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Paru en 1837 dans la Revue des Deux Mondes, La Vénus d’Ille de Mérimée raconte l’histoire d’un mariage contrarié par une statue jalouse. Au moment où commence le récit, la petite ville d’Ille, microcosme clos sur lui-même, s’ouvre à des formes d’altérités nouvelles : celle, antique et profane, de la Vénus, idole étrangère qui surgit de terre (M. de Peyrehorade, qui possède la « plus belle [maison] d’Ille[1] », découvre ce trésor) ; celle, territoriale, de la fiancée qui vient de Puygarrig, une ville voisine, pour épouser Alphonse, le fils de M. de Peyrehorade ; celle, savante et parisienne, du narrateur qui visite la région pour explorer les monuments antiques et médiévaux. Faisant bouger les frontières du même et de l’autre, du proche et du lointain, du mort et du vivant, de l’animé et de l’inanimé, du féminin et du masculin, les trois arrivées (la statue, la jeune fille, le célibataire parisien) bouleversent l’ordre communautaire d’Ille. Si la nouvelle a déjà été abondamment étudiée par la critique qui a interrogé la fiabilité de son narrateur[2], les sources et les intertextualités[3], les ambiguïtés et les effets fantastiques[4], l’imaginaire fantasmatique et oedipien[5], etc., c’est plutôt du point de vue ethnocritique, c’est-à-dire d’un point de vue informé par une ethnologie du symbolique et par l’anthropologie des sociétés européennes, que nous entreprenons une relecture de ce récit. L’idée est de sonder les manières concurrentielles d’interpréter ce qui produit le désordre et le malheur au sein de la communauté. On peut dire que La Vénus d’Ille raconte la transformation de la « plus belle » maison d’Ille en une maisonnée en noir, en deuil, bref en une maison de malheur. Mais pourquoi le sort frappe-t-il cette maison-là en particulier ? Les systèmes interprétatifs pluriels et codés de la culture commune et occidentale expliquant le malheur nous aideront à y voir plus clair. Nous allons tout d’abord examiner les formes textualisées d’interprétation du malheur qu’incarnent le hasard, la vengeance et le mauvais sort, avant de détailler plus longuement la dernière configuration, qui est la dominante culturelle du récit, soit les ratés de la coutume.

Le malheur comme hasard

Si le mot « hasard » n’apparaît pas dans la nouvelle de Mérimée, le malheur y est néanmoins interprété en tant qu’événement fortuit. D’un point de vue anthropologique, on distingue le hasard et le sort comme deux manières opposées de concevoir le monde. La cosmologie du hasard renvoie au possible et à la coïncidence : elle fonctionne dans « un monde plein de science où le hasard n’est que le probable, où la contingence, l’accidentel ne sont que des illusions, des manifestations d’enchaînements logiques qui restent à découvrir[6] ». Elle fait la paire avec la chance et la probabilité, tout en étant généralement l’inverse de la fatalité. De tous les personnages de la nouvelle, M. de Peyrehorade est celui dont la vision du malheur est la plus tributaire du hasard : en effet, il ne « partag[e] point les terreurs et les haines qu’elle [la statue] inspir[e] à une partie de sa famille » (V, 118). En refusant de croire aux liens, pourtant persistants, de causalités entre la découverte de la Vénus et la série de malheurs qui frappe sa communauté, il s’interdit d’adhérer à la seconde cosmologie, qui est celle du sort (et surtout du mauvais sort) et qui signale « un monde plein de sens, où l’aléatoire n’est jamais la simple application d’un principe de probabilité mais toujours le signe d’un destin[7] ». Ce principe cosmologique constitue le système de référence et d’explication du monde principal des Catalans.

Le récit de Mérimée conjugue, dans certains passages, l’une et l’autre de ces cosmologies. Le hasard y est abondamment thématisé dans les nombreux jeux qui sont mentionnés ou représentés : le pari initial du guide et sa devinette[8], le jeu de paume, le jeu de mourre, les courses de chevaux et les prix gagnés par Alphonse. D’ailleurs, le jeune fiancé appartient à un monde qui valorise la compétition et le hasard. Pour jouer une partie de paume, il aurait été prêt à « ajourner le mariage » (V, 107). Le jeu, c’est le temps de la jeunesse virile qui s’oppose au temps du mariage. Contrairement au rite matrimonial où tout est planifié, avec la paume tout peut arriver ; mais, comme dans le mariage, l’éteuf (la femme) circule entre les joueurs masculins. Si le destin de la balle reste incertain, car elle peut échoir à n’importe lequel des participants, dans le mariage, cette circulation est culturellement réglée. Et c’est bien cette circulation que va troubler la Vénus lors de la nuit de noces. Sans entrer plus avant dans cette question des ratés des rites sur laquelle nous reviendrons, notons que se dessine un phénomène de logogénèse – ce que l’ethnocritique désigne comme un processus d’engendrement du récit (ou d’une partie du récit) par une autre donnée textuelle figée (une unité lexicale notamment). La nouvelle actualise la locution heureux au jeu, malheureux en amour, elle en propose une extension narrative qui sert de canevas à la trajectoire d’un personnage (Alphonse) : le meilleur joueur qui gagne presque à tout coup (et les compétitions et les prix aux courses du département et la plus riche fille de la région) ne peut dans une logique des biens limités que déchoir. Ainsi la série de gains est dans la culture du texte un mauvais augure. On le sait : la chance tourne…

