ça vous fait réfléchir. Qu’est-ce qui importe ? Qu’est-ce qui est important dans la vie ? Mon regard sur les autres et la passion aussi dont les personnes ont permis malgré le confinement, malgré heu… les confinements qu’il y avait eu, le service public a quand même toujours continué à fonctionner (…). Et puis tout ce corps médical qui s’est voué aussi avec tous les risques que ça a comportés, beaucoup en sont morts quand même. Ils ont été contaminés dans l’exercice de leurs fonctions, et c’est quand même tout à leur honneur et dire qu’heureusement ils ont été courageux.

Xavier, usager

Ce sentiment de gratitude envers des professionnels a été mentionné très fréquemment dans les entretiens et lors des échanges informels avec les personnes qui ont été marquées par l’engagement de professionnels venant travailler dans des structures, malgré l’absence de mesures de protection disponibles lors de la première phase de la pandémie au printemps 2020. Cet engagement des professionnels responsables de la réduction des risques sur le plan local a tranché avec les défaillances de l’État en France dans la rhétorique gouvernementale essayant de justifier l’absence d’accès aux masques durant les premiers mois en mobilisant l’argument fallacieux de leur inefficacité comme moyen de protection (Bergeron et al., 2020).

Un moyen de faire bouger les lignes et de mettre en place des innovations

La pandémie de COVID-19 a constitué un moment de crise qui a mis les professionnels à l’épreuve, mais cette crise a également été une opportunité pour repenser les modèles de réduction des risques et leurs limites. La crise pandémique a été une occasion pour innover. La téléconsultation et les programmes de réduction des risques à distance (envoi de matériel d’injection par la poste) sont des innovations pour la continuité des soins qui se sont développés lors de la pandémie (Blanco, Compton et Volkow, 2021 ; European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction [EMCDDA], 2020).

Au-delà de la mise en oeuvre de ces outils techniques, la pandémie a été productrice de nouvelles formes de solidarité collective et de transformation sociale. Plusieurs mesures ont ainsi pu être mises en place en urgence. Tout d’abord, une souplesse dans l’accès aux TAO a été autorisée, incluant une extension des ordonnances de prescription et un accès facilité à l’initiation aux traitements grâce à la solidarité entre structures organisant des relais pour les personnes risquant de se retrouver en sevrage brutal en raison de la pénurie d’opioïdes disponibles sur le marché noir. L’accès à l’hébergement a pu être accéléré, en particulier à Paris dans le cadre du plan Crack afin de mettre les personnes à l’abri : 400 places d’hébergement en hôtel ou dans des dispositifs collectifs ont été mises à disposition. L’intervention de l’État et de la Ville a été décisive grâce aux financements offerts, mais la mise en place de cette mesure a été facilitée par la moindre activité des hôtels durant le premier confinement qui ont pu libérer des chambres non occupées par des touristes. La COVID-19 a ainsi mis à l’épreuve le modèle français de réduction des risques et constitué une possibilité pour dénoncer les limites d’un modèle trop axé sur une dimension biomédicale. Cette critique avait déjà été émise quelques années auparavant, et la pandémie a constitué un moment unique pour remettre au centre du débat public la nécessité d’une aide à la réinsertion sociale par l’accès aux droits sociaux et au logement, une écoute et un accompagnement vers le rétablissement (non pas dans sa version restreinte de sevrage, mais élargie à la notion de rétablissement au sens « d’aller mieux », en fonction des besoins des personnes et de leur trajectoire de vie) (Neale et al., 2014).

De manière similaire au Québec, les personnes utilisatrices de substances et les intervenants ont identifié plusieurs innovations déployées en contexte pandémique comme intéressantes à maintenir à long terme : la prescription d’approvisionnement sécuritaire de substances psychoactives par les médecins de ville, la mise en place de nouveaux services de testing des drogues pour la personne avant sa consommation (drug checking), l’adaptation des services avec une modalité à distance, par téléphone ou en ligne, ou par des services de téléconsultation ; la gestion de la consommation en contexte de refuge et de traitement avec hébergement (augmenter le seuil de tolérance).

