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La médiation des conflits politiques violents sur la scène internationale a suscité, depuis 1989, un regain d’intérêt de la part des acteurs de la politique mondiale : États (gouvernements, diplomates et militaires), organisations intergouvernementales (oig) et non gouvernementales (ong), Églises, etc. La médiation se trouve pourtant dans une situation paradoxale. En effet, personne ne remet en question la nécessité d’y recourir pour tenter de régler pacifiquement les conflits plutôt que d’employer immédiatement la force. Gouvernements, oig et ong ont développé des équipes et des mécanismes de médiation. Les travaux sur le sujet ont fortement augmenté ces vingt dernières années, y compris en France où la culture de la médiation était relativement faible. Et pourtant, la médiation, en raison de ses échecs, suscite de nombreuses et fortes critiques, ainsi que le scepticisme des acteurs mêmes qui officiellement la promeuvent, notamment les gouvernements et les appareils diplomatiques et militaires. C’est cette situation paradoxale qui nous a conduits à organiser un atelier (« section thématique ») sur la médiation dans les conflits internationaux dans le cadre du 15e congrès national de l’Association française de science politique, qui était aussi le 8e congrès des associations francophones de science politique, tenu à Bordeaux en juillet 2019. Les articles qui constituent ce numéro thématique sont issus des travaux de cet atelier.

L’histoire de la médiation est ancienne (Bély 2007 ; Princen 1992). Son institutionnalisation épouse la chronologie des efforts pour encadrer et prévenir les conflits armés. Ainsi, le titre II de la Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux (La Haye, 1907) est : « Des bons offices et de la médiation » (8 articles). Suivront le Pacte de la Société des Nations (article 12) et la Charte des Nations Unies (chapitre VI, article 33.1). L’Organisation des Nations Unies mène sa première mission de médiation dès 1948, dans le conflit israélo-arabe, avec à la clé un Prix Nobel de la Paix pour son médiateur et futur Secrétaire général adjoint aux Affaires politiques spéciales, l’Américain Ralph Bunche. La médiation constitue une solution de résolution des crises internationales de plus en plus prisée : elle concerne 20 % d’entre elles entre 1945 et 1962, 34 % entre 1963 et 1989, 64 % entre 1990 et 1996 (cidcm 2010).

Pourtant les missions de médiation relèvent plus du chemin de croix que d’une suite de succès triomphaux pour l’onu, faisant de la médiation l’un des symptômes de sa faiblesse face aux États et, depuis ces trente dernières années, face à d’autres types de belligérants, et ce de manière préoccupante. Le médiateur de l’onu pour le conflit libyen (2017-2020), Ghassan Salamé, résume les immenses difficultés qui peuvent se présenter à « l’envoyé spécial » d’une organisation non dotée de capacités de coercition militaire, à commencer par

l’extrême perméabilité du pays aux interférences extérieures. Il y a une bonne dizaine d’États qui soutiennent l’une des factions armées. Il n’y a pas deux camps opposés, comme on le pense souvent de l’extérieur. Ces interférences ont lieu de différentes manières : par le soutien politique et diplomatique de l’une ou l’autre faction, par l’emploi d’armes, la vente ou la donation d’armes, ou encore par des interventions extérieures directes de tel ou tel pays.

Le Monde, 24 août 2019

Devant ces obstacles, l’onu a cherché à renforcer ses capacités en créant un « Groupe d’appui à la médiation » et en constituant une équipe de réserve de conseillers seniors en médiation (2006). L’actuel Secrétaire général de l’onu, António Guterres, a fait fusionner le Département des Affaires politiques et le Bureau d’appui à la consolidation de la paix et créé le Conseil consultatif de haut niveau sur la médiation, composé de 18 personnalités (neuf femmes, neuf hommes) avant de participer très activement à la 6e Conférence d’Istanbul sur la médiation en octobre 2019. La sdn et l’onu n’ont pourtant mené que 24 % des missions de médiation internationale entre 1920 et 2001 (Wilkenfeld, Young, Quinn et Asal 2005). Parmi les articles qui composent ce numéro thématique, un seul, celui d’Ardijan Sainovic, analyse deux conflits dans lesquels les médiateurs onusiens ont joué un rôle significatif : Martti Ahtisaari, ex-président de la République de Finlande, au Kosovo, et le diplomate américain Matthew Nimetz pour régler le différend entre la Grèce et l’ex-République yougoslave de Macédoine. Ce dernier est probablement le médiateur le plus endurant de l’histoire puisque sa mission aura duré dix-neuf ans !