De façon générale, la culture des « procédures et des conduites dites aléatoires[9] » varie en fonction des personnages. Donnons un exemple : dans un geste rituel d’hostilité et de défi, un apprenti ramasse une pierre et la jette à la statue pour lui « souhaite[r] le bonsoir », et, tout de suite après, il émet un « cri de douleur ». Pour la victime, le projectile a été lancé par l’idole : « Elle me l’a rejetée ! » (V, 95) Si le garçon ne précise pas la raison justifiant cette agression, on peut néanmoins comprendre que, de son point de vue, le hasard n’en est pas un et que la statue s’est vengée. Pour le narrateur, qui est témoin de la scène, « [i]l était évident que la pierre avait rebondi sur le métal » (V, 96). L’interprétation est scientifique, elle privilégie l’intervention d’un principe d’intelligibilité qui rend possible « la neutralisation du hasard[10] » en expliquant et calculant la probabilité que la pierre fasse un ricochet sur la statue et frappe le lanceur. Or la configuration discursive de la pensée de l’observateur relève d’une « construction hybride » : elle intègre un « énoncé […] où se confondent […] deux perspectives sémantiques et sociologiques[11] » ou, pour le dire autrement, elle manifeste une « belligérance narrative, une forme latente de malaise anthropologique, un régime implicite de programmation interprétative[12] ». En effet, le texte combine une locution impersonnelle et assertive (« il était évident ») qui vise à produire un « hasard neutralisé[13] », une certitude absolue, et qui rationalise savamment l’événement sous la forme d’un accident probable ; et une pensée animiste qui attribue à un objet inanimé (la roche, et par extension la statue) une intériorité : « Il était évident que la pierre avait rebondi sur le métal, et avait puni ce drôle de l’outrage qu’il faisait à la déesse. […] Encore un Vandale puni par Vénus ! » (V, 96 ; nous soulignons.) Non seulement la pierre et la Vénus punissent l’apprenti pour son geste (le verbe est répété à deux reprises[14]), mais la statue n’est pas uniquement considérée comme un monument antique digne d’intérêt : elle est aussi une « déesse », ce qui a pour incidence de lui donner une aura sacrée et potentiellement des pouvoirs surnaturels. C’est le narrateur savant qui, malgré son démenti et sa neutralisation (« il était évident »), contribue à créer un effet de créance en une agentivité malveillante de la part de l’idole (elle qui a déjà cassé la jambe de Jean Coll), laquelle se venge d’un « outrage ». Ce « schème de l’imputation causale[15] » s’accorde avec la pensée du sort constitutive de la cosmologie des Illois. Il embraye, de surcroît, sur des relations intra et intertextuelles avec l’imaginaire mythique de la Vénus dont les blessures sont connues et citées par M. de Peyrehorade[16] tout autant qu’avec l’imaginaire animiste d’une idole maléfique au coeur de la culture orale et locale des Catalans.

Le malheur comme vengeance

Le récit s’affilie à un deuxième système culturel du malheur : la vengeance (V, 114-115). Lorsque le cadavre d’Alphonse est retrouvé, un coupable est tout de suite désigné et interrogé : le muletier aragonais. Rappelons les faits : après l’humiliation verbale que lui a infligée Alphonse – celui-ci, non content d’avoir gagné la partie de paume, s’était, la veille, moqué de son rival –, le muletier a proféré une « menace » (V, 115) : « Me lo pagarás », soit « Tu me le paieras » (V, 108). Si la semonce est neutralisée et discréditée par le narrateur – « j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance d’une plaisanterie légère » (V, 115) –, elle participe néanmoins des possibles textuels et des scénarios explicatifs permettant d’injecter du sens dans la mort du célèbre joueur illois[17]. Dans ce script narratif, Alphonse aurait été « victime d’un assassinat » (V, 114) dont les auteurs seraient liés à la défaite au jeu. On aurait dès lors deux agents du malheur : l’offenseur (Alphonse qui cause son propre malheur) et l’offensé (l’Aragonais qui se venge en faisant un malheur pour réparer une injure). Les deux obéissent d’ailleurs à la loi des petites sociétés à honneur avec leurs codes et leurs lois non écrites[18]. C’est en effet le point d’honneur qui pousse initialement Alphonse à « défi[er] les Espagnols » : « “Il faut soutenir l’honneur du pays”, dit-il » (V, 106). Après sa victoire, il incarne « l’honneur du pays » comme s’il « eût repoussé une invasion » (V, 107). La « force du lien social » est exhibée[19]. Or le manquement aux règles non écrites voulant qu’on n’insulte pas un adversaire vaincu aurait pu attirer sur Alphonse le malheur et une vendetta. Mais pour recouvrer son honneur, si atteinte à l’honneur il y avait eu, l’Aragonais explique qu’il aurait plutôt cherché à « gagn[er] une partie de paume à son vainqueur » (V, 117). Son rival mort, il ne peut plus le mettre au défi ni prendre sa revanche. Ici une défaite au jeu même accompagnée d’un déshonneur public se règle, dans une logique d’équivalences symboliques, par une victoire éclatante. Comme il le précise : « Un Aragonais, lorsqu’il est outragé, n’attend pas au lendemain pour se venger. Si j’avais cru que M. Alphonse eût voulu m’insulter, je lui aurais sur-le-champ donné de mon couteau dans le ventre » (V, 117). Encore très vivace dans la première moitié du xixe siècle, cette culture virile du duel est « une coutume nationale[20] », laquelle vise à se venger d’un affront public ou à réparer un malheur par un rite d’honneur (le duel est d’ailleurs basé sur des règles de loyauté et sur l’égalité des chances[21]). Or dans La Vénus d’Ille, ni duel, ni vendetta, ni crime d’honneur (même si c’est un possible du texte) ne sont retenus comme explication rationnelle et culturelle du meurtre d’Alphonse[22]. Sa mort est-elle alors le résultat de la vengeance de la statue ?

