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«ABC du n’importe quoi » (Nightlife, 2011), « forêt de n’importe quoi » (SURL, 2016), « délire » (Mello, 2017), « beau délire » (Labrèche, 2020), « écriture absurde et iconoclaste » (Godcharles et Perras, 2016), « paroles versant souvent dans l’absurde » (Radio-Canada, 2018), « paroles [qui] flânent dans l’absurdité » (Rachiteanu, 2016), « putain de charabia » (Jeff, 2016) : de telles expressions abondent dans la réception de l’oeuvre d’Alaclair Ensemble, d’ordinaire pour célébrer la singularité du groupe. On loue ainsi le caractère « inspiré » du « collectif hip-hop champ gauche » (Lalande, octobre 2011), sa « belle étrangeté » (Lalande, 2010) ou ses « [p]hases de fous, [son] sérieux en option très facultative, [son] impressionnante prolixité » (Cassan, 2012). Le groupe, qui compte désormais cinq membres (Claude Bégin, Eman, KNLO, Robert Nelson et le producteur Vlooper)[2], a lancé depuis 2010 une « constellation » d’albums et de projets musicaux, individuellement ou en sous-groupe (Boisvert-Magnen, 2020). Comme le résume bien Olivier Boisvert-Magnen, Alaclair a pu « se démarquer » en étant « perçu comme un collectif loufoque, à la forte propension humoristique » (Boisvert-Magnen, 2018). Mais le journaliste ajoute aussitôt que l’approche du groupe a par le fait même généré des « critiques à son égard, principalement de la part de puristes plus ou moins habitués à une mouture aussi éclatée et saugrenue du rap québécois » (Ibid.). Paradoxalement, les détracteurs du collectif reprennent pratiquement les mêmes termes que ses adeptes pour le décrire – « c’est n’importe quoi! » –, termes dont ils inversent la valeur, pour lui reprocher son « aspect aléatoire », selon une formule d’Ogden (Ibid.), et faire basculer l’oeuvre dans l’insignifiance. « [L]a moitié de ce qu’ils disent, on comprend rien! », assène un commentateur assez représentatif aux yeux du groupe pour être échantillonné en ouverture du Sens des paroles (2018; je retranscris). Pire encore, un animateur de radio va jusqu’à lancer en ondes, croyant par sa moquerie nier toute valeur à une production qu’il confine à une sphère enfantine et détraquée : « Ça, c’est des paroles style Passe-Partout mais sur l’acide » (Vinette, 2017; voir aussi Boisvert-Magnen, 2018).

On relie souvent, explicitement ou non, chez les commentateurs, le « n’importe quoi », le « délire », à un certain ludisme d’Alaclair Ensemble qu’on souligne avec raison. Ainsi, on lit dans un article par ailleurs riche : « Alaclair a donc préféré se jouer des associations et simplement… jouer. En créant un monde fictif, quoiqu’ancré dans le passé; en engloutissant ses positions dans l’absurde[3] » (Blais-Poulin, 2014). De même, sur un site français, on peut suggérer dans une question d’entrevue que les textes « jouent pas mal sur l’absurde, l’humoristique » (Boursier, 2018). Or que l’intention soit élogieuse ou non, en associant une oeuvre au « n’importe quoi », on court le risque de l’escamoter, de désamorcer d’emblée toute interrogation qu’elle pourrait porter (voir Dessons, 2004 : 178-185)[4].

Dans le cas qui nous occupe, celui d’un collectif hip-hop, il faut bien mentionner au passage que ce jugement de « n’importe quoi » pourrait être, chez certains critiques, le symptôme d’un regard posé sur l’art du rap lui-même. En effet, depuis ses origines dans des communautés marginalisées, initialement afro-américaines et afro-caribéennes, le rap a pu être tantôt discrédité, tantôt exploité commercialement, deux traitements qui prennent leur source dans un contexte raciste (Rose, 1994, 2008; Shusterman, 2000; Béthune, 2003). La place marginale du rap dans les études littéraires[5], sans mesure avec sa large diffusion ou avec la richesse de son corpus, ne peut d’ailleurs que témoigner du soupçon tenace qui pèse sur sa valeur artistique[6], lequel n’est pas étranger à sa fréquente relégation à la sphère « anodine et lucrative de l’entertainment » (Béthune, 2003 : 16) ou à celle du « populaire », pris de façon péjorative (Shusterman, 2000 : 201-202). En outre, le statut artistique du rap est méconnu lorsque, prenant ses textes et son imagerie hors de leurs codes et de leur histoire, on n’y repère qu’arrogance et concurrences puériles, oubliant que – comme le laisse entendre l’expression consacrée « rap game » – le rap envisage précisément l’oeuvre poétique comme un « terrain de jeu » et qu’il place la compétition et le ludisme au coeur de ses textes (Béthune, 2003; Baouche, 2019; Diallo, 2015 : 47-48; Low, Sarkar et Winer, 2009 : 61).

Si l’on revient au cas d’Alaclair Ensemble, le groupe, bien au fait des racines de son art (et loin d’être dupe de son inscription plus vaste dans une histoire littéraire[7]), rappelle que « le rap est un peu un jeu » (« Piles comprises (Mash remélange) », 4,99), mais il place aussi ce « jeu » au coeur d’un réseau très dense, indissociable de l’organisation de son projet poétique[8]. « Viens donc jouer » : voilà une invitation qui n’est pas anodine lorsqu’elle retentit dans le refrain des « Infameux » (FC), un morceau qui est tout entier dialogue avec le hip-hop, ses codes et son histoire[9]. Et le groupe renvoie constamment au jeu dans ses textes, qu’il s’agisse, entre autres, d’évoquer le fameux « rap game », le sport (basketball en tête), les jouets ou les jeux vidéo, pour ne donner que quelques exemples. Dans America Volume 2 (2019), où le collectif reconnaît, par une formule significative, que pour lui « [t]out s’est joué sur un tout petit coup de poker » (« 2013 »), Alaclair annonce, en reprenant ce verbe central alors que s’achève près d’une décennie de travail : « On a pas fini d’jouer » (« R.P.A. »). Il faut mentionner que le jeu est toujours placé, chez Alaclair, en tension avec le sérieux[10]. C’est ainsi que KNLO peut déclarer en entrevue que le groupe cherchait sur l’album Le sens des paroles, comme sur Les Frères Cueilleurs, un équilibre « entre “sérieux” et “pas sérieux” » (Boisvert-Magnen, 2020). Le rappeur insistait déjà en 2011 sur cette tension centrale dans l’oeuvre d’Alaclair Ensemble : « fuck pas avec ça passque c’est sérieux jouer » (« Le roé », RCM).