Les organisations régionales ont reproduit peu ou prou le modèle onusien : l’Union européenne a, en 2020, huit représentants spéciaux, nombre relativement élevé pour une organisation régionale comparativement aux 23 que compte l’onu. Un Institut européen pour la Paix (iep) a également été fondé en 2014. L’Union africaine (cinq représentants spéciaux), l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (osce) ou encore la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (cedeao), pour n’en citer que quelques autres, ont désormais une longue (quoique pas forcément très fructueuse) expérience de la médiation : Annie Jafalian se penche sur le rôle de l’osce dans le conflit du Haut-Karabagh, et Fatoumata Manifa Coulibaly, doctorante malienne, consacre sa thèse – et une communication lors de l’atelier du congrès – à la tentative controversée de médiation de la cedeao dans le conflit malien. Les organisations régionales ont mené, toujours selon Wilkenfeld, Young, Quinn et Asal, 18 % des médiations internationales entre 1920 et 2001.

Les États mènent donc la plupart des médiations dans les conflits politiques violents sur la scène internationale. Encore faudrait-il que tous ces États appliquent des normes internationales, celles de l’onu, plutôt que d’appeler « médiation » des opérations qui servent principalement leurs propres intérêts et ceux de leurs alliés. D’où le débat, central, sur la définition et les formes de la médiation. Pour l’universitaire et praticien de la médiation Jacques Faget, invité d’honneur de l’atelier, la médiation est un « processus consensuel de gestion des conflits dans lequel un tiers impartial, indépendant sans pouvoir décisionnel, tente, à travers l’organisation d’échanges entre les personnes ou les institutions, de les aider soit à améliorer ou établir une relation, soit à régler un conflit » (Faget 2008 : 312). Jacques Faget souligne aussi que « l’ensemble des spécialistes distingue trois styles de médiateurs : le facilitateur, le formulateur et le manipulateur » (Faget 2008 : 318, selon une typologie de Touval et Zartman 1985). Le facilitateur joue un rôle minimal dans la médiation ; il n’en fait pas une négociation assistée et ne procède à aucun marchandage : il est surtout là pour apporter un cadre neutre à la négociation entre les parties, à l’instar de ce que fit l’équipe de diplomates norvégiens menés par Geir Pedersen lors des négociations des accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens. Le formulateur intervient davantage, notamment pour présenter la synthèse des positions des parties, voire pour mettre en évidence leurs convergences, comme le fit Alvaro de Soto à Chypre, aboutissant à la rédaction du Plan Annan (Bertrand 2020). Le manipulateur, tel le diplomate américain Richard Holbrooke durant les négociations de Dayton sur l’ex-Yougoslavie (1995), tente d’orienter le processus dans un sens conforme à ses intérêts ou à ceux de l’État qui l’emploie. La définition proposée par Jacques Faget, aussi précise qu’exigeante, ne peut donc faire l’unanimité chez certains « médiateurs » agissant au nom d’États « puissants » c’est-à-dire, selon la célèbre définition canonique de Max Weber, ceux qui ont les moyens de faire faire à autrui ce que celui-ci n’aurait pas fait de sa propre initiative. On peut ainsi s’interroger sur la conversion de la France en « puissance médiatrice », comme l’annonçait le président Emmanuel Macron à l’été 2018…

Trois décennies après la fin de la guerre froide, on observe ainsi une prolifération des acteurs et des initiatives de médiation, accompagnés d’une recrudescence des programmes de recherches et des publications sur les médiations, les négociations et les processus de paix, produisant un savoir nouveau consacré aux stratégies négociées de sorties de conflit. En interrogeant tour à tour les justifications du recours à la médiation, les interactions entre les différents acteurs de la pacification internationale, les dynamiques inhérentes à la participation d’un tiers extérieur à la gestion d’un conflit, ou encore les raisons des succès et, plus encore, des échecs de la médiation, ces travaux de recherche soulignent les fonctions sociales et politiques intrinsèquement associées à cette pratique spécifique de construction de la paix.