Toutefois, la téléconsultation a pu également renforcer les inégalités sociales de santé en France et au Québec pour les personnes les plus vulnérables qui ne disposent pas toujours d’un accès à internet ou d’un espace à soi pour réaliser une consultation dans des conditions d’intimité favorisant l’échange thérapeutique ou qui sont peu à l’aise avec ces technologies. Des services de proximité ont développé de nouvelles façons d’intervenir pour tenir compte de ces enjeux. Au Québec, dans les services de réduction des risques, les organismes ont rendu accessible la technologie aux usagers pour participer à la téléconsultation en milieux interne et communautaire avec le soutien de travailleurs de proximité. Pour certains publics, il a été décidé de maintenir des liens sociaux et des contacts avec les milieux d’intervention, même en période de confinement. Un sondage réalisé au Québec à deux reprises a confirmé le grand nombre d’innovations mises en place dans le contexte de la première vague de COVID-19, dont la majorité (93 %) était encore déployée au moment de la 4e vague au Québec (Rainville, 2021).

Cette prise de conscience des limites des services offerts avant la pandémie, limites accentuées en contexte de crise sanitaire, a également contribué au Québec et en France à élargir la conception et l’application du paradigme de réduction des risques dans le système de soins publics et dans les ressources avec hébergement. En ce sens, en France, un professionnel explique :

On était vraiment considéré un centre tolérance zéro à l’alcool et à la drogue. Ça, c’était inadéquat, totalement […] c’est une pratique basée sur une incompréhension et un manque de formation, de ma part en réalité, parce que c’est moi qui mettais ces règles-là en place, sur la consommation, les raisons de la consommation.

Daniel, professionnel

Une bonne appropriation des mesures de prévention en contexte de concurrence et de hiérarchisation des risques

Lors des premières semaines de la pandémie en mars 2020, en France, les mesures de prévention de la COVID-19 ont pu être difficiles à appliquer pour les publics vivant dans des conditions précaires comme les usagers fréquentant les CSAPA et les CAARUD, en raison du faible accès aux mesures de protection. Toutefois, au fil du temps, cette appropriation des mesures a été importante, venant rompre avec les représentations des populations envisagées comme déviantes peu soucieuses de leur santé. Les professionnels ont constaté un respect élevé des gestes barrières quand les moyens de se préserver étaient donnés aux usagers, ce qui renvoie à ce qui avait déjà pu être observé durant l’épidémie de VIH durant laquelle les usagers s’étaient emparés des seringues stériles mises en vente libre en 1987 pour se préserver soi et les autres :

Au CSAPA ambulatoire, les gens viennent avec leur masque systématiquement. Ils ont intégré qu’ils ne peuvent pas rentrer dans le service sans qu’un professionnel vienne les chercher à la porte. Donc, le professionnel est masqué, il leur ouvre la porte. Ils attendent dehors, ils rentrent dans le service, ils acceptent qu’on leur prenne la température. Ils se lavent les mains et après ils suivent le professionnel dans le bureau d’entretien, avec la séparation du plexi. C’est extrêmement rare qu’un usager se présente sans masque par exemple.

Robert, professionnel

La pandémie a entraîné la nécessité de hiérarchiser les risques différemment. À l’instar de ce qui a pu être observé dans la société plus globalement, le fait de prioriser la nécessité de contrôler le risque de diffusion de la COVID-19 a pu entrer en concurrence avec d’autres risques. La restriction de l’accès aux services et l’impossibilité pour les personnes utilisatrices de substances de passer du temps avec d’autres dans les espaces collectifs ont causé de l’isolement et augmenté les troubles de santé mentale et les surdoses. Certaines mesures ont ainsi été plus simples à adopter que d’autres, telles que le port du masque dans les dispositifs et l’utilisation de gel hydroalcoolique. En revanche, la distanciation sociale et la nécessité de s’isoler ont été plus compliquées à adopter. Ces mesures comme les périodes de confinement ont pu avoir un effet délétère sur l’accès aux soins et à la réduction des risques des usagers les plus vulnérables, en les éloignant des dispositifs, avec en particulier un accès plus difficile aux seringues stériles. Les mesures de prévention de la COVID-19 qui ont pu rendre impossibles les accueils collectifs des personnes utilisatrices de substances ont renforcé leur isolement social, et faire naître des angoisses amenant à la consommation de benzodiazépines, voire à l’augmentation des surdoses, au Québec.