En suivant en ces pages les traces du jeu, notion polysémique, multifacette, flexible, pour aborder une oeuvre qui est elle aussi protéiforme, je cherche à en faire ressortir certains des traits principaux, à montrer comment, sous les allures du délire, le groupe élabore une poétique fondée sur les alliages et les décalages. Mon analyse se veut poétique, attentive à ce qui fait la cohésion et la cohérence de l’oeuvre comme à son fonctionnement spécifique. Elle s’efforce de faire tenir ensemble différents plans d’analyse, notamment lexical, syntaxique, sémantique ou prosodique[11]. Il s’agit de montrer empiriquement comment le jeu irrigue la poétique du groupe non pas en tant que concept préétabli, mais en se déclinant sous diverses formes et en notions connexes. Ainsi, souvent associé à la jeunesse, le jeu apparaît d’abord chez Alaclair comme vecteur de renouveau et comme source de transformation du désuet. Il se relie aussi à certains procédés poétiques centraux du collectif, la mise en place d’un foisonnement en apparence désordonné et la tendance à l’autodérision. Enfin, il permet de comprendre comment le groupe imagine, dans et par son oeuvre, une collectivité.

« Alaclair Ensemble c’est la fontaine de jouvence »

La jeunesse est intimement liée à l’art du rap (Low, Sarkar et Winer, 2009 : 61; Mitchell, 2001 : 1-2 et 11)[12], comme c’est le cas pour le jeu. Ces deux notions, jeu et jeunesse, font constamment retour chez Alaclair, qui les met souvent en relation l’une avec l’autre. On les retrouve par exemple dans « Piles comprises (Mash remélange) », où Eman lance, peu après qu’Ogden a qualifié le rap de « jeu » : « Vaut mieux stimuler l’énergie pour arriver au front / Prêts, ready comme des enfants à qui on passe un ballon ». Si rap, vigueur, compétition, jeu et enfance sont ici conjugués, la mise en relation phonétique et sémantique du matériel de jeu et du champ de bataille (ballon/front) donne un indice de la tension avec le sérieux dans laquelle s’inscrit le ludisme d’Alaclair[13].

L’imbrication de la jeunesse et du jeu se manifeste de même par le recours fréquent du collectif à des comptines, à des blagues et à des fables qui appartiennent à la fois au registre de l’enfantin et du ludique. Par exemple, dans « Guerre nucléaire » (4,99), KNLO renvoie à « L’arbre est dans ses feuilles », désormais indissociable de l’univers des camps de vacances, tout comme il paraît fredonner, à la toute fin du « Roé » (RCM), l’air immémorial de la moquerie du vainqueur dans une cour d’école : « na na na na na »... C’est dans la même veine que le collectif fait souvent allusion à l’« histoire drôle » de « Pet pis Répète[14] », qu’il évoque le jeu phonétique « Hey! T’as mes toastes! / Hen! ’pas tes toastes! » (to-ma-toes/po-ta-toes) dans « Pomme » (MBAN), ou qu’il mentionne Hansel et Gretel, dans « Si j’aurais » (RCM). En outre, quand il rappelle la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf dans « Trace de break » (RCM), l’association de ce récit au monde de l’enfance est redoublée par le lien intertextuel qui le connecte à un morceau classique du rap français, « Petit frère » d’IAM, où les périls de la jeunesse sont toutefois abordés avec le plus grand sérieux[15].

Dans la chanson « VIEUX KNOWL (avec Jam) » (TEI), après avoir fait référence aux jeux vidéo (« [t]ableau passé », « [c]assette passée »), Alaclair lance : « C’est pour les enfants qu’on est là ». Ce qu’Ogden disait déjà dans le skit d’introduction des Maigres Blancs d’Amérique du Noir (2013) : « And Alaclair Ensemble / Would like to remind you / That this is for the children! » Mais la formule même a un aspect ludique, car quand Alaclair déclare s’adresser aux enfants, il lance un clin d’oeil aux vétérans du hip-hop (Diallo, 2015 : 47-48) qui reconnaissent dans ce « vieux knowledge » l’expression popularisée par un collectif mythique : « Wu-Tang is for the children » (voir Grant, 2018). Ainsi, chez Alaclair, même le savoir ancien du rap engage un retour à cette jeunesse dont on voit partout les traces.

On retrouve à ce propos un processus de rajeunissement frappant dans une invitation que lance KNLO, vers la fin des « Brizasseurs de Fizzoules[16] » (4,99). Le rappeur enjoint à l’auditeur-lecteur[17] d’entrer dans la danse en buvant à la source revigorante de la musique d’Alaclair : « Fais ça comme ça comme un retard / Si t’as 32 ans fais comme si t’en avais 14 / Si t’en [as] 60 fais comme si t’en avais 30 / Alaclair Ensemble c’est la fontaine de jouvence / On recommence[18] ». Alaclair appelle ici l’auditeur-lecteur à jouer le jeu qu’on lui propose, autrement dit à s’absorber dans l’oeuvre et à faire comme si son âge était soudain diminué par l’effet de l’art du groupe, transformation à laquelle renvoie explicitement la référence à ces eaux merveilleuses qui auraient pour vertu de rendre jeunesse et vitalité.

