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L’Ancien Testament ne manque pas de moyens afin d’exprimer la crainte et la peur. Passant en revue les mots « crainte » et « peur » en hébreu biblique, Paul Joüon conclut que le verbe qui est habituellement utilisé pour exprimer la crainte est « yārēʾ ». Ce verbe « se dit de la crainte ordinaire et de la crainte révérencielle, et donc du respect, de la vénération, notamment à l’égard de Dieu » (Joüon 1925, 174). Quant au substantif « yirʾâ », il « s’emploie surtout pour la crainte de Dieu, assez rarement pour la crainte humaine » (Joüon 1925, 174-175). Pour sa part, la crainte humaine est exprimée par le mot « paḥaḏ », ce qui signifie crainte, peur, effroi, terreur ou épouvante selon le contexte. En revanche, le nom « môrāʾ » désigne à la fois la crainte de Dieu et la crainte des êtres humains. Pour ce qui est du verbe « ḥāraḏ », il équivaut à avoir peur, s’effrayer ou trembler (Joüon 1925, 175). Le verbe « rāǥaz » signifie s’agiter et la racine « plṣ » évoque agitation ou tremblement (Joüon 1925, 176). La racine « šmm » a pour sens « s’épouvanter » et la racine « tmh » veut dire être dans un état de stupeur. Le substantif « ʾêmâ », quant à lui, signifie la terreur envoyée par Dieu[1] (Joüon 1925, 177).

Joüon mentionne également les effets de la peur que sont l’horripilation, le frisson, l’horreur, la stupeur, le saisissement, le bouleversement, l’agitation et le trouble. De plus, l’auteur considère que « certains mots, sans exprimer directement la crainte ou la peur, en expriment du moins les effets » (Joüon 1925, 177). Ainsi, la peur peut faire fuir, reculer ou redouter. « Sous l’effet de la peur le coeur est censé se ramollir et même se liquéfier. » (Joüon 1925, 178) De la même manière, « la peur est censée décomposer la moelle des os » (cf. Hab. 3,16). Il est important de noter que « la décomposition de la moelle des os est aussi un effet […] de la jalousie (Pr. 14,30) » (Joüon 1925, 178). La dernière remarque s’avère pertinente pour notre étude, notamment en ce qui concerne le chapitre 37. En effet, bien que le mot ne soit pas utilisé dans le récit, l’idée de la peur y est présente. Plus précisément, ce sont les effets de la peur qui s’expriment à travers la jalousie et la haine des frères de Joseph ainsi qu’à travers la réaction perplexe de leur père.

Comme nous l’avons vu plus haut, la signification du terme « peur » ou « crainte » varie selon le contexte littéraire. C’est la raison pour laquelle une lecture narrative de l’histoire de Joseph est très pertinente à cet égard puisqu’elle permet de voir comment la thématique de la peur a été déployée dans une trame narrative. L’objectif de notre travail est de dégager d’une part, le contexte dans lequel la crainte de Dieu est exprimée, et d’autre part, les circonstances dans lesquelles la peur des êtres humains se dit, ainsi que les effets que celle-ci provoque. Dans les pages qui suivent, nous montrerons comment Joseph, en créant une situation analogue à celle où ses frères l’avaient maltraité, a aidé ses frères à faire face à leur faute passée et à exprimer la peur qui les habite. Cet affrontement était le signe d’une transformation et d’une maturité de la part des frères. Nous examinerons également comment la peur est liée au sentiment de culpabilité, un sentiment qui change le coeur des frères en leur donnant une chance d’obtenir le pardon. Notre étude mettra aussi en évidence la crainte de Dieu, la confiance en sa providence et la reconnaissance de son rôle dans l’histoire comme autant de moyens permettant aux humains de surmonter leur propre peur et de calmer la peur des autres. Ainsi comprise, la peur pousse les humains à aller vers un amour toujours plus grand et vers une confiance plus sincère. Notre contribution comporte trois parties : 1) la peur dans son rapport à un univers à la fois familier et inconnu, 2) la peur comme signe de transformation et de maturité et 3) la peur dans son rapport à la figure paternelle et à la providence divine.

1 La peur dans son rapport à un univers à la fois familier et inconnu

L’histoire de Joseph commence par un conflit au sein d’une famille. Jacob aime Joseph plus que ses autres fils, car il est le fils de sa vieillesse, un fils qu’il a eu avec sa femme bien-aimée, Rachel. Les frères de Joseph le haïssent à cause de cet amour préférentiel. Cette haine atteint un point culminant lorsque Jacob donne à Joseph une tunique à longues manches comme une marque de différence. Cette haine ne cesse de grandir lorsque Joseph raconte à ses frères son rêve et qu’ils l’interprètent comme une prédiction de pouvoir futur. À cette haine initiale et répétée s’ajoute la jalousie quand Joseph raconte à ses frères son deuxième rêve qui implique la famille tout entière[2]. Ici, nous constatons que les frères de Joseph ressentent de la peur bien que le mot ne soit pas mentionné dans le texte. Ils ont peur de celui qu’ils connaissent depuis sa naissance, mais qui laisse voir son pouvoir de domination à travers les rêves. Comme l’a bien noté Joüon, les effets de leur peur se manifestent dans un sentiment de haine et de jalousie. Au premier stade, la peur de l’autre et de son pouvoir se cache dans un sentiment complexe : je hais cette personne comme si je n’avais rien en commun avec elle, mais en même temps je suis jaloux d’elle comme si je voulais être à sa place.

Jacob aussi a peur lorsqu’il comprend le rêve de Joseph en termes de domination : le soleil, la lune et les onze étoiles, c’est-à-dire le père, la mère et les frères, se prosternent devant Joseph. La peur pousse Jacob à réagir de manière trouble. Il fait un reproche[3] à Joseph mais il garde les choses dans son coeur. Nous voyons ici comment l’effet de la peur influence le comportement de Jacob. Il est comme quelqu’un qui écoute une histoire qui lui fait peur : au lieu de dominer sa peur, il cherche plutôt à adresser des reproches au conteur en pensant sans cesse à cette histoire.

Quant à Joseph, à première vue, il n’a aucune peur. Avant de connaître le contenu de la mission que son père va lui confier, Joseph répond favorablement à cet appel par la formule : « Me voici[4] » (37, 13). Joseph est prêt à s’engager dans une mission même si la mort est présente derrière cet appel. En effet, la réponse de Joseph renvoie le lecteur à celle d’Abraham lorsque Dieu lui demande d’offrir son fils unique en sacrifice (Gn 22, 1-2) (voir Eisenberg et Gross 1983, 106). Il n’a même pas peur d’un homme inconnu qu’il rencontre lorsqu’il s’est égaré dans les champs. Paradoxalement, c’est grâce à cet inconnu que Joseph sait où se trouvent ses frères. Grâce aux indications de l’homme inconnu, il s’avance un peu plus dans la fraternité. En effet, en répondant à la question de ce dernier (« Qu’es-tu en train de chercher ? » [37, 15]), Joseph lui dit : « Ce sont mes frères que je cherche » (37, 16). On peut constater que la réponse de Joseph déplace l’intérêt de son interlocuteur. Au lieu d’énoncer le « quoi » de sa recherche, il dit le « qui » de son enquête : mes frères[5]. De plus, en disant « ʾānōḵî » pour la première fois dans le récit, Joseph « se pose en tant que sujet pour formuler un désir qui lui est propre » (Wénin 2005, 52). Au lieu de lui faire peur, l’intervention inhabituelle de l’homme mystérieux permet donc à Joseph de dire ce qu’il veut vraiment. Se détournant du désir de son père, Joseph commence à prendre la route qui est la sienne, même si, ce faisant, il s’égare. Ainsi, en se détachant du lien possessif de son père, Joseph, loin d’être absorbé par la peur de l’inconnu, se met à chercher ses frères.