Au Québec, une diversité d’opinions et de pratiques est observée quant à l’application des règles sanitaires chez les personnes utilisatrices de substances, à l’instar de la population générale. Certains trouvent ces mesures importantes et nécessaires, alors que d’autres les considèrent exagérées, voire inappropriées. Le risque associé à la contamination par la COVID-19 est considéré comme moins important que d’autres risques (surdoses, isolement, instabilité résidentielle). Les personnes consultées au Québec mentionnent davantage dans leurs récits les conséquences des règles sanitaires en elles-mêmes que la COVID-19. Parmi les impacts de ces règles, notamment la distanciation, le confinement et le couvre-feu, les personnes déplorent plusieurs conséquences : une plus grande précarité économique, une augmentation de la détresse, la transformation du marché des drogues (la présence de fentanyl dans les drogues de rue, consommé à l’insu des usagers notamment) et les risques associés de surdose, l’isolement social et l’augmentation des violences en contexte conjugal et de refuges.

Une personne utilisatrice de substances déplore que les efforts et ressources mobilisées pour prévenir la COVID-19 n’ont pas pris en compte la crise des surdoses qui sévit au Canada. Elle traduit ce sentiment par le fait d’être d’une certaine manière abandonnée par les systèmes en place : « On ne veut pas que les gens meurent du coronavirus, mais en attendant vous pouvez mourir de surdose » (Ki, usagère). Le fait que certaines consignes sanitaires sont difficiles à appliquer dans leur contexte de vie suscite également de la confusion et de l’anxiété. Un intervenant explique : « On conseille toujours de ne pas consommer seul, donc ça, ça allait beaucoup à l’encontre des règles sanitaires. Donc, déjà que ces personnes savent qu’elles sont dans l’illégalité de consommer, en plus elles sont dans l’illégalité de recevoir des personnes, ça rajoute une peur » (Paul, professionnel).

La pandémie de COVID-19 a ainsi amené les professionnels et les usagers à introduire une forme de hiérarchisation des risques entre plusieurs risques en concurrence, l’exposition à la COVID-19, à l’itinérance, à l’isolement social et celui, supplémentaire, des surdoses au Québec. Cette concurrence des risques a également concerné les enjeux de santé mentale et d’isolement dans les deux pays. Ainsi, les intervenants communautaires ont observé l’arrivée de nouveaux usagers faisant face à de premiers épisodes d’itinérance et à des problèmes de santé mentale. Alisson, une participante, explique :

Quand ils ont fait le confinement, dans le fond moi j’ai viré complètement folle toute seule chez nous. J’habitais toute seule dans l’appart, j’ai viré complètement… le capot a sauté puis je suis partie […]. Puis là, je me suis ramassée dans la rue, fait qu’en ce moment je suis dans la rue à Montréal.

Au Québec, des personnes utilisatrices de substances ont exprimé que les messages véhiculés par le gouvernement sont alarmistes, alors que pour d’autres, les consignes de la santé publique sont importantes et ont mentionné s’y adapter, comme ce participant : « Si je peux m’adapter à vivre dans la rue, je peux m’adapter à presque tout » (Vincent, usager). Le port du masque suscite de nombreuses réactions chez les experts du vécu. De façon majoritaire, les experts concernés considèrent que le port du masque n’est pas adapté à leur réalité (accès limité, problèmes respiratoires, inconfort et sueurs sous l’influence de certaines drogues, difficulté d’avoir un bon contact avec les automobilistes pour quêter, etc.).