Le mot « fontaine » a d’ailleurs souvent chez Alaclair une valeur particulière, associée à la revitalisation, ce qui était entre autres marqué dans l’extrait précédent par le couple jouvence/recommence. On repère le terme « fontaine » dans une sorte d’ellipse liée au nom même d’Alaclair Ensemble, car il évoque, tout en en taisant le dernier mot, le titre de la chanson « À la claire fontaine[19] », associée à la Nouvelle-France et au nationalisme canadien-français (Perron, 2015 : 72), que toute son imagerie tend à dépoussiérer comme je le montre ci-dessous. Le mot « fontaine » et le nom d’Alaclair sont aussi rattachés au renouveau créatif dans « ST_ROCH » (TEI) : « Eman au Emmaus crate diggin’ / Un autre remix du Alaclair Fontaine Brigitte ». Eman décrit ici sa pratique du crate digging – un geste clé dans l’univers hip-hop, où il s’agit de parcourir des caisses de vieux vinyles pour y découvrir des perles à échantillonner[20] – en la situant au comptoir Emmaüs, un organisme qui récupère des objets usagés. Le rappeur traite de la régénération de ses possibilités artistiques par la découverte de combinaisons neuves alors qu’il la réalise par des mises en relation sémantiques et phonétiques. Il associe ainsi, par une série en m, « Eman » (son propre nom de rappeur), « Emmaus » et « remix », tandis que le surprenant « Brigitte », ajouté in extremis (qui renvoie sans doute à la chanteuse et poète française Brigitte Fontaine), s’inscrit dans la chaîne prosodique par une proximité entre « crate diggin’ » et « (Fon)taine Brigitte » de même que par un écho avec « remix ». Dans un esprit similaire, le mot « fontaine » évoque une renaissance colorée d’espoir dans « Paroisse » quand KNLO semble y envisager l’avenir sous un jour favorable, à la lumière duquel rien ne sert de s’ « inquiéte[r] » : « Ça va get halleluia, get vache grasse, get swell / [g]et fontaine à l’horizon durant une panne sèche » (SP).

On voit qu’Alaclair entremêle dans ses textes les notions de jeu, de jeunesse et de recommencement. Tout se passe ici comme si une certaine augmentation de vitalité trouvait sa source dans un renouvellement de son attitude face au monde, dans un certain optimisme. Celui-ci se manifeste lorsqu’Eman rappe, dans une chanson dont le titre même rappelle l’enfance, « Bazooka Jokes » : « Passe un quiquin que j’te rap mon verse que j’ai écrit dans l’cours de maths / La jeunesse pis l’rap / le genre d’affaire qu’y amène un sourire sur ma face / mal de place » (FC). Lorsqu’il met en scène la jeunesse et le rajeunissement, le groupe évoque souvent une échappatoire aux soucis. Sans prétendre guérir le « mal », en finir pour de bon avec lui, Alaclair invite à le soulager par un mouvement transformateur auquel nous reviendrons, en changeant (verbe tu par Eman que l’ellipse accentue) le « mal de place », en laissant se dessiner un sourire sur cette « face » qui envisage le monde.

« [D]es jouets désuets »

Si l’oeuvre d’Alaclair imagine un certain regain de force par l’effet d’un rajeunissement de son regard, on y évoque sans relâche ce qui paraît a priori dépassé, démodé, périmé, vieux jeu. L’exemple le plus frappant de cette tendance est sans doute l’invention du « postrigodon » – cette « post-rigodono merde faite à l’ancienne » (« Galvaude », RCM) – sorte de pierre angulaire de l’imaginaire bas-canadien déployé par Alaclair. Le terme évoque une danse folklorique, associée à un passé canadien-français révolu[21], mais par le préfixe « post- » dont il est formé, il renvoie aussi à un « après », comme à un vocabulaire esthétique (pensons au mot « postmoderne »), autoréflexivité qui évoque la période contemporaine. Le groupe donne ainsi l’indice qu’il ne s’agit pas dans son oeuvre d’une nostalgie qui viendrait contredire la cure de jeunesse que j’évoquais plus haut :

C’tait l’retour àa mode / De toute c’qui était démodé / Hopefully, le best postrigodonneux / Est pas encore né

« Snare Drum », MBAN

Au contraire, lorsque se rencontrent, par la proximité phonétique, l’à-naître (ce qui n’est « pas encore né ») et le « démodé », on constate que le renvoi au passé se comprend, chez Alaclair, comme une réactualisation. Ainsi que l’expliquait Ogden, dans une entrevue portant sur son album solo de 2019 : « Ce qui m’inspire dans les figures historiques […], ce qui m’intéresse dans le passé, finalement, c’est de trouver une façon de le réintégrer au présent » (Genest, 2019). C’est aussi l’idée exprimée dans « Ça c’est nouzôtes (1+1=1) » : « Remonter dans l’temps / Ça c’est nouzôtes / R’venir pas long après / Ça c’est nouzôtes » (MBAN). On remonte dans le temps pour regagner le présent, un présent orienté vers l’ « après ». En outre, lorsque KNLO revient en entrevue sur le traitement qu’Alaclair réserve à l’histoire, il lui donne une dimension ludique : « fouetter un peu l’histoire mainstream telle qu’elle nous a été enseignée », en faire « une forme de terrain de jeu » (Gagné, 2016).

On peut observer un phénomène similaire lorsque les rappeurs se décrivent eux-mêmes comme des « mononcs », terme familier qui évoque une certaine désuétude, laquelle pourrait sembler contredire l’imaginaire de la jeunesse déployé ailleurs dans l’oeuvre d’Alaclair. Déjà, en 2011, Eman s’interrogeait sur le passage du temps et sur le rapport des membres du collectif au vieillissement, dans cet univers du rap : « à checker nos faces de p’tits gars / pis dire qu’on est des hommes ça fait comme pas d’sens » (« Si j’aurais », RCM). Mais sur l’album Les Frères Cueilleurs, lancé en 2016, le groupe annonce formellement : « Alaclair High en l’an 16 / On est officiellement rentré dans gang des mononcs / Mais connais-tu un click de postrigodonneux / Qui a autant d’sainte saveur suave que ça? Moi non » (« Alaclair High (GDM) »). On sent bien que le terme « mononc », relié dans la citation précédente au postrigodon, prend une valeur ludique, autodérisoire, qui le réactualise.

La notion de « mononc » rejoint assez directement l’univers de la jeunesse et du renouvellement associé au mot « fontaine » lorsque KNLO la décrit en entretien : « [Se dire « mononc »] [c]’est reconnaître l’eau qui coule, dans un esprit de jeunesse, je me sens habité par ça. C’est une forme de rôle abstrait qu’on peut avoir à partir du moment qu’on reconna[î]t qu’il y a quand même un peu d’eau qui a coul[é] » (Rachiteanu, 2016). L’entité familiale prend alors les allures d’un cycle. Le collectif, qui affirmait : « Alaclair Ensemble, c’est pour les enfants » (Lalande, novembre 2011), se révèle simultanément être pour « les babouins les babouines / les enfants les ti vieux les ninjas / les chilleuses pis les ancêtres pas encore nés » (« Drave-by », RCM). Par la prolifération de ces êtres qu’il représente, le groupe se trouve à imaginer l’ancêtre à partir de sa jeunesse : l’ « ancêtre pas encore né » doit venir au monde et connaître l’enfance avant d’atteindre le statut d’ancêtre en générant sa propre descendance (d’autres ancêtres en devenir) dans un cycle constamment relancé. Chez Alaclair, l’ancien, le démodé participe d’une revitalisation qui n’est jamais accomplie une fois pour toutes, mais se manifeste comme processus en cours, toujours à recommencer.

