Corps de l’article

La « rêvolution » Muzion

Il y a un peu plus de vingt ans, à l’été 1999, paraissait le premier album du groupe Muzion, Mentalité moune morne… (Ils n’ont pas compris). Le groupe faisait son entrée dans l’industrie musicale québécoise par la grande porte, sous l’imposante étiquette multinationale BMG. Pour cet album, il remporterait en 2000 le Félix de l’album de l’année, dans la catégorie hip-hop créée l’année précédente. Ses membres, Dramatik (Jocelyn Bruno), Imposs (Stanley Rimsky Salgado) et sa soeur J. Kyll (Jenny ou Jennifer Salgado), accompagnés à leurs débuts de LD One, se trouveront ainsi propulsés sur le devant de la scène, accédant dans la foulée à des tournées nationales et internationales et à une vitrine en première partie des spectacles d’artistes prestigieux (Eminem, NTM). À ces Montréalais et Montréalaises d’origine haïtienne, enfants des quartiers Saint-Michel et Montréal-Nord, le rap avait donné la possibilité de se projeter sur scène, à la fois au sens de s’y imaginer et de réaliser cette vision. En entrevue avec Éric Parazelli de Voir (1999) peu après la parution de l’album, Dramatik affirmait : « Il faut aussi avouer qu’on est plus habitués de voir des photos de Blacks dans les journaux à cause de viols ou de crimes, qu’à cause de la musique. C’est souvent les seules occasions qu’ont les jeunes de voir des membres de leur communauté dans un journal… ».

La connexion diasporale new-yorkaise avait donné à Muzion un accès anticipé et privilégié au rap (J. Kyll, 2022 : 15-27; Boisvert-Magnen, 2020 : 14), art d’abord afrodescendant arrivé au Québec par les États-Unis et par la France. Ses membres ont saisi ce matériel avec un sentiment d’urgence. Conscient d’une telle émergence et de son potentiel, le milieu musical québécois cherchait de son côté à y prendre part. Il a donc offert à Muzion l’occasion et les moyens de tenter sa chance. Sans compter qu’en pleine découverte des codes rap et ne présumant pas de leur maîtrise, en compétition les uns avec les autres pour recruter des artistes, les producteurs et productrices, telle Anne Vivien chez BMG, ont donné au groupe la latitude dont il avait besoin. Quoiqu’elles aient été souvent boudées par les stations de radio commerciales (Parazelli, 2000[1]), les créations de Muzion seront accueillies de façon chaleureuse. Après Mentalité moune morne, J’rêvolutionne, l’album suivant, paru en 2002, vaudra à nouveau au groupe le Félix de l’album hip-hop de l’année en 2003. La critique artistique est favorable à Muzion; l’entrelacement du français, du créole haïtien et de l’anglais, propre aux chansons du groupe, attire son attention sans qu’elle s’en formalise, au contraire.

De fait, ce phénomène que le théoricien littéraire Rainier Grutman appelle l’hétérolinguisme, et qu’il définit comme la présence « dans un texte » littéraire de plusieurs idiomes ou variétés de langue en plus de la langue principale (2019 : 60, Grutman souligne), est fréquemment rattaché au rap (Alim, Ibrahim et Pennycook, 2009). Renvoyant à l’hétérolinguisme des membres de Muzion en 2002 dans Le Devoir, Bernard Lamarche fera valoir : « Leur amalgame de français, de créole et d’anglais, un slang bien à eux, a un impact qu’il ne sert à rien de nier ». Selon lui, il en découle « une écriture à rendre jaloux bien des scribes ». Le présent article se penche sur Mentalité moune morne à partir de cet hétérolinguisme et des questions d’appartenance qu’il soulève. Simple en apparence, la notion d’appartenance réfère au fait de se sentir, dans les mots de M. NourbeSe Philip, « at “home” and at ease » dans un lieu ou une communauté (1992 : 16). Pour les personnes afrodescendantes installées au Canada, le racisme qui s’ajoute à une histoire de déracinements successifs fait obstacle au sentiment d’appartenance. Travaillant en anglais depuis Toronto, Philip joue des différents sens du mot « belong » : son « be/longing » exprime l’appartenance en tant qu’état de désir et d’irrésolution (to be longing). Dans le vernaculaire afro-américain, « be long here » veut aussi dire être dans un endroit depuis longtemps, une longévité dont la reconnaissance n’est pas liée à la durée d’implantation (Ibid. : 22).

À cet égard, il est révélateur que le modèle théorique de Grutman décrive comme des « idiomes étrangers » (2019 : 60, je souligne) les langues et variétés de langue qui rendent un texte hétérolingue. Certes, c’est par rapport à la langue principale du texte, et non en eux-mêmes, que Grutman qualifie ainsi ces idiomes. Dans le cas des chansons de Mentalité moune morne, la langue principale reste le plus souvent le français. Pourtant, aucune des autres langues que Muzion entrelace à ce français n’est véritablement étrangère – ni au groupe, ni aux communautés auxquelles il s’adresse, ni même, on le verra, à l’ensemble de la société québécoise où il choisit d’insérer son oeuvre. Travaillant à partir des propositions de Grutman, la comparatiste Myriam Suchet rappelle que, dans un texte hétérolingue, l’étrangeté d’une langue ou d’une autre n’est pas un donné; elle est « le produit d’une construction, le résultat d’une mise en scène », d’un « travail de différenciation » (2014 : 19). Selon Suchet, le texte hétérolingue produit ainsi « ses propres paramètres d’énonciation », instaurant des rapports d’adresse aptes à brouiller et à dénaturaliser « les frontières des situations sociolinguistiques » où il s’inscrit (Suchet, 2014 : 41). Les interpellations que lance le texte hétérolingue sont instables, hétérogènes, reflétant aussi, de ce fait, l’hétérogénéité sociale où il s’insère. La spécialiste de littérature hétérolingue latino-américaine Doris Sommer en conclut : « The days of the one ideal reader […] have been numbered and spent in our segmented societies » (2004 : xviii). En chanson québécoise, Muzion, on le verra, mettra en oeuvre cette reconceptualisation de la notion de public cible.

Les pages qui suivent se concentreront donc sur l’hétérolinguisme de Muzion comme pratique de rassemblement réinventée, où il s’agit certes d’entrelacer des langues, mais surtout de créer une langue à interpellations variables, hétérolingue et hétérogène. D’un côté, l’hétérolinguisme du groupe permet à une part de la population québécoise marginalisée par les discours dominants d’accéder à la représentation. De l’autre, il génère des zones d’opacité, interpellant tour à tour des auditoires ne détenant pas exactement les mêmes connaissances. Ces auditoires, il ne cherche pourtant pas à les compartimenter. Il suit plutôt une rhétorique que Sommer décrit, en reprenant les mots de l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison, comme faite de « slaps and embraces[2] » (Sommer, 2001 : 181). Les zones d’opacité partielle sont des gestes à la fois de solidarité sélective et d’unification d’éléments socialement contrastés (Ibid.).