Les hospitalisations ou les périodes d’isolement ont pu être vécues péniblement, particulièrement en contexte de sevrage et de solitude. Une personne explique son sentiment d’avoir été brimée et peu soutenue dans ce contexte, alors qu’il lui était interdit de sortir : « Si j’avais tué quelqu’un, j’aurais eu le droit à une heure de sortie à l’extérieur alors que là, je n’y avais pas le droit » (Denis, usager).

En France, la dimension de contrôle social liée aux mesures de prévention imposées par l’État n’a pas été mentionnée dans le discours des personnes utilisatrices de substances, mais cette dimension a été mentionnée par plusieurs professionnels comme l’illustre cet entretien avec un acteur de terrain qui considère que l’État délègue ce contrôle social aux professionnels :

Avec l[a] COVID, avec les nouvelles règles qu’on a dû faire appliquer en plus que celles qu’on avait avant, la distanciation physique et le masque, le lavage des mains supplémentaire (…). Ils comprennent pas pourquoi on leur impose des règles alors que c’est une pratique où la transgression est aussi importante. Ça fait partie de leur construction. Les masques, c’est vraiment un vrai frein. Il y en a pour qui porter un masque, c’est vraiment difficile. Le fait de le porter dans l’espace de consommation, que ce soit une obligation pour pouvoir accéder à l’espace, c’est difficile pour certains parce que ça renvoie aussi à la mainmise (…). On le répète en permanence de remettre leur masque alors qu’ils l’enlèvent machinalement parce que ça les dérange, c’est vraiment quelque chose de compliqué. (…) Après, je pense que le contrôle social prend beaucoup d’importance pour des gens qui sont vulnérables.

Michel, professionnel, 2021

Contrôle social, rapports à la police et à l’espace public

Cette dimension du contrôle social en lien avec la pandémie a été étudiée également à partir des interactions entre les forces de police et les personnes utilisatrices de substances. En France, un décalage est perceptible à nouveau entre les discours des professionnels et des personnes concernées. Pour les professionnels, la présence policière a été vécue comme plus forte, en particulier durant le confinement de mars à juin 2020 : « Moi, j’ai l’impression qu’il y a quand même une présence policière renforcée et plus de sécurité. Chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais j’ai vraiment l’impression que depuis l[a] COVID… » (Fabrice, professionnel).

Dans le même temps, les professionnels mettent en avant les décisions du gouvernement de désengorger les prisons en temps de COVID-19, décision saluée sur le principe, mais qui n’a pas été accompagnée de mesures permettant l’accueil des personnes sortant de prison dans de bonnes conditions :

Il y a aussi beaucoup de personnes qui sont sorties de prison assez prématurément, et j’ai envie de dire tant mieux, en même temps sans orientation, sans rien. On a même eu le cas d’usagers qui ont souhaité se faire hospitaliser en psychiatrie, mais qui ne correspondaient pas aux conditions d’accueil ou [aux] conditions d’hospitalisation avec isolement à l’arrivée, COVID, mesures de barrière renforcées. (Fabrice, professionnel)

Les expériences des personnes utilisatrices de substances révèlent plus des rapports variés vis-à-vis des contrôles de police en France. Un nombre important de personnes font part de leur « compréhension » en ce qui a trait aux contrôles en temps de pandémie. Les entretiens dénotent pourtant une forme de violence à leur égard, les forces de police exigeant des personnes utilisatrices de substances de ne pas occuper l’espace public alors qu’il s’agit de leur espace de vie en l’absence de logement :

Tu as été plus contrôlée ou moins ? Oui, c’est normal. On était obligés d’avoir une attestation, non, mais c’est normal. De toute manière, c’est bien je trouve. Au moins tout le monde a suivi la réglementation, on n’avait pas peur de se contaminer, donc c’est mieux. Moi je trouve que c’est mieux (…). Tu sais, il fallait une attestation pour se déplacer, juste la rue de l’hôtel, la rue juste avant l’hôtel, devant la CGT, j’ai été contrôlée plusieurs fois. Sinon, tu avais pas le droit d’être dehors, c’était interdit, je leur disais : « Je suis SDF, j’y peux rien, j’ai pas d’endroit où aller. »

