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Introduction

La Résolution 1325, votée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies le 31 octobre 2000, est considérée comme un évènement historique. Ce tournant marquant reconnaissait, pour la première fois, l’impact différencié, disproportionné et unique qu’ont la guerre et les conflits sur les femmes. La Résolution 1325 reconnaissait également le besoin essentiel d’inclure celles-ci dans tous les efforts de paix et sécurité, tant au niveau de la prévention de la violence qu’en matière de participation dans les opérations de maintien de la paix, par exemple, et de la résolution de conflits. Finalement, la Résolution 1325 soulignait le besoin urgent de mettre en place des mesures de protection contre les violences basées sur le genre. Neuf autres résolutions (s/res/1820, 1888, 1889, 1960, 2106, 2122, 2242, 2467, 2493) ont suivi, constituant désormais l’agenda Femmes, Paix et Sécurité (fps). Ses piliers fondateurs sont les trois « p » – participation, protection, prévention – auxquels s’ajouteront ensuite le secours et le rétablissement (relief and recovery) (Coomaraswamy 2015).

Vingt ans après son adoption, de multiples barrières à son implantation – notamment institutionnelles – demeurent. Les ouvrages de Basu, Kirby et Shepherd (2020), de De Jonge Oudraat et Brown (2020) et de Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde (2020) traitent non seulement de ces barrières, mais également des contours de l’agenda, son agrandissement et son rétrécissement. De plus, les ouvrages discutent son contenu normatif et fondamentalement politique où divers acteurs et divers niveaux de gouvernance se rencontrent et mènent des luttes sociales et géopolitiques.

Le présent essai s’ouvre par une évaluation des forces et faiblesses des trois ouvrages et de leurs contributions à la littérature en Relations internationales (ri) féministes, en études féministes de sécurité et en gouvernance globale. Il se penche ensuite sur l’applicabilité de l’agenda fps : comment ces différentes résolutions sont implantées, par qui, pour qui, et à quels niveaux de gouvernance. Adoptant un point de vue constructiviste et féministe critique, l’essai cherche ensuite à montrer comment cet agenda est interprété, perçu, internalisé, contesté à l’échelle internationale et comment il (re)produit certaines hiérarchies de pouvoir, notamment raciales et de genre. Comme plusieurs chercheuses l’ont mentionné, l’agenda fps est généralement considéré comme une norme internationale[1] (True 2016 ; Krook et True 2012) telle que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (cedaw). Or, contrairement au cedaw qui contient un mécanisme de plainte, l’agenda fps représente plutôt une forme de soft law, c’est-à-dire qu’il repose entièrement sur la bonne volonté des États membres et ne contient pas de réels mécanismes d’imputabilité à part la volonté politique de ceux-ci. De ce fait, au fil du temps, l’agenda fps s’est vu instrumentalisé à d’autres fins, transformé et militarisé, l’éloignant ainsi de ses objectifs initiaux de paix féministe. En coexistence avec d’autres vastes cadres normatifs en matière d’égalité de genre, l’agenda fps représente aujourd’hui un terrain d’étude fertile pour comprendre les enjeux de genre liés à la paix et à la sécurité. Enfin, l’essai mettra en lumière les critiques et les défis à venir pour la prochaine décennie et comment ces trois ouvrages tentent d’y répondre.

I – Présentation des ouvrages

Le livre édité par Basu, Kirby et Shepherd s’adresse précisément à la communauté des spécialistes de l’agenda fps. Marquant le vingtième anniversaire de la Résolution 1325, il traite de l’agenda comme objet de recherche, comme entité normative, mais aussi de « l’idée » de l’agenda, ses transformations, son évolution historique, son instrumentalisation et ses défis futurs. Une multitude de méthodes qualitatives originales sont employées, allant de l’analyse discursive à l’analyse visuelle, l’ethnographie et l’auto-ethnographie, les entrevues, puis, enfin, les conversations entre chercheuses, activistes et praticiennes des quatre coins de la planète.