Selon Suchet, tendu vers différents destinataires qu’il n’est jamais certain de joindre, « le mode d’adresse hétérolingue […] résiste à la tentation d’homogénéiser les communautés linguistiques » (2014 : 27; voir aussi 129-130). Le présent article montrera comment Muzion s’y prend, par ses chansons hétérolingues, pour rassembler sans les homogénéiser divers espaces communautaires qu’il investit à l’abri de tout figement. L’article fait valoir que le groupe reconceptualise ainsi la notion d’appartenance, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. De plus, il relèvera les nombreux outils propres au rap qui facilitent cette démarche. On verra d’abord comment le groupe ancre son discours dans une réalité communautaire montréalo-haïtienne qu’il cherche à faire advenir à la représentation. Ensuite, on se penchera sur la complexité de ses usages linguistiques. Tout en reflétant des pratiques microcommunautaires existantes, ces usages, innovateurs, pointent vers une porosité des frontières communautaires. Dans cette perspective, on détectera à partir de ses choix linguistiques qui sont les allocutaires de Muzion, et de quelle manière le groupe les relie par le biais d’une hétérogénéité partagée. Enfin, on verra que l’hétérogénéité qu’il met en scène déborde la question de la représentation communautaire, dans la mesure où chaque membre du groupe dispose de ressources multiples qu’il ou elle agence suivant sa propre poétique. Tout en fluidité, l’hétérolinguisme de Muzion est irréductible au stéréotype et inassignable à une enseigne prédéterminée. Il « rêvolutionne » le discours québécois sur la langue.

« Se sa li ye[3] » : l’accès à la représentation

Au moment de la parution de Mentalité moune morne, Muzion ne se présente pourtant pas comme l’inventeur de pratiques linguistiques inédites. Il cherche plutôt à « lever le voile sur quelque chose qui existe déjà » (J. Kyll, 2022 : 22). Tirant parti d’un credo d’authenticité propre au rap, lequel vise à « keepin’ it real » (Pennycook, 2007 : 103; Sarkar, 2008 : 39; Speers, 2017 : 12-26), le groupe associe son oeuvre à une expérience de terrain brute : « (Moi j’suis M.C.) car ça vient du coeur ce que j’écris / (Moi j’suis M.C.) parce que mon hip-hop, j’le vis » (Imposs, « Le concept (tome 3) »). Évoquant ses souvenirs des débuts de Muzion, Jenny Salgado me rappelle ceci, dans une conversation que nous avons eue en 2018 : « Personne au Québec ne parlait de Saint-Michel et de Montréal-Nord dans les années 1990 », même si ces quartiers, fait-elle remarquer aujourd’hui, ne sont pas excentrés (J. Kyll, 2022 : 23). Muzion, lui, aborde cette vie de quartier et de communauté, engageant ce que Philippe Néméh-Nombré (2018) appelle « la complexe négociation entre expérience et représentation ».

Le groupe s’adresse, notamment, à la communauté haïtienne de Montréal, sa communauté, en exprimant un sentiment d’appartenance axé sur la fierté. Tandis que, comme le déclame Drama dans « De bonne foi », « les présidents s’adonnent au capitalisme [et] se foutent d’Haïti[4] », Imposs rappe dans « La vi ti nèg » : « C’est one love, comme la perle des Antilles mon clan brille / En tant que les gens qui ont anéanti le pouvoir d’autrui en 1804 / Black & proud to be ». Un segment en créole de la même chanson évoque le quartier de Delmas à Port-au-Prince et déplore l’abandon de la langue créole en terre d’immigration. Apparition récurrente dans Mentalité moune morne, la figure maternelle, celle qui « perd […] des fils » (Imposs dans « Le soleil se couche ») et que ses enfants s’inquiètent de décevoir (Imposs et J. Kyll dans « Rien à perdre »), est bel et bien une « mère haïtienne », ainsi que le rapporte explicitement J. Kyll dans « Rien à perdre ».

Les chansons de Mentalité moune morne ne font cependant pas dans la nostalgie d’un Haïti parental mythifié. Ancrées dans un lieu et un temps repérables, elles racontent « l’époque [où] j’tais pas à l’école, mais dans les années folles de Montréal-Nord ». Elles évoquent le boulevard Pie-IX et apostrophent le groupe rap Sans Pression (« Le soleil se couche »). Le personnage de Jasmine, policière métisse d’une mini-série québécoise diffusée en 1996, y est mentionné et présenté comme la « descendante de Doualé » (Dramatik dans « La vi ti nèg »), la marionnette antillaise de Passe-Partout qui fréquente la même garderie que Cannelle et Pruneau. Même lorsqu’ils ne sont pas nommés, les quartiers du nord-est de Montréal sont évoqués dans leur réalité. Ils le sont, notamment, à l’aide de renvois à un tissu socioéconomique fait d’exclusion. Dans « Le soleil se couche », Drama décrit « des HLM servant de réserve et des dépanneurs vendant plus de bière que de lait », et J. Kyll, « l’ardeur des quartiers écartés où on entasse la masse des pauvres ». En arrière-plan, les références au « B. S. » (« L’éducation », « Rien à perdre »), au « chômage » (« Rien à perdre ») ou au « salaire minimum » (« La vi ti nèg ») ponctuent les chansons de l’album. « La nuit, combien de diplômés se changent en plongeurs amphibiens à temps plein », demande Dramatik dans « Mentalité moune morne ».

Mais la communauté haïtienne mise en scène par Muzion ne se résume pas non plus à ses difficultés. De la proximité des rapports familiaux à l’inspiration à tirer de l’histoire d’Haïti, en passant par l’évocation d’une foule d’interactions quotidiennes, c’est un milieu d’une extraordinaire vitalité qui se trouve représenté. En conclusion à la chanson « L’éducation », Imposs recommande ceci : « J’te dis, yo, yo, c’est d’là qu’ça part, yo, yo / Garde tes proches près de toi /Keep your family tight /One love ». Dans « La vi ti nèg », Drama donne à la communauté rassemblée un certain (contre)pouvoir : « Ici la vie est si belle quand elle précède la mort / Les familles se réunissent, prient le ciel pour qu’elle apporte / leur ange auprès de Dieu, au moins des ailes au-dessus de la morgue au- / delà des ailes de Bordeaux ». Cette capacité d’agir se manifeste encore davantage dans le refrain en créole : « Lavi a pa fasil, o / se pou sa nou rasanble[5] ». En fait, l’ensemble de « La vi ti nèg » peut être lu comme une ode à la vitalité communautaire, qui culmine dans l’exhortation lancée par Imposs : « reconnais d’où tu sors / donne beaucoup d’support / aux crews qui pour toi se foutent de la mort ».