On ne s’étonne plus alors que le compost et le recyclage soient aussi récurrents dans les textes d’Alaclair Ensemble, puisqu’ils s’inscrivent parfaitement dans un tel processus de renouvellement qui trouve son origine dans le désuet. Le recyclage a ainsi récemment fait l’objet d’une chanson, créée à l’occasion d’une collaboration avec la Ville de Laval, « Mets du respect dans ton bac » (2019). Dans ce morceau, bien que le groupe avertisse ses auditeurs-lecteurs de ne pas « pitcher dans [leur] bac des jouets désuets » – la pièce vise après tout à améliorer les habitudes de recyclage! –, il génère ce faisant une relation phonétique entre le jeu et l’obsolète. Et dans la chanson « Alaclair », d’où viendrait le nom du groupe (Vautier, 2017), on relie de façon frappante ce qui se périme à la jeunesse et au jeu :

Moi j’reste avec mon sweet love / C’est la musique / Le genre de miss trop hot / Toujours prête à s’amuser sur le beat / C’est le terrain d’jeu / Et on a l’temps de faire beaucoup d’enfants / Avant qu’le pain d’vienne bleu

« Alaclair », 4,99

En approchant phonétiquement le « terrain d’jeu » rythmique du processus de décomposition du pain, Alaclair opère une mise en rapport sémantique entre ces termes, les reliant du même coup à la procréation. Faire des enfants, avec la musique, c’est une façon de prendre en charge la décomposition qui menace, une façon de se régénérer, en évoquant la putréfaction, mais en la déjouant. On ne peut se surprendre alors d’entendre, dans « Incendie », que « [t]out nourrit tout » (SP). Chez Alaclair, tout est susceptible d’être nutritif et réparateur, même ce qui se décompose. C’est là une reprise de l’esprit original du hip-hop, où il s’agit de générer quelque chose à partir de rien, « something from nothing[22] », de créer par reprise et recyclage (notamment musical), ce que reformule encore Alaclair dans « Quand même clean » (SP) : « Fleurs après pousser dans dompe ».

Décomposer ce qui stagne implique presque toujours chez le groupe d’imaginer sa recomposition, d’entamer un processus qui en fera une matière régénérée, remuante. C’est ce qui apparaît clairement sur l’album Les maigres blancs d’Amérique du Noir (2013), où Ogden rappe, dans « Mon cou » : « Toi tu cours vite / Moi j’cours vite / Musique pourrite / Compostée ben raide », où le déplacement rapide de la course est associé à une dynamique de décomposition. Le skit d’introduction de cet album est d’ailleurs intitulé « Musiquepourritecompostéebenraide », et il présente ainsi la recette du collectif :

The musique pourrite / Compostée ben raide / Is very simple / You take the dirt / And the shit / And the pelure de blé d’Inde / And you take the music / And then you make the mix / After you mix it together / Put it back somewhere else / And some new shit will grow

De même, KNLO lance déjà, dans « Le roé » (RCM) : « Woyé woyé, hésitez pas approchez / Bas-Canada steez hot shit en train d’composter / la hardest pâte à modeler dont la paroisse va s’rappeler / tout c’qui bouge pas on le brasse / vive le roé, le roé est mort ». Tout en annonçant son intention de procéder à un compostage, le vif surgissant du mort, Alaclair reprend le terme assez peu employé de nos jours de « paroisse » pour lui accorder une valeur nouvelle au sein de son propre univers, allant d’ailleurs jusqu’à en faire le titre d’une de ses chansons sur Le sens des paroles (2018). Le compost devient ici objet de jeu, pâte à modeler. Et en réorganisant la matière informe, en y trouvant fertilité et productivité, on cherche aussi à transformer la paroisse. Dans ses textes, par un déplacement critique souvent autodérisoire auquel je reviendrai bientôt, ce qui semblait avoir perdu toute vitalité se trouve constamment « [v]iré su’l top » (« Capoté », MBAN), « [v]iré d’l’autre bord d’la toaste », (« Pomme », MBAN), « [t]ransmut[é] » (« Trans-Bas-Canadienne », MBAN), « recycl[é], remélang[é], réutilis[é] et rebalanc[é][23] ». Voilà autant de mots-clés dans l’univers d’Alaclair, qui témoignent du caractère transformateur de son jeu avec ce qui stagne et pourrit : « tout c’qui bouge pas on le brasse ». Ce qui est vieux jeu, statique, périmé, surgit sans cesse chez le groupe, mais, renversé par le traitement choc qu’il lui réserve, redevient productif, fécond, reprend et redonne des forces.

« Poésie réincarnée c’t’impossible qu’a finisse morte »

« Ça que c’tait », l’ « hymne » bas-canadien (Boisvert-Magnen, 2016), manifeste encore, malgré son apparente simplicité, l’idée d’une constante altération : « Tu pensais qu’c’tait ça que c’tait, mais c’tait pas ça que c’tait » (FC). Loin d’être anodine, cette opération de déplacement, reprise comme refrain – où par le va-et-vient qu’opère l’ambiguïté logique, la formule répétitive et rythmée rejoint les jeux d’esprit et questionnements philosophiques (voir Huizinga, 1951 : 209-211) –, est centrale dans la démarche d’Alaclair. On reconnaît, dans « Drave-by », sous la plume de KNLO, ce caractère de la poésie du groupe, qui nous entraîne à contresens le long d’un cours d’eau en constante transformation :

garde ta langue rose comme un saumon / en espérant qu’ton rêve d’hier soir sera assez bon / pour le beat du lendemain qui fera bum-bum-bon / la version d’aujourd’hui c’est trop pas les originaux / le ruisseau du printemps suivant sera pas le même ruisseau / ça fait qu’attend[s] toi pas à autre chose que c’que c’est

RCM

Ces quelques lignes se trouvent à réitérer, dans un écho inversé, l’hymne « Ça que c’tait », car s’il est conseillé ici de ne pas s’attendre à autre chose que « c’que c’est », c’est en gardant toujours en mémoire l’instabilité du « c’que c’est », qui n’est jamais « le même ».