Le malheur comme mauvais sort : la statue maléfique

Une des logiques du malheur les plus structurantes du récit est la malédiction. La responsabilité du malheur est reportée sur l’idole qualifiée de « méchante » (V, 89). C’est, en effet, dans la cosmologie des Illois, « la statue qui fait [l]es malheurs » (V, 93). Le sort est culturellement « compri[s] comme un système symbolique […] pourvu de sa rationalité propre[23] », et il se constitue, du point de vue de la narration, à la manière d’une succession signifiante de malheurs. Cet enchaînement funeste commence dans le récit l’année précédant la découverte de la Vénus : l’année qui « a été bien mauvaise » (V, 88) a eu pour conséquence de faire geler l’olivier sous lequel était terrée la statue[24]. Sa découverte accélère la cascade malheureuse : la jambe cassée de Jean Coll, l’attaque du polisson qui reçoit une pierre sur la tête, la bague prisonnière du doigt de la statue, le meurtre du fils, la mort du père, et, enfin, les vignes qui ont encore gelé, dans une boucle sémiotique du malheur. On saisit combien le système de la causalité et de la sérialité calamiteuses organise de façon cohérente la narrativité. La suite d’actions fatales est décryptée dans la diégèse comme le résultat d’un sort (soit d’un mal donné par la statue) : « [J]e suis ensorcelé ! le diable m’emporte ! » (V, 111) dit Alphonse, qui appartient pourtant au monde juvénile du jeu et du pari. Or le hasard n’est plus, pour lui, le schème cognitif et principal d’explication du malheur ; le personnage appréhende plutôt l’événement à partir du prisme interprétatif de l’ensorcellement diabolique, conformément à la cosmologie de la majorité des Illois : « [L]’idole fait peur à mes coquins » (V, 108), dit M. de Peyrehorade, et elle effraie aussi son épouse, laquelle est convaincue que la statue « fait des malheurs comme celui-là [c’est-à-dire casser la jambe de Jean Coll] » (V, 93). Ce système de créance est également corroboré par le narrateur : « [I]l me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison » (V, 115). Malgré la modalisation (« il me sembla voir »), le savant de Paris active une substantialisation du malheur qui frappe cette maison et de la statue dotée de pouvoirs animistes (elle applaudit). Enfin, M. de P., l’ami du narrateur, dans sa lettre qui conclut la nouvelle, est persuadé que le « mauvais sort » poursuit « ceux qui possèdent ce bronze » (V, 118).

Non seulement le personnel de la nouvelle croit en l’agentivité malveillante de la Vénus, mais le récit narrativise un ensemble d’intersignes. Cette mantique enchevêtre poétique des indices qui sont créateurs d’effets fantastiques et poétique des oralités, croyances et hantises propres à une culture folklorique rurale. Outre le mauvais oeil de l’idole sur lequel insistent les descriptions en soulignant son regard maléfique[25], la multiplication des actes de langage performatifs rappelle la croyance en la magie des paroles de malheurs : apostrophe, insulte, menace et outrage (V, 96)[26], « souhait » (V, 96)[27], « voeux » (V, 106), défi lancé (V, 106), malédiction de l’Espagnol, mises en garde orales (V, 89), etc. Le récit embraye sur des pressentiments et présages codés de la culture commune, tout en ayant partie liée avec des augures de malheurs savants et écrits. C’est par exemple la formule latine « Cave amantem » qui est traduite sous deux formes de mises en garde et qui programme l’assassinat final : « Prends garde à celui qui t’aime, défie-toi des amants » ou « Prends garde à toi si elle t’aime » (V, 98). On se doute que ne pas respecter l’avertissement peut mener à des infortunes. Sur le plan du paratexte, l’épigraphe – une citation de Lucien rédigée en grec – est un souhait qui agit comme un avis à double entente à destination du lecteur : « Que la statue […] soit favorable et bienveillante […] » (V, 87 ; 622 pour la traduction). Le texte actualise l’inverse de ce voeu puisqu’on le sait, la statue est néfaste. C’est déjà ce qu’annonce le titre du livre de Lucien : L’homme qui aime les mensonges.

Que la statue « vous fixe avec ses grands yeux blancs » (V, 89), qu’elle soit « méchante » (V, 89), qu’elle « fa[sse] des malheurs » (V, 93), qu’elle « cass[e] la jambe d’un homme » (V, 93), qu’elle lance des pierres et qu’elle ploie un doigt n’est dès lors pas qu’une stratégie rhétorique visant, par la personnification, à créer un effet fantastique[28]. Si on se place du point de vue de la cosmologie illoise, ces actes sont logiquement – suivant une pensée sauvage et analogique tout à fait cohérente – rapportés à la statue qui est vivante et malveillante, d’où le fait que les Illois lui adressent la parole : « Te voilà donc, coquine ! […] Te voilà ! disait-il. C’est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll ! Si tu étais à moi, je te casserais le cou » (V, 95)[29]. Le récit établit dès lors un continuum anthropologique entre l’entité inanimée (la statue) et les entités animées (les personnages) dans une sorte de réversibilité des ontologies. Ainsi Alphonse est comparé à un Terme (V, 91) ; l’« air de bonté » qui n’est pas « exempt d’une légère teinte de malice » de la mariée rappelle au narrateur l’idole (V, 104) ; la peau de l’Aragonais a une « teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus » (V, 107)[30]. Le texte assure une continuité entre vivant et mort, passé et présent, visible et invisible, etc., qui organise sa cosmologie imaginaire ; il est aiguillé par une forme de malédiction narrative, soit une narration qui accentue et accumule les infortunes, et qui en sémiotise les intersignes.

