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Je voudrais d’entrée de jeu remercier très sincèrement Patrick Turmel tout d’abord pour l’initiative et ensuite pour l’organisation de la présente disputatio.

Je souhaite témoigner aussi ma reconnaissance à mes distingués collègues pour leurs remarques extrêmement érudites et pertinentes touchant différents aspects de l’ouvrage examiné. Je tiens pour un honneur le temps qu’ils ont consacré à cette tâche et leur en suis grandement obligé. Grâce à eux, j’ai d’ailleurs mieux compris toutes les ambiguïtés et obscurités que pouvait encore receler un texte que je voulais pourtant au départ le plus limpide et clair qui soit. Je n’ai aucunement la prétention, cela va sans dire, de résoudre tous les points soulevés, mais serai d’emblée heureux d’entamer avec mes collègues un dialogue fécond et ouvert sur les sujets proposés.

Il m’a semblé que, pratiquement parlant, le mieux serait de tenter de répondre aux questions posées et de réagir aux difficultés rencontrées dans l’ordre chronologique d’expertise des intervenants eux-mêmes au débat. Je me pencherai donc tout d’abord sur les commentaires des antiquisants spécialistes d’Aristote (Gweltaz Guyomarc’h ; Marco Zingano), ensuite, de la spécialiste du Moyen Âge (Violeta Cervera Novo) et enfin, des experts en philosophie politique moderne et contemporaine (Thierry Gontier ; Juliette Roussin).

Réponse à Gweltaz Guyomarc’h

Les commentaires de G. Guyomarc’h font apparaître que l’argument cumulatif exposé en Politiques III, 11 trouve de fait des appuis importants, comme j’ai tenté de le faire voir moi-même, dans plusieurs développements de l’oeuvre d’Aristote, au point qu’on peut parler chez lui d’une sorte d’« optimisme gnoséologique ». Les êtres humains sont d’emblée, selon lui, placés dans le savoir ou disons en position d’acquérir le savoir, et ce sont les contributions des uns et des autres, de force et de forme aussi variées soient-elles, qui, cumulées, rendent possible l’édification de la connaissance. Pour appuyer ce point, mon collègue introduit d’ailleurs des arguments supplémentaires par rapport à ceux que j’avais moi-même fait valoir (je pense entre autres aux passages de De anima I, 2 ; II, 5 et III, 8), tant et si bien qu’on peut être amené à soutenir, comme il l’écrit lui-même, que « sensation et pensée sont des réceptions d’information ».

Jusqu’à ce point, l’accord semble, pour ainsi dire, entier entre nous, mais G. Guyomarc’h constate que ce n’est pas Aristote en tant que tel, mais nous-mêmes qui tirons argument de cette assise épistémologique pour justifier le processus cumulatif de III, 11. De la part du Stagirite, apparemment, rien de similaire, d’où le jugement mitigé du professeur Guyomarc’h : « De prime abord, le texte semble pourtant briller par sa faiblesse argumentative : Aristote recourt à des exemples et à des analogies plus ou moins convaincantes (1281 b 2-10) — avec le repas collectif, avec l’individu aux multiples pieds, mains et organes sensoriels, ou encore avec le jugement esthétique. Aristote lui-même énonce sa thèse avec réserve, comme une possibilité (ἐνδέχεται, 1281 b 1), dont « rien n’empêche qu’elle soit vraie » (1281 b 21) ».

Est-ce bien le cas ? Il y a sans doute ici une part d’appréciation personnelle, mais il me semble que les arguments du Stagirite sont plus convaincants qu’il n’y paraît au premier regard, et qu’au contraire, ce dernier déploie passablement d’efforts pour les rendre probants : les contributions individuelles sont de fait diverses et se complètent les unes les autres ; les gens rassemblés sont comme un immense corps aux organes démultipliés et aux capacités perceptives élargies ; chacun juge plus particulièrement la partie qu’il connaît, et, à terme, tous, de tout ; l’homme vertueux est sans doute globalement supérieur, mais chez tel individu en particulier il y a ceci de particulier qui peut l’emporter sur le vertueux, chez un autre, cela, et à terme, les atouts individuels cumulés peuvent dépasser le sommet atteint par l’individu considéré vertueux ; l’expertise savante dans certains cas existe, certes, mais l’homme éduqué (le pepaideumenos) peut aisément juger avec intelligence des dires du premier (trait fondamental de la gnoséologie aristotélicienne) ; au-delà de la théorie, il y a l’usage qui tranche souvent plus adéquatement que ne le permet l’approche abstraite (mille exemples de la vie concrète peuvent attester le phénomène) ; la richesse des riches est elle-même peut-être dépassée par celle du groupe (factuellement vrai), etc.