On peut déceler dans ce glissement un autre aspect du jeu tel qu’il se manifeste chez Alaclair, cette fois entendu comme mouvement du mécanisme qui refuse de rester en place, comme constant déplacement. Dans l’univers du groupe, les images comme les concepts changent souvent de visage, étant l’objet de transmutations qui les renouvellent. Dans le glossaire qu’on retrouve sur son site, l’adjectif clé du hip-hop « real » est traduit par le substantif « huile », qu’Alaclair emploie comme adjectif ainsi défini : « réel et glissant (ex : Life is huile)[24] ». En reliant par la conjonction de coordination « et » deux sens qu’il accorde au mot « huile », Alaclair associe la question de l’authenticité, centrale au rap (Speers, 2017 : 19-24; Blais, 2009 : 13-15), et la propriété très concrète de cette substance qui peut lubrifier, faciliter le mouvement, comme elle peut servir à préparer des aliments et à se nourrir. Le collectif opère ainsi un déplacement phonétique, syntaxique et sémantique (voir Béthune, 2011 : 165-166), une redéfinition étrangement profonde, une forme d’hétérolinguisme sans doute[25], qui fonde le réel et l’authenticité sur un mouvement continu. Chez Alaclair, la réalité nous glisse littéralement entre les doigts.

Ce déplacement constant – une sorte de poétique du glissement où les choses ne donnent pas prise, sont rarement là où on les attend, où il y a du jeu – se manifeste dans deux stratégies clés mises en place par le collectif dans ses textes. Le premier de ces traits marquants de la poétique d’Alaclair est assez bien résumé par la formule « coup d’caléidoscope au visage » que lance Eman dans « Stool pas » (RCM), coup significativement asséné juste après être entré dans le monde du jeu, en l’espèce virtuel : « passe-moi l’autre manette yo ». Il s’agit du foisonnement d’images qui s’accumulent, se répètent et se modifient constamment, produites par un jeu de lumière et de miroirs.

Organisant souvent ses textes par des procédés qu’on peut associer à la parataxe, le collectif juxtapose mots, formules et références intertextuelles, supprimant les liaisons entre les éléments qu’il accumule[26], qui peuvent eux-mêmes être dépourvus de relation sémantique évidente. Il travaille ainsi à en mettre plein la vue, à « arriv[er] » simultanément « de partout », « de plein d’places », comme il l’annonce au début du Sens des paroles. Nombreuses sont les chansons d’Alaclair où le collectif met en parallèle des éléments à première vue discordants, par exemple, dans ce verse de « Présidentiel » (MBAN) :

Robert y sort du bain / Y faut qu’tu l’essuies / Robert Nelson / Rire jaune Duplessis / Gens du pays / Mon pays c’pas un pays / C’t’une république ostie! / Campagne présidentielle / À l’année longue / Champagne, caviar / Chansons à répondre / Journaliste à Maison-mauve / Lance un frisbee / Triple-rapala / Quadruple album this week / Tout l’monde en parle / Mais pas tant qu’ça

C’est en ce qu’il s’inscrit dans ce large processus de foisonnement qu’il faut comprendre le recours du collectif à ce qui correspond selon Mela Sarkar et Lise Winer à du « codeswitching », procédé qui repose sur l’emploi et le mélange de différentes langues et variétés linguistiques et qui dépasse habituellement l’alternance entre deux langues ou variétés de langues distinctes (2006 : 178-181). D’où le caractère réducteur de la notion de franglais qui a fait couler tant d’encre et qui cerne mal le projet spécifique d’Alaclair. Parce que le collectif, loin de s’en tenir à un mélange du français et de l’anglais, fait montre d’une impressionnante palette linguistique, qui lui permet de se déplacer souvent abruptement : il emploie entre autres un français québécois standard et non standard, un français européen, un anglais nord-américain standard, un anglais vernaculaire afro-américain, du créole haïtien ou jamaïcain, de l’espagnol, sans oublier son recours à un lexique propre au hip-hop (voir, pour ce codage, Ibid.). Qui plus est, lorsqu’il ne s’agit pas d’allier des éléments provenant de langues ou de variétés de langues clairement identifiables, Alaclair forge son propre lexique lié à son univers bas-canadien, en inventant des mots ou en les détournant de leur sens usuel, « huile », par exemple. On ne peut se surprendre alors de voir se multiplier, sous la forme d’une énumération ouverte, dans la section « Bas-Canada » de son site Web, les « langues officielles » de cette contrée imaginée :

français, anglais, code binaire, inuktitut, franglais, cri, latin, créole, html, wendat, italien, joual, speak white, montagnais, grec, langue des signes, lingala, mandarin, cantonais, swahili, russe, japonais, wolof, mohawk, gaélique irlandais, hindi, arabe, bosniaque, polonais, portugais, espagnol, piou piou, tourette bas-canadienne, etc. 

Comme le collectif le laisse entendre, il s’agit de déjouer, dans sa poétique, les classements habituels de la pensée : « [O]n parle autant d’animaux, de bouffe et de nos chums [que de politique] dans nos chansons, et on préfère qu’il n’y ait pas de hiérarchie dans nos thèmes » (Blais-Poulin, 2014). Par sa juxtaposition constante d’éléments variés, Alaclair refuse d’être « enferm[é] » dans une « case » (« KEnLO’s WorKouT », A1; je transcris). Mais il s’agit aussi de trouver dans ce caractère insaisissable d’Alaclair une forme d’authenticité, qui devient manifeste dans la description que semble donner Eman de la singulière démarche d’alliage du groupe : « Terribale Straight franco queb north américane / On l’fait comme on l’fait, c’est du véritable / Sorbonne 14 créole joual presque inimitable » (« Pour toi Michel », 4,99).