Le malheur comme écart coutumier

La dernière configuration anthropologique de malheur (et la plus structurante) est celle qui régit les rapports de cause à effet « entre la coutume bien faite et le juste déroulement de la vie[31] ». Suivant cette logique symbolique, la coutume mal accomplie, soit les divers ratés dans les rites, « entraîne[nt] le malheur individuel – lequel est dit en termes de destin[32] ». L’ethnologue Yvonne Verdier a montré, dans son ouvrage sur le destin et la coutume chez Thomas Hardy, que « le cours heureux ou malheureux de l’existence se détermine dans ces tournants de la vie où la tradition pose des rituels » dont la visée est d’« oriente[r] le futur[33] ». Le récit actualise, à grande échelle, ce système de créances, car il raconte un mariage, moment important dans la vie individuelle, familiale et communautaire, qui condense autour de lui un ensemble de précautions pour faire le bonheur et éloigner le malheur. Ainsi que l’explique Martine Segalen, « [c]haque union porte en elle son destin d’heurs ou de malheurs et, dès avant le mariage, les relations entre époux vont être déterminées par la façon dont le mariage est noué[34] ». Si nous résumions en ouverture de cet article la nouvelle comme l’histoire d’une statue jalouse entravant un mariage, nous pouvons ajuster notre propos en affirmant qu’elle est l’histoire d’une alliance ratée, voire d’une série d’écarts et d’inconvenances envers la norme matrimoniale telle qu’elle se pratique dans les campagnes en France durant tout le xixe siècle. Cette norme culturelle participe d’un enchaînement de scénarios coutumiers, qui sont des scripts collectifs. Ceux-ci spécifient les programmes actantiels conformes et les conduites sociales attendues tant dans la diégèse (par rapport aux valeurs du groupe) que chez le lecteur[35]. Et le récit met l’accent sur les ratés des techniques rituelles visant à inscrire les mariés dans la communauté sexuelle, familiale, villageoise. Ce sont ces ratés – qui, dans la culture française, font le malheur et annoncent les morts à venir – que nous voudrions soumettre à l’attention de notre lecteur. Nous en dénombrons six types (qui sont d’importances diverses).

La mésalliance matrimoniale

« [D]e convenance » (V, 112), le mariage est pourtant une mésalliance, qui prend la forme d’un écart socioéconomique entre les époux. Au xixe siècle, il y a dans le champ matrimonial des « alliances préférentielles[36] » et des alliances proscrites. « [C]ette portion de l’espace social où évoluent les célibataires épousables[37] » est régie par de strictes stratégies conjugales visant, d’une part, à faire les mariages assortis qui vont préserver la force de la lignée et conserver le patrimoine, et, d’autre part, à éviter les relations inadéquates qui perturbent l’organisation communautaire et familiale. La mésalliance est, d’un point de vue anthropologique, une affaire de bonne ou de mauvaise distance, de bonne ou de mauvaise circulation. Le mariage valorisé « consist[e] à tenir le juste milieu […] entre le très proche et le pas trop loin[38] », c’est-à-dire à maintenir la distance culturellement acceptable entre le même et l’autre, entre l’endogamie et l’exogamie.

Dans La Vénus d’Ille, la fiancée appartient à une communauté voisine (elle vient du village de Puygarrig) ; et l’union réunit, selon le narrateur, deux personnalités contraires : la jeune fille est « aimable » (V, 104), « belle et […] pure » (V, 112), alors que le fiancé est un « Minotaure » (V, 112). Apparaît dans cette trame matrimoniale une interdiscursivité mythique et contique avec les récits qui mettent en scène des unions entre une bête (homme ensorcelé) et une belle. Mais surtout la mésalliance est économique. Le texte ne cesse d’insister sur le fait que la fiancée est plus riche que son fiancé (V, 87), lequel, toujours selon le narrateur, l’épouse pour son argent : « Quel dommage […] qu’une si aimable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’elle ! » (V, 104) La félicité matrimoniale est directement associée dans l’imaginaire d’Alphonse à la prospérité : « Le bon, c’est qu’elle est fort riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais être fort heureux » (V, 103). Or dans les petites sociétés d’interconnaissance, il faut impérativement se marier suivant son rang afin de prévenir les femmes qui voudraient porter la culotte. En tout cas, soulignons pour commencer cette série de ratés que dans cette union entre un riche et une « plus riche […] encore » (V, 87) – ce sont les premiers mots du guide catalan – se dessine un désordre symbolique et économique.

La mariée en deuil 

En deuil de sa tante « dont elle hérite » (V, 92), la mariée est du côté du monde des morts, ce qui explique pourquoi le mariage se fait sous un signe funeste : « [P]oint de fête, point de bal » (V, 92)[39]. Si la famille ne danse pas, quoiqu’elle se goinfre pour compenser sa perte[40], les villageois font la fête en l’honneur des nouveaux époux : les hommes de la noce « regardèrent danser sur la pelouse du château les paysannes de Puygarrig, parées de leurs habits de fête » (V, 109). Fête et danse il y a, contre l’interdit de la coutume. La noce est non seulement joyeuse, mais grivoise, alors qu’elle devrait être sobre pour respecter le deuil de la mariée[41]. Le narrateur est choqué « des équivoques et des plaisanteries dont le marié et la mariée » (V, 109) sont l’objet tout au long de la journée. Un monde sonore d’oralités festives fuse pour célébrer l’alliance – « hourra », « applaudissements […] bruyants », « rires » (V, 110-111) et blagues – et contraste avec la circonspection attendue du deuil. Ne pas respecter le deuil est un outrage envers les morts familiaux, de quoi les faire retourner dans la tombe et les inciter à sortir de la fosse où ils sont enterrés…