« Keepin’ it real », pour Muzion, cela voulait aussi dire aborder le racisme, en particulier comme facteur d’exclusion socioéconomique. Tous les membres du groupe y font allusion, mais c’est J. Kyll – « une femme [qui] prend le micro pour parler […] des problèmes d’actualité » (« Le soleil se couche ») – qui se fait le plus véhément porte-voix de sa dénonciation. Dans « Ainsi soit-il », une chanson qui recense une série de transgressions contemporaines aux Dix Commandements, elle souligne l’hypocrisie que représente le déni du racisme dans le discours social ambiant : « Tu ne mentiras pas / Il n’y a pas de racisme, pas de pauvreté / Les oppressés l’ont mérité (ainsi soit-il) / Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes / Quelle vérité! » Dans « Rien qu’une simulation », elle décrit la terre d’immigration comme « [u]ne terre de partage de cultures, de tolérance des différences des hommes / où on te dit “On t’aime comme t’es si t’es comme nous” ». Et si la référence à « the land of the free » dans cette chanson semble faire écho à un contexte anglo-américain, si l’ancrage biblique d’« Ainsi soit-il » déborde le cadre québécois, « Rien à perdre » ne laisse aucun doute quant à la portée locale du racisme dénoncé par Muzion : « Pourtant, j’suis qualifiée sur papier, noir sur blanc / mais quand tu postules pour un job, ils ne voient que le blanc la plupart du temps / C’qui fait qu’après l’chômage, c’est l’B. S. / Quand l’système te délaisse / c’est l’business illégal et le Kraft au fromage jusqu’à la vieillesse ». En faisant accéder ces pans de réalité à une représentation artistique, les membres de Muzion se donnaient, comme l’évoque J. Kyll dans le présent dossier, « le droit d’exister ».

« [O]n rap comme on parle » : authenticité et innovation

Il en va de même pour les usages linguistiques du groupe. Tout en faisant du français sa langue matrice[6], Muzion n’en pratique pas moins, à l’intérieur de ce cadre, un hétérolinguisme à la fois intense et d’une grande complexité. En cela, il continue de suivre les codes d’authenticité propres au rap. En effet, l’adoption du rap par une jeunesse issue de groupes minoritaires un peu partout dans le monde a fait en sorte que celui-ci se situe régulièrement à la croisée des langues (Pennycook, 2007; Sarkar et Allen, 2007). Entre la reprise de l’anglais mondialisé et du vernaculaire afro-américain des modèles, les langues nationales des pays où le rap est en circulation et les langues d’origine des diverses minorités qui le pratiquent, le terrain est riche pour l’hétérolinguisme. Il l’est particulièrement à Montréal, où la compétition entre les deux langues dominantes que sont le français et l’anglais a donné lieu à un haut taux de trilinguisme et à une longue préservation des autres langues (Recensement 2016). Comme le font remarquer Mela Sarkar et Dawn Allen (2007 : 118) : « The global appeal and character of hip-hop is particularly striking in places where linguistic and cultural diversity provide both the context and the content of rap. »

La recherche sur l’hétérolinguisme ayant cours dans les textes romanesques a montré que l’esthétique réaliste met régulièrement un frein à la multiplicité des langues des univers représentés. Cette esthétique opère une sélection contraignante, régie par une « convention homogénéisante » (Grutman, 2019 : 65). Le rap, au contraire, tire parti du « ga[in] en authenticité » que procure le fait de « reproduire avec précision dans l’univers signifiant les actes de langage hétérolingues de l’univers signifié » (Grutman, 2019 : 67). Dans son corpus rap du début des années 2000, qui inclut Mentalité moune morne, Sarkar (2008 : 34-35) relève ainsi la présence du français québécois standard et non standard, du français européen, de l’anglais américain et afro-américain ainsi que d’un jargon rap en anglais, des créoles haïtien et jamaïcain et finalement d’un peu d’espagnol. Ce mélange de langues, J. Kyll l’associe aux usages quotidiens des membres du groupe : « En général, on chante, on rap comme on parle » (entretien de 2004 dans Sarkar, 2008). De fait, l’enquête sociolinguistique menée par Sarkar, qui se penchait à la fois sur des textes de chansons et des entretiens, rapportait « une grande aisance à mélanger plusieurs influences linguistiques, autant dans les paroles composées (donc préalablement réfléchies et assidûment retravaillées avant de paraître sur disque), que lors de conversations spontanées » (2008 : 35). Sarkar souligne le caractère unique à Montréal de la langue mixte ainsi créée, de même que l’apport d’authenticité qu’elle est à même de fournir (Ibid. : 38).

À eux trois, les membres de Muzion disposent d’une vaste palette linguistique (une « mitraillette de dialectes », chante Dramatik dans « Lounge with us »). Or le rap, avec son « inventive, playful approach to language[7] » (Low, Sarkar et Winer, 2009 : 70), favorise la mise à contribution de telles ressources. Aux emprunts ponctuels au créole tels patnè(s), lakay ou kòb[8] s’ajoutent des passages, voire des couplets entiers en créole, le plus souvent déclamés par J. Kyll et incluant une interpellation critique intracommunautaire. Dans « La vi ti nèg », J. Kyll rappe en créole : « Mwen pa sa rekonèt aksan w / W ap mache di betiz, ap fè lènmi ak pwòp san w / Tonbe pale franse, gwo klas lekòl bliye kreyòl montre[9] ». Non traduites, ces bars font écho au «[j]’ai vu le pouvoir s’immiscer pis j’ai vu des Noirs se diviser » de Dramatik dans la même chanson, ou à son « puis tu renies ta race, ton pays » dans « Rien qu’une simulation ». Sans diverger des propos en français, ils les développent et les précisent pour l’auditoire créolophone.