Ce premier ouvrage se décline en deux parties. La première localise l’agenda fps dans des lieux et des institutions précises. Par exemple, le chapitre de Nicola George critique la perpétuation d’une vision économique et libérale de la paix dans les Îles du Pacifique. Dans le même ordre d’idée, le chapitre de Rita Manchanda aborde la question de la difficulté de mise en oeuvre de l’agenda – perçu comme étant stato-centrique et occidentalo-centré – dans des lieux précaires et militarisés comme en Asie du Sud. Ces deux chapitres montrent qu’il est impossible d’utiliser l’agenda fps comme cadre universel et que ce dernier peut être inutile, voire contreproductif pour certaines femmes, dans des lieux et moments précis. Ensuite, Minna Lyytikäinen et Marjaana Jauhola offrent une lecture critique de la troisième version du Plan d’action national (pan) finlandais à la lumière de la montée du populisme en Europe, puis finalement, le chapitre de Elizabeth Pearson explore les questions d’agentivité conflictuelle des femmes musulmanes britanniques impliquées dans les programmes de prévention de la radicalisation. Ces deux chapitres montrent surtout comment l’agenda fps n’est pas immuable : celui-ci peut se voir sécuritisé (securitized) ou instrumentalisé à d’autres fins politiques (comme la guerre contre le terrorisme), au gré des différentes administrations politiques. La deuxième partie souligne les tensions qui traversent l’agenda. Le chapitre de Toni Haastrup et Jamie J. Hagen est particulièrement éclairant à cet égard. Il analyse la manière dont les hiérarchies raciales (« l’Autre »), les binarités Nord/Sud et la « blanchité » (whiteness) sont perpétuées dans les pan des pays occidentaux à travers une foule de procédés visuels et discursifs. Les autres chapitres discutent des enjeux politiques souvent négligés après son institutionnalisation, son hyper-professionnalisation et sa bureaucratisation constante, tels que le commerce des armes, les entreprises de sécurité privées, la migration climatique ou encore le trafic humain. Certains de ces enjeux plus structurels sont souvent mis à l’écart pour accorder la priorité aux « compromis » ainsi qu’aux problèmes politiques mesurables et à court terme.

Le deuxième ouvrage, édité par De Jonge Oudraat et Brown, est plus grand public et « scolaire » dans son contenu et dans son approche. Si une grande partie du livre est certes consacrée à l’agenda fps, son origine historique et son importance à la fois pratique et académique, la plupart des chapitres sont cadrés de manière générale sur les perspectives féministes des sujets aussi larges en ri que la sécurité et le terrorisme, la gouvernance internationale, la consolidation de la paix et les droits humains, les désastres humanitaires, les changements climatiques ainsi que le développement international. En ce sens, la contribution de cet ouvrage est plus grande et accessible dans la mesure où il peut s’adresser à la communauté des ri plus largement et non seulement aux spécialistes de l’agenda fps. Le but de l’ouvrage est d’ailleurs d’engager le dialogue avec la communauté des études de sécurité dites traditionnelles et de rendre les perspectives de genre plus « normalisées » (mainstreamed) au sein de ce sous-champ académique. Il s’agit également d’un outil exceptionnel pour les étudiantes et étudiants souhaitant s’orienter dans le domaine des études féministes de sécurité. L’ouvrage est aussi très utile pour les praticiennes et praticiens puisque chaque chapitre se termine avec la même formule : les progrès acquis, les obstacles aux progrès et les stratégies futures pour le développement des politiques.

Enfin, l’ouvrage édité par Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde, ne porte pas spécifiquement sur l’agenda fps, mais il est néanmoins extrêmement pertinent dans le cadre de cet essai. Il interroge d’abord la portée des normes internationales en matière d’égalité de genre : les processus d’engagement vis-à-vis les normes par les divers acteurs, la manière dont les normes sont produites, mises en oeuvre, diffusées, traduites au niveau local, interprétées, débattues, contestées et transformées, ainsi que les dynamiques de pouvoir intrinsèquement politiques qui en découlent. Les auteurs rejettent les thèses constructivistes classiques connues de la diffusion (Finnemore et Sikkink 1998), du « voyage » ou de la « traduction » des normes et des idées qui ont une vision somme toute statique, unidirectionnelle et top-down de celles-ci, suggérant plutôt une approche située des normes.