Ces exemples sont-ils suffisants ? On peut en débattre, mais ils sont méthodiquement développés et à aucun moment mis en doute par leur auteur. Fallait-il les référer à des principes épistémologiques plus généraux ? Peut-être, pourtant tel n’était sans doute pas le dessein d’Aristote, mais plutôt d’opposer à des arguments classiques des arguments nouveaux dignes d’être considérés, et aussi de rendre compte éventuellement d’un fait qu’il a pu constater lui-même ou déduire de ses propres recherches historiques sur les différentes constitutions, à savoir que les décisions prises en corps se défendent bien souvent et n’ont pas forcément à envier celles retenues par les élites.

Comme G. Guyomarc’h le reconnaît lui-même, la notion de délibération est bien présente dans cet exposé, car « la masse des citoyens doit obtenir la souveraineté dans les fonctions délibérative et judiciaire (τοῦ βουλεύεσθαι καὶ κρίνειν, b 31) », et il est dit au départ qu’il est possible que « rassemblés » (συνελθόντας), les individus ordinaires soient meilleurs que les excellents qui sont peu nombreux (1281 b 1-2). En fait, réellement possible, voire attendu et normal, dès lors qu’on se trouve en présence d’une certaine sorte de masse (1281 b 20-21).

Il y a deux points, d’ailleurs interreliés, que l’on sous-estime souvent dans la considération du scénario envisagé par Aristote. Premièrement, les choix politiques ne sont pas qu’une affaire d’intelligence ou de savoir, mais aussi d’attitude et de dispositions éthiques (ἀρετῆς, ἤθη, b 4, 7), d’intelligence sensible, pourrait-on dire. Or, Aristote revient constamment aux dangers intimement liés à l’exercice du pouvoir, « la passion, rappelle-t-il, fait dévier les magistrats même quand ils sont les meilleurs des hommes (τοὺς ἀρίστους ἄνδρας) » (1287 a 31-32) ; « les crimes majeurs viennent du goût pour l’excès » (1267 a 13) ; « la plupart des injustices volontaires parmi les hommes sont sans doute le fait de l’ambition et de la cupidité » (1271 a 17-18) ; « le plus souvent, les hommes commettent l’injustice, quand ils en ont la capacité » (Rhét., II, 1362 b 8-9), etc. Or c’est à ce danger permanent de dérive passionnelle que l’assemblée réunie vient parer en contrecarrant le pouvoir potentiellement déviant des individus isolés — même des meilleurs ! — et en rendant possibles des jugements plus équilibrés. Deuxièmement, on a l’habitude, en considérant les atouts des décisions prises par les citoyens rassemblés en corps, d’opposer la foule aux meilleurs comme si ces deux groupes formaient des entités distinctes, ou peu s’en faut. Mais Aristote ne voit pas les choses de cette manière. La masse a des vertus propres qui peuvent dans certains cas égaler, ou même dépasser le jugement des quelques-uns, mais in concreto ce n’est pas ainsi que les choses se passent, les deux éléments sont en fait liés l’un à l’autre dans la réalité politique : « quand ils sont tous réunis, ils [les gens ordinaires] possèdent une juste perception des choses, et mélangés aux meilleurs, ils sont utiles aux cités » (1281 b 33-35). La masse peut théoriquement plus, atteindre plus grand, s’avérer plus variée, elle est plus profondément ancrée dans le sensible, il faut donc faire entrer en ligne de compte cette possibilité, mais dans les faits la masse n’est pas seule, elle fait corps en assemblée avec les notables pour un jugement global mieux éclairé.

Reste maintenant la question, difficile, je l’avoue, des limites du modèle épistémique sous-jacent à la Summeierungstheorie. Comment arriver à un jugement unifié à partir des capacités perceptives, intellectuelles et éthiques éparses de l’assemblée, quel est celui qui peut opérer le tri au sein des opinions recevables sinon le savant, comme le fait remarquer G. Guyomarc’h, voyant qu’Aristote « quand il définit les endoxa en Top. I, 1, distingue entre les opinions répandues et celles des savants » ? L’épistocratie platonicienne, rejetée tout d’abord, ferait alors en quelque sorte retour : « Même dans les sciences pratiques (qui sont bien des « sciences » [le soulignement est de moi]), les opinions réputées ne sont que des « points de départ » (ce qu’Aristote exprime par l’expression ἐξ ὧν dans EE I, 6, 1216 b 31, ou par le terme d’ἀρχή, par exemple dans EN I, 2, 1095 b 6), entre lesquels il faut encore arbitrer ». L’arbitrage se révélerait donc nécessaire, et qui peut l’opérer, sinon le savant ? L’on verrait alors que « la science ne peut se réaliser sans cet équivalent épistémique du valeureux politique (σπουδαῖος, Pol. III, 11, 1281 b 1) qu’est le savant ».