Cet adverbe « presque » est d’ailleurs l’un des pivots de la deuxième stratégie centrale d’Alaclair. Autre moyen d’opérer un glissement, de créer un jeu, le « presque » de l’écart inattendu permet souvent de combiner ce qui semble se contredire : l’autodépréciation et la revendication de sa supériorité (ici l’aspect inimitable de l’oeuvre). Le collectif détonne, crée un décalage, insaisissable dans ce « rap game » où il est généralement attendu, comme on l’a vu, de se faire valoir, ce dont Ogden est tout à fait conscient en entrevue : « C’est dans l’ADN du rap, c’est une musique de performance, c’est une musique sportive, t’as pas le choix d’essayer d’être compétitif […]. Tu fais le gorille, et le plus fort l’emporte » (Boulianne, 2018). Le « presque » permet simultanément au groupe de manifester sa maîtrise des codes centraux du rap, qu’il désigne, et leur désamorçage, lorsqu’il tourne ses propres bravades en ridicule. On le retrouve par exemple lorsqu’Ogden se félicite d’avoir « presque gagné chaque / compétition régionale de hockey d’table » (« Moule graine », RCM) ou lorsque le collectif se déclare, à quelques reprises dans l’oeuvre, « pas les best mais presque[27] ».

Le groupe, quoiqu’il se désigne comme le « Alaclair Allstars » (« Alaclair », 4,99) – étiquette qui aurait pu devenir son nom[28] et qui qualifie une équipe constituée de joueurs étoiles –, dégonfle sans cesse ses propres fanfaronnades : « moi j’ai jamais perdu / une game de bonhomme pendu / tu penses tu que j’connais pas / mes lettres toute drette pi sec / le paycheck yen a pas c’correct » (« Si j’aurais », RCM). De façon analogue, Ogden menace, non sans humour, son compétiteur : s’il ne fait pas gaffe à ce qu’il dit, il pourrait lui arriver une « esti d’bad luck » à la « prochaine partie de balle molle », une occasion incongrue pour une violente vendetta (« Stool pas », RCM). Évoquant une transaction obscure, il lance aussi un avertissement qui se retourne contre lui : si « t’as pas mon beurre de yak / ben tu vas comprendre pourquoi y’ont pas peur de moi » (« Patate chaude », RCM). C’est en usant d’un dispositif similaire qu’un rappeur invité sur « Moule graine » vante ses aptitudes poétiques après avoir admis une erreur langagière : « quand j’parle j’utilise juste des homophones / what the fuck / le mot que j’cherchais c’est onomatopée / tu peux pas m’accoter » (RCM).

Un mouvement dépréciatif est ainsi au coeur de la poétique du collectif. Lorsque l’un de ses membres souligne qu’Alaclair est formé d’artistes « fucking compétitifs », il vient tout juste de les déclarer « vraiment répétitifs » (« Ça c’est nouzôtes (1+1=1) », MBAN). De façon tout à fait caractéristique, Eman lance, dans « De partout », cette hilarante boutade classique en rap : « E.M.A.N. au sommet », mais il la renverse aussitôt : « J’épelle mon nom pour m’en rappeler » (SP). L’exemple le plus frappant de ce phénomène survient sans doute à la fin de l’album Les maigres blancs d’Amérique du Noir lorsqu’Eman répète ces mots : « Alaclair, c’est l’fun / Mais j’aimais mieux Accrophone », Accrophone étant le groupe disparu dans lequel Eman évoluait avec Claude Bégin avant la formation d’Alaclair Ensemble!

Quelques lignes d’Ogden, tirées de la pièce « Fall » (A2), réunissent comme en concentré plusieurs des traits caractéristiques de l’oeuvre d’Alaclair, nous permettant de voir opérer bon nombre des éléments que j’ai évoqués plus haut :

Cycogne knowledge / Sapinière et gun powder / Tisane babble / Gourgane gabarit don dada / C’est yada yada baragouine God / Gamble de ping pong / I’m gone with the wind son, panorama / Flocons tombent / Dehors novembre / C’est pas mon ombre / C’est juste le vent / Tourbillon le temps fait des barbots quand j’y pense / Yo j’sais pu quoi faire, carré dans ma sphère

Tout en employant une expression d’argot souvent reprise dans le rap, « don dada », qui désigne une figure criminelle crainte et respectée, père de tous les Don (Marchand et Morel, 2019), et en annonçant dès le début un savoir, plus précisément celui d’une cigogne, oiseau porteur d’enfants (lié, donc, à la reproduction et au renouvellement), le verse paraît se désamorcer lui-même. Il frôle l’amphigouri et la confusion, l’imprécision du « babble », du « yada yada », du « baragouin », du « barbot », rappelant peut-être aussi les expérimentations poétiques du mouvement dada du début du xxe siècle[29]. Dans une sorte de flottement, le « je » n’apparaît d’abord que dans une formule presque impersonnelle (« I’m gone with the wind ») puisqu’on l’associe aussitôt au titre d’un film, devenu une expression assez courante. La première personne se manifeste discrètement dans le déterminant possessif « mon », quoique sa présence, confondue avec un jeu d’ombre et de lumière, soit en même temps niée : « C’est pas mon ombre / C’est juste le vent ». Et lorsque le « je » paraît dans les deux derniers vers du passage, c’est pour redire sa désorientation, sa dispersion : « quand j’y pense / Yo j’sais pu quoi faire ». Le « panorama », ici la juxtaposition d’images annoncée par Ogden, s’organise ainsi avec une apparente maladresse, qui est le propos même de son verse. Parataxe et paronomase[30] font en sorte que, phonétiquement et sémantiquement, les propositions se côtoient et se combinent et que se trouvent mis en relation – dans un mouvement dont la cohérence se trouve précisément dans le désordre – l’effritement des certitudes, la (pro)création, le jeu (gamble, ping-pong), la fuite ainsi que des traces et des résonances intertextuelles plus ou moins diffuses. Sous les allures du jeu gratuit des sonorités, qui pourrait donner l’impression d’un « n’importe quoi », se déploie une vision du monde, l’invention d’une subjectivité poétique, qui est le fait de plusieurs membres du groupe et où les auditeurs-lecteurs se reconnaissent en se perdant (voir Dessons, 2004 : 171). La poétique d’Alaclair trouve ainsi sa singularité dans le foisonnement et le multiple, procède par mouvement et mélanges, pour inventer son dire.