Ce troisième ouvrage constitue donc une source importante pour comprendre les dynamiques relationnelles, structurelles, organisationnelles et institutionnelles derrière les vastes cadres normatifs concernant l’égalité de genre comme l’agenda fps, le cedaw, la Déclaration et le Programme d’action de Beijing (bpfa), ainsi que les Objectifs de Développement Durable (sdgs), entre autres. Il met en lumière la grande diversité d’acteurs, tant publics que privés, prenant part aux normes, tant dans leur aspect discursif que matériel et pratique, à l’aide de plusieurs cas d’études et échelles d’analyse. Comme le deuxième ouvrage, la contribution du livre s’inscrit plus largement dans un sous-champ des ri, la gouvernance globale, et s’adresse donc à un public beaucoup plus grand que le premier.

En somme, les trois parutions présentées permettent de constater l’ampleur de l’évolution des normes internationales en matière d’égalité de genre sur les questions de paix et sécurité depuis les vingt dernières années, dont l’agenda fps qui est en constante mouvance.

II – Comment l’agenda fps est-il mis en oeuvre ? Par qui ? Pour qui ? Quels sont ses contours ?

Vingt ans après la Résolution 1325, un aspect central et constamment discuté de l’agenda fps est sa mise en oeuvre concrète. Le manque de financement chronique et le manque de volonté politique des acteurs sont des critiques récurrentes, comme en témoigne l’étude globale pour le quinzième anniversaire de l’agenda (Coomaraswamy 2015). L’agenda fps est réalisé à divers niveaux de gouvernance, par une multitude d’acteurs. La question de la mise en oeuvre est absolument centrale, car elle pousse également à réfléchir aux contours de l’agenda, à savoir qui est exclu et inclus dans ses contours et quelles réalités il rend (in)visibles.

A – L’agenda et les États membres : les plans d’action nationaux

Les États membres des Nations Unies sont les principaux acteurs permettant la mise en oeuvre de l’agenda fps à travers les Plans d’action nationaux (pan). Il aura fallu attendre cinq ans après la Résolution 1325 pour voir la réalisation du tout premier pan, adopté par le Danemark, en 2005. Aujourd’hui, 98 pays sur 194 ont mis en oeuvre le leur, et nombreux d’entre eux ont développé plusieurs versions de leur pan jusqu’à maintenant. Toutefois, seulement 35 pan ont présenté un rapport complet avec un budget alloué spécifique et détaillé (Peace Women 2022).

Une difficulté conjointement soulevée par les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020) est le manque de considération et de participation de la société civile dans beaucoup de pan, l’absence de réels mécanismes d’évaluation et de suivi (monitoring) des pan, ainsi que le manque de collecte de données ventilées par le genre (gender-disaggregated data), rendant difficile la vérification concrète de leur efficacité et l’atteinte de leurs objectifs. Dans la littérature fps, il s’agit d’un des aspects recevant le plus d’attention.

B – L’agenda et les acteurs non étatiques : les plans d’action régionaux, locaux et les organisations internationales

Outre les acteurs non étatiques, une diversité d’acteurs sur la scène internationale et régionale ont procédé à la mise en oeuvre de l’agenda fps à travers un Plan d’action régional (par), notamment l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (otan) – le plus controversé[2] – l’Organisation pour la Coopération et la Sécurité en Europe (osce), l’Union européenne (ue) et l’Union africaine (ua). Les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020) ne parlent d’ailleurs que sommairement de cette dimension régionale de l’implantation de l’agenda. En ce sens, l’ouvrage de Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde offre une contribution réellement intéressante en soulignant également le rôle des acteurs régionaux, mais aussi les acteurs privés et de charité (exemple : Fondation Bill & Melinda Gates, Oxfam), les acteurs religieux (exemple : Islamic Relief), et financiers (exemple : Banque mondiale) dans la mise en oeuvre des normes en matière d’égalité de genre, dont l’agenda fps, et toutes les implications pratiques, financières et éthiques qui en découlent.