On s’entendra avec le professeur Guyomarc’h pour dire que les sciences pratiques « sont bien des “sciences” », mais sont-elles des sciences au sens où sont reconnues les sciences théorétiques ? Le terme epistèmè peut désigner chez Aristote une « science » au sens où on l’emploie couramment, mais aussi plus simplement un « savoir ». Il existe de fait un « savoir » pratique, mais est-il scientifique en tant que tel ? Comme certains commentateurs l’ont remarqué, « le terme ἐπιστήμη, dans le langage du Stagirite, ne désigne pas un objet connu ou connaissable […], mais une perfection du sujet connaissant […]. La “science pratique” apparaît ainsi comme une qualité cognitive de l’homme immergé dans l’action ».[1] Or si, comme le souligne à juste titre G. Guyomarc’h, « la délibération se définit comme “oeuvre de l’intelligence politique” (συνέσεως πολιτικῆς ἔργον, 1291 a 28) », l’on sait très bien par ailleurs que cette intelligence n’est pas science, Aristote le proclame sans équivoque : « la sagesse pratique ne saurait être une science » (E.N. VI, 5, 1140 b 1-2). Les réalités d’ordre pratique (éthique et politique), étant changeantes et relatives, on ne peut « montrer le vrai qu’à gros traits et en l’esquissant » (παχυλῶς καὶ τύπῳ τἀληθὲς ἐνδείκνυσθαι » (E. N., 1094 b 20-21), et la sagesse pratique (φρόνησις) dès lors, qui ne peut être science, est au mieux « une disposition vraie accompagnée de raison » (1140 b 5).

Est-il seulement encore légitime, dans un tel contexte, de parler du « vrai » à proprement parler et non pas du plus convaincant ou du plus probable ? Honnêtement, la question se pose, selon moi. En tout cas, je ne suis pas sûr que l’on puisse distinguer chez Aristote, d’un côté, un « savoir politique en acte » non épistémique, et de l’autre, une « science pratique qui l’étudie [le savoir politique en acte] » et qui serait, elle, épistémique ou scientifique au sens fort du terme. Que l’on trouve chez Aristote, dans ce champ, un savoir entendu comme une démarche accompagnée de raison (μετὰ λόγου) paraît peu contestable, mais il n’est pas aisé d’affirmer plus que cela, même si je reconnais que tous les énoncés à ce propos chez le Stagirite ne sont pas toujours parfaitement univoques.

Quoi qu’il en soit, si cette question n’est pas directement abordée ou développée en III, 11, c’est sans doute parce qu’elle ne soulevait pas à ses yeux de soucis particuliers.

Réponse à Marco Zingano

Au départ, je souscris entièrement à l’assertion de M. Zingano selon laquelle l’enquête d’Aristote dans les pages des Politiques que nous lisons est de nature fondamentalement philosophique. Il ne s’agit pas simplement de proposer dans ces lignes un guide ou des recettes applicables pour des nomothètes, mais de s’interroger en soi sur ce qui constitue essentiellement la vie dans la cité et ce qu’est en elle-même une cité. La même chose vaut pour le citoyen, non pas chercher à savoir ce qui, pratiquement parlant, le qualifie à ce titre, mais ce qu’il est en lui-même : « Il connaît les définitions dont on se sert couramment, comme celle qui veut qu’un citoyen soit celui dont le père ou la mère est citoyen, ou qui est né de deux citoyens et non d’un seul, ou encore celui dont la lignée citoyenne va au-delà de deux ancêtres. Aristote les juge toutes inadéquates, car elles ont une visée politique, alors qu’il cherche à produire une définition du point de vue philosophique ».

Intéressante aussi la suggestion de « traduire πολιτεία par démocratie et δημοκρατία par “démocratie”. Cela a l’avantage de mieux sonner à nos oreilles modernes, en même temps qu’il rend clair que “démocratie” est la version déviante de démocratie », même si le double usage du terme « démocratie », avec et sans guillemets risque, me semble-t-il, de prêter à confusion.

S’agissant maintenant de l’important développement de 1275 b 3-7, quelques remarques doivent être faites ici. Aux deux traductions du passage que je fournis (« c’est pourquoi le citoyen dont nous avons parlé existe surtout en démocratie » (p. 52) ou encore, mais avec le même sens, « c’est pourquoi le citoyen tel que nous l’avons défini existe surtout en démocratie » (p. 173 et 244), M. Zingano réagit en écrivant : « la phrase a une valeur normative, puisqu’elle prend la δημοκρατία, « démocratie », comme le lieu propre de la citoyenneté — mais la « démocratie » est un régime corrompu. C’est pour cela que l’affirmation est surprenante ; on s’y attendrait plutôt à trouver à sa place la πολιτεία […] ».