Il n’est pas anodin que le groupe revendique un statut poétique pour ses textes, ce qu’explique Ogden en entrevue : « J’ai jamais souscrit à la notion selon laquelle on était décalés ou absurdes. Au contraire, je pense qu’on est surtout poétiques. C’est pas parce qu’on comprend pas instantanément ce qu’on dit que c’est juste absurde pis que ça veut rien dire » (Boulianne, 2018). Mais Alaclair, comme d’autres artistes contemporains, insiste sur la dimension critique de la poésie, souhaitant qu’elle secoue certitudes et identités figées, et rejette une vision conventionnelle de l’oeuvre d’art. C’est peut-être ce qui mène le collectif à problématiser le mot « poème », qu’il s’agisse de décrire un texte comme « un foutu poème » (« 0 à 120 », SP) ou de préciser qu’il « faudra interpréter ce poème backwards » (« Fall », A2)[31]. Grâce au jeu, par de constants décalages, il s’agit d’inventer une poésie étrangère à la conception traditionnelle de l’originalité, comme à la quête du chef-d’oeuvre ou à l’idée d’un art pur (Shusterman, 2000 : 202 et 205). C’est en mettant les mains à la pâte (à modeler), en les salissant qu’Alaclair trouve de quoi transmuter la faiblesse en vigueur, comme le rappe KNLO : « Sans aucune force, j’débloque chaque défaut / Du prochain rush de mots / Le plus beau jamais sorti du fond d’une gorge / Poésie réincarnée c’t’impossible qu’a finisse morte / Alaclair, street shit chaud collé en dessous d’tes bottes » (« Fussy fuss », 4,99).

« Les gars sont pas clairs, mais sont quand même ensemble »

La poétique du jeu d’Alaclair peut aussi passer par un brouillage des pistes (qui a peut-être parfois trop bien fonctionné!). Pour le groupe, ce qui est trop « clair » est suspect : c’est sans doute pourquoi il semble se moquer de Stivon Harpon, le Steven Harper fictif de TOUTE EST IMPOSSIBLE, en prétendant « [v]oir clair dans [s]on jeu » (« Pour toi Stivon »). Alaclair place le problème de la clarté au coeur de sa démarche, le reliant explicitement, avec l’autodérision qui caractérise si souvent ses textes, à son nom. Ainsi, dans un skit à la toute fin de « Piles comprises » (4,99), on entend une voix se plaindre : « Mais qu’est-ce que c’est que ça, eh? Alaclair, eh? Mais qu’est-ce qu’il y a de clair? Moi je vois tout flou, là, il n’y a rien, eh! » (je transcris). Dans l’univers d’Alaclair, la clarté est sinon suspecte, du moins toujours plus relative qu’on l’aurait cru, d’où cette préférence de KNLO pour les questions toujours renouvelées, plutôt que les réponses, lorsqu’il évoque dans « Les infameux » ses interactions avec une enseignante : « Plus qu’a droppait des réponses / Plus qu’on avait des questions » (FC; je transcris suivant l’enregistrement). De même, le verbe « trouver » annonce une issue fatale lorsqu’il est placé côte à côte avec le verbe « chercher », auquel l’une de ses significations le relie (selon le couple : chercher/trouver) : « moi chu [arrivé] ici [pour] chercher chercher toujours / des fois j’trouve chu mort[32] » (« Intergalactique », RCM).

Il n’est pas étonnant que le collectif se plaise à évoquer un monde soi-disant clandestin et obscur, mais ironiquement mis au premier plan, quand on reconnaît la parenté étymologique qui unit le ludique à l’illusion, à l’allusion ou à la collusion (Huizinga, 1951 : 29-30 et 61; Diallo, 2015 : 47-48). On perçoit cette dynamique de tension entre clandestinité et ébruitement lorsque le collectif se nomme lui-même « Les Frères Cueilleurs, société publique de fouetteurs de bouette » (« Fouette », FC), détournant le nom de l’organisation secrète des Frères chasseurs, ou lorsqu’il évoque l’accumulation suspecte de richesses permettant de « stash [du] gold sur l’île d’Anticosti » (« FASTLANE (avec Kaytranada) », TEI) ou du « money » dans une « boîte à shoeclack » (« Alaclair High (GDM) », FC; « VIEUX KNOWL (avec Jam) », TEI). Le collectif emploie fréquemment, dans ses textes, des références à des entités cryptiques et à des activités illicites, comme dans « Paul Desmarais (GDC) » où il relie, sous l’appellation « grosse gang de chums », une série d’organisations plus ou moins occultes (auxquelles il paraît se rattacher lui-même) (MBAN).

Ces clins d’oeil participent bien de la mise en scène d’un soupçon à l’égard de ce qui se donne pour l’ordre des choses, mais ils jouent aussi un autre rôle dans la poétique du groupe. En effet, pour l’auditeur-lecteur, les fausses énigmes, les symboles sibyllins et les sociétés secrètes du groupe intègrent un réseau de repères qui sont constamment montrés au grand jour bien que sous forme déguisée (voir, au sujet de la place des stratégies de dissimulation dans la culture afro-américaine, Rose, 1994 : 99-101). Ce qui est désigné par ce montré-caché, qui n’est pas étranger à une forme de prétérition – attirer l’attention sur l’objet même qu’on feint de taire (Morier, 1998 : 952-953) –, c’est la relation que sa poétique établit avec l’auditeur-lecteur; c’est une connivence. L’oeuvre d’Alaclair se manifeste alors elle-même, pragmatiquement, comme une littérature qui serait le « [p]roduit dynamique d’une interaction » (Coste et Mondémé, 2008 : 61), où la poésie évoque son usage par les auditeurs-lecteurs, construisant une forme de communauté autour des faux secrets, des brouillages de pistes, de l’obscurité feinte (Diallo, 2015 : 49-50). Comme le chante le groupe à la fin d’« Incendie » : « Les gars sont pas clair[s] / Mais sont quand même ensemble » (SP). Ne pas être clair, c’est chez Alaclair ce qui permet d’instaurer une relation, un rapport, c’est la condition d’un ensemble, même confus et foisonnant.