Une tendance grandissante, qui n’est pas beaucoup abordée par les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020), est la question de la localisation de l’agenda fps à travers des Plans d’action locaux (pal). Plusieurs initiatives visant à implanter l’agenda fps à un niveau très micro, au sein d’une ville ou d’une communauté précise par exemple, existent actuellement en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, au Kirghizstan, au Libéria, au Sierra Leone et en Colombie (Jacevic 2019 : 15 ; Coomaraswamy 2015 : 243 ; gnwp 2013). Les pal consistent habituellement en une manière de développer des plans d’action indépendamment des institutions ou de procéder à une implantation « par le bas » du pan à travers les structures municipales, locales, provinciales, ou ministérielles, entre autres (Myrttinen et al. 2020 : 68). Ces pal sont souvent un lieu où les organisations de la société civile sont grandement impliquées.

C – L’agenda et la société civile

Dans leur rapport pour le vingtième anniversaire de la Résolution 1325, la Women’s International League for Peace and Freedom (wilpf), une des plus anciennes organisations féministes antimilitaristes et anti-impérialistes, et derrière la rédaction de cette résolution à l’époque, souligne que l’agenda ne doit pas se réduire à un simple « exercice rhétorique demeurant dans les hautes sphères d’élites des Nations Unies ». Au contraire, celui-ci doit avoir un réel impact positif sur la vie des femmes et des autres populations marginalisées et disproportionnellement affectées par les conflits (Kaptan 2020 : 5). Effectivement, l’agenda fps est né grâce à la détermination acharné de groupes féministes transnationaux et d’activistes pour la paix, dont le Groupe de travail des ong sur les femmes, la paix et la sécurité, s’appuyant sur les efforts de la cedaw et de la bpfa, entre autres (ibid. : 7). Ainsi, bien que parfois effacée et ignorée, la société civile joue un rôle essentiel dans la mise en oeuvre de l’agenda fps, notamment en exerçant de la pression et du lobbying auprès des gouvernements pour leur rappeler leur engagement vis-à-vis de leur pan.

Dans la dernière décennie, plusieurs initiatives de la société civile ont voulu apporter des solutions au problème du manque de mécanismes de suivi et d’évaluation des pan, ainsi que du manque de données ventilées par le genre. Une d’entre elles, Women Count, initiée par l’ong Global Network of Women Peacebuilders, vise par exemple à compiler des données concernant la mise en oeuvre des Résolutions 1325 et 1820 dans une dizaine de pays à travers le monde (Prentice 2011).

C’est certainement le premier ouvrage (Basu, Kirby et Shepherd 2020) qui reconnaît l’apport crucial de la société civile et met en lumière davantage cette implication en fournissant un espace de dialogue riche entre des chercheuses, des praticiennes (du wilpf et de la Cour Pénale internationale, entre autres), ainsi que des activistes du Soudan du Sud et du Nigéria. Ces discussions produisent également de nouvelles manières de « connaître » l’agenda fps et produire du savoir sur celui-ci en dehors des sphères académiques.

D – L’agenda et ses contours

Le chapitre de Rita Manchanda[3] critique l’aspect stato-centré de l’agenda et la difficulté de son application dans certains contextes en conflit (et postconflit), tels que le Kashmir, le Nagaland, l’Afghanistan, le Népal, et le Sri Lanka. Il est possible d’étendre cette réflexion à d’autres lieux ne correspondant pas au cadre stato-centrique de l’agenda, mais qui ont néanmoins élaboré un pan, tels que la Palestine et l’île de Bougainville. L’autrice s’interroge aussi sur la compréhension parfois apolitique des femmes et de la paix dans l’agenda fps, due entre autres à son institutionnalisation et à son caractère libéral et occidentalo-centré. Elle soutient notamment la nécessité de reconnaître la pluralité des expériences vécues des femmes vis-à-vis de la militarisation, du nationalisme, de l’insécurité et de la paix (existant sur un continuum) et plaide pour qu’une plus grande attention de l’agenda soit accordée aux politiques de résistances quotidiennes des femmes (Manchanda 2020 : 68). Dans certains cas, les femmes de la région mentionnée plus haut ont contesté les normes mondiales telles que l’agenda fps, le cedaw et le bpfa, pour se les réapproprier et mieux refléter leur propre réalité, car l’agenda s’est parfois révélé contreproductif dans leur contexte particulier. Il est possible de dresser un parallèle entre ce chapitre et celui de Sally Engle Merry et Peggy Levitt[4]. À travers une étude ethnographique d’ong de droits des femmes en Inde et aux États-Unis, ce dernier chapitre porte sur la vernacularisation des normes globales, qui sont inévitablement transformées et adaptées localement dans le but de « résonner » avec les réalités sociopolitiques dans lesquelles elles s’insèrent.