Je ne suis pas sûr que la phrase se révèle si surprenante que cela, car bien souvent dans l’écrit des Politiques, le terme démocratie a un sens positif et équivaut pratiquement à celui de politie. Au vu de cela, il est bien évident que la suggestion grammaticale de Newman reste curieuse, lui qui nous dit : « ἐν μὲν δημοκρατίᾳ μάλιστα The words are to be taken together »[2]. Newman ne traduit pas lui-même la phrase, mais on pourrait proposer quelque chose comme : « c’est pourquoi le citoyen dont nous avons parlé est citoyen d’une part dans une démocratie qui l’est principalement » [μάλιστα (superlatif relatif) ; ou encore « dans une démocratie qui l’est absolument » (superlatif absolu) »]. Mais outre que, du point de vue du grec, ce rattachement apparaît surprenant et n’a d’ailleurs été repris par personne, comme le remarque le professeur Zingano lui-même, il laisse échapper l’idée centrale d’Aristote dans tout ce développement, à savoir qu’il y a du plus et du moins dans cette affaire, que la citoyenneté est échelonnée selon les constitutions, qu’elle existe donc surtout dans tel contexte et moins dans d’autres. C’est si vrai qu’Aristote y va ensuite d’une assertion provocante : « Car dans certains régimes, il n’y a pas de peuple (ἐν ἐνίαις γὰρ οὐκ ἔστι δῆμος) » (1275 b 8). Il n’y a pas (vraiment) de peuple, car il n’y a pas (vraiment) de citoyens, les choses se réglant plutôt, comme à Lacédémone, précise-t-il, non dans des assemblées de citoyens, mais dans des « conseils extraordinaires » ou dans des « instances spécialisées », la conclusion étant qu’on est forcé de réviser à la baisse le concept de citoyenneté. Mais si tel est le cas, s’il faut bien comprendre que le citoyen est « surtout [= le plus = principalement] citoyen en démocratie », pourquoi traduire le phénomène en disant que « le citoyen, tel qu’on vient de le définir, existe de la manière la plus exubérante ou de manière surabondante dans la “démocratie” » (comparer : « il illustre, par-là, la citoyenneté la plus exubérante, il frôle même la surabondance »), pourquoi le recours à ce vocabulaire quelque peu péjoratif ou négatif, qui ne correspond pas au simple μάλιστα que présente le passage ?

C’est cette traduction peu naturelle, me semble-t-il, qui incite peut-être M. Zingano à suggérer que le passage, compte tenu de la « structure sérielle pour les constitutions » établie par Aristote, ne serait pas vraiment normatif, mais descriptif (« […] la phrase perd sa valeur normative puisqu’elle ne fait que constater un fait qui découle effectivement de la définition du citoyen et qui s’avère d’une manière particulièrement foisonnante dans les “démocraties” »). On passerait simplement de la description de la participation exubérante des citoyens en démocratie à celles plus réduites dans les autres régimes, sans prendre position encore sur leurs valeurs respectives. Mais je ne suis pas sûr que ce soit ainsi qu’Aristote se représente les choses. Le citoyen existe selon lui « surtout en démocratie », c’est-à-dire au sens plein et satisfaisant du terme, et non pas simplement de manière plus exubérante là et moins ici. C’est, me semble-t-il, ce que montre le passage un peu plus haut où, décrivant à cet égard le but de son enquête, le Stagirite précise bien qu’il est à la recherche du citoyen au sens pur et simple, absolument parlant (ἁπλῶς, 1275 a 19 et 22), c’est-à-dire celui dont le statut ne nécessitera aucun correctif : « L’objet de notre recherche, en effet, c’est le citoyen au sens absolu qui ne présente pas de telles disqualifications et ne nécessite pas de correction (ζητοῦμεν γὰρ τὸν ἁπλῶς πολίτην καὶ μηδὲν ἔχοντα τοιοῦτον ἔγκλημα διορθώσεως δεόμενον) » (1275 a 19-21). Lu dans son contexte, le passage conduirait donc bien à la conclusion qu’aux yeux d’Aristote, le citoyen en démocratie incarne de fait le citoyen par excellence, le citoyen dont le statut ne demande pas de correctif, et que le jugement s’avère par là normatif.