Lorsque les frères voient Joseph de loin, ils complotent pour le faire mourir. La peur dont les effets étaient la haine et la jalousie s’exprime maintenant par une intention meurtrière. Au début de Genèse 37, le narrateur emploie à trois reprises, aux versets 4, 5 et 8, le verbe « haïr » (śnʾ) pour décrire la relation conflictuelle des frères envers Joseph. En outre, la haine répétitive des frères culmine en de la jalousie, un sentiment que le narrateur exprime par le verbe « jalouser » (qnʾ) au verset 11[6]. En jouant sur la quasi-homonymie de ces deux verbes, le narrateur insinue que la jalousie se mêle maintenant à la haine. Le croisement de ces deux sentiments ne peut mener la relation fraternelle que dans une situation désastreuse. Maintenant, le lecteur apprend que les frères trament l’assassinat de Joseph lorsque celui-ci vient à leur rencontre : « Et ils le virent de loin et avant qu’il s’approche d’eux, ils complotèrent entre eux (wayyiṯnakklû) contre lui pour le faire mourir » (37, 18). En utilisant le verbe « comploter », le narrateur suggère que les sentiments de haine et de jalousie chez les frères atteignent leur paroxysme, au point qu’ils préparent eux-mêmes le projet de tuer leur frère[7]. C’est ici que la valeur de la vie sentimentale des frères s’ébranle, sinon se détruit (White 1991, 248). La peur de l’autre et de son pouvoir conduit les frères de Joseph à poser des gestes qui sont néfastes pour leur relation fraternelle.

Est-il toujours vrai que Joseph n’éprouve jamais la peur ? Le lecteur en apprendra davantage plus tard. Après avoir passé trois jours dans la maison de garde, les frères de Joseph se sentent coupables de ne pas avoir écouté le cri de Joseph lorsque celui-ci était maltraité. « Et ils dirent chacun à son frère : “C’est vrai, nous sommes coupables envers notre frère : nous avons vu la détresse (ṣārâ) de son âme lorsqu’il nous demandait grâce, mais nous n’avons pas écouté. C’est pourquoi cette détresse (haṣṣārâ hazzōʾṯ) nous est venue” » (42, 21). Cette « prise de parole » permet au lecteur de comprendre davantage l’indifférence des frères face à la détresse de Joseph puisque c’est la première fois que le narrateur mentionne l’angoisse de Joseph d’être rejeté par ses frères[8]. Également, en mettant dans la bouche des frères le même terme, « ṣārâ », pour désigner l’état d’âme d’antan de Joseph et celui qui habite les frères aujourd’hui, le narrateur insinue que, dans l’esprit des frères, il s’agit ici d’une punition pour leur faute passée[9]. Cela laisse entendre que la culpabilité des frères pour ce qu’ils ont fait à Joseph marque leur vie. Elle revient à la surface lorsqu’une situation analogue se présente à eux. À ce point, il faut noter que ce sont les frères qui pensent qu’ils sont châtiés pour leur faute passée. Joseph ne les a jamais obligés – du moins pas directement – à avouer leur crime, de l’avoir jeté dans la citerne en plein désert et d’avoir été insensibles à ses cris. Ainsi, le sentiment de culpabilité surgit chez les frères, même s’ils ne sont pas réprimandés. Le séjour en prison les amène donc à admettre que ce qu’ils subissent est une punition. Cela change leur coeur et leur donne une chance d’accéder au pardon dont il est question au chapitre 50. Nous y reviendrons. Pour l’instant, notons que le sentiment de punition joue un rôle important dans la démarche vers le pardon. Pour que la faute soit pardonnée, il faut que l’offenseur revisite son action passée afin d’en connaître la gravité. Ce faisant, il est amené à se sentir coupable du tort qu’il a causé à autrui. Ce sentiment ne cesse de grandir jusqu’au moment où il est lié au sentiment de punition même si l’offenseur n’est pas vraiment châtié. Ainsi, l’expérience de punition est profitable pour l’offenseur dans la mesure où il manifeste son regret d’avoir commis une faute envers l’autre. Cette expérience l’aide à se préparer à recevoir le pardon.

À travers le raisonnement des frères de Joseph, le lecteur apprend que la détresse peut surgir quand les offenseurs font face à une situation qui ressemble à celle du passé où ils ont commis une faute. Immédiatement, ils pensent que ce qu’ils subissent à l’heure actuelle est une punition de leur action passée même si le lien n’est pas toujours direct. Cela leur permet d’exprimer leur regret. Ainsi, l’expérience de la détresse aide les offenseurs à reconsidérer les mauvaises actions passées, et pouvoir ainsi se décharger des fardeaux qui pèsent sur leur conscience. Ce faisant, ils sont prêts à devenir des êtres nouveaux.

L’épreuve que Joseph fait subir à ses frères les aide à changer. Quant à Joseph, il change lui aussi. Le lecteur peut remarquer les changements considérables dans son comportement face à ses frères. En effet, lors de la première séance d’accusation, Joseph invoque, à deux reprises, Pharaon comme figure de référence, une figure inconnue des frères : « par la vie de Pharaon, vous ne sortirez pas d’ici... par la vie de Pharaon [...], vous êtes des espions[10] » (42, 15-16). Durant l’entretien qui suit les trois jours de garde à vue des frères, Joseph parle de Dieu – une figure qui est certainement connue des frères – et de la crainte qu’il a de lui : « Faites ceci et vivez, c’est Dieu que je crains[11] » (42, 18). Le changement de la figure de référence implique donc un changement de la norme éthique[12]. En effet, si l’invocation de Pharaon renvoie les frères au juge suprême du pays dans lequel ils se trouvent, la mention de Dieu dans le discours de Joseph est intimement liée au désir de la vie, le même désir qui habite Jacob lorsqu’il renvoie ses fils en Égypte : « afin que nous vivions et ne mourions pas » (42, 2). Sans le savoir, Joseph s’associe au même souci que son père, c’est-à-dire à la préoccupation de la survie de la famille patriarcale. Il est à noter que le changement de la figure de référence, donc de la norme éthique, se traduit concrètement dans la sentence que Joseph impose à ses frères. En effet, en faisant référence à Pharaon, Joseph dit à ses frères : « Envoyez l’un de vous et qu’il prenne votre frère, mais vous, restez prisonniers » (42, 16). Alors qu’au moment où Joseph invoque le nom de Dieu, sa proposition est beaucoup moins sévère : « que votre frère seul soit emprisonné dans la maison où vous êtes en garde, mais vous, allez, faites venir du grain pour la famine de vos maisons » (42, 19). Le changement dans la décision de Joseph affecte donc le nombre de frères renvoyés à la maison. Dans la première proposition, un seul est libre de revenir au pays pour aller chercher le cadet alors que tous les autres sont retenus prisonniers. Par contre, dans la deuxième, tous sont libres de rentrer rejoindre leur famille sauf un qui demeure comme prisonnier[13]. Ainsi, en changeant la norme éthique, une norme qui est liée à un univers familier (Dieu et la crainte envers lui) ou inconnu (Pharaon et son autorité), le narrateur, à travers les deux décisions de Joseph, précise d’emblée les conséquences que cela implique.

Sur ce point, il est important de souligner que les écrivains de l’Ancien Testament ont davantage parlé de la crainte de Dieu que de l’amour envers lui[14] (Bamberger 1929, 39). La crainte est donc l’un des thèmes les plus importants dans le premier Testament (Derousseaux 1970, 5 ; voir aussi Wolff 1972, 167) et il se dit de multiples façons : agitation, angoisse, bouleversement, détresse, effroi, frayeur, frémissement, frissonnement, horripilation, panique, peur, terreur, tremblement, trépidation, trouble et stupeur[15]. Devant cette ambiguïté du vocabulaire, plusieurs auteurs ont cherché à comprendre la principale signification de l’expression « la crainte de Dieu » et ses connotations. En examinant leurs travaux, nous constatons que la signification de cette formule varie d’un auteur à un autre. Elle peut être une expérience numineuse et religieuse (Otto 1969), une conduite morale et humaine (Bamberger 1929), une prise de conscience de soi comme créature de Dieu et une reconnaissance de la dignité humaine (Jindo 2011) ou une action de bonté et de justice envers le prochain (Fout 2015).

Parmi les recherches réalisées à ce sujet, nous aimerions souligner celle de Louis Derousseaux. L’auteur situe la crainte de Dieu dans le dynamisme de l’histoire d’Israël. Il montre que « le Tout Autre, le Sacré, n’est pas quelque chose en quoi l’homme se perd, c’est la réalité contre laquelle il bute, l’Autre qui surprend et qui fait peur. Contrairement à ce que croyait le rationalisme grec, la crainte religieuse est le signe d’une maturation humaine : l’homme devient adulte en rencontrant autre chose que lui-même » (Derousseaux 1970, 360). L’auteur considère également que la crainte permet de dépasser les limitations de ce qu’apportent l’amour et le service. En effet, « “aimer” pouvait signifier seulement “se comporter en partenaire loyal” [...], et “servir” pouvait se confiner dans le domaine de la pratique rituelle » (Derousseaux 1970, 256). Or, la crainte révérencielle de Dieu est une reconnaissance de la souveraineté absolue de Dieu qui n’est pas un partenaire comme les autres. Ainsi, « “craindre Dieu” [...], c’est adhérer de tout son être au Dieu de l’alliance qui a dit ses volontés, c’est “aimer”, comme le vassal fidèle mais aussi comme l’enfant qui aime son père et comme l’épouse qui aime son mari, c’est “servir” en offrant un culte exclusif au Dieu unique[16] » (Derousseaux 1970, 262).