Marc, usager

Cette personne mentionne l’expérience des personnes utilisatrices de substances qui ont à subir des contrôles de police réguliers hors contexte pandémique, en indiquant que l’activité de contrôle des attestations s’inscrit ici dans les fonctions du travail policier. Cet entretien révèle une normalisation de la violence à leur égard sous la forme d’un profilage social menant à des interpellations régulières, dans les termes de l’échange entre les personnes utilisatrices de substances et les forces de police :

Tous les jours, elle (l’association) nous donnait une attestation, pour sortir avec, mais parfois la police nous demande, parfois. Ils ont déjà pris l’habitude de nous voir, nos visages, ils disent : « Bon, dégagez-vous d’ici », il ne faut pas se rassembler à beaucoup, voilà. La police, ils font leur travail, et nous on ne fait rien. On est là jusqu’au coucher du soleil, mais tant qu’on est ensemble, on est ensemble. Mais la police, ils font leur travail, ils disent : « Dégagez-vous. »

Christophe, usager

Certaines personnes mentionnent que la pandémie leur a permis de passer du statut « d’usager de stupéfiants » à celui de « sans domicile fixe » :

Vous les avez remplis à chaque fois ? Au début oui, mais, après on avait juste à dire qu’on était SDF et ils nous laissaient tranquilles. On vous a laissé tranquille ? Oui, oui ça va. Il n’y a pas eu de problème ou avec les policiers par exemple ? Non, en fait nous, dès qu’on leur disait on est SDF, ben, ils nous laissaient pénards. On avait totalement la paix (rire).

Mohamed, usager

Cette qualification différenciée des attitudes des forces de police entre les professionnels de réduction des risques et les personnes utilisatrices de substances peut être expliquée par l’expérience fréquente des contrôles auxquels les personnes doivent se plier en France hors pandémie, ce qui peut les amener à « normaliser » les activités policières de contrôle et les violences (stigmatisation et confiscation de matériel de consommation) associées. De plus, on peut faire l’hypothèse que le déplacement des contrôles des stupéfiants vers des contrôles d’attestations en lien avec la COVID-19 fait rentrer les usagers dans le « droit commun » et produit un effet d’euphémisation des rapports de force entre usagers et forces de police. De plus, le contrôle social de ces publics en situation de précarité sociale a pu se déployer de manière différente, par les plaintes rapportées par les riverains. En effet, une partie de ces publics vivant dans la rue et occupant de manière contrainte l’espace public a pu faire l’objet de stigmatisation de la part des riverains autour de la salle de consommation à moindre risque à Paris, tout particulièrement durant les périodes de confinement et de couvre-feu, ce qui par comparaison a pu faire paraître les attitudes des forces de police plus conciliantes (Houborg et Jauffret-Roustide, 2022). Enfin, cette résignation/acceptation du contrôle policier en temps de pandémie peut être interprétée au prisme des logiques de contrôle auxquelles sont soumises les personnes utilisatrices de substances en permanence, tant dans un contexte prohibitionniste que thérapeutique ou de réduction des méfaits (Carrier et Quirion, 2003).

Au Québec, les consignes sanitaires ont aussi entraîné davantage d’interactions entre les personnes utilisatrices de substances et les policiers. Le couvre-feu a suscité de nombreuses critiques de la part des organismes de réduction des méfaits et de l’itinérance et des associations professionnelles et de personnes qui consomment des substances. Un intervenant souligne : « On a eu des usagers qui ont eu des contraventions, mais ils étaient au centre-ville quand c’est arrivé. Ça c’est vraiment une catastrophe, c’est d’une inutilité… donner un ticket à un itinérant, ça sert jamais à rien, c’est pas un mode de fonctionnement. C’est comme, je sais pas moi, c’est comme donner du lait à quelqu’un qui est allergique au lactose, tsé il va pas le boire » (Daniel, professionnel). Une autre intervenante fait le même constat, mais nuance cette critique en soulignant que la situation a évolué favorablement. Elle mentionne que cette amélioration a découlé de collaborations préexistantes entre travailleurs de rue et policiers qui patrouillaient dans les rues, ce qui a favorisé un dialogue. En effet, au Québec, des équipes alliant policiers et travailleurs sociaux existent afin d’intervenir dans des situations complexes auprès de personnes en situation de vulnérabilité (Alunni-Mennichini, Bertrand, Roy et Brousselle, 2020).