Par ailleurs, Marco Zingano a raison de souligner les difficultés entourant le rapport entre les diverses constitutions au Livre IV. Aristocratie et démocratie sont dites des déviations de la royauté (constitution excellente) ou pires encore que des déviations, des écarts ou des décrochages par rapport à la royauté, les autres régimes représentant dès lors des déviations à partir des deux écarts initiaux. D’où la question : « pourquoi l’aristocratie et la démocratie se rangent après la royauté, alors qu’elles sont toutes les deux des constitutions droites ?  ».

La réponse, me semble-t-il, est fonction de la reclassification générale des constitutions inaugurée en IV, 3, où l’on ne reconnaît plus que deux régimes matriciels : aristocratie et démocratie. Pour l’identification de ce couple matriciel, Aristote rejoint le discours standard ou habituel sur le sujet, c’est ce que les gens disent (1290 a 13, 22-24). Je crois que cette division est celle en usage chez les citoyens en général et chez les orateurs. Mais Aristote la corrige aussitôt, il place au sommet royauté ou aristocratie, dont tout dérive, le régime vertueux et ses dégradations d’un côté, la politie et ses dégradations de l’autre. Mais au fur et à mesure que l’on progresse au sein du Livre IV, on observe que le régime idéal d’antan (l’aristè politeia d’antan : royauté ou démocratie), est abandonné justement parce que jugé trop idéal. Ce décrochage est historique (au départ, il n’y avait que des royautés, mais les cités se sont éloignées progressivement de ce modèle) et pragmatique, car il va s’agir désormais de trouver la meilleure constitution dans l’immense majorité des cas (IV, 13, 1297 b 33 ; comparer 11, 1295 a 25-31). Or Aristote tient à distinguer le décrochage ou le défaut par rapport à l’idéal inaccessible, d’une part, des dérivations à partir des deux régimes acceptables, mais décrochés, d’autre part, comme si — j’en fais ici pour la première fois l’hypothèse — le premier cas correspondait à une différence finalement générique, et l’autre, spécifique.

Cela étant, le défaut par rapport à l’idéal tient-il possiblement au fait, comme le suggère M. Zingano, que « dans la royauté, il y a un surplus de vertu que ni l’agrégat des vertus des aristocrates ni l’ensemble de celles des citoyens d’une démocratie n’arrivent jamais à surpasser ?  », une thèse nullement justifiée chez le Stagirite et que, souligne le spécialiste, rien dans les Éthiques ne prévoit.

Il est vrai qu’il y a quelque chose de ce genre, c’est indéniable, qui transparaît dans les Politiques, à savoir l’idée du souverain indépassable et providentiel que l’on devrait suivre volontiers (III, 1284 b 27 ss.), cet homme qui serait « comme un dieu parmi les hommes » (1284 a 10-11), un vieil archétype grec auquel ce dernier ne renonce pas facilement. Mais il y a des passages qui font contrepoids à cet enthousiasme et qui montrent que cette soi-disant supériorité n’est pas sans danger ni évidente (p. ex. III, 11, 1282 b 2-6 ; VII, 14, 1332 b 16-27), sans compter qu’Aristote privilégie le gouvernement de la loi, parce qu’elle est « une intelligence dépourvue de désir » (III, 1287a 32), ce qu’aucun être humain n’est totalement. En III, 11, Aristote admet au moins par hypothèse que la vertu de la masse puisse dépasser celle des quelques-uns (1281 b 1-2). Le cas de l’individu supérieur n’y est pas mentionné, et la question reste donc pendante de savoir si cela l’inclut ou non.

Comme le signale à juste titre professeur Zingano, le terme politeia est à la fois genre et espèce chez Aristote (II, 6, 1266 a 26 ss. ; III, 7, 1279 a 38-39), une curiosité que les spécialistes ont du mal à expliquer. Cet usage n’est pas le fait du Stagirite lui-même, il est général au IVe siècle, chez les orateurs notamment. Dès lors qu’on mentionne la politeia sans plus de précision, c’est de cette espèce mélangée de démocratie et d’oligarchie, de cette bonne démocratie qu’il s’agit et qui s’oppose à la monarchie, à l’oligarchie ou à la tyrannie, comme si ces trois dernières n’étaient pas des constitutions au sens plein du terme et nécessitaient des correctifs ou du moins des précisions, comme si, d’une certaine manière, c’était cette politeia (en principe espèce) qui devenait le genre des autres, dès lors rétrogradées. Et il se produirait donc en effet quelque chose comme ce que mon collègue décrit, la politeia devient alors le socle des autres constitutions, comme « la citoyenneté démocratique est le socle logique où se fonde toute idée de citoyenneté ».