Le français de Muzion, lui, est parfois soutenu[10]; interprétée par J. Kyll, « Noire noblesse » occupe d’ailleurs exclusivement ce registre. S’ajoutent pourtant de nombreux québécismes : en plus des « B. S. » et « dépanneurs » relevés plus haut, mentionnons « en-dedans » pour la prison, « bloc(s) » pour immeuble(s) (Dramatik dans « Le soleil se couche »), « p’tit change » pour monnaie (J. Kyll dans « De bonne foi ») et « j’t’haïs » prononcé [ʃtai] (J. Kyll dans « Tel père, tel vice », voir aussi « Le concept (tome 3) »). Si « ma rime vit de crayon à mine » (plutôt que simplement de « crayon »), comme le clame Dramatik dans « Lounge with us », c’est qu’elle est bien formulée à la québécoise. Webster (2022 : 34) le fait valoir en entrevue dans le présent dossier : les premiers rappeurs à rapper en français québécois, voire « en joual », ce sont des groupes afro-québécois parmi lesquels figure Muzion. En même temps, la langue de Muzion n’exclut pas les emprunts au français populaire européen, par exemple « frangin » et « bambin » (Dramatik dans « Rien à perdre »), « gosse » (Dramatik, « Le soleil se couche »), « môme » (J. Kyll, « Mentalité moune morne ») et « nana » (J. Kyll, « Lounge with us »). Dans « Ainsi soit-il », le passage suivant : « À perte de vue, des îles de béton / des océans de magma sous un ciel rouge et gris / le vent souffle ses cris, son haleine fétide » de J. Kyll, passage d’un registre élevé, côtoie l’hétérolinguisme familier de cet autre extrait : « Avant, on chillait au terrain de basket / Les choses changent de facette / des crackhead shmokes, des guns tokes on t’arrête » d’Imposs.

L’anglais fait montre d’une variabilité semblable. On voit ses mots codés ponctuer le discours en français d’« Ainsi soit-il », stratégie qui rend aussi compte des yo, bros, boo et crew de « Rien à perdre ». « Get it right », en revanche, est entièrement en anglais, mais dans un anglais pluriel. Des passages comme « Shit’s gonna be jumping until we gone » et « We be spillin’ beer, killin ya peers willin’ to interfere » présentent des abréviations et un lexique propres à la langue familière. À quelques lignes d’intervalle, « Moving like a runaway slave without a master » et « Then check a biblical dictionary under “ancient holy city”[11] » sont plus soignés et font appel à une certaine érudition. Bref, le texte anglais traverse lui aussi les registres.

Même en insistant sur l’hétérogénéité de chacune des langues employées[12], la division par langue de la palette linguistique de Muzion ne rend pas justice à l’usage que le groupe fait de cette palette. D’un point de vue littéraire, il faut rappeler avec Myriam Suchet qu’à l’encontre d’« une conception fixiste des langues » (2014 : 16), le texte hétérolingue agence son matériel à sa manière plutôt qu’à celle des dictionnaires, grâce à des « dispositifs » qui « affecte[nt] l’identité des codes en présence » (Ibid. : 110-111). Dans plusieurs passages qu’un oeil extérieur décrirait comme hétérolingues, il n’y a pas d’alternance marquée entre les codes, mais un seul code rap montréalais fabriqué par Muzion et rendant compte du bassin linguistique dans lequel baignent les membres du groupe. Ainsi, dans cet extrait de « Pas un jour sans une ligne » rappé par Imposs, le français, l’anglais et le créole participent ensemble à l’unité d’un discours dont ils forment chacun une composante essentielle, tout en s’y fondant inextricablement : « C’est pour le love de l’art, j’ai eu un don d’above the clouds / C’est pour God que j’parle, moune morne is the squad[13] ». Le discours de J. Kyll est tout aussi densément construit dans « Lounge with us » : « Show me respect, j’suis la true ill nana / Pourquoi t’es venu, si tu front sou kote / Fais pas ton mean, j’vois ton bounda sauter[14]? ». Et il en va de même pour Dramatik dans « La vi ti nèg » : « So protège ton lakay, y a du piyaj in and out[15] ».

Du point de vue d’une sociolinguistique qui remet en question la notion de langue, le type d’alternance présenté dans ces dernières citations n’en est pas vraiment un, dans la mesure où il n’y a pas passage d’un code à un autre. Michael Meeuwis et Jan Blommaert parlent à ce sujet de code-switching « monolectal », dans la mesure où « the code-switched speech must not be seen as a juxtaposition of linguistic elements drawn from two or more different “languages”, but as a single and autonomously existing code-switched code[16] » (Meeuwis et Blommaert, 1998 : 86). À partir de là, Meeuwis et Blommaert observent qu’il peut se produire de l’alternance entre ce code mixte et d’autres codes linguistiques, eux-mêmes plus ou moins mixtes, ce qu’ils appellent « layered code-switching », ou alternance codique stratifiée. Une telle redéfinition éclaire ce qui se produit dans les chansons de Muzion. Dans « La vi ti nèg », le couplet d’où est tirée la citation de Dramatik donnée à la fin du paragraphe précédent est principalement en français, mais dans un français qui inclut à la fois des passages mixtes tel celui cité plus haut et des cas d’alternance plus classiques comme le suivant, où le passage en anglais constitue une proposition séparée des autres[17] : « Au salaire minimum, plats en aluminium / Sous des cages de dix mille tonnes, esclaves qui vivent de rhum / Qui après minuit dorment, bye bye millenium[18] ». Le couplet se termine en outre par quelques bars entièrement en créole : « Poutèt fredi tout nèg sezi, tounen krezi / Boulèt resi pran youn rezidan annik voye l an ba tè nan youn resipyan[19] ».

Stratifiée, instable, la langue de Muzion plie et déplie son hétérolinguisme de multiples manières, qui vont d’un mélange dense et intense à une juxtaposition ordonnée. Elle n’en a pas moins sa propre unité. Après tout, formé à partir des mots « Mon » et « Zion » en référence à la culture des rastafaris, le nom du groupe lui-même se veut symbole d’unité (Boisvert-Magnen, 2019). L’incipit de la chanson dûment nommée « Le concept » multiplie les rimes en « o », dans plusieurs langues, ajoutant de nouveaux emprunts hétérolingues à la palette habituelle et déjà plurielle du groupe. Il perpétue l’assonance en déformant le nom de J. Kyll en « J. Ko ». Les paroles sont en outre livrées suivant une rythmique avec arrêts et départs qui accentue le son « o » ([o]), placé en finale, mais aussi à l’intérieur des vers, de manière parfois symétrique et parfois impromptue :

Hey, yo! Uno : test-moi pas, puto

Flow, c’est mon boulot

Phat comme un sumo, mes mots tranchent comme un couteau

Nouveau standard j’emmène avec D. et J. Ko

Pas d’ego, que des échos : Les M.C.’s bite mon steelo

Yo! Secundo : t’aurais pas dû tester mon concept, the bomb shit

Dans le dernier vers cité ici, la répétition rythmique entre « mon concept » et « the bomb shit » place les deux sons « on » ([ɔ̃]) en parallèle, assurant une rime interne, de la même manière que la répétition du son « o » ([o]) uniformise la traversée de divers registres d’anglais et de français autant que les emprunts plus rares à l’espagnol. Un peu plus loin, la juxtaposition du québécisme « m’haït » et du participe passé « trahie » assure le même effet de répétition sonore et rythmique (ce que ne ferait pas le français « me hait ») : « J’vois ta sale gueule de jaloux qui m’haït / Même mes frères m’ont trahie ». Et c’est une rime interne avec « faille » qui motive le choix de prononcer le mot « boy » en créole jamaïcain : « Tu cherches la faille, boy [boaj] »[20].