Constatons que la mort et les mortes rôdent d’ailleurs autour de l’union : à la tante qui décède et lègue un héritage répond le canevas similaire, sur le plan des équivalences symboliques, de la statue « en terre » dont la « main noire […] semblait la main d’un mort » (V, 88) qui ressuscite à l’orée du mariage. Le texte ne cesse de rapprocher la mort et le mariage, certainement parce que le rituel matrimonial sert à prévoir le « destin posthume » des mariés (les défunts étaient souvent vêtus de leur habit de noce dans la tombe), ce que prouve l’« association établie entre rituels nuptiaux et rituels funéraires qui conduit, dans toute l’Europe, à faire des morts des mariés[42] ». Comme le rappelle l’ethnologue Giordana Charuty, « c’est la mort même qui vient sanctionner, au moment où le mariage est consacré, tout déséquilibre, tout décalage, toute dissociation dans le couple des mariés, pensé comme l’union parfaite de l’âme et du corps puisque aussi bien ils ne font plus qu’un[43] ». Que le rite se conclue avec la formule liturgique « jusqu’à ce que la mort nous sépare » montre qu’il programme déjà la mort du couple (ou à tout le moins celle d’un de ses membres), ce que le texte de Mérimée actualise : la mort, voire la morte incarnée par la statue, sépare le couple, littéralement, en prenant place dans le lit conjugal et en étreignant (mortellement) le jeune époux. Ne vient-elle pas sanctionner un déséquilibre, un décalage, un désordre[44] ?

Le mariage mal planifié

Une confusion temporelle est bien présente dès l’incipit. Le mariage ne semble pas avoir été planifié de longue date. À la question posée par le narrateur concernant la date du mariage, le guide lui répond : « Bientôt ! il se peut que déjà les violons soient commandés pour la noce. Ce soir, peut-être, demain, après-demain, que sais-je ! » (V, 87) Or un mariage est un rite qu’on prévoit, il doit être annoncé par les bans qui fixent un jour et publicisent l’union. Pourtant, le narrateur précise : « Ce mariage, dont on me parlait alors pour la première fois, dérangeait tous mes plans » (V, 87). Certes, il est étranger au pays, il est à l’écart de la circulation des informations fondamentales pour le groupe social. Tout de même, la temporalité et la publicisation hésitante de la cérémonie dénotent un problème de planification (contrairement au voyage du savant parisien qui a programmé son horaire, ses visites, etc.), qui est certainement causé par le fait que la fiancée est en deuil. Une morte, encore une fois, bouscule les plans rituels (au même titre que le mariage « dérang[e] » les « plans » du visiteur). Plus généralement, l’insistance de l’incipit sur l’indétermination temporelle de la noce annonce un désordre pour le moins malheureux dans le ménage, hanté par les défunts familiaux.

Que le mariage ait lieu un vendredi (V, 105) accentue la désorganisation temporelle et symbolique : « [C]omment, madame, [dit le narrateur] vous faites un mariage un vendredi ! À Paris nous aurions plus de superstition ; personne n’oserait prendre femme un tel jour » (V, 105). En effet, le Parisien confirme une croyance, attestée à l’époque, selon laquelle certaines dates sont proscrites pour les unions : mai (mois de la Vierge), novembre (mois des morts), Carême (époque de chasteté), etc. Certaines périodes sont donc « fastes ou néfastes » : « [I]l y a pour se marier des jours heureux et des jours malheureux […][45]. » En France, écrit le folkloriste Arnold Van Gennep, « le jour heureux paraît être partout le mardi ; le jour malheureux par excellence est le vendredi parce que c’est le jour où Jésus fut mis en croix, bien que pour les Anciens ce fût un jour faste, comme étant celui de Vénus[46] ». Ces prescriptions coutumières qui guident le calendrier ne sont pas partagées par M. de Peyrehorade pour qui le vendredi, « jour de Vénus » (V, 105), est un jour chanceux suivant un système de créances issu de la culture antique. Le récit narrativise le choc entre ces systèmes de créances (populaires, orthodoxes, hétérodoxes, antiques et contemporaines, etc.) et il semble prendre le parti des croyances populaires puisque le mariage ne sera pas bienheureux.

Le mari aux deux épouses et aux deux bagues

Se marier deux fois dans la même journée est hautement problématique du point de vue de la coutume : Alphonse « courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois » (V, 107). L’ambiguïté textuelle joue sur le fait qu’Alphonse a contracté une alliance par inadvertance[47]. On le sait, un mariage, pour être reconnu par la communauté, a besoin d’une ritualisation socialisée : « Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable » (V, 108). Pourquoi, dès lors, Alphonse croit-il avoir épousé la statue, en catimini et à son insu ? Pourquoi dit-il : « C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre » (V, 112) ? L’action de « passer la bague au doigt » d’une statue active un programme narratif qui trouve sa source dans le motif et dans ses variations, repérés dès le Moyen Âge, du mariage avec une statue, et dont l’unité sémantique minimale, qui a une longue fortune, condense le scénario du « don de la bague » à une statue comme « pacte d’amour éternel[48] ». Ce scénario est récupéré par Mérimée. Son récit amplifie la valeur symbolique du geste rituel[49] et fait équivaloir l’expression « passer la bague au doigt », qui veut dire « se marier », à l’accomplissement du rite. Que, dans la culture française, enfiler l’alliance soit au coeur du script matrimonial explique certainement que le geste tout comme la locution engendrent littéralement la fiction fantastique car, encore au xixe siècle, perdure la croyance très vivace que ce geste est un moment charnière, prédictif, qui fait ou peut défaire le destin matrimonial, comme le rappelle Martine Segalen : « Quand le marié glisse l’alliance jusqu’à la base du doigt de sa femme, on dit qu’il aura grande autorité en son ménage, alors que si l’épouse résiste, et que l’anneau ne parvient pas à dépasser la seconde jointure, il est dit qu’elle sera la maîtresse du ménage[50]. » Entourant l’alliance, la lutte ritualisée pour le pouvoir conjugal est resémantisée par le texte qui lui donne un ancrage surnaturel, sans en effacer son acceptation culturelle : « Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenailles » (V, 111-112)[51].