Réponse à Violeta Cervera Novo

Les propos de la professeure Cervera Novo montrent à l’envi que la position propre (historique, sociologique, culturelle, etc.) du récepteur d’une oeuvre joue à plein dans la lecture qu’il peut proposer de cette même oeuvre. L’opposition entre l’interprétation de l’argument cumulatif aristotélicien produite par Pierre d’Auvergne — lequel à bien des égards demeure proche des énoncés de Politiques III, 11 — et celle avancée par les artiens s’avère sur ce point patente : Pierre d’Auvergne admet que dans certains cas, la sagesse de la masse puisse dépasser celle des techniciens ou des savants, alors que pour ces derniers, des contemporains pourtant, il est inévitable que la foule soit servile et arrive seconde dans cette confrontation.

Comment expliquer cet écart ? Selon toute vraisemblance, ce sont les préjugés élitistes des maîtres ès arts qui au départ commandent, ou qui, disons, influencent et balisent leur compréhension du texte. Des deux possibilités entrevues par le Stagirite, ils ne retiennent que celle qui correspond à leur propre vision du monde, pénétrée de platonisme, comme le souligne ma collègue elle-même : « profondément impliqués dans l’élaboration de ce qu’Alain de Libera appelle la “platonisation politique de l’aristotélisme”, ces auteurs sont plus intéressés, il me semble, par la construction d’un discours identitaire et défensif en réponse aux conflits vécus au sein de l’Université, que par l’interprétation fidèle d’Aristote, pourtant identifié, très souvent, comme leur principe d’autorité ».

Néanmoins, le phénomène de ce qu’on pourrait appeler les réceptions stratégiques d’une oeuvre — un fait avec lequel il faut toujours compter et que je dirais à la limite irréductible à toute lecture — se trahit lui-même, je veux dire, quand il est poussé à l’excès. S’agissant des capacités de la foule, il est clair qu’Aristote admet dans ce contexte deux possibilités et que même l’intention du texte est de faire voir qu’une foule avisée est une réalité éminemment envisageable. C’est si vrai qu’un commentateur — platonicien encore — comme Bornemann ne trouvait pas mieux pour neutraliser l’argument de III, 11 que de le déclarer tout bonnement non aristotélicien, c’est-à-dire exposant une thèse aucunement défendue par lui mais par d’autres ! Si l’on prend le cas de Marsile de Padoue dans son Defensor Pacis, il est bien clair que la reconnaissance des vertus du procédé sommatif a pu servir son combat contre l’autorité papale, mais il est indéniable également qu’« en cela, Marsile s’avère un lecteur de l’Aristote politique plus fidèle que Boèce de Dacie, Jacques de Pistoia, ou Jean de Jandun ».

Ainsi donc, oui, je tombe d’accord avec madame Cervera Novo, le positionnement stratégique des lecteurs joue un très grand rôle dans l’histoire de la réception d’un écrit, mais d’autres éléments interviennent également, et dans le cas qui nous occupe, j’insiste pour dire que le caractère particulièrement éclaté du texte des Politiques rend difficile la saisie de son message. Selon les passages ou même les Livres de ce patchwork qui nous a été transmis, il est de fait possible de produire des interprétations fort divergentes et, historiquement, c’est précisément ce qui a été fait.

Un autre moyen encore de donner au texte le sens que l’on veut a tout simplement été de passer sous silence des pans entiers de son argumentation. Si l’on s’attache d’une part au Livre III à l’exclusion du chapitre 11, et si l’on prête d’autre part attention aux exposés des Livres VII et VIII en laissant de côté la forêt des combinaisons possibles de constitutions analysées au Livre IV et la préférence réelle, mais prudente et nuancée, accordée à la politie, alors il est sans conteste possible de se figurer un Aristote politique « Platon compatible », pour parler comme aujourd’hui. L’interprétation que j’ai proposée de cette oeuvre détonne par rapport à une partie de la littérature y compris celle récente, et je suis encore stupéfait qu’on ait pu étudier les Politiques sans reconnaître aux sections de texte tout juste mentionnées la place centrale qui est indubitablement la leur, qu’on n’a pas vues parce qu’on ne voulait pas — ou pouvait pas, culturellement, idéologiquement, etc. — les voir.

Quoi qu’il en soit, ma collègue a certainement eu raison d’insister sur les conditions de réception des oeuvres par-delà les caractères propres des textes sources eux-mêmes.

Réponse à Thierry Gontier

Le débat auquel Th. Gontier fait référence touchant les réinterprétations historiques de Platon ou d’Aristote — il se concentre ici sur des contributions de la première moitié du xxe siècle — est fascinant.

Le professeur Gontier souligne à juste titre que, malgré leurs divergences, l’un favorable à la démocratie, l’autre moins, et Kelsen et Voegelin ne voient aucunement en Aristote un partisan des régimes populaires.