L’unité stylistique de l’hétérolinguisme de Muzion est également sémantique : elle dit quelque chose qui avant elle n’avait jamais été énoncé de cette manière. Autrement dit, si le travail que fait Muzion sur la représentation se donne d’abord comme mimétique, il ouvre aussi sur un redécoupage de la réalité qui ne va pas sans conséquences tant représentationnelles que formelles. La sociologue Tricia Rose parle à ce sujet d’une composante « afrofuturiste » qu’aurait le hip-hop, où tradition et nouvelles technologies seraient mises au service de la création d’avenirs possibles (Dery, 1994 : 213). De son côté, la poète et sociologue Eve Ewing fait valoir que, pour une population historiquement menacée d’annihilation, la présence d’une telle composante constitue une proposition radicale (John, 2018). « Sur le beat, je wreck et si je ne suis pas futuriste, qu’est-ce que je suis? », rappe Dramatik dans « Le concept ». De fait, une projection vers un avenir à la fois ancré dans la tradition afro-américaine diasporale et innovateur par rapport aux réalités disponibles dans l’ici-maintenant québécois est au coeur de l’esthétique de Muzion. Ce caractère inédit de la démarche de Muzion est générateur d’opacité; on ne s’étonnera donc pas que la chanson « Le concept » répète : « Ils n’ont pas compris », tel un slogan.

« T’as besoin d’tes alliés » : une question d’interpellation(s)

Selon Sarkar, l’hétérolinguisme de Muzion fonctionne telle une stratégie « d’affirmation identitaire » (2008 : 28), qui est aussi une contestation des normes d’appartenance à la société québécoise. Sarkar vise en particulier deux normes implicites de ce qu’elle appelle « la québéquicité », par opposition aux définitions officielles, civiques, de l’identité québécoise. Ces normes implicites sont le fait d’être blanc ou blanche et celui d’avoir un accent identifiable comme québécois parce qu’il provient de l’une des régions du Québec (Ibid. : 33). Ces critères d’appartenance contraignants n’ont plus cours sur la scène rap, de sorte que ce sont l’ensemble de leurs ressources et expériences que les rappeurs et rappeuses peuvent légitimement mettre à contribution. D’un côté, la langue de Muzion est une langue d’initiés, qui crée des complicités en même temps que de l’opacité ou, comme le fait valoir Sommer, « opacity for outsiders and satisfaction for insiders[21] » (2004 : xviii). Sommer ajoute que, loin d’être seulement fermeture, l’opacité est en elle-même une interpellation : « feeling the unpleasant effect is one valid way of getting the point, or the kick, of a language game[22] » (Ibid.). D’un autre côté, des ressources linguistiques émanant d’un locutorat peu valorisé par le discours dominant (telles que le créole, mais aussi les variétés mixtes par opposition à un bilinguisme qui maintient les langues séparées) trouvent ici un terrain d’expression et de valorisation (Low, Sarkar et Winer, 2009). « Le hip hop fait pour moi c’que tout le reste ne fera pas / Me laisse trois fois seize bars de fracas qui frappa / la tête de celui qui autrement ne m’écoutera pas », rappe J. Kyll dans « Pas un jour sans une ligne », la chanson qui ouvre l’album Mentalité moune morne. Comme le fait valoir Sarkar, « [l]e rap à Montréal propose un nouveau modèle d’identification sociale qui tient compte de la complexité linguistique, ethnique et raciale, tabou-isé[e] dans le discours officiel dominant » (2008 : 40). À ce discours, le rap oppose « a positioning of multilingualism as a natural and desirable condition[23] » (Sarkar et Winer, 2006 : 189). Cette création d’une identité québécoise pluriethnique et plurilingue par l’intermédiaire du rap est la contribution de Muzion à laquelle Sarkar, dans les divers articles qu’elle a signés sur Muzion, a porté à juste titre le plus d’attention.

Il ne s’agit pas, toutefois, de figer les positions et d’opposer simplement l’hétérolinguisme du rap à une norme homogénéisante qui serait celle de la société québécoise dans son ensemble. Une telle interprétation équivaudrait à sous-estimer la participation de Muzion à cet ensemble, sans compter une tradition de chanson populaire qui faisait déjà une place à l’anglais en ayant recours au joual. Vingt ans après la parution de Mentalité moune morne, Imposs revient sur cette participation : « Quand on a commencé MMM, c’était le premier disque de rap où le langage était montréalais, québécois. C’est le premier disque dans l’histoire du rap où c’était purement ça, alors on serait fous de rejeter cette influence qu’on a eue sur le Québec » (Tousignant, 2019, je souligne). Écrivant au sujet du groupe avant qu’il soit possible de mesurer cette influence, Sarkar en reconnaît d’ailleurs la possibilité : « as these French-schooled youth are mastering French, so are they changing it[24] » (Low, Sarkar et Winer, 2009 : 60). L’accès à une reconnaissance artistique que procure le rap de Muzion s’accompagne d’une participation au discours social québécois, qu’il interpelle. En infléchissant les manières diffusables de s’exprimer sur la scène artistique québécoise, Muzion transformait aussi les modèles d’appartenance à la société québécoise.