Il est à noter aussi que certains auteurs ont mentionné les difficultés qu’ils ont rencontrées lors de leur recherche sur la crainte de Dieu. Pour Jindo, l’idée de la crainte de Dieu est fréquemment présente dans la Bible, mais son contenu n’est pas directement expliqué (Jindo 2011, 437). Selon Fuhs, la nature de la crainte de Dieu change substantiellement si on la place dans son champ sémantique et son contexte littéraire (Fuhs 1990, 296 ; voir aussi Derousseaux 1970, 68). Quant à Bamberger, il affirme que les différentes connotations de cette expression ne sont pas très nettement distinguées puisque les écrivains bibliques ne sont pas des théologiens systématiques. La signification de cette expression varie selon l’intention des auteurs bibliques, qu’elle soit rituelle, dévotionnelle ou éthique (Bamberger 1929, 50). La formule « la crainte de Dieu » est donc à comprendre dans le contexte dans lequel elle est employée et dans la manière de l’utiliser.

Revenons à l’histoire de Joseph. Nous devons noter que le changement de la norme éthique dans la décision de Joseph, un changement lié à la crainte de Dieu, est une invitation pour les frères à regarder en eux-mêmes et à adopter une nouvelle attitude. En effet,

si sa volonté de vie et sa crainte de Dieu apparaissent bien réelles, il n’est pas à exclure que sa déclaration à ce sujet recèle une forme de défi implicite : « Je crains Dieu, moi. Et vous ? » À cette question, les frères apporteront une réponse par l’attitude concrète qu’ils adopteront : s’ils choisissent de faire ce qu’il faut pour vivre, c’est-à-dire ce que Joseph leur demande (« faites ceci pour que vous viviez »), c’est qu’ils craignent Dieu eux aussi. Joseph met ainsi Dieu de son côté, ce qui est de nature à exercer sur les frères une nouvelle pression – bien que plus discrète, cette fois.

Wénin 2005, 153

Sur l’ordre de Joseph, les frères ont pris le chemin du retour sans délai. Il est important d’observer comment le narrateur décrit le départ des frères : « ils s’en allèrent de là » (42, 26). Par cette description, le narrateur montre que le départ est à la fois rapide (« ils s’en allèrent ») et précis (« de là »). Ce faisant, il suggère que les frères se dépêchent de quitter l’endroit où ils sont accablés d’angoisse (Wénin 2005, 167). Mais le soulagement des frères ne dure pas très longtemps. Lors de l’arrêt nocturne, un frère découvre que l’argent a été remis dans son sac. Lui et les autres frères sont saisis de peur et se questionnent mutuellement : « Qu’est-ce que Dieu nous a fait là ? » (42, 28) Ici, la peur d’un événement inattendu est liée à la crainte de Dieu.

Dieu serait-il donc mêlé à cette affaire ? Il y a peu, Joseph leur a dit qu’il craint Dieu (42, 18). Plus implicite, mais néanmoins en écho, Ruben a suggéré que ce Dieu pourrait bien leur demander des comptes (42, 22). Qui donc d’autre pourrait avoir mis l’argent du grain dans un sac ? Le frère concerné ne le dit-il pas indirectement en utilisant le passif ? Visiblement, l’idée a fait son chemin chez les frères que l’on voit ici entrer dans la crainte de Dieu sous le mode de la frayeur devant le mystère.

Wénin 2005, 168

Le va-et-vient entre ce qui est connu et inconnu peut déclencher la peur chez les êtres humains. En écoutant les récits de rêves, les frères de Joseph ont peur de lui puisqu’il était l’un des leurs, mais laissait voir son pouvoir de domination. Leur peur s’est exprimée par la haine, par la jalousie et même par l’intention meurtrière. Pour sa part, Joseph s’est aventuré sur un terrain glissant. Il a répondu avec promptitude à l’appel de son père pour aller vers ses frères même s’il ignorait où ils étaient. Il s’est même égaré dans les champs où un homme inconnu l’a trouvé. Grâce à cet homme, Joseph a pris conscience de ce qu’il voulait faire : il était à la recherche de ses frères. En Égypte, lors d’un entretien avec ses frères, Joseph leur a démontré que la crainte de Dieu a totalement réorienté les perspectives. Grâce à cette transformation, Joseph a, qu’il le sache ou non, conduit ses frères vers une situation qui leur a permis d’accueillir la crainte de Dieu comme un mystère propre à transformer leur vie intérieure. C’est là que nous trouvons un signe de transformation et de maturité chez Joseph, un signe qui se manifeste aussi à travers l’attitude de ses frères dans la suite du récit.

2 La peur comme signe de transformation et de maturité

Transformés par leur séjour égyptien, les frères retournent à leur pays. Sans tarder, ils racontent à leur père, précise le narrateur, « toutes les choses qui leur étaient arrivées (kol-haqqōrōṯ ʾōṯām) » en Égypte (42, 29). Les fils de Jacob sont-ils de fidèles narrateurs ? Il est à noter que lorsque les frères rapportent ce qui leur est arrivé « ils évoquent une seule fois tout ce qui était répété dans le récit du narrateur : une seule accusation, une seule protestation d’innocence, une seule proposition d’épreuve de vérité » (Wénin 2005, 171)[17]. Les deux dialogues avec le seigneur égyptien se résument donc en une seule entrevue dans la bouche des fils de Jacob (voir aussi Green 1996, 145). Ceux-ci choisissent en même temps le mode du discours rapporté pour donner à leur père l’impression que la version des faits est objective (Wénin 2005, 170). Ainsi, en faisant un rapport plus succinct sous mode scénique, les fils de Jacob font participer leur père à une rencontre plutôt paisible entre eux et le gouverneur égyptien. La motivation de cette simplification, en respectant l’essentiel de l’événement, est sans doute liée à leur peur de bouleverser leur vieux père. Autrement dit, « les fils modèlent leur rapport de manière à éviter au maximum d’effrayer Jacob » (Wénin 2005, 172). Il s’agit donc ici d’un premier signe du changement des fils de Jacob par rapport à Gn 37 lorsqu’ils font face à la disparition de Joseph. Là, après avoir trempé le vêtement de Joseph dans le sang d’un bouc, ils l’ont fait porter à Jacob avec une question aussi cruelle qu’irresponsable : « est-ce la tunique de ton fils ou non ? » (37, 32) La volonté d’éviter de faire souffrir davantage leur père est un signe de la transformation des frères de Joseph. Et cette action est vraisemblablement motivée par la peur bien que le mot ne soit pas mentionné. En effet, le lecteur peut remarquer que, sur le chemin de retour, les fils de Jacob tremblent quand l’un d’entre eux découvre la somme d’argent dans son sac : « leur coeur sortit et ils tremblèrent » (42, 28). Il est possible que les fils de Jacob racontent à leur père leur séjour égyptien ayant l’esprit encore marqué par la peur. Étant habités par leur propre peur, ils sont sans doute plus sensibles au bien-être de leur vieux père.

Ce que les fils de Jacob racontent à leur père sur leur séjour en Égypte est beaucoup plus positif que ce qui s’est réellement passé. Cependant, ce regard positif est anéanti par une peur terrible après qu’ils eurent ouvert les sacs. En effet, lorsque les fils de Jacob finissent de raconter leur séjour égyptien, ils vident leur sac. Ce faisant, « ils virent (wayyirʾû) leurs bourses d’argent, eux et leur père, et ils craignirent (wayyîrāʾû) » (42, 35). En jouant sur les mots « wayyirʾû » et « wayyîrāʾû », le narrateur souligne que la crainte des fils de Jacob et de leur père vient directement de ce qu’ils sont en train de regarder (Sarna 1989, 296 ; Hamilton 1995, 531). Cet incident nous apprend que la peur n’est pas toujours facile à surmonter. Il arrive que la confiance qu’on gagne avec difficulté peut rapidement faire place à l’angoisse après un événement imprévu. Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’effroi des fils de Jacob, il n’est pas raisonnable de penser qu’ils ont délibérément remis l’argent dans leur sac, après la découverte lors de la halte nocturne, pour impressionner leur père de la bienveillance du seigneur égyptien[18]. Par contre, il est possible de penser que, lors de l’arrêt pendant la nuit, un seul frère a retrouvé son argent et qu’ils ont tous eu tellement peur qu’aucun des autres frères n’a osé ouvrir son sac. Ce n’est qu’en présence de leur père, que tous les fils de Jacob ouvrent et vident leur sac.