Dans l’imaginaire du récit, le mariage avec la Vénus active le scénario folklorique de l’homme aux deux épouses tout comme il génère dans la langue du texte un inceste symbolique. Si Alphonse épouse la statue, il marie alors la maîtresse de son père : « Ah ! il vous a parlé de l’idole, car c’est ainsi qu’ils appellent ma belle Vénus Tur… » (V, 92 ; nous soulignons[52].) La Vénus est une possession, au même titre que la future épouse dont le futur parle après avoir vanté ses chevaux[53]… Avant même la nuit de noces où une Vénus prendra la place de l’autre, il y a déjà une interchangeabilité entre les deux, comme le précise M. de Peyrehorade : « [I]l y a deux Vénus sous mon toit » (V, 110). Bref, la nouvelle est une machine à équivalences symboliques (la Vénus et la mariée, le père et le fils) qui affiche les désordres dans l’échange matrimonial, sur fond d’inceste.

Aux deux épouses répondent les deux bagues, elles aussi, interchangeables. La mariée porte l’alliance de la maîtresse. Est donné en effet à l’épouse un anneau de pacotille et de carnaval (« c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi gras » ; V, 104), ce qui n’est pas de bon augure pour le ménage puisque la période du carnaval est le temps des mésalliances, des unions de contraires (gros et petites, riches et pauvres, vieux et jeunes, etc.), où l’institution matrimoniale est ridiculisée. On comprend qu’en lui passant au doigt cet anneau carnavalesque, Alphonse traite l’épouse en maîtresse, par un jeu de renversement typique du carnaval. Dans cette perspective, enfiler la mauvaise alliance, c’est nécessairement faire une mauvaise alliance.

Le raté du « coïtus ritualis »

Du point de vue de la culture du xixe siècle, un mariage est compris comme le passage, pour une jeune fille, de la maison familiale (lieu de la filiation) à la maison de l’époux (lieu de l’alliance). Il est essentiellement l’histoire de ce changement de domus qui mène au « coïtus ritualis[54] » de la nuit de noces, où la jeune fille perd sa virginité et entre dans l’âge de la reproduction. Dans la nouvelle, Mlle de Puygarrig, une fois la cérémonie de mariage réalisée, change de vêtements : littéralement, elle quitte ses habits de « demoisell[e] » pour une toilette d’épouse et de femme adulte (V, 109). Pourtant, le rite n’est pas complété ; elle n’appartient pas encore à la catégorie des femmes mariées, car elle est toujours vierge. Or cette étape initiatique, essentielle au passage vers le statut d’épouse et de femme faite, n’est pas accomplie : le lendemain de la nuit de noces, « [n]ulle trace de sang » (V, 114) sur le jeune homme ou sur le lit (remarquons la confusion sémantique entre le sang de la défloration et le sang du crime). L’absence du coït nuptial fait entrer Mlle de Puygarrig et Alphonse dans ce que Marie Scarpa appelle la catégorie des « personnages liminaires », soit des personnages fixés dans la phase de marge initiatique, qui sont dès lors incapables de s’agréger à la communauté : « L’individu en position liminale – l’analyse concerne aussi bien les sociétés contemporaines – se trouve dans une situation d’entre-deux et c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux : il n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états[55]. » Le non-franchissement du rite de la nuit de noces fait de Mlle de Puygarrig une éternelle fiancée, tandis qu’Alphonse est un mort avant l’heure, à moitié agrégé (marié civilement et religieusement, il n’a pas consommé l’alliance). Cet entre-deux anthropologique génère un trouble dans le système textuel de nomination : « Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse […] » (V, 115). Cette hésitation actualise son statut liminaire. En effet, la jeune femme n’est plus « Mlle de Puygarrig » tout en n’ayant pas été complètement l’épouse d’Alphonse, mais en étant désormais sa « veuve »[56].

De surcroît, le texte ne cesse de souligner l’atonie sexuelle de l’époux, notamment avec les mises en garde du narrateur lors de la noce : « Prenez garde ! on dit que le vin… » (V, 109) L’ellipse sous-entend la non-consommation nuptiale provoquée par la beuverie. Lié à ce passage est le maléfice de la statue : Alphonse affirme être « ensorcelé » ; le savant parisien pense plutôt qu’il « se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné » (V, 111), soit l’impuissance. Deux systèmes de créances expliquent l’atonie : croyance en l’apathie causée par le vin (le malheur sexuel et masculin) – c’est le système de créances du narrateur – et croyance en l’ensorcellement (la statue entrave le coït) – c’est le système d’Alphonse[57]. Ces deux schèmes cognitifs élucidant l’infortune conjugale nous semblent condenser une croyance vivace en France pendant le xixe siècle, soit la peur du nouement d’aiguillette (braguette)[58]. Ce rituel magique, qui consiste à émasculer symboliquement le mari et à l’empêcher de consommer le mariage, pouvait être réalisé pendant la cérémonie matrimoniale[59]. Il est toujours accompli par des envieux malfaisants ou jaloux, et il survient au moment où l’époux enfile l’anneau, qui est cet instant précis où le symbolisme sexuel est à son apogée et où se présage l’avenir du ménage (et on a vu combien ce geste était hautement problématique dans la diégèse)[60]. Déjà, si on veut bien relire la scène où Alphonse enfonce la « maudite bague » au doigt de la Vénus, comme il le dit (V, 107), on s’aperçoit qu’elle est suivie des menaces de l’Aragonais : « Me lo pagarás » (V, 108). La succession de l’enfilage de l’anneau et d’une parole performative d’avertissement reproduit de façon latente le nouage de l’aiguillette. De plus, il semble, à lire les historiens et les ethnologues, qu’on craigne « de donner hospitalité au premier venu », car on a peur « des sorciers et des magiciens, qui vouent la couche nuptiale au malheur et à la stérilité[61] ». Faut-il rappeler que le narrateur est un nouveau venu ? Non seulement il est accueilli dans la maison qui recevra les nouveaux mariés, mais il couche au même étage qu’eux (V, 94). Étranger, il est furieux et envieux à l’approche de la nuit de la noce. Ne croit-il pas que ce mariage équivaut à « abandonn[er] à un ivrogne brutal » une jeune fille « honnête » (V, 112) ? Ne pense-t-il pas que « ce M. Alphonse méritera bien d’être haï… » (V, 113) ? Se pourrait-il que le récit active ce souhait de malheur ? Dans tous les cas, la nouvelle multiplie autour de la bague et de la défloration un ensemble de mauvais signes qui annonce le malheur conjugal (soit l’impuissance et la mort).