À cet égard, il n’est pas innocent que l’affirmation de J. Kyll sur le pouvoir du rap citée précédemment (« Le hip hop fait pour moi c’que tout le reste ne fera pas ») soit énoncée en français seulement. La présence d’un registre légitime du français dans ces bars permet en outre de faire la démonstration d’une maîtrise de la langue que le discours officiel présente comme condition d’appartenance. Dans « Noire noblesse » en particulier, cette « noblesse » du discours rejaillit sur la voix narrative de J. Kyll dans sa valorisation d’un terme et d’attributs dépréciés. Les vers suivants : « […] mais pour toi / Je ne suis que la suie qui salit tes mains blanches d’ange fatigué / […] / mais pour toi, je suis la mort soudaine d’une nation d’Éden que j’ai dégénérée » sont formulés de façon à démentir la perception qu’ils dénoncent, assurant ainsi l’efficacité du retournement du stigmate et de l’affirmation de la fierté noire que contient la chanson : « Et pourtant, dans le miroir où je regarde / Je vois la noirceur des moments intimes et doux / Et la suie d’un labeur finalement achevé / Et la mort qui nous mène au pays édénique / Je vois, derrière la blanche lumière aveuglante / Le visage noir d’une négresse qui sourit[25] ». En outre, le caractère soutenu de longs segments de son discours en français (leur « noblesse » justement) protège Muzion des préjugés à l’égard des codes mixtes. Il invalide la croyance selon laquelle le recours à ces codes serait le résultat d’une compétence déficitaire dans chacune des langues en cause, croyance qui a pour effet de dévaluer le capital linguistique des minorités issues de l’immigration (Stroud, 2004 : 210[26]).

On a vu plus haut que, loin d’être exclusif, cet usage normatif et lyrique du français était pondéré par de nombreuses formulations familières typiquement québécoises et reconnues comme telles. Ces formulations ne sont pas employées en tant que langue d’emprunt; elles font partie du répertoire spontané des membres de Muzion. De plus, elles sont présentes à toutes les échelles du discours, y compris dans les rapports d’adresse microcommunautaire, où leur emploi appartient à ce que le sociolinguiste John Gumperz (1982 : 66) qualifie de « we-code ». On s’en rend compte quand Imposs, dans « La vi ti nèg », émet trois recommandations adressées explicitement sinon à la communauté haïtienne, du moins à une personne noire. Présentant ces recommandations comme « un coup de main aux miens avant le compte à rebours », il affirme : « yo tu peux t’accoter sur moi si la charge est lourde ». Or ce choix linguistique québécise d’emblée ses allocutaires.

En retour, Muzion entreprend de nommer et de recadrer des référents québécois encore peu présents dans le discours social au moment de la parution de Mentalité moune morne. Ainsi en est-il de la violence policière. Dans les chansons de Mentalité moune morne, les forces policières sont régulièrement représentées comme une menace. La menace est parfois feutrée : « Malgré le fait que les cops sont proches / Mes strophes, non-stop je les bust » (Imposs, « Lounge with us »). Elle est parfois brutale : il s’agit alors d’être « prêts / Pour les cops qui ont jamais leur gun sur safety » (Drama, « Le soleil se couche »). Elle risque d’être mortelle, comme on le constate dans l’association d’idées que contient l’énumération suivante : « Les cops, la morgue, garde ton sang-froid » (Drama et Imposs, « Le soleil se couche »). Dans « le vrai underground » de Muzion (J. Kyll, « Le soleil se couche »), « des frères […] pissent le sang » (Imposs, « Le soleil se couche »). Cette violence est présentée comme institutionnalisée (aujourd’hui on dirait systémique) : « monsieur le juge, le père saint et ceux détenant le permis de matraquer », évoque ainsi Dramatik dans « De bonne foi ». La suite de cette chanson renvoie à Richard Barnabé, ce chauffeur de taxi blanc qui, en 1993, avait subi une arrestation le laissant dans un état neurovégétatif et entraînant sa mort trois ans plus tard. Très médiatisée, l’affaire Barnabé est évoquée ici à l’aide d’un néologisme employé par Drama pour désigner la brutalité policière, brutalité qu’il montre comme débordant largement ce cas singulier : « T’as le droit de garder le silence et ils ont le droit de te faire parler / D’où le verbe “barnaber” ». On notera que le néologisme n’est pas présenté ici comme une création; son existence est rapportée, symbole d’une pratique connue depuis l’affaire Anthony Griffin, en 1987, pour cibler de manière disproportionnée les minorités noires et racisées (Ligue des Noirs du Québec, 2017). Diffusant le néologisme, Muzion attire l’attention sur le problème que représente la violence policière, tout en refaçonnant effectivement le français québécois.

Faire du français une langue matrice véritablement partagée, c’est non seulement exemplifier, mais bonifier sa désignation de « langue publique commune » (Québec. Direction des communications du ministère de la Culture et des Communications, 1996). C’est en même temps s’adresser à un public québécois francophone ne connaissant pas nécessairement tous les codes déployés par le groupe et le familiariser avec ces codes. L’invitation est explicite et performative, en ce sens qu’elle fait advenir dans et par le discours une légitimation qui, bien qu’elle soit encore quasi confidentielle dans l’univers référentiel, voit ainsi sa portée affichée, voire étendue : « Lounge et get down avec M-U-Z / C’est easy comme one-two-three / Tout c’que tu fais c’est shake ton booty / En tous les cas ce soir c’est plein de groupies » (Imposs, « Lounge with us »). Comme le résume Sarah Yahyaoui dans son article du présent dossier (2022 : 94), « le résultat final, le succès, est accompli par la mention même de ce succès ».

Lançant une telle invitation, Muzion peut tirer profit des codes du rap, qui permettent d’assurer la validation de celle-ci. En effet, le rap appuie sa diffusion sur une pratique d’autopromotion appelée egotrip (Barret, 2008; Baouche, 2020), où l’artiste se met en avant pour faire valoir son art. À tour de rôle et d’une manière propre à chaque artiste, les membres de Muzion usent abondamment de cette stratégie. Imposs emprunte la voie classique de la vantardise (« j’ai de quoi me vanter », avance-t-il dans « De bonne foi »). Au vers de « Lounge with us » cité plus haut : « Mes strophes, non-stop je les bust », il ajoute aussitôt, se comparant implicitement à Superman : « It’s a bird, it’s a plane... it’s Mr. Imposs! » Dramatik offre lui aussi des vers du même ordre : « Beaucoup de gars insistent bite mes vocal like I ain’t shit / Mais quand c’est le temps d’innover, je me démarque de la masse de gimmick » (« Pas un jour sans une ligne »). J. Kyll, de son côté, se sert plutôt de l’egotrip pour s’octroyer un rôle de porte-parole et le valider : « Je représente la mino opprimée en furie »; et : « Faire entendre ma voix très haut là sur la place publique / Représenter la masse opprimée, tu dis qu’c’est bullshit / Vois combien lèvent les bras quand j’prends l’micro pour rimer » (« Pas un jour sans une ligne »). Elle vante aussi le succès et la qualité de ses chansons, tant pour leur musique que pour leur écriture : « Quand c’est le beat qui cogne, my song’s tha bomb / Bouge patnè » (« Lounge with us »); « Moune Morne, c’est ma philo / Une feuille et un stylo et l’underground change de niveau » (« Le concept »). Imposs, quant à lui, relie les strophes dont il se vante à un discours sur l’art : « C’est pour le love de l’art j’ai eu un don d’above the clouds / […] / And every motherfucking move is designed » (« Pas un jour sans une ligne »). Et on rappellera que l’attention à la forme et les prises de position artistiques sont également investies dans l’egotrip de Dramatik : « Mon style de rimes procure plus de trip que l’ecstasy / Sur le beat, je wreck et si je ne suis pas futuriste, qu’est-ce que je suis? » (« Le concept »). Comme le fait remarquer Webster en entrevue dans le présent dossier (2022 : 31), « [l]’aspect artistique est extrêmement présent » dans l’egotrip.