Comme ses fils, Jacob a peur quand il voit la somme d’argent restituée (Sternberg 1985, 297 ; Savran 1988, 44). Toutefois, nous devons noter que la nature de cette peur n’est pas identique chez Jacob et ses fils. Pour ceux-ci,

la peur est analogue à ce qu’ils ont éprouvé une première fois le soir du départ d’Égypte (42, 28) : ce qui a eu lieu alors n’était donc pas une erreur isolée, un hasard malencontreux. Tous sont concernés par le mystère, puisque se vérifie le sombre pressentiment qui les avait sans doute retenus d’ouvrir leurs sacs, tandis qu’ils doivent en outre appréhender la réaction de leur père. Pour celui-ci, la peur a une portée toute différente. Après le rapport édulcoré des fils, la découverte de l’argent aussi subite qu’imprévue produit chez Jacob un effet dévastateur. Tout l’art que les fils ont mis en oeuvre pour tenter de le rassurer sur ce qu’ils ont vécu en Égypte et lui donner confiance au sujet de Benjamin sombre d’un coup devant l’effarante découverte.

Wénin 2005, 175

Se présentant lui-même comme victime de ses fils, Jacob se plaint d’eux. À travers sa lamentation, Jacob laisse voir qu’il commence à percevoir la vérité du passé. Il dit à ses fils : « Vous m’avez privé d’enfant : Joseph n’est plus, Siméon n’est plus et Benjamin, vous [le] prendrez, c’est contre moi qu’ont été toutes ces choses » (42, 36). Pour parler de la disparition de Joseph et de Siméon, Jacob reprend ici les mêmes termes que ses fils viennent d’utiliser pour désigner l’absence de « l’un n’est pas (ʾênennû)[19] » (42, 32). Par cette répétition du mot, Jacob laisse entendre que le destin de Joseph ressemble à celui de Siméon. Sans être au courant de ce qui s’est réellement passé pour Joseph et pour Siméon, Jacob, peut-être grâce à son intuition paternelle, suppose que Joseph partage le même sort que Siméon. Cette intuition s’avère juste dans la mesure où ses deux fils, après avoir été séparés de leurs frères, demeurent actuellement en Égypte. En outre, le lien que Jacob fait entre la destinée de Joseph et celle de Siméon après la découverte de l’argent est très significatif. En effet, la coïncidence entre la disparition de Siméon et l’apparition de l’argent permet à Jacob de présumer que son deuxième fils a été vendu. Donc, si Joseph connaît un sort analogue à celui de Siméon, il a été vendu lui aussi[20]. Par une déduction erronée, Jacob touche donc du doigt la vérité de la disparition de son fils préféré puisque celui-ci est, en effet, vendu à la suite de la proposition de Juda. Ainsi, la peur n’est pas toujours négative. Il arrive que, sous l’effet d’une peur, on commence à saisir une parcelle de la vérité.

Au moment où Jacob envoie ses fils en Égypte pour la première fois, il garde Benjamin à la maison « de peur que (pen)[21] lui arrive un malheur » (42, 4). Il est probable que ce soit la même peur qui habite Jacob lorsqu’il refuse de laisser partir son cadet pour la deuxième fois. Face à une telle résistance, Ruben, le fils aîné du patriarche, intervient. Il offre la mort de ses deux fils au cas où il ne ramènerait pas Benjamin à la maison. La proposition de Ruben est tellement maladroite que Jacob ne réagit pas. Il est difficile, en effet, d’imaginer qu’un grand-père qui a déjà perdu deux fils (Joseph et Siméon) et qui risque d’en perdre un troisième (Benjamin) se console par la mort de deux de ses petits-fils.

Lorsque la famine devient pesante et les vivres sont épuisés, Jacob demande à ses fils de descendre encore une fois en Égypte. C’est bien la peur de la mort qui pousse Jacob à parler.

Cependant, l’adresse de Jacob envoyant à nouveau ses fils en Égypte a un ton bien différent de la première. On se souvient du Jacob énergique secouant l’inertie des fils avant de préciser ce qu’il attendait d’eux (42, 1-2). Ici, il semble avoir perdu toute assurance, et son « un peu de manger » en dit long sur sa crainte de brusquer les fils ou de voir se réveiller une douloureuse question.

Wénin 2005, 186

Devant une telle difficulté, Juda, le quatrième fils de Jacob et Léa, a fait une intervention salutaire. Au lieu d’offrir ses fils, il se porte garant de la vie de Benjamin. Pourquoi Juda a-t-il un tel courage ? Le lecteur se rappelle que, grâce à sa belle-fille, Juda apprend que la peur de la mort est mortifère. Elle lui fait comprendre que, pour obtenir la vie, il faut courageusement surmonter la peur de la mort (voir Nguyen 2018, 75-87). De plus, Juda a connu la situation dans laquelle son père se trouve aujourd’hui. Comme son père, Juda a perdu ses deux fils (Er et Onân) et a eu peur de perdre le troisième, plus précisément le cadet (Shéla) (voir Nguyen 2015, 411)[22]. Grâce à Tamar, Juda retrouve alors le désir de la vie, un désir qui est plus puissant que toute peur de la mort. C’est dans ce même désir de vie que Juda intervient auprès de son père en disant[23] (43, 3-5) :

L’homme a attesté, oui, attesté contre nous en disant :
 « Vous ne verrez pas ma face si votre frère n’est pas avec vous ».
 Si tu envoies notre frère avec nous, nous descendrons
 et nous achèterons pour toi de la nourriture.
 Et si tu n’envoies pas, nous ne descendrons pas
 car l’homme nous a dit :
« Vous ne verrez pas ma face si votre frère n’est pas avec vous ».

Le discours de Juda est très clair et bien structuré. Avec détermination, il cherche à convaincre son père de laisser partir Benjamin. En utilisant le verbe « attester (ʿwd) », précédé par un infinitif absolu, Juda laisse entendre à son père que le départ de Benjamin est une condition absolument nécessaire (Westermann 1986, 121)[24]. Au centre de son intervention, Juda replace la demande que son père vient d’exprimer en l’interpellant explicitement : « nous achèterons pour toi (leḵā) de la nourriture[25] ». D’une manière très subtile, il encadre le souhait de son père par le choix qu’il doit faire lui-même : garder Benjamin ou l’envoyer avec ses autres fils. C’est la décision qui revient exclusivement au père qui déterminera la descente ou non de ses fils dans la vallée du Nil (Hamilton 1995, 540-541). Toutefois, il faut souligner que Juda, dans son interpellation assez directe adressée à son père, ne l’accuse pas. Loin de se plaindre auprès de Jacob qui garde jalousement Benjamin au risque de faire périr la famille tout entière, Juda lui donne délibérément la liberté de choisir. Sa manière d’agir correspond parfaitement avec celle de Tamar qui lui a laissé le choix de reconnaître ou non les gages qu’elle avait retenus avec soin (cf. Gn 38, 25). Ainsi, transformé par la rencontre avec Tamar, Juda comprend qu’il faut dire la vérité avec franchise tout en respectant entièrement la liberté de l’autre de prendre ou non sa responsabilité. Les paroles qu’il adresse à son père indiquent une maturité remarquable, une maturité formée à travers les épreuves de la vie.

Ces paroles de Juda « honorent » le père en l’alourdissant avec justesse. D’une part, en effet, elles mettent clairement Jacob devant ses responsabilités de père, si pénibles soient-elles ; d’autre part, en les prononçant, Juda croit son père capable de ne pas faire porter à tous les conséquences de son problème avec ses fils, quand la vie de tous est en jeu. Autrement dit, Juda honore son père en lui enseignant avec respect la voie de la vraie paternité. Car un père digne de ce nom n’étouffe pas un de ses fils en le tenant captif de son manque et de ses angoisses, comme Jacob le fait avec Benjamin. Un vrai père fait confiance à la parole de ses fils et à leur capacité de fraternité – en tout cas, il ne les enferme pas irrémédiablement dans leurs erreurs passées. Enfin, un père est soucieux de la vie de chacun, même quand, pour cela, il doit laisser ses fils aller leur chemin. Bref, Juda honore son père en s’adressant à lui d’adulte à adulte, distant et proche à la fois ; il indique clairement où est sa responsabilité, tout en prenant lui-même la sienne puisqu’il s’engage à ramener son frère, se chargeant ainsi du poids qui lui revient en propre : celui de se montrer frère.