Une autre intervenante en réduction des méfaits formule toutefois plusieurs critiques à l’endroit du travail policier. Elle considère que la pandémie a exacerbé la relation conflictuelle entre les policiers et les personnes en situation d’itinérance : « Il n’y a pas eu d’indulgence de la part de la police (…) l’augmentation de la répression, dans le métro, par la police a augmenté ; c’est pas très favorable comme contexte » (Catherine, professionnelle). Elle déplore l’approche répressive des policiers et les obstacles que cela crée dans la collaboration avec eux : « Ils disent qu’ils ne vont pas déloger un campement mais ils le délogent, ils déchirent les attestations qu’on donnait pendant le couvre-feu… euh, ils s’en prennent aux personnes marginalisées toujours. (…) Et, la police ne nous a pas facilité le travail, on sait qu’elle ne le facilitera jamais parce qu’on n’a pas les mêmes objectifs. » Elle ajoute que « les policiers manquent cruellement de formation » envers les personnes en situation d’itinérance et qui consomment des substances. Ces observations rapportées par les intervenants québécois concordent avec les conclusions de l’Observatoire des profilages sur le surengagement policier et judiciaire dans la gestion de la pandémie (Bellot, Fortin, Lesage-Mann, Poisson et Sylvestre, 2022) qui dénonce l’approche punitive du gouvernement du Québec dans l’application des mesures durant la pandémie. Ce rapport déplore également que les personnes en situation d’itinérance et des quartiers défavorisés ont fait l’objet d’une importante judiciarisation.

Conclusion

Notre recherche comparative montre que la COVID-19 a constitué un moment de crise qui a apporté vulnérabilités et transformation sociale. Ainsi, des adaptations ont pu être mises en oeuvre très rapidement sur le plan local grâce à des configurations d’acteurs préexistantes telles que les fédérations nationales en France. La crise pandémique a également facilité des possibilités d’accès au logement pour des usagers, des espaces favorables aux innovations professionnelles et des nouveaux modes de collaboration et d’organisation entre acteurs. La pandémie a mis en évidence la solidarité des usagers envers les professionnels durant la période de confinement et un respect important des gestes barrières chez les usagers, malgré une hiérarchisation des risques parfois difficile avec l’isolement et les surdoses. Elle constitue également une illustration de l’intériorisation des logiques de contrôle social de la part des personnes utilisatrices de substances visibles tant dans leur appropriation des mesures de prévention que dans leur vécu et dans la façon de s’exprimer au sujet des contrôles sanitaires. Ces personnes sont en effet soumises en permanence à des logiques de contrôle présentes à la fois dans la répression par les politiques prohibitionnistes que dans les soins et la réduction des risques par la biomédicalisation des comportements (Carrier et Quirion, 2003).