Outre la « mitraillette de dialectes » dans « Lounge with us » et le néologisme « barnaber » désigné comme verbe dans « 666 thème », tous deux mentionnés par Dramatik, Mentalité moune morne ne contient pas de métadiscours sur la langue. Le groupe impose plutôt ses usages linguistiques (et en particulier son hétérolinguisme) comme s’ils allaient de soi. Lorsqu’un métadiscours est présent, on l’a vu, c’est sur la création qu’il porte, notamment sur les qualités artistiques des membres du groupe. Selon Raoul Boudreau, qui s’est intéressé aux aspects tant représentationnels que formels de l’hétérolinguisme qu’on trouve dans la littérature acadienne, le passage d’un métadiscours sur la langue à un métadiscours sur la création artistique marque un point tournant dans l’évolution d’écritures issues de groupes minoritaires puisqu’il permet de trouver « le point d’équilibre entre la différenciation qui singularise et l’ouverture qui relie au monde » (2014 : 15).

Dans le cas de Muzion, le recours au rap constituait en lui-même un moyen de redéfinir des pratiques locales qui auraient pu sembler particularisantes. Il court-circuitait les normes québécoises pour repositionner ces pratiques dans un horizon de signification plus large faisant justement ressortir leur lien au monde (McLaughlin, 2013 : 48; Pennycook, 2007 : 104). Quoi qu’il en soit, la stratégie d’imposition semble avoir été efficace. En effet, l’hétérolinguisme à la Muzion allait servir de modèle à une part non négligeable du rap québécois contemporain. En outre, certains des usages linguistiques du groupe se sont répandus au-delà de leur locutorat habituel. Dans le blogue québécois de musique indépendante Le canal auditif, Rachel Saintus- Hyppolite affirme ainsi, ne blaguant qu’à moitié, que Muzion « a rendu le créole cool et contribué à rentrer patnè dans la langue courante des jeunes Montréalais, peu importe d’où ils viennent » (2019; voir aussi Low, Sarkar et Winer, 2009 : 70).

« Dans les liaisons » : rassemblements hétérogènes

Lorsqu’Imposs, dans « La vi ti nèg », lance « t’as besoin d’tes alliés », les alliés en question forment d’abord, on l’a vu, un cercle restreint. Ce sont les « proches » qu’on doit garder « près de [s]oi », la « family » qu’il faut « keep […] tight » de la chanson « L’éducation ». Ils se résument au « fuck tout! /À part ma mère, ma soeur, ma boo, mon crew qui font que je suis encore debout », de « Rien à perdre ». Suivant cette première perspective, la démarche d’interpellation de Muzion consiste à « [r]éveiller les bros qui se reposent » (Imposs, « Rien à perdre »). Tels sont les frères (et soeurs) auxquels, dans « Ainsi soit-il », J. Kyll lance « un appel » : « Je bâtis mon arche de rimes et lance un appel aux frères ». On ne s’étonnera donc pas que l’appel soit lancé non seulement en français, en anglais ou dans un mélange des deux, mais également en créole : « Ayisyen! », s’exclame J. Kyll, dans un passage en créole de « La vi ti nèg » où il est question de discrimination à l’emploi, au logement et à l’école.

En même temps, la communauté haïtienne telle que Mentalité moune morne en fait le portrait n’est pas repliée sur elle-même, sans compter que Muzion ne s’adresse pas exclusivement à elle. La circulation de la musique du groupe, au-delà de cette communauté et dans la durée, montre bien qu’un public varié s’est senti interpellé. Vingt ans après la parution de l’album, Jérémie McEwen (2019) est presque solennel dans son élargissement de la portée de Muzion. Revenant sur l’apostrophe de J. Kyll, il affirme : « Quand elle crie “Haïtien!”, dans le tube radio intergénérationnel et interculturel La vi ti nèg, elle parle à tout le Québec, à la francophonie du monde entier, elle dit haut et fort : “Nous sommes là, nous voulons cesser d’exister comme citoyens de seconde classe du monde.” » Dans un article écrit avec Lise Winer et Kobir Sarkar, Mela Sarkar met au jour un premier élargissement de l’auditoire de Muzion : si les paroles du refrain de « La vi ti nèg » (« Lavi a pa fasil, o / se pou sa nou rasanble ») « speak directly to the sense of alienation experienced by young members of one non-white immigrant community—the Haitian community— [,…] they also resonated with many other young Montrealers from a variety of backgrounds, many of whom are not actually fluent in Haitian Creole[27] » (2005 : 2057). Selon elle, cette nouvelle communauté regroupée autour des chansons de Muzion participe de l’émergence d’une « Hip-Hop Nation », qui se définit par l’usage d’un code linguistique mixte puisant dans les ressources de plusieurs communautés ethniques non francophones, mais maîtrisant le français, peu importe la communauté d’origine de la personne qui mobilise ce code (Low, Sarkar et Winer, 2009). Un tel code mixte permet de construire un « contre-discours » (Sarkar, 2008 : 28) critique en réponse à certains modèles dominants d’appartenance à la société québécoise qui se révèlent « exclusionniste[s] envers les minorités linguistiques et raciales » (Ibid. : 40).