Wénin 2003, 31

L’argument de Juda convainc Jacob qui permet la descente de Benjamin dans la vallée du Nil. Sur l’ordre de Joseph, le majordome conduit sans tarder les fils de Jacob dans la maison du gouverneur. Encore une fois, leur peur revient : « Et les hommes craignirent parce qu’ils étaient amenés[26] à la maison de Joseph et ils dirent : “C’est à cause de l’argent retourné dans nos besaces au début qu’on nous amène pour se rouler sur nous et pour se jeter sur nous et pour nous prendre pour esclaves avec nos ânes” » (43, 18). En mettant dans la bouche des frères ce raisonnement, le narrateur fait savoir au lecteur la raison de leur peur et son contenu concret lorsqu’ils sont amenés à la maison de Joseph. Une telle parole révèle effectivement le sentiment de culpabilité chez les frères. Ce sentiment, ressenti d’une manière explicite dès leur sortie de prison lors du premier voyage, resurgit maintenant que les frères sont sur le point d’entrer dans la maison du gouverneur. Ainsi, la remise d’argent que Joseph a faite permet à ses frères d’exprimer le sentiment de culpabilité qui les habite depuis longtemps. Encore une fois, les frères parlent librement sans que personne ne le leur demande (Hamilton 1995, 549). Le sentiment qu’ils partagent ne concerne pas seulement la possibilité du vol de l’argent, mais aussi du vol de l’amour paternel par Joseph. En effet, ce que les frères

redoutent, en gros, c’est de se voir infliger le terrible sort que Joseph a subi à cause d’eux : pour avoir volé quelque chose à un autre (comme Joseph leur a « volé » l’amour de Jacob), être agressés avant de finir comme esclaves en Égypte, alors qu’ils se croient innocents. Ainsi, d’une part, ils ont peur alors même qu’ils ignorent s’il y a lieu de craindre et qu’en réalité ils n’ont pas à avoir peur ; d’autre part, la menace qu’ils s’imaginent planer sur eux est justement de se voir infliger le sort de leur victime d’autrefois.

Wénin 2005, 210

Dans cette perspective, le trésor dont parle le majordome peut revêtir un autre sens (43, 23). Il peut signifier « le “trésor” de la fraternité, déjà découverte en partie par ces hommes mais toujours enfoui là où se trouve le grain, ce trésor que cache l’argent figurant la dette non payée envers Joseph » (Wénin 2005, 212)[27]. Pour trouver ce trésor, les frères n’ont même pas besoin de faire des fouilles, il est découvert à l’ouverture des sacs (Hamilton 1995, 550). Ainsi, la peur travaille les frères de l’intérieur pour les aider à dire ce qui demeure inexprimé dans leur conscience. La peur les conduit sur le chemin de la libération et de la fraternité.

Face à l’inquiétude des frères au sujet de l’argent restitué dans leur sac, le majordome les rassure : « Paix à vous ! Ne craignez pas[28] : c’est votre Dieu et le Dieu de votre père qui vous a donné un trésor dans vos besaces. Votre argent m’est arrivé » (43, 23). Cette parole apaise-t-elle l’angoisse des frères ? Nous considérons que la formule « ne craignez pas » est une injonction paradoxale[29]. En effet, par cette expression, le majordome cherche à tranquilliser les frères. Cependant, son explication les renvoie à la frayeur qu’ils ont éprouvée lorsque l’un des leurs a trouvé sur le chemin du retour l’argent placé dans son sac (Wénin 2005, 211). À la découverte de l’argent au milieu de la nuit, tous les frères sont pris d’une effroyable peur (« leur coeur sortit et ils tremblèrent [wayyeḥerḏû[30]] ») et se questionnent mutuellement : « Qu’est-ce que Dieu nous a fait là ? » (42, 28) Cela dit, pour ne plus être dans la crainte comme le majordome les y invite, les frères doivent ignorer son explication. Par contre, s’ils écoutent son explication, ils ne sont plus tranquilles. Ainsi, si les frères s’en tiennent à l'explication du majordome, ils n'obéissent pas à son conseil (car son explication est une source d’angoisse pour eux) et s'ils obéissent à son conseil (« Ne craignez pas »), ils doivent faire fi de son explication. Il est à noter qu’il y a une contradiction dans cette situation en ce qui concerne la somme d’argent que les frères ont payée pour le premier achat. S’il est vrai que cet argent est parvenu dans les mains du majordome, il ne peut pas avoir été remis dans les sacs des frères. Par contre, si cette somme est restituée dans les sacs des frères, elle ne peut pas se trouver chez l’assistant de Joseph. Comme quoi l’explication d’une intervention mystérieuse de Dieu dans cette affaire ne peut qu’augmenter la peur chez les frères.

Joseph offre un festin à ses frères qui se permettent de s’enivrer. Le lendemain, les fils de Jacob reprennent le chemin du retour. Non loin de la ville, ils sont rattrapés et accusés d’avoir volé la coupe d’argent du gouverneur égyptien. La coupe est trouvée dans le sac de Benjamin. Selon le verdict du majordome de Joseph, seul le coupable est retenu comme esclave. Mais de leur propre initiative, tous les frères de Joseph rentrent en ville. Après l’accusation prononcée par le maître de maison lui-même, Juda, conformément à l’engagement pris vis-à-vis de Jacob, fait une intervention salutaire. Il accepte d’être esclave à la place de Benjamin. Sans le savoir, Juda s’engage à subir le même destin que celui qui est devenu esclave en Égypte à la suite de sa proposition de vente. Ne pouvant plus se retenir, Joseph révèle sa vraie identité à ses frères.

La parole révélant l’identité de Joseph se fait en deux étapes : « C’est moi Joseph. Mon père est-il encore vivant ? » (45, 3) / « C’est moi Joseph votre frère, moi que vous avez vendu en Égypte » (45, 4). Les frères restent bouche bée devant ces deux paroles révélatrices[31]. Le silence des frères est expliqué habituellement par leur stupeur à la suite du bouleversant dévoilement[32]. Cependant, à y regarder de plus près, ce silence est un moment propice pour évaluer la parole de Joseph – d’autant plus que la racine « bhl » pourrait aussi signifier « bouger avec rapidité et agitation[33] » (Otzen 1975, 3). Si nous acceptons cette signification, nous pouvons traduire Gn 45, 3 de la manière suivante : « Ses frères ne purent lui répondre car ils bougèrent avec rapidité et agitation devant lui ». Ainsi, face à la parole de Joseph, les frères s’agitent rapidement comme s’ils n’arrivaient pas à trouver les mots pour exprimer le fond de leur pensée. En ce sens, le silence des frères se rapporte davantage à la complexité de la situation qu’à la stupeur.

Sur la première partie de la parole révélatrice concernant l’identité de Joseph, il n’y a pas à discuter. Par contre, la deuxième partie de cette parole ouvre un horizon d’attentes problématiques aussi bien pour les frères de Joseph que pour le lecteur. En effet, dans la deuxième partie de la première parole révélatrice, Joseph demande à ses frères si son père est encore vivant. Le silence des frères peut indiquer leur incompréhension concernant la méfiance manifestée par Joseph envers eux. Si Juda est prêt à prendre la place de Benjamin, le coupable présumé, comme esclave de la maison du gouverneur égyptien, c’est qu’il ne veut pas voir la misère qui infligerait son père si les frères retournaient au pays sans Benjamin. Plus que quiconque, Joseph sait que ses frères sont innocents dans l’affaire du vol de la coupe. La décision de Juda ne signifie donc rien d’autre que sa volonté d’honorer l’engagement personnel qu’il a pris devant son père. Une telle preuve ne suffit-elle pas à prouver que Jacob est encore vivant ? (Voir Humphreys 1988, 49 ; Wénin 2005, 275).