Les ratés de l’hospitalité

Le mariage est un temps fondamental « de la circulation des biens[62] », des dons et des contre-dons, temps de réjouissances et de célébrations, où les actes de « boire et [de] manger en commun détermine[nt] une agrégation[63] », « créent un lien et ont la valeur d’un contrat, le geste essentiel consistant à trinquer[64] ». Il n’est pas étonnant en ce sens que le récit mériméen regorge de scènes de repas. Ce qui en revanche attire notre attention, ce sont les réticences et les résistances du narrateur par rapport aux repas, lui qui, pourtant, à son arrivée à l’Ille, affirme : « [Q]uand on a fait six lieues dans le Canigou, la grande affaire, c’est de souper » (V, 88). Et le récit de décrire en détail ce souper chez les Peyrehorade :

Bien que le souper fût suffisant pour six personnes au moins, elle [Mme de Peyrehorade] courut à la cuisine, fit tuer des pigeons, frire des miliasses, ouvrit je ne sais combien de pots de confitures. En un instant la table fut encombrée de plats et de bouteilles, et je serais certainement mort d’indigestion si j’avais goûté seulement à tout ce qu’on m’offrait. Cependant, à chaque plat que je refusais, c’étaient de nouvelles excuses. On craignait que je ne me trouvasse bien mal à Ille. Dans la province on a si peu de ressources, et les Parisiens sont si difficiles !

V, 90-91

À l’excès de dons (c’est quasiment un potlatch), qui démontre la richesse des Peyrehorade (ils ont des réserves, ils peuvent à l’improviste recevoir un invité avec faste), répond le refus du narrateur. Cet acte concentre, selon Marcel Mauss, la force d’une insulte et équivaut à « refuser l’alliance et la communion[65] ». Dans la logique des échanges symboliques qui structurent l’ensemble du rite matrimonial, il faut faire honneur à celui qui invite. La dernière phrase est-elle ironique : « on a si peu de ressources » ? Dans les faits, tout jusqu’ici nous confirme que les Peyrehorade sont très riches. Peut-on entendre un reproche dans le discours indirect libre : « [L]es Parisiens sont si difficiles » ? En tout cas, le souper est « long » (V, 94), voire trop long : « Le souper finit. Il y avait une heure que je ne mangeais plus. J’étais fatigué, et je ne pouvais parvenir à cacher les fréquents bâillements qui m’échappaient » (V, 93-94[66]). De part et d’autre, le récit surdétermine les ratés des règles d’hospitalité. Le Parisien ne respecte pas les usages (ne pas refuser les dons, faire honneur à l’hôte, ne pas bâiller), ce qui constitue un affront symbolique. Et les Peyrehorade reçoivent mal : trop préoccupés par la statue, trop contents d’avoir de la visite, ils font trop de dons et étirent indûment la soirée. À cet « assaut de générosité[67] » s’adjoint un sentiment de fausse modestie[68]. Bref, une série d’offenses avive les relations des Peyrehorade et de leur invité, et cette adversité semble annoncer les hostilités qui s’engagent entre la Vénus et les jeunes hommes du village (la blessure à Jean Coll, la pierre lancée aux vandales, et enfin le corps à corps fatal dans le lit de noce avec Alphonse).

Ce repas exceptionnel, pour lequel on « f[a]it tuer des pigeons » et ouvrir des « pots de confitures », est une préfiguration, voire une réplique anachronique, du repas de noces, qui est traditionnellement marqué par l’excès alimentaire et l’hospitalité ostentatoire. En fait, le narrateur est traité en fiancée : il circule de Paris à la maison de M. de Peyrehorade, qui partage avec lui les trésors de famille, il dort (nous l’avons dit) au même étage que « l’appartement [destiné] à la future » (V, 94) et il aurait voulu recevoir la bague d’Alphonse[69]. Ces dons festifs à contretemps et hypertrophiés sont de mauvais signes qui servent d’embrayeurs funestes annonçant le raté fondamental du don de la bague familiale et le mariage à l’avance avec la statue. On a affaire à une cascade de ratés rituels qui préludent à une série de malheurs. Et même plus, le désordre initial dans l’hospitalité (tant du point de vue de l’acte de donner que de celui de recevoir) inaugure une suite de dons ambivalents, depuis la statue qui est une « offrande » d’Eutychès à Vénus (V, 100) et le bracelet que « Myron donna à Vénus en offrande » (V, 101-102) – bracelet volé par des barbares – aux cadeaux à la future (« une calèche qu’il avait achetée à Toulouse pour sa fiancée », V, 102 ; « une jument grise qu’il lui destinait », V, 103), jusqu’au « gage amoureux » (V, 108). En somme, les ratés de la réciprocité et de l’hospitalité (plus spécifiquement ceux liés aux repas) fonctionnent en homologie avec le mariage qui ultimement doit mener à la circulation de l’épousée. Le rite de la jarretière, dans son symbolisme grivois, le dit autrement : décrite comme un « joli ruban blanc et rose », la jarretière est dérobée par un garçon de onze ans et ensuite découpée « par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage » (V, 110). Le rite est encore pratiqué au xixe siècle :