Chez Alaclair, le sujet poétique est envisagé non pas en vertu d’un a priori théorique, mais dans et par une pratique[33] sous l’angle du renouveau, des transformations constantes, des déplacements et des brouillages. Dans l’oeuvre du groupe, on ne semble être soi-même qu’en se découvrant toujours autre, l’identité et l’altérité se trouvant placées en tension, comme d’ailleurs l’individuel et le collectif (voir, à propos de la subjectivation artistique, Dessons, 2004). Ces enjeux se manifestent entre autres autour du pronom que le groupe place au coeur de la chanson « Ça c’est nouzôtes (1+1=1) » (MBAN) :

Quand qu’ça sent l’swang / Ça c’est nouzôtes / L’aiguille dans botte de foin / Ça c’est nouzôtes / Les plus minces dans l’game / Ça c’est nouzôtes / Les plus game dans l’game / Ça c’est nouzôtes / Une coupe de framboises / Ça c’est nouzôtes / Champagne, caviar / Ça c’est nouzôtes / Le postrigodon / Ça c’est nouzôtes / Une belle gang de chizzums / Ça c’est nouzôtes / Le booth faite en couvartes / Ça c’est nouzôtes / La place qui est pas s’aa mappe / Ça c’est nouzôtes / Le président d’la république / Ça c’est Robert / Pis Robert? / Ça c’est nouzôtes / Lait non pasteurisé / Ça c’est nouzôtes / 8 % / Ça c’est nouzôtes / La robe endssous d’la cheville / Ça c’est nouzôtes / Les bicycles à chenille / Ça c’est nouzôtes / Brizasseurs de fizz / Ça c’est nouzôtes / L’glossaire est sul site / Ça c’est nouzôtes / La tourette pis a quiquinne / Ça c’est nouzôtes / Pichasson, pichassine / Ça c’est nouzôtes / Après 11, pas d’bibine / Ça c’est nouzôtes / La brouette dans cuisine / Ça c’est nouzôtes / Les journalistes s’aa go / Ça c’est vous autres / Pis vous autres? / Ça c’est nouzôtes

On reconnaît ici la surenchère fréquente chez Alaclair, formules qui s’additionnent, références dépourvues de relation évidente, lancées tour à tour par chacun des rappeurs du groupe, organisation par juxtaposition, qui donne l’impression d’un mouvement. Le collectif entrecoupe ici le foisonnement par l’anaphore du « Ça c’est nouzôtes », regroupant les éléments épars lancés par chaque rappeur – même le « vous autres », qui agit ici comme « généralisation du “tu” » – en les plaçant en contact avec le « nouzôtes » qu’on peut assimiler provisoirement à un « nous », à un « “je” dilaté », à une « personne amplifiée et diffuse », qui « annexe au “je” une globalité indistincte d’autres personnes » (Benveniste, 1966 : 235; l’auteur souligne). Ce « nous » se voit souvent accorder un rôle clé chez Alaclair[34], comme dans « Kikiridki » (SP) où il ponctue le chant de KNLO – entonné par un ensemble de voix –, et typographié en lettres capitales (« NOUS ») dans les paroles qu’on trouve en ligne. C’est aussi le cas dans un verse d’Eman, où le « nous », au coeur d’une rime, se rattache à la confusion et au baseball, par l’alliage d’ « être dans l’champ » et du tabac à chiquer[35], comme au postrigodon et à l’art du rap lui-même : « post-rigodono merde faite à l’ancienne / on te d’mande juste de signer 2 chèques au nom d’Ogden / pis tu finis dans l’champ avec nous / à chiquer des raps comme du tabac d’sac à chew » (« Galvaude », RCM).

Mais, dans « Ça c’est nouzôtes (1+1=1) », c’est d’un « nouzôtes » qu’il s’agit et non d’un simple « nous ». Par la graphie transformée de la locution pronominale « nous autres », le groupe donne déjà un indice de la revalorisation qu’il lui fait subir. En reprenant et en modifiant ce pronom associé à un registre familier, Alaclair insiste sur l’ambiguïté sémantique inhérente à sa formule. « Nous autres »[36] peut déjà se comprendre comme un point de rencontre entre identité et altérité (voir Hilgert, 2012). En effet, on y retrouve l’idée d’identité, celle du sujet étendu qu’est le « nous », mais placée en tension avec l’altérité du « autres ». Lorsqu’il les fusionne phonétiquement et typographiquement pour former « nouzôtes », Alaclair semble inscrire dans sa création lexicale cette tension déterminante de la subjectivité poétique que déploie son oeuvre. Dans le « nouzôtes » d’Alaclair, le « nous » est inséparable du « autres », et vice-versa; ils doivent être pris ensemble. Il n’est pas surprenant alors que cet ensemble ne soit « pas clair » parce qu’il découle et dépend d’un rapport à l’inconnu, à la confusion et à l’altérité. Invitant ses auditeurs-lecteurs à faire le « pawté » avec lui, à jouer le jeu, Alaclair Ensemble peut bien les comparer à « des particules / [e]n chute libre en orbite » (« Mon cou », MBAN). Mais ces particules, même infimes et désorientées, désignent la dimension collective de l’oeuvre du groupe : jamais réellement isolées, elles sont « [p]ardues mais pas tuseules » (Ibid.).

Conclusion

Lorsqu’Alaclair attribue à son « nouzôtes » le titre de « plus game dans l’game », il s’agit moins de se féliciter de sa propre audace que de placer le jeu – une mise en jeu constante, même du jeu lui-même (et du « rap-jeu ») – au coeur d’un projet poétique et collectif. Rap des décalages et des recommencements, il invente une communauté « huile », réelle et glissante, qui trouve une vitalité là où on ne l’attend pas, qui rassemble, « de partout », des membres de tous horizons : « Les fumeurs / Les arrêteurs de tumeurs / Les vivants, les morts / Pis les entre-deux, les viveurs / Les vaincus, les surviveurs » (« 2013 », A2). Rap de la complexité, des mélanges, il a une portée éthique, ce qu’on peut percevoir, par exemple, quand KNLO évoque ces « gens mauvais qui ont un câline de bon fond » (« La chicane », FC). Rap marqué sans doute par cette leçon ancienne d’une littérature qui trouvait force et réconfort dans un rire « appliqu[é] au lieu de la douleur » (Rabelais, 1994 : 214). C’est parce qu’il rappelle de « souri[re] à toute d’icitte à c’qu’on aille toute à rock un masque » (« Les infameux », FC), comme le rappait presque prophétiquement KNLO avant la pandémie, parce que ce sourire est déjà transformation de notre rapport au monde – et, de là, du monde lui-même –, que le rap d’Alaclair permet d’imaginer, malgré tout, une « apocalypse flipped en renaissance » (« De partout », SP).