En ce qui concerne la deuxième partie de la deuxième parole révélatrice, le silence des frères est vraiment significatif. En effet, Joseph dit qu’il a été vendu par ses frères en Égypte. Cette parole n’est pas tout à fait juste puisque bien que les frères se sont associés à la proposition de vente faite par Juda, ce sont des marchands madianites qui ont conclu l’échange commercial avec les Ismaélites (37, 28). À strictement parler, Joseph n’a pas été vendu par ses frères. Quelques éléments importants du récit peuvent valider cette lecture[34]. Lorsque Joseph, en Égypte, mettra ses frères à la maison d’arrêt durant trois jours, ces derniers regretteront de ne pas avoir écouté la supplication de leur frère et de ne pas avoir été sensibles à sa détresse (42, 21). À aucun moment, les frères ne se reprocheront d’avoir vendu Joseph. Or, il est logique de penser que, au moment de détresse, ce serait le crime le plus grave qui surgirait dans l’esprit des frères. Quant à Joseph, il considère qu’il a été vendu par ses frères. Le narrateur qui est l’autorité sur la vérité des faits relatés ne confirme jamais cette version des faits. De plus, au moment des pourparlers concernant la vente, Joseph était au fond du puits, il lui est donc impossible de savoir qui a fait quoi. Joseph n’est probablement pas sûr de ce qui lui est arrivé puisque, durant son séjour en prison, il dit au chef des échansons qu’il a été enlevé[35] (40, 15). Ceci étant dit, si à strictement parler les frères n’ont pas vendu Joseph, ils ne sont pas totalement innocents. Le fait de jeter, par jalousie, l’un des leurs dans une citerne en plein désert sans aucune pitié est déjà un motif suffisant pour avoir des remords. De plus, se mettre volontairement d’accord pour vendre son frère est une sérieuse raison pour se sentir coupable.

Le silence des frères devant cette parole est compréhensible dans la mesure où ils hésitent à expliquer la complexité de l’histoire de la vente, dont ils ne sont pas directement responsables, mais dont ils ne sont pas non plus innocents puisqu’ils ont consenti à la proposition de Juda. C’est ici que nous voyons que le silence n’est pas la preuve d’une peur. En revanche, il témoigne de la maturité des frères qui grandissent à travers les épreuves de la vie. Le silence peut les préparer à entrer dans un dialogue qui s’avère difficile, voire impossible, depuis le début de leur histoire familiale.

Bien que l’intervention de Joseph ne suscite pas de réponse immédiate de la part de ses frères, elle ouvre un espace où le dialogue redevient possible. Après que Joseph ait parlé, pleuré et embrassé ses frères, le narrateur précise que ceux-ci « parlèrent avec lui » (45, 15). Le contenu de cette conversation échappe au lecteur (Hamilton 1995, 581). Cependant, le fait que le narrateur mentionne que les frères de Joseph parlent avec lui permet d’évaluer la relation entre eux. En effet, après le don de la tunique princière, les frères de Joseph ne pouvaient plus lui parler amicalement (37, 4). Les récits de songes que Joseph racontait à ses frères ne faisaient qu’accentuer le conflit fraternel. Durant l’audience en Égypte, c’est Joseph qui ne parlait pas amicalement avec ses frères : « Il parla avec eux de choses dures » (42, 7). Ainsi, en précisant que les frères parlent avec Joseph, le narrateur indique que la communication entre les fils de Jacob est désormais rétablie[36]. Ils sont donc prêts à construire de nouvelles relations.

Nous venons de voir comment la peur peut être un signe de transformation et de maturité. La peur permet aux fils de Jacob d’être plus attentifs à la souffrance de leur père. C’est sous l’effet de la peur que Jacob commence à percevoir une part de vérité sur les actions de ses fils en ce qui concerne la disparition de Joseph sans qu’ils l’avouent directement[37]. Quant à Juda, il apprend de sa belle-fille qu’il faut surmonter la peur de la mort pour raviver le désir de la vie. La peur travaille aussi les frères de l’intérieur pour faire jaillir ce qui reste au seuil de leur conscience afin qu’ils soient capables de reprendre le dialogue et d’entrer dans une nouvelle relation. Mais la peur a-t-elle complètement disparu de la pensée des frères de Joseph ? C’est ce que nous verrons dans la section qui suit.

3 La peur dans son rapport à la figure paternelle et à la providence divine

Revenant du pays de Canaan après les funérailles, les frères de Joseph éprouvent une très grande angoisse lorsqu’ils pensent au mal commis dans le passé. En effet, ils « virent (wayyirʾû) que leur père était mort et ils [se] dirent : “Sûrement (), Joseph deviendra notre adversaire et il fera revenir, oui, fera revenir sur nous tout le malheur dont nous l’avons rétribué” » (50, 15). Le verbe conjugué « wayyirʾû » peut être compris de deux manières très différentes[38]. Premièrement, il souligne le fait que les frères de Joseph prennent conscience des conséquences possibles de la disparition de leur père (voir aussi Westermann 1986, 204). Cela ne signifie donc pas que les frères apprennent la nouvelle du décès de Jacob pour la première fois, mais qu’ils commencent à voir comment sa mort peut influencer leur relation avec Joseph. Deuxièmement, le verbe utilisé peut être traduit par « et ils eurent peur ». Pourquoi les frères de Joseph ont-ils peur ? Évidemment, à cause de tout le mal (kol-hārāʿâ) qu’ils ont fait subir au fils préféré de leur père. Une fois celui-ci décédé, les frères redoutent que Joseph cherche à se venger d’eux. Dans le raisonnement qu’ils partagent entre eux, ils sont certains de cette idée de vengeance de Joseph[39]. Ils anticipent donc les actions qu’ils devront prendre afin d’éviter que leur victime les punisse. Ici, nous constatons un progrès dans l’attitude des frères de Joseph. Si autrefois la peur du pouvoir de Joseph – un pouvoir à venir annoncé par ses rêves – a poussé les frères à mal agir, aujourd’hui la peur leur permet d’anticiper les conséquences de leur action passée afin d’éviter que le mal n’engendre un mal plus grand. Mais un lecteur attentif est susceptible de se poser la question suivante : pourquoi une telle pensée surgit-elle chez les frères ? Le lecteur remarque que dans la scène des retrouvailles, les frères n’ont pas eu l’occasion d’exprimer leur regret d’avoir abandonné Joseph et d’avoir pensé à le vendre[40]. La joie de retrouver leur père et la nécessité de porter secours à la famille affamée ne leur permettaient pas de confesser explicitement leur faute (Wénin 2005, 307). Bien qu’ils aient manifesté leur regret d’avoir été indifférents devant le cri de détresse de Joseph, ils l’ont fait devant le gouverneur égyptien et non pas devant leur victime (Wénin 2005, 310). Comme nous l’avons montré plus haut, après trois jours de prison, les frères ont considéré leur arrestation comme une punition du mal commis jadis. Toutefois, ce sentiment de culpabilité est demeuré au seuil de leur conscience puisque les frères de Joseph n’identifient pas encore leur vraie victime. « Non affrontée comme telle, la culpabilité des frères est restée intacte et, une fois Jacob disparu, elle ressort, fantôme d’un souvenir enfoui » (Wénin 2005, 307). Même si l’idée de la vengeance est le résultat de ruminations de la part des frères de Joseph, elle exprime la logique du retournement du mal commis[41]. À la haine initiale (śānēʾ, 37, 4.5.8) correspond l’hostilité finale (śāṭam, 50, 15). Une telle pensée est possible chez les frères puisqu’ils ne peuvent pas dire explicitement le mal qu’ils ont fait à Joseph (Wénin 2005, 308). Les paroles réconfortantes de celui-ci mettent fin à la possibilité d’exprimer le mal qui hante leur coeur : « ne soyez pas affligés, que cela ne s’enflamme pas à vos yeux [le fait] que vous m’avez vendu ici » (45, 5).

Une fois qu’ils se sont mutuellement fait part qu’ils ont peur que Joseph se venge, les frères cherchent un moyen de communiquer avec lui. Même après la mort de leur père, les fils de Jacob font comme par le passé (37, 32) : ils ont recours à un intermédiaire pour faire passer leur message (50, 16-17) (voir Wénin 2005, 312) :

Et ils ordonnèrent[42] [à quelqu’un d’aller] vers Joseph en disant : « Ton père a ordonné, avant qu’il meure, en disant : “Ainsi vous direz à Joseph : De grâce, supporte, de grâce, la révolte de tes frères et leur faute car c’est du mal qu’ils t’ont rétribué” » et maintenant, supporte, de grâce, la révolte des serviteurs du Dieu de ton père.

Quelle que soit l’authenticité de ce message, nous constatons que les frères ont encore du mal à parler directement à Joseph. Le non-dialogue lors de la scène de la révélation de l’identité de Joseph ne favorise guère la circulation de la parole entre frères, surtout lorsqu’il est question d’avouer le mal qu’ils ont fait à l’un des leurs. Au demeurant, le discours des frères de Joseph est marqué par une habileté étonnante. Au lieu d’utiliser le terme « notre père (ʾāḇînû) », ils s’adressent à Joseph par un terme plus susceptible de l’émouvoir, « ton père (ʾāḇîḵā) », qui encadre leur discours (Wénin 2005, 309 ; Hamilton 1995, 702-703). Ce faisant, ils affirment que la requête vient directement de la volonté paternelle. En outre, d’une manière très subtile, ils encadrent la mention « tes frères » par deux éléments qui les qualifient de coupables : « révolte » et « faute ». Ainsi, les frères suggèrent à Joseph que leur père l’enjoint à les considérer comme ses frères même s’ils ont commis des fautes envers lui (Wénin 2005, 309-310). La peur des frères que Joseph se venge est vraiment accablante, mais elle ne supprime pas pour autant leur désir d’être les frères de leur propre victime.