Les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020) mettent également en lumière les contours parfois exclusifs de l’agenda fps. Effectivement, une critique majeure envers celui-ci est sa tendance à utiliser un langage parfois infantilisant (« women and children ») et l’utilisation interchangeable des termes « genre » et « femmes », ce qui invisibilise la diversité plurielle des genres, ainsi que des hommes, qui peuvent eux aussi subir des violences basées sur le genre[5]. D’ailleurs, la très grande attention accordée au viol comme arme de guerre[6] et à la protection des femmes – bien qu’extrêmement importante – risque non seulement de perpétuer certaines visions étroites et sexistes des femmes comme uniques victimes de la guerre (plutôt qu’actrices à part entière), mais également d’encourager l’idée que la guerre doit être « plus sécuritaire pour les femmes » en privilégiant des stratégies à court terme et en négligeant la dimension structurelle de la prévention, du désarmement et de la démilitarisation à long terme (Basu et Shepherd 2017 ; Shepherd 2016b).

III – L’agenda fps au-delà des documents : langage, socialisation et normes

Deux décennies de recherche féministe démontrent qu’il existe plusieurs relations de pouvoir discursives au sein des Résolutions fps (Shepherd 2016a, 2011 ; Puechguirbal 2010). Premièrement, un des aspects les plus frappants est la tendance des pays occidentaux à utiliser leur pan comme des outils de politique étrangère, à externaliser leur plan d’action « ailleurs » (outward looking)[7]. À l’inverse, les pan des pays « du Sud » concernent presque toujours leur propre contexte interne (inward looking) et sont souvent financés de l’extérieur ; les pays du Sud global se voient donc imposer « l’expertise » des pays occidentaux en la matière, sans quoi, le pan n’aurait pas lieu (Basu, Kirby et Shepherd 2020 : 8). Certaines autrices ont critiqué cette situation, puisque cela a mené à plusieurs dérives, par exemple à l’utilisation du pan comme plan d’aide internationale au développement, un des cas les plus flagrants étant celui du Népal (Yadav 2017). Bref, l’externalisation des menaces contre l’égalité de genre est un point central des critiques postcoloniales de l’agenda fps (voir Parashar 2019 ; Basu 2016 ; von der Lippe 2012).

Deuxièmement, l’agenda (re)produit certaines visions spécifiques de la paix et de la sécurité avec une vision assez dichotomique et statique des femmes en situation de conflit (Shepherd 2016a ; Gibbings 2011). Outre l’aspect textuel et linguistique, les images généralement employées dans les pan des pays occidentaux sont parlantes. Le chapitre de Haastrup et Hagen[8] montre par exemple que ces pan contiennent des photos de femmes et enfants racisés en situation de détresse et des femmes blanches « sauveuses » en habits de sécurité (Haastrup et Hagen 2020 ; Shepherd 2016b : 328). L’aspect symbolique et sociologique de l’agenda fps est donc important pour comprendre comment il devient un terrain de luttes politiques qui s’inscrivent dans des logiques géopolitiques hégémoniques.