Certaines figures emblématiques du champ des études sur la paix et le « management » des conflits, telles que I. William Zartman, ou encore les multiples publications de l’us Institute of Peace sous la direction de Pamela Aall, Chester Crocker et Fen Osler Hampson ont largement contribué à développer l’analyse systématique des succès et des échecs des processus de médiation post-1989. Ainsi des médiations de l’onu au Cambodge, au Salvador ou au Guatemala, sans oublier la médiation-facilitation norvégienne qui aboutit aux accords d’Oslo (1993) ou celle de l’accord du Vendredi saint mettant fin au conflit nord-irlandais (1998).

Les appareils des États intervenants, les oig et ong ainsi que des personnalités dites « de haut niveau », envoyés et représentants spéciaux, ont, semble-t-il, acquis l’expérience et le savoir-faire nécessaires en matière de médiation, facilitation et accompagnement des processus de paix (Faget 2008). Les échecs répétés de résolution des conflits israélo-palestinien, afghan, syrien, malien et autres semblent cependant avoir donné un coup d’arrêt à cette dynamique : à l’exception des spectaculaires et soudains rapprochements entre dirigeants de l’Éthiopie et de l’Érythrée, ou de la Corée du Nord et du Sud, il n’est plus question, depuis une décennie, que de processus enlisés et de médiateurs qui abandonnent. Même la période postconflit donne au succès colombien un goût amer de médiation inachevée.

Comment expliquer cette crise apparente de la médiation et des processus de paix ? Comment expliquer la répétition d’erreurs manifestes, notamment celles qui ne mènent qu’à l’instabilité chronique, à l’instar des négociations de partage du pouvoir avec des « saboteurs de paix » (peace spoilers) comme en République démocratique du Congo ? Quelles sont les leçons que les principaux acteurs de la médiation internationale tirent des expériences réussies mais aussi de leurs échecs ? Quelles sont les innovations théoriques et pratiques qui traversent le secteur des acteurs de la pacification internationale ? Comment interagissent des intervenants, publics, privés, religieux, qui partagent souvent les mêmes terrains d’interventions et dépendent des mêmes sources de financement ? L’ère de la médiation aurait-elle pris fin avec la remontée de la conflictualité globale et les crises des organisations de la coopération internationale ? Pour reprendre le titre d’un article publié en 1999 par Edward Luttwak dans Foreign Affairs, s’agit-il d’un retour à « Give War a Chance » ou d’une adaptation et d’une complexification des stratégies et des mécanismes voués à garantir une paix stable par le recours à de nouvelles formes de gestion et de résolution des conflits ?

Articulant enquêtes de terrain et apports théoriques, les articles qui constituent ce numéro thématique tentent de renouveler l’étude de médiations et de médiateurs familiers en les questionnant à la lumière de cas d’études contemporains et des apports des études sur la paix et la résolution des conflits.

À partir du cas des médiations algériennes dans les conflits maliens, Abdoul Sogodogo interroge les obstacles qui se dressent devant la médiation « puissance », conçue comme un instrument de politique étrangère au service d’une stratégie diplomatique « traditionnelle ». S’appuyant sur une série d’entretiens, Abdoul Sogodogo souligne les jeux de puissance autour de la conduite des médiations algériennes au Sahel, depuis les premiers pourparlers de Tamanrasset au début des années 1990 jusqu’aux cycles successifs de négociations conduites sous l’égide de l’État algérien pour tenter d’apaiser les tensions sur le territoire malien. La médiation entendue comme un outil au service de la politique étrangère, poursuivant à la fois des objectifs dictés par des impératifs politiques nationaux et une stratégie de légitimation à dimension régionale, obtient des résultats mitigés, produits d’accords signés à la hâte. Au service de la seule puissance, la médiation produit rarement des résultats probants, notamment, comme le démontre l’auteur, lorsque le processus de dialogue tend à ignorer la contribution, devenue essentielle, des communautés locales.