La palette linguistique de Muzion nous a permis de nous en rendre compte, ce contre-discours ratisse large dans ses interpellations. À la manière de la poète afro-américaine Audre Lorde, pour qui « the master’s tools will never dismantle the master’s house » (2007 : 110), Muzion ne répond pas à l’exclusion par l’exclusion. Le français, langue matrice, et la présence de québécismes indiquent que l’invitation à « décortiquer […] l’identité québécoise » (J. Kyll, 2022 : 23) et à en reconfigurer les composantes s’étend à l’ensemble du public québécois francophone, peu importent les obstacles à la compréhension qui sont jetés sur sa route[28]. Selon Sommer, l’approche par « slaps and embraces » signifie que le public cible des artistes membres de groupes linguistiques et ethniques minoritaires « need[s] not be the coconspirators that standard literary criticism would make of us. Instead, we are sometimes targets of the text[29] » (2001 : 176-177). L’interpellation du Québec que Muzion effectue par ses usages linguistiques deviendra explicite, intégrée au discours, dans l’album solo de Jenny Salgado Et tu te suivras, paru en 2010 : « Hey, où c’est tu veux j’m’en aille? / C’est ici que je suis née /C’t’icitte que j’suis née! ». Dans cette chanson intitulée « Spit White », et où on reconnaîtra la référence au poème de Michèle Lalonde « Speak White », elle affirme chanter « dans la langue de la liberté », ajoutant : « Et je sais que la liberté / se trouve dans les liaisons ». Dans Mentalité moune morne, Muzion n’était pas si didactique. Parfois faciles à décoder pour tout le monde, ses usages requéraient à d’autres moments un travail de déchiffrement plus intense pour certains segments de l’auditoire que pour d’autres. Dans les deux cas, l’idée d’une liberté générée par la création de liens sans cesse renouvelés imprègne ses chansons.

Les communautés dont l’hétérolinguisme de Muzion trace les contours n’ont pas de contours fermes, justement. Elles sont tout aussi unifiables que divisibles, hétérogènes à quelque échelle qu’on les considère. Si le groupe met en scène maints conflits avec des représentants d’un système qu’il désigne comme québécois, il signale en même temps son appartenance à la génération Passe-Partout. S’il fait sienne la scène rap, voire la domine, c’est aussi qu’il participe au jugement et à l’émulation réciproque de ses membres. « Tu travailles un max ton image, mais qu’est-ce que tu fais de tes textes? », lance ainsi J. Kyll à une « sista » rappeuse (« Le concept »), tandis qu’elle éconduit un auditeur l’ayant approchée sans avoir obtenu son consentement : « Hey! Mais qu’est-ce que ta main fait là? (Go away!) / Nèg pa lave, pafume (No way!) » (« Lounge with us »). Les membres de la communauté haïtienne sont loin d’être épargnés, qu’il s’agisse de l’adorateur trop insistant dont il vient d’être question ou du « djèskòm[30] » trop fier, qui cache ses larmes dans « La vi ti nèg ». Au contraire, toutes les langues dont se sert le groupe permettent de les contredire, sans les exclure. L’objectif de liaison, ici, passe par des adresses discursives dont l’amalgame de langues choisi détermine chaque fois la cible. Et chaque interpellation met en question le statu quo.

Dans cette démarche, les positions revendiquées ou critiquées, comme les combinaisons de langues qui permettent de les exprimer, ne sauraient être figées. Ainsi, les communautés représentées, comme les individus qui en font partie, ne sauraient être réduites à une liste de composantes, ni à des critères d’appartenance préétablis. S’inspirant de Frantz Fanon, Homi Bhabha décrit le stéréotype comme « an arrested, fixated form of representation […] denying the play of difference[31] » (1994 : 75). Muzion met au contraire la différence en mouvement, invalidant toute tentative de stéréotype. Il individualise la différence sans la dépolitiser. Et il effectue cette hétérogénéisation constante jusqu’à l’intérieur de la communauté la plus petite dont il fait le portrait, celle que constitue le groupe lui-même.

On remarquera à ce sujet que les trois principaux membres du groupe ont un rapport singulier à leur(s) langue(s) et à leurs références, et que ces différences ne sont pas gommées dans la proposition artistique de Muzion. Seule J. Kyll pouvait chanter « Noire noblesse » ou « Tel père, tel vice », chansons qui donnent toute sa profondeur à Mentalité moune morne; c’est aussi elle qui porte le discours féministe du groupe et ses plus longs passages en créole, même si les autres membres du groupe sont eux aussi locuteurs de cette langue. Celle que ses compagnons décrivent comme « la Madone du français » (Boisvert-Magen, 2019) ne s’empêche pas d’avoir recours aux anglicismes du français québécois : « quel mirage cherches-tu? / Crois-tu vraiment que tu checkerais ton image seul sur une île perdue? » (« Mentalité moune morne ») Dans les mêmes chansons, Dramatik décrit le rap comme sa « fucking épouse » (« Rien à perdre ») et affirme : « for real j’ai vu plus de femmes bizarres que le capitaine Kirk » (« Mentalité moune morne »), ce qui ne l’empêche pas de dénoncer les « catalogues d’anorexie » (« De bonne foi »). C’est à lui qu’on doit le plus de références à la culture populaire, qu’elle soit québécoise ou américaine, sans compter une multitude de références bibliques. Quant à Imposs, il est la voix des hommages les plus récurrents à la famille et au clan, mais aussi des interjections au mélange de langues le plus resserré. Enfin, si les textes de Muzion rendent compte de divergences dans l’équilibre des langues entre les M.C., seuls les enregistrements donnent à entendre leur variation d’accents, même entre le frère et la soeur Salgado.

Pour faire résonner une telle hétérogénéité à l’encontre du figement et des idées préconçues, le fonctionnement du rap joue encore une fois un rôle crucial, malgré les clichés qui entourent le genre. Le partage du micro entre plusieurs M.C. dans un même groupe (J. Kyll, 2022 : 18) fait partie de ce qui rend la voix de Muzion non homogénéisable. L’unité que Muzion construit est celle d’une hétérogénéité partagée. Elle admet que le partage des voix puisse être asymétrique et en appelle à des reconfigurations plus équitables. L’empreinte que Muzion a laissée sur le rap québécois donne à penser que certains des rassemblements appelés par le groupe sont advenus depuis la parution de Mentalité moune morne; en même temps, les polémiques récentes sur l’usage du franglais dans le rap[32] montrent la fragilité de ces rassemblements. Quoi qu’il en soit, les questions d’appartenance soulevées dans Mentalité moune morne sont tout aussi brûlantes à la réécoute de l’album vingt ans plus tard qu’elles ne l’étaient à sa parution. Malgré leur urgence, elles ne semblent pas non plus en voie d’être résolues. « Combien n’ont pas compris? Tu veux un chiffre arrondi? / On est tous dedans, moi y compris » (J. Kyll, « Mentalité moune morne »).