Après avoir rapporté la prétendue parole de Jacob, les frères implorent en leur propre nom la miséricorde de Joseph : « et maintenant, supporte, de grâce, la révolte des serviteurs du Dieu de ton père » (50, 17). Remarquons que les frères parlent entre eux du mal (rāʿâ) qu’ils ont fait à Joseph (50, 15) alors que devant celui-ci, ils s’en tiennent à évoquer, en attribuant la parole à leur père, la faute (ḥaṭṭāʾṯ) et la révolte (pešaʿ). Le dernier terme, pešaʿ, désigne l’action gravement immorale qu’on peut considérer comme crime. C’est ce vocable qu’on trouve dans la bouche des frères lorsqu’ils parlent à Joseph par l’intermédiaire d’un messager (Hamilton 1995, 704). Ainsi, motivés par la peur que Joseph se venge, les frères cherchent à assumer au maximum la responsabilité de leur action passée en la désignant comme une turpitude.

Il est à noter que le verbe « nāśāʾ » est employé deux fois au verset 17 du chapitre 50 : dans les propos attribués au père par les fils de Jacob et dans leur propre demande adressée à Joseph. Ce verbe est mieux rendu par « supporter[43] ». En effet, l’être humain ne peut pas, par lui-même, enlever la faute de l’offenseur. Cette tâche est réservée à Dieu, le seul qui peut vraiment pardonner (da Silva 1996, 52). Ce que l’offensé peut faire, c’est supporter la faute subie en oubliant le châtiment que mériterait l’offenseur (Fischer 2001, 257). Nous trouvons ces éléments dans la réponse que Joseph adresse à ses frères angoissés : « Ne craignez pas. Suis-je[44] en effet à la place de Dieu, moi[45] ? » (50, 19) Par cette intervention où le « moi » se cache derrière le « divin » (ʾĕlōhîm ʾānî), Joseph ne tente pas de se substituer à Dieu, le seul pouvant donner le pardon véritable. Étant un craignant-Dieu, Joseph ne veut pas enfreindre les ordres établis par le Créateur. Il cherche à accomplir du mieux qu’il peut le rôle qui lui a été assigné comme être créé[46]. La meilleure chose qu’il puisse faire à ce moment c’est de soutenir ses frères dans leur peine causée par leur sentiment de culpabilité. C’est ce que Joseph va faire sans tarder : « il les consola et parla à leur coeur » (50, 21).

Comme nous venons de le voir, Joseph utilise la formule « ne craignez pas » pour calmer l’angoisse de ses frères et pour orienter leur regard vers le Dieu en qui il a confiance et en qui ils peuvent avoir confiance. Cela dit, cette formule est une invitation à la confiance. Les êtres humains sont appelés à se confier à leur Dieu qui cherche à les protéger malgré les mauvaises actions qu’ils ont commises. Avec une telle confiance, la peur des personnes envers qui l’on commet des fautes diminue et l’angoisse face aux difficultés s’affaiblit.

Quoi qu’il en soit de l’histoire des formes littéraires, les nombreux emplois de « ne crains pas » témoignent avant tout de la bonté de Yahvé, qui se révèle le protecteur de son fidèle et de son peuple : tout comme dans les oracles du Proche-Orient ancien, « ne crains pas » n’évoque absolument pas une crainte sacrée devant Dieu, il veut dire au contraire qu’il faut bannir toute crainte des hommes, toute angoisse devant la situation présente pour s’en remettre à Yahvé tout proche dans une confiance totale.

Derousseaux 1970, 97

Le principe éthique de la transformation du mal en bien annoncé en Gn 45, 4-8 est réitérée au chapitre 50. Pour rassurer ses frères grugés par la culpabilité et la peur, Joseph souligne l’intervention de Dieu dans l’histoire humaine[47] : « Vous avez pensé sur moi du malheur, Dieu l’a pensé pour du bien[48] » (50, 20). Il s’agit ici d’une compréhension bien différente au sujet d’une action accomplie dans le passé. Du point de vue des frères, c’est une action positive dans ses résultats (en fin de compte, les frères ont compris que Joseph a été envoyé en Égypte pour conserver la vie de la famille patriarcale) effectuée par un moyen négatif (par la vente : la proposition faite par Juda et ses frères s’y associèrent) par des personnages négatifs (les frères jaloux de Joseph parce que celui-ci, étant le fils préféré de leur père, leur raconte des songes qu’ils interprètent en termes de domination). Pour sa part, Joseph estime qu’il est question d’une action positive dans ses résultats, effectuée de manière positive (grâce à l’intervention divine) par des personnages négatifs. La seule différence dans ces deux interprétations des événements est l’intervention de Dieu au coeur d’une crise familiale pour transformer le mal en bien.

Il est à noter que Joseph ne considère plus ici sa venue en Égypte comme un « envoi » divin, contrairement à la relecture en Gn 45. En effet, « il s’abstient de reprendre cet élément et commence plutôt par reconnaître toute sa consistance au mal dont les frères se sont rendus coupables » (Wénin 2005, 317). Autrement dit, à la différence de la scène de la révélation d’identité où la joie des retrouvailles l’emporte sur la prise de conscience du mal commis dans le passé, ici Joseph rejoint ses frères dans leur sentiment de culpabilité. Avec eux, il admet la gravité du mal qu’ils lui ont fait. Toutefois, Joseph les invite à reconnaître l’intervention de Dieu au coeur de leur action. « Car si mal et malheur il y a eu, il n’a pas pu empêcher Dieu de le travailler de l’intérieur pour le faire accoucher d’un bien : la vie en abondance » (Wénin 2005, 317).

Le principe éthique dont il est question ici est donc une invitation lancée au lecteur à relire l’histoire de Joseph dans une nouvelle optique. Loin de nier la gravité du mal commis, la reconnaissance de l’intervention divine permet au coupable d’être libéré du remords de toute faute et de la peur d’être puni. C’est en reconnaissant l’action de Dieu dans sa vie que le coupable peut tourner son regard vers un avenir où le bien l’emporte sur le mal.

L’insistance de Joseph sur l’action de Dieu dans la vie de sa famille nous invite à regarder attentivement cet aspect dans l’ensemble du récit. À la fin de notre parcours, il est donc bon de retracer les moments où Dieu intervient directement en Gn 37-50 (Wénin 2005, 319). La première mention explicite de l’action de Dieu est faite en Gn 38, 7-10 lorsque les fils de Juda, Er et Onân, sont frappés de mort à cause de la perversité de leur action[49]. Ensuite, l'intervention directe de Dieu est signalée lorsqu'il a accompagné Joseph durant les premières années de sa vie en Égypte (39, 2-5.21-23). Enfin, Dieu apparaît à Jacob pour l’encourager à descendre en Égypte afin d’y devenir une grande nation (46, 2-5)[50]. Outre ces moments, Dieu se cache et se tait (da Silva 1996, 419). Bien qu’il n’intervienne pas de manière tangible dans l’histoire de Joseph, Dieu est très présent dans la relecture de vie que font les personnages. Il brille pour ainsi dire par son absence. Pharaon admet que Dieu est la source de toute l’intelligence et de la sagesse de Joseph (41, 39-40). Les fils de Jacob reconnaissent l’action de Dieu lorsqu’ils trouvent l’argent remis dans leur sac, bien que ce soit Joseph qui ait mis en oeuvre ce stratagème (42, 28). Toujours à la suite du plan caché de Joseph, Juda attribue à Dieu l’auteur de la découverte de la faute (44, 16). Quant à lui, Joseph considère que c’est Dieu qui l’envoie en Égypte pour conserver la vie de sa famille (45, 5-8). Il estime également que Dieu transforme en bien le mal que ses frères ont prévu lui faire subir afin de sauver un peuple nombreux (50, 20).