La reconstruction de Kelsen, qui estime que le Stagirite est un partisan de la royauté — et par ailleurs un défenseur masqué de la monarchie macédonienne — est aussi une lecture possible, et j’ai bien insisté dans mon livre et à nouveau dans le Précis placé au début de la présente disputatio, sur le fait que les différents points de vue examinés par Aristote donnent lieu à diverses constructions ou interprétations. La polysémie sous-jacente au texte transmis des Politiques est une donnée selon moi irréductible, et le mieux que l’on puisse espérer est de proposer une lecture plus plausible qu’une autre, tendanciellement plus robuste qu’une autre. Dans cette perspective, les développements du Livre III sur la sagesse populaire joints à la défense au Livre IV de la classe moyenne et d’un régime de la politie — c’est-à-dire un mélange de démocratie et d’oligarchie mais à dominante démocratique — me paraissent fournir une telle lecture plus vigoureuse et convaincante, surtout quand on fait remonter assez loin dans le temps la rédaction des Livres VII-VIII, comme j’estime qu’il convient logiquement de le faire. Cela dit, si un interprète décide par exemple de s’en remettre à un passage tiré de la Métaphysique pour appuyer son analyse des Politiques, et « reprend à son compte l’analogie d’Homère entre l’univers réglé par un seul Dieu et la cité bien dirigée lorsqu’elle est gouvernée par un seul homme », rien ne peut l’empêcher.

Néanmoins, est-ce là le scénario le plus convaincant ? Comment expliquer dès lors les critiques incessantes adressées à Platon par Aristote et le recours au principe fondamental de l’alternance des charges énoncé dès la dix-septième ligne du traité (1252 a 17 ss.) et qui revient comme un leitmotiv (au minimum 22 fois) tout au long de l’oeuvre ? Simple manoeuvre pour ne pas heurter la fibre démocratique des Athéniens ? Explication un peu courte, me semble-t-il. Comment expliquer aussi la réflexion sur les différents sens possibles de la constitution excellente (aristè politeia), celle idéale et celle adaptée à la réalité, et l’intention affichée par Aristote de quitter le modèle platonicien et de communiquer à la recherche un nouveau cap, puisqu’il faut, insiste-t-il, « introduire une organisation constitutionnelle telle que, à partir de ce qui existe, les gens soient à la fois facilement persuadés et en état de la mettre en oeuvre » (1289 a 1-3) ? Cette réorientation de la recherche n’a aucun sens dans le cadre monarchique retenu par Kelsen. Certes, la reconnaissance du fait « qu’il y a une sorte de tension dans la Politique d’Aristote et que la démocratie est valorisée à certains endroits » constitue déjà un pas dans la bonne direction, mais elle reste manifestement insuffisante.

Pour ce qui est de Voegelin, je me réjouis d’apprendre que « la théologie du premier moteur immobile et pure pensée de soi-même n’a pas, pour lui, d’analogue politique chez Aristote », et je le suis aussi quand il pose que l’homme providentiel auquel Kelsen s’attache représente une hypothèse extrême, jamais réellement assumée chez Aristote : « En réalité, de tels individus n’existent pas, ou n’existent plus, sinon à titre exceptionnel ». D’accord aussi avec la thèse de Voegelin voulant que l’appel à la vie contemplative chez Aristote ne signifie pas un renoncement au politique, et que d’un point de vue réaliste, à défaut d’une cité entièrement formée d’hommes vertueux — qu’Aristote déclare pratiquement impossible en III, 4, 1276 b 37-38 —, « la politie, mélange tempéré de démocratie et d’oligarchie, devient dès lors la meilleure constitution réalisable dans un contexte où les conflits de classes sont devenus inévitables et où il s’agit avant tout de rechercher la stabilité ». Vu sous cet angle et à quelques nuances près — je songe par exemple au soi-disant « cycle inévitable du déclin des sociétés », un relent de platonisme, me semble-t-il —, le portrait brossé par Voegelin me paraît refléter assez fidèlement plusieurs des propos modérés du Stagirite.

Le professeur Gontier écrit par ailleurs : « Aucun de nos deux auteurs [Kelsen et Voegelin] ne semble accorder une grande importance à ce que Jean-Marc Narbonne nomme la “sagesse cumulative” ». Mais ne s’agit-il pas là, d’entrée de jeu, d’une très curieuse lacune ? Comment expliquer qu’on tienne pour peu, voire passe sous silence — il faudrait vérifier sur ce point ce qu’il en est effectivement, banalisation ou oblitération pure et simple — un argument crucial au regard des pratiques politiques athéniennes et couvrant plus d’un chapitre du Livre III ? J’ai déjà fait allusion dans mon ouvrage à ces stratégies d’évitement repérables chez quelques interprètes.