Le travail minutieux mené par Xabier Itçaina sur « l’un des derniers conflits nationalitaires violents d’Europe de l’Ouest » met en évidence le rôle clé, mais discret, des médiations « religieuses » dans le conflit basque. Revenant sur les caractéristiques des médiations par les acteurs dits « de conviction », l’auteur détaille les facteurs qui motivent la sollicitation et la mobilisation de l’Église catholique ou encore de la communauté de Sant’Egidio. Une « paradiplomatie » dont les répercussions politico-religieuses, au sein de l’Église, des États ou des groupes politiques concernés, demeurent significatives et interrogent, dans son ensemble, le champ des acteurs de la médiation des conflits.

« Les causes de l’échec » : tel aurait pu être le titre du texte proposé par Annie Jafalian sur les médiations et tentatives de règlement du conflit du Haut-Karabakh. Le mécanisme de médiation mis en oeuvre par le « groupe de Minsk » à partir de 1992 témoigne tout à la fois des innovations institutionnelles qui inaugurent les capacités renouvelées de gestion de conflits par les organisations multilatérales et des obstacles indépassables constitués par les jeux traditionnels de la puissance. L’enlisement des négociations souligne deux catégories de limites des processus et des méthodes de passage de la guerre à la paix : d’une part, des limites liées à la complexité des systèmes de médiation multipartites ; et d’autre part, des limites liées au décalage entre la faiblesse des ressources allouées aux médiateurs et la démesure des objectifs politiques, quand ils concernent des enjeux de sécurité, de souveraineté et d’intégrité territoriale.

Enfin, l’analyse des cas du Kosovo et de la Macédoine du Nord permet à Ardijan Sainovic de mettre à l’épreuve du terrain le modèle de la « maturité » (ripeness, ou moment « mûr » pour la gestion d’un conflit ou sa résolution) proposé, dès 1985, par I. William Zartman dans un ouvrage intitulé Ripe for Resolution : Conflict and Intervention in Africa. Trois études de cas de médiation du conflit au Kosovo ainsi que l’interminable médiation de Matthew Nimetz entre la Grèce et l’ex-République yougoslave de Macédoine permettent de revisiter la modélisation des processus d’intervention dans les conflits et encouragent à repenser l’économie générale des systèmes de fabrication de la paix. L’analyse critique d’une forme d’ingénierie de la gestion des conflits, en isolant les facteurs qui en limitent la portée, renouvelle le regard sur les processus de médiation et leur dynamique temporelle.

Faire dialoguer le local et l’international, les perspectives globales du travail de paix avec les enjeux politiques et sociaux du « marché » des acteurs de la résolution des conflits, telle est l’ambition des travaux proposés ici qui, tour à tour, interrogent les interactions entre différentes échelles d’intervention et différentes catégories d’acteurs de la paix.

Avec cette série de quatre études de terrain, nous souhaitons contribuer par petites touches au nécessaire renouvellement d’une sociologie des acteurs et des pratiques de fabrication de la paix. Les constats et conclusions des textes présentés ici le montrent bien : on assiste, sur plusieurs décennies, à une profonde transformation des logiques d’intervention internationale dans les conflits. Une transformation liée, certes, à l’apparition de nouveaux venus dans le champ de la pacification internationale, mais également à une série d’évolutions dans la manière dont les acteurs traditionnels de la politique mondiale recourent à la médiation comme instrument de politique étrangère à des fins de gestion et de résolution non violente des conflits.