La lecture que Joseph fait de sa propre vente est un geste théologique très significatif. En effet, en dévoilant sa véritable identité, Joseph n’attend pas la confession de la faute de ses frères, il ne leur offre pas non plus de pardon[51]. Attribuant une action humaine à Dieu, Joseph, en cherchant à aider ses frères à surmonter leur peur, les mène dans un contexte plus large pour qu’ils puissent trouver un sens à l’événement du passé. Ce faisant, Joseph invite ses frères à regarder l’action de jadis du point de vue de la fin. C’est Dieu lui-même qui cherche, par tous les moyens, à assurer l’avenir de son peuple. Le projet divin se réalise même à travers les conséquences tragiques des actions humaines. La présence discrète de Dieu au cours des événements lui permet de détourner les erreurs humaines au profit de la fin salvifique. Joseph se place donc dans la vision de Dieu qui envisage un projet de bienveillance et qui le mène à sa fin. À l’instar de Dieu, Joseph, connaissant le futur (Gn 45, 6), détermine ce qu’il faut faire dans le présent. Il est pour ainsi dire absorbé dans le « il » divin pour mener le présent à son achèvement. Loin de se considérer lui-même comme le juste et d’estimer ses frères comme de vrais coupables, Joseph les conduit dans une nouvelle compréhension où ils sont perçus comme les participants du projet divin afin de sauver le peuple d’Israël de la grande famine. Ainsi, l’action considérée comme un crime par ceux qui l’ont commis devient le moyen efficace de la réalisation du projet divin. L’idée de la providence divine permet donc aux frères de surmonter leur peur face à leur victime[52].

L’interprétation de Joseph quant à la présence de Dieu dans sa vie et dans celle de ses frères propose donc au lecteur de relire l’action des fils de Jacob à la lumière de la providence divine. Dans cette optique, Dieu est celui qui unifie dans son projet de bienveillance tous les événements de la vie humaine, aussi bien heureux que malheureux (Westermann 1986, 251). Il se met au service des êtres humains au moment joyeux et au moment douloureux en leur offrant son salut. Ainsi, « dans cette miraculeuse manière de conduire toute l’histoire, Dieu s’est exprimé lui-même, il a englobé la faute, le mal fait par les frères, dans son oeuvre de salut » (von Rad 1968, 440). Joseph nous impose-t-il cette clé de lecture ? Bien sûr que non. Libre à chacun de le suivre ou pas. Toutefois, ce que chaque lecteur

doit savoir, c’est que, quand quelqu’un comme Joseph se risque à lire la trace de Dieu dans sa propre histoire, le narrateur omniscient choisit la discrétion la plus extrême comme pour suggérer que nul n’aura jamais assez d’autorité pour lui donner raison ou tort. Car en cette matière, l’être humain reste à jamais livré à la parole de frères, à leur interprétation croyante. La foi ne prend-elle pas racine d’abord dans la confiance en la parole d’un autre qui se risque à dire Dieu au coeur de sa propre existence ?

Wénin 2005, 322

En lisant Gn 37-50, le lecteur peut percevoir un Dieu qui ne s’impose pas. Ce Dieu laisse l’histoire humaine se faire dans son épaisseur charnelle. Il accompagne discrètement les êtres humains dans la réalisation de leur projet de vie. Loin d’être absent, Dieu se fait proche des malheureux pour que le mal n’engendre pas un mal plus grand. Par sa présence discrète, Dieu conduit les êtres humains à revisiter les lieux de leur malheur afin que la souffrance ne se transforme pas en violence ou en méchanceté (Wénin 2005, 337). Afin de ne pas laisser les êtres humains accablés par le sentiment de culpabilité par rapport au mal commis ou par la peur d’être punis, Dieu, dans sa providence, les guide vers le chemin de salut où s’accomplit la promesse divine de vie et de prospérité (von Rad 1968, 406-407). Au-delà de toute intervention, Dieu demeure le seul pouvant vraiment pardonner. Dans la singularité de son expérience avec Dieu, l’offensé est invité à jeter un regard de foi sur sa propre vie. Dans la crainte révérencielle d’un Dieu miséricordieux, il est appelé à supporter la faute de son offenseur en oubliant le châtiment qu’il mérite. Ce faisant, il entre dans une nouvelle relation avec l’offenseur, qui a lui-même à exprimer explicitement le mal qu’il a commis. Ainsi, le pardon accordé par Dieu devient la « guérison mutuelle de l’offenseur et l’offensé » (Beauchamp 2002, 9). Il est un lieu où la peur se transforme en confiance, la haine en amour, et le déni de l’autre en un accueil réciproque. Sur cette perspective, nous parvenons à la conclusion de notre étude.

Conclusion

Par le biais d’une lecture narrative de l’histoire de Joseph et ses frères, nous avons cherché à déterminer dans quel contexte la peur a été exprimée. Cette démarche nous a permis de dégager les traits caractéristiques de la peur dans l’histoire de Joseph. La peur de l’autre et de son pouvoir a suscité un sentiment de haine, de jalousie et même une intention meurtrière. Cette peur a poussé les frères de Joseph à se débarrasser de celui qui était l’un des leurs, mais qui a laissé percevoir ses traits de grandeur à travers ses rêves. Mais plus on avance dans le récit, la peur de l’autre, associée à la crainte de Dieu et à la frayeur devant le mystère, est devenue un signe de transformation et de maturité. La peur de faire souffrir davantage leur père a conduit les fils de Jacob à modifier la version des faits de leur séjour égyptien. Elle les a rendus attentifs à la souffrance de leur père. Elle a permis au vieux patriarche de percevoir une parcelle de vérité même si sa déduction était erronée. Ayant lui-même vécu la peur de perdre encore un membre de la famille, Juda, transformé par sa rencontre avec Tamar, a su comment aider son père à dominer sa peur en respectant entièrement sa liberté et en lui rappelant délicatement sa responsabilité. À la mort de Jacob, ses fils ont peur d’être punis par Joseph. Mais leur démarche était tout à fait différente de celle d’autrefois. Si, au tout début du récit, la peur du pouvoir de Joseph a conduit les frères à mal agir et à se débarrasser de lui, à la mort de Jacob, la peur les a poussés à anticiper les conséquences de leur action passée afin d’éviter que le mal n’engendre un mal plus grand. Bien que leur peur que Joseph se venge soit vraiment accablante pour les frères, elle n’a pas supprimé leur désir d’être les frères de Joseph. Ils ont même cherché à assumer au maximum la responsabilité de leur action passée en la dépeignant comme une infamie. La peur les a travaillés de l’intérieur pour les décharger du fardeau d’une conscience inquiète.

Nous avons établi également le lien entre la peur, la crainte de Dieu et le pardon. Face à une situation analogue à celle du passé, les frères de Joseph, sous l’effet de la détresse, ont confessé leur faute. Ils ont compris que ce qu’ils étaient en train de subir était la punition de leur faute. Même si cette logique de rétribution n’est pas juste, du moins du point de vue de la situation actuelle, elle a permis aux frères d’exprimer leur regret. Ce faisant, ils étaient renouvelés de l’intérieur pour se préparer au pardon. Quant à Joseph, victime de ses frères, il a refusé de se substituer à Dieu, le seul qui peut vraiment pardonner. Étant un craignant-Dieu, Joseph a cherché à respecter l’ordre que le Créateur a établi. Il a fait de son mieux pour accomplir les tâches qui lui sont confiées en tant qu’être créé, à savoir supporter les fautes de ses frères et les soutenir dans leur épreuve en les aidant à voir Dieu comme celui qui unifie dans son projet de bienveillance les hauts et les bas de la vie humaine. La crainte de Dieu a permis à Joseph de s’en remettre à Dieu dans une confiance totale et de remettre la clé de tous les événements entre ses mains. Il est parvenu à voir toutes choses à partir de la perspective divine et à entraîner tous ses frères dans cette optique. Sans diminuer la gravité de l’action commise dans le passé, Joseph a invité ses frères à se concentrer sur l’intervention divine à travers leur vie pour les libérer du remords qui pèse sur leur conscience. Il a relu sa vie et celle de ses frères comme un déploiement de la providence divine au profit de la survie du peuple de la promesse. Pour lui, le projet divin a pu se réaliser même à travers les conséquences tragiques des actions humaines. Par sa présence discrète, Dieu a détourné les fautes de ses frères au profit du salut. Inspiré par la perspective divine, Joseph a cherché à soutenir ses frères dans leur peine causée par le sentiment de culpabilité. Il a supporté la faute de ses frères en se gardant de leur infliger lui-même le châtiment qu’ils méritent. Ainsi, la peur des autres et la crainte de Dieu ont guéri la blessure causée par la faute passée pour conduire Joseph et ses frères sur un nouveau chemin de paix, de relation et de réconciliation. Une telle peur et une telle crainte ne peuvent être que salutaires !