Quoi qu’il en soit, l’important est de pouvoir juger en soi du rôle dévolu à la sagesse cumulative en politique. On a vu qu’Aristote y accorde une importance considérable et qu’il prend la défense de telles évaluations collectives. Dans le cas d’une réalisation à caractère technique — par exemple la construction d’une maison —, il est clair que le point de vue de l’usager compte même s’il ne peut lui-même construire la maison ou en dessiner les plans. La valeur du jugement collectif reste d’ailleurs la même, qu’on soit dans une démocratie de type politie ou de type plus relâché, puisqu’une assemblée peut toujours et partout requérir les avis de différents experts pour s’éclairer, et en son sein, elle compte inévitablement aussi plusieurs pepaideumenoi dotés du sens critique attendu.

Pour les questions d’ordre général, là où la science ne peut plus être appelée au secours et où il faut néanmoins user de raison pour se prononcer sur le futur — car c’est bien de cela qu’il s’agit dans les assemblées politiques, affirme Aristote, prévoir au mieux le futur : « celui qui se prononce sur les choses futures, c’est, par exemple, le membre de l’assemblée » (Rhét. I, 3, 1358 b 4-5) —, pour ce qui concerne donc, bien pratiquement, 1) les revenus, 2) la guerre et la paix, 3) la protection du territoire, 4) les importations et exportations, 5) les législations (cf. Rhét., I, 4, 21-23), pour tous ces sujets, la délibération commune est considérée par ce dernier fort utile, d’une part par l’occasion qu’elle offre de comparer les points de vue, par la contribution différenciée aussi des intervenants eux-mêmes (gens ordinaires, pepaideumenoi, gens d’expérience, etc.), et pour le contrepoids finalement qu’elle offre aux passions susceptibles de détourner du droit chemin même les meilleurs ( !) ; fort utile et même dans certains cas supérieure, surtout en raison du dernier point mentionné. Encore une fois, j’insiste pour dire que la délibération en assemblée n’exclut pas les meilleurs ou ceux qui sont réputés tels dans la cité, mais les intègre au processus, le vote décidant ultimement de la voie à emprunter.

D’un point de vue aristotélicien, je ne suis pas sûr qu’on puisse opposer simplement « l’opinion de l’expert-philosophe » auquel « le cumul ne […] confère aucune légitimité », à l’opinion de la foule qui ne vaut « qu’en regard du nombre ». Aristote se représente les choses davantage selon un continuum, le réputé expert lui-même trouve une consolidation dans l’avis d’autres sages (il faut rechercher, précise Aristote, les opinions défendues par les sages, « soit par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres » (Top. 100 b 21 ss.), et la foule, dans certaines conditions du moins (III, 11, 1281 b 20-21), peut faire preuve d’un jugement plus sûr, ce qui constitue le coeur de la Summierungstheorie. Même dans la considération de buts plus abstraits et moins strictement politiques comme la recherche du bonheur (vertu, prudence, sagesse, plaisirs, biens extérieurs, etc.), c’est globalement les uns et les autres, la foule et les gens réputés qui ont raison : « il est peu vraisemblable que les uns et les autres se soient trompés du tout au tout, mais, tout au moins sur un point déterminé, ou même sur la plupart, il y a des chances que ces opinions soient conformes à la droite raison » (E. N, 1098 b 27-30 ; comparer avec Rhét. I, 5, 1360 b 14 ss.).

Le commentaire du professeur Gontier à la fin de son intervention débouche sur une prise de position touchant la vérité pratique ; « dès lors qu’il existe pour Aristote une vérité pratique, l’acte politique fondamental restera un acte cognitif, et le savoir (la phronèsis en tant que savoir pratique) fera la différence ». Une telle vérité existe-t-elle chez le Stagirite ? La question est redoutable. Il me semble qu’un des passages où ce dernier s’en rapproche le plus est celui-ci, où il déclare : « Il faut par conséquent prêter attention aux paroles et aux opinions non démontrées des gens d’expérience et des personnes âgées ou sagaces, non moins qu’à des démonstrations. Car du fait de leur expérience, ils ont l’oeil et voient correctement » (EN., VI, 11, 1043 b 11-14). Les prudents auraient donc cette capacité de voir juste, et leurs jugements seraient non moins probants que ceux qui relèvent de démonstrations. Mais cela dit, même s’ils ont l’oeil, la matière à laquelle il s’adresse n’est pas en soi susceptible de démonstrations : « de l’indéterminé, indéterminée est aussi la règle » (EN. V, 14, 1137 b 29), rappelle ailleurs le