La crise pandémique met en évidence les bénéfices des États ayant des modèles d’intervention forts, tout en les mettant à l’épreuve dans leurs activités quotidiennes sur le plan local, dimension qui a été peu étudiée jusqu’alors. Une perspective sociohistorique également permet de faire émerger des similitudes et des différences de l’expérience et de l’impact de la COVID-19 avec le modèle de réduction des risques, mis en oeuvre lors de l’urgence sanitaire du sida dans les années 1980. En France, cette politique de réduction des risques liée au VIH a causé un bouleversement dans les pratiques professionnelles (dispensation de seringues et de TAO, abaissement des seuils d’exigence ne faisant plus du sevrage le préalable à l’accès aux soins, en faisant passer la gestion des risques liés à la transmission du VIH comme prioritaire) (Bergeron, 1999). Au Québec, l’épidémie du VIH a également contribué à transformer les manières de concevoir le traitement des personnes consultant dans les centres spécialisés, les centres de réadaptation adoptant une approche de « réduction des méfaits », centrée sur les notions de pragmatisme et d’humanisme, et ralliant les intervenants autour du concept de « haute tolérance », afin de favoriser l’accessibilité des services aux personnes marginalisées et précarisées (Landry et Lecavalier, 2003). L’épidémie de VIH a été dramatique sur la morbidité et la mortalité des usagers de drogues, mais elle a également permis de justifier la mise en oeuvre de mesures controversées et innovantes dans la prise en charge et la prévention dans les années 1980-1990, telles que l’accès aux seringues stériles et aux traitements de substitution, grâce à l’expérience acquise dans d’autres pays européens et dans un contexte de débat intense (Jauffret, 2000 ; Pinell, Broqua, de Busscher, Jauffret et Thiaudière, 2002). La pandémie de COVID-19 a constitué en France un moment charnière pour réinterroger les limites du modèle biomédical de la prise en charge des personnes utilisatrices de substances et a montré la nécessité de s’intéresser aux enjeux d’hébergement et de santé mentale. Au Québec, cette crise a permis de souligner la nécessité d’aborder les interventions en réduction des méfaits en traitement de manière plus globale, en mobilisant des solutions aux enjeux d’accès au logement et aux services de santé mentale notamment.

Les deux pays ont en commun d’avoir eu de fortes capacités d’adaptation des acteurs locaux afin de faire face aux vulnérabilités accrues des usagers les plus fragiles. La France a « profité » de cette crise pour déployer de nouvelles mesures en matière d’hébergement alors que le Québec était déjà relativement bien avancé dans ce domaine. Les deux pays ont également pu faire avancer la réduction des risques liés à la consommation d’alcool dans les lieux résidentiels de prise en charge des addictions et les téléconsultations. Le Québec, habituellement perçu comme un modèle de prise en charge des addictions et de réduction des risques par la France, a été au final en plus grande difficulté lors de la crise pandémique en raison de la faible capacité de son système hospitalier (quatre fois moins de lits d’hôpitaux par habitant qu’en France, à laquelle s’ajoute une pénurie de main-d’oeuvre) ce qui a entraîné des délestages des acteurs de la réduction des risques et des soins vers la prise en charge d’autres populations, ce qui a été peu observé en France. De plus, l’absence de structuration nationale des acteurs québécois ne leur a pas permis de profiter de la puissance du plaidoyer national déployé en France qui a pu faire pression sur les acteurs politiques nationaux et locaux pour plus de moyens nécessaires. Enfin, il est important de rappeler que le Québec a dû faire face à la concomitance de deux crises, la pandémie et les surdoses d’opioïdes, cette autre crise n’impactant pas la France à ce jour. La circulation de produits plus à risque (fentanyl et isotonitazènes, entre autres) a également contribué à augmenter l’exposition au risque de surdose des usagers au Québec, ce qui n’a pas été observé en France.

Cette crise met en lumière la nécessité de consolider les services communautaires, les services de santé mentale et de dépendance, et d’hébergement sur le long cours et non au coup par coup, ainsi que l’importance d’améliorer l’intégration de ces services, afin de pouvoir affronter l’éventualité d’une nouvelle crise. Les efforts doivent porter sur les services apportés aux usagers de drogues, mais également au soutien des professionnels de santé et des services sociaux. La pandémie a mis en évidence l’importance de disposer de réseaux nationaux structurés soutenus financièrement par l’État, permettant de limiter les impacts de la pandémie et de bénéficier de soutien pour faire évoluer les politiques publiques de manière plus rapide, en temps de crise. Dans chacun des pays, la démarche de réduction des risques a été renforcée ; au Québec en permettant un accès facilité aux TAO, sans passer par une démarche de prise en charge psychosociale préalable, et en France, un accès facilité à l’hébergement, sans imposition d’un sevrage préalable. En ce sens, la crise pandémique a servi d’accélérateur dans l’évolution des politiques publiques vers la réduction des risques, dans la lignée de l’épidémie de sida, et montre l’importance de l’investissement de l’État sur le long terme pour disposer de services pouvant s’adapter aux crises.