Chacun accroche à sa boutonnière ce morceau de jarretière comme pour une participation symbolique à la consommation sexuelle de la jeune épousée. Le vol prend place à un moment précis du scénario nuptial qui est le repas de noces. C’est que sexualité et consommation alimentaire sont profondément liés [sic] dans la pensée populaire, l’une étant souvent le substitut de l’autre, comme le dit ce proverbe : « Qui fait l’amour, dîne[70]. »

On se souviendra que le narrateur dîne mal (à chaque repas, il le mentionne) : « La cloche du déjeuner interrompit cet entretien classique, et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre » (V, 102). Connotés de symbolisme sexuel, les repas le rebutent, tout comme le mariage le « dégoûtait un peu » (V, 111). Le texte réactive dans son imaginaire propre un symbolisme culinaire qui sert à penser les rapports entre les sexes, voire les rapports sexuels[71]. Si le narrateur a peu d’appétit alimentaire, le texte maintient l’ambiguïté sur son appétit érotique (ou homoérotique[72]) : « [V]ous êtes un homme grave et vous ne regardez plus les femmes » (V, 92). Le raté ultime (ou le grand malheur) est, dans tous les cas, celui de la consommation de la femme, surdéterminé tout au long du récit dans les motifs de l’impuissance, de la mauvaise bague, de l’ensorcellement, de la mort avant la nuit de noces et des désordres dans les manières de table. Et si « [u]n garçon joue un sot rôle dans une maison où s’accomplit un mariage » (V, 113), c’est précisément parce qu’il ne prend pas sa « part » dans le lot limité des jeunes filles d’un village.

Sans doute n’avons-nous pas fait le tour de toutes les isotopies et de toutes les logiques discursives et culturelles dans lesquelles les malheurs de la famille Peyrehorade et de la communauté d’Ille prennent sens. En revanche, nous pouvons affirmer que cette narrativisation du malheur en série surdétermine des failles dans le vivre-ensemble. En effet, depuis la contingence jusqu’à la cascade de ratés dans l’organisation de la communauté, le récit éclaire « la vérité des structures anthropologiques sur lesquelles [la société] se fonde[73] », en l’occurrence, ici, les sens qu’elle accorde aux façons de faire les bons ou les mauvais mariages. L’échec à assurer la production et la reproduction sociales du groupe – et par extension à garantir sa survie – est la question centrale dont parle ce récit, depuis les malheurs de l’agriculture (les vignes gelées) jusqu’à ceux de la culture (le mariage, la stérilité, la fin d’une lignée). La statue signale une rupture d’équilibre à Ille (produite par le mariage). Elle personnifie le malheur qui frappe une famille (précisons : elle frappe la famille la plus importante d’Ille ; famille qui est en train de s’élargir et qui vit un moment de transition rituelle et économique). Elle incarne le danger encouru par la collectivité (l’année mauvaise) lorsque celle-ci ne régule pas correctement la distribution des biens symboliques, les filiations et les alliances, les rapports entre l’individu et son groupe. Faire un riche mariage et trouver un trésor améliore considérablement le sort de la famille de Peyrehorade et bouleverse l’équilibre des biens limités de cette petite ville, fermée sur elle-même, qu’est Ille[74]. Les Peyrehorade sont trop chanceux, ils s’approprient de façon démesurée les richesses du groupe, et en ne prenant pas les précautions nécessaires, ils activent le mauvais sort. De surcroît, en refusant de fondre la statue en cloche pour la donner à l’église (donc en gardant pour lui le trésor) alors que sa femme veut en être la marraine[75], M. de Peyrehorade contribue aux malheurs de la communauté et de sa maisonnée, puisque la cloche est considérée dans la culture française comme apotropaïque (elle protège de la grêle, de la rosée ou de la gelée[76]), et un des rôles de la marraine d’une cloche est de favoriser le mariage. La statue incarne ainsi – sur un mode de l’excès et du fantastique – les « mécanismes culturels destinés à redresser le[s] déséquilibre[s][77] » économico-symboliques : ne pas rendre la bague, se coucher dans le lit des époux, ensorceler l’époux, le rendre impuissant, ce sont des techniques rituelles typiques, comme nous l’avons expliqué, pour entraver une alliance, pour attirer le malheur. Enfin, la nouvelle présente un désordre culturel et symbolique généralisé : les rites y sont sur-accomplis (trop de repas, trop de festivités, trop de grivoiseries, bague trop enfoncée) ou mal accomplis (le choix du jour de noces, le deuil non respecté, l’hospitalité), voire parfois inaccomplis (la nuit de noces). Or dans la culture française du xixe siècle, les rites ont pour fonction de conjurer l’adversité. Et c’est bien ce que nous raconte la nouvelle de Mérimée, à savoir tous les malheurs qu’il y a à s’écarter de la coutume et à trop vouloir améliorer son sort (par la découverte d’un trésor, par un héritage ou par un riche mariage), et ces malheurs-là ne sont pas surnaturels : ils sont culturels.