Il faut se rappeler que l’agenda fps est un vaste cadre politique normatif en coexistence avec les autres normes en matière d’égalité de genre. L’ouvrage de Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde (2020) propose donc une approche située hautement pertinente des normes internationales, que leurs auteurs et autrices définissent ainsi :

L’approche située souligne la nature intersubjective des normes et comment celles-ci sont abordées, reproduites ou modifiées dans les interactions sociales et ne peuvent pas être comprises comme existant en dehors de ces processus. Les normes n’ont aucune énergie inhérente qui les « transportent » à travers les frontières. Plutôt, les acteurs et actrices se rapportent aux normes dans des situations différentes, intentionnellement ou non, tant à travers des discours que dans des pratiques. Ce faisant, les acteurs peuvent être influencés par les normes, mais peuvent aussi les influencer en retour et changer leur sens. […] Ces normes [prescriptives] sont reconnues en ce sens que tous les acteurs concernés considèrent qu’il est politiquement nécessaire de les aborder ou de s’y rapporter dans un domaine donné, mais sans nécessairement les accepter ou y souscrire. Dans cette conceptualisation, les normes sont presque toujours contestées et dans un processus de changement. Différents acteurs favoriseront différentes interprétations des normes selon leurs positions historiques, économiques et politiques.[9]

Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde 2020 : 4 et 7

En somme, les normes s’inscrivent dans des processus multi-acteurs, multiniveaux et sont fondamentalement dynamiques, politiques et tout sauf linéaires. Cette approche, entre autres, donne beaucoup plus d’agentivité aux acteur et actrices qui produisent et construisent le sens de ces normes, tant au sein qu’en dehors des institutions. D’ailleurs, les directrices et le directeur du premier ouvrage soulignent comment « the multiple iterations of the wps agenda are not independent either of the relevant actors that give meaning to it and are responsible for its implementation, nor the material and discursive contexts within which it is understood and operationalized » (Basu, Kirby et Shepherd 2020 : 7). Cette conceptualisation des normes a beaucoup à apporter à notre compréhension de l’agenda fps. Toutefois, l’approche théorique défendue par Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde, bien que définie extensivement tout au long de l’ouvrage, souffre d’un certain flou conceptuel. Il n’apparaît pas clairement, par exemple, en quoi cette « nouvelle » approche des normes se distingue réellement des autres approches critiques poststructuralistes et féministes des normes globales (voir entre autres Martín de Almagro 2018).

Une dimension peu abordée dans les trois ouvrages est la question de la performativité des normes. Jacevic (2019 : 16) note que l’adoption d’un pan est de plus en plus considérée comme un moyen pour certains pays, notamment en Europe de l’Est, de démontrer et « prouver » leur respect des critères d’adhésion à des alliances régionales et internationales telles que l’ue, l’osce et l’otan.

IV – Contestations et résistances : progrès réversibles, terrain géopolitique et luttes futures de l’agenda fps

Les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020) soulignent la nécessité de garder un oeil critique face à cet agenda. Si des progrès exceptionnels sont certainement à reconnaître, d’autres dimensions restent néanmoins déficientes. Ces ouvrages soulignent comment, même aujourd’hui, les femmes demeurent disproportionnellement absentes des accords de paix, comme médiatrices, négociatrices et signataires. Le dernier ouvrage (Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde 2020) montre comment les normes internationales en matière d’égalité de genre, telles que l’agenda fps, ne devraient jamais être tenues « pour acquises » : elles sont constamment contestées, négociées, (ré)appropriées et (re)produites à travers divers discours et pratiques.

Une des menaces les plus importantes à l’agenda fps à l’heure actuelle est certainement celle du contrecoup (backlash) antiféministe à la fois en dehors et au sein des Nations Unies. Ces discours antiféministes sont portés par une diversité d’acteurs conservateurs et religieux contre « l’idéologie de genre », ou tout simplement parce que l’agenda fps est perçu comme un projet occidental. Plus inquiétant encore, ces acteurs sont entre autres des membres permanents du Conseil de Sécurité : les États-Unis, la Chine et la Russie (Cupać et Ebetürk 2020 ; O’Sullivan et Krulišová 2020). Ce contrecoup s’exprime surtout en ce qui a trait à la santé sexuelle et reproductive. Rappelons qu’en avril 2019, les États-Unis ont menacé d’utiliser leur droit de veto pour annuler la proposition de la Résolution 2467 si les mots n’étaient pas modifiés (particulièrement les mentions liées à l’accès à l’avortement). En effet, cette résolution portait spécifiquement sur les violences sexuelles liées aux conflits, à l’accès à l’avortement pour les victimes de viols de guerre, ainsi qu’aux enfants nés de ces atrocités, ce qui a mené à l’adoption d’une résolution sérieusement « diluée » sans aucune mention de la santé sexuelle et reproductive (Allen et Shepherd 2019). Seul l’ouvrage de De Jonge Oudraat et Brown (2020) souligne ce danger en profondeur.

À ce sujet, le chapitre d’Anne Marie Goetz et Rob Jenkins[10] propose une réflexion sur l’avenir de l’agenda fps qui sera grandement influencé par trois choses : les réactions contre les normes libérales dans les démocraties (pensons notamment à l’administration Trump ou aux vagues de populisme en Europe), la montée de l’autoritarisme (pensons entre autres au Brésil, aux Philippines, à l’Inde et à la Turquie) et enfin, le rôle croissant de la Chine en tant que fournisseur d’aide étrangère et de modèles de développement, particulièrement en prenant en considération sa méfiance envers l’agenda fps, tout comme la Russie et les États-Unis (Goetz et Jenkins 2020 : 47).

De plus, alors que l’agenda fps n’est pas perçu comme une priorité par bien des États et organisations, les conséquences désastreuses qu’aura la pandémie de covid-19 sur les problématiques discutées dans le cadre de cet essai sont certainement à prévoir (Naraghi-Anderlini 2020). Les deux premiers ouvrages (Basu, Kirby et Shepherd 2020 ; De Jonge Oudraat et Brown 2020) soulignent la fragilité de tous ces acquis. Malgré les progrès exceptionnels en matière de genre, paix et sécurité, les auteurs et autrices soulignent comment l’agenda fps échoue toutefois à traiter les causes structurelles de la guerre et n’affichent pas toujours une vision réellement transformatrice et à long terme, ce qui se perçoit dans le manque d’attention accordé au pilier de prévention, au désarmement et à la démilitarisation. Sur ces trois ouvrages, celui de De Jonge Oudraat et de Brown est certainement celui qui apporte le plus de solutions « pratiques », puisque chaque chapitre se termine avec une série de recommandations politiques.

Conclusions

Le livre dirigé par Basu, Kirby et Shepherd est le plus original des trois quant à sa contribution à la littérature sur l’agenda fps, alors que les deux autres sont plus classiques dans leur format et leurs méthodologies. De plus, on note dans le premier ouvrage l’utilisation de méthodes alternatives qui rappellent les tournants esthétiques/visuels, affectifs et narratifs en ri (Bleiker 2009 ; Bleiker et Hutchison 2008 ; Löwenheim 2010). Toutefois, l’ouvrage d’Engberg-Pedersen, Fejerskov et Cold-Ravnkilde (2020) est certainement celui qui résonnera davantage au niveau des théories en ri plus généralement, vu son engagement intellectuel vis-à-vis des différentes traditions théoriques de gouvernance globale et sa proposition d’un modèle alternatif de la diffusion des normes.

À partir d’un même point de vue théorique et épistémologique féministe en ri, les trois ouvrages mettent en lumière une tension entre les approches radicales et transformatrices[11] et les approches pragmatiques[12] des normes internationales en matière d’égalité de genre, dont l’agenda fps. Les trois ouvrages soulignent également la nécessité d’adopter un regard critique tout en reconnaissant les exploits des « fémocrates », ces bureaucrates féministes qui sont au coeur de l’implantation et de l’institutionnalisation de ces normes dans des environnements organisationnels androcentrés parfois très hostiles et réfractaires aux changements.

La Résolution 1325 fut historique pour de multiples raisons. Non seulement parce qu’elle a été adoptée par un des organes les plus androcentrés et militarisés des Nations Unies où les questions de hard security sont discutées - le Conseil de Sécurité -, mais également pour sa capacité à remettre en question les fondements mêmes des ri, en mettant la sécurité humaine et genrée au coeur de l’analyse. Chose certaine, c’est qu’il devient de plus en plus difficile aujourd’hui de concevoir l’agenda fps comme un tout cohérent et homogène. Au contraire, deux décennies de recherche et de plaidoyer féministe démontrent à quel point l’agenda, comme vaste cadre politique normatif d’une complexité croissante, nécessite une compréhension holistique et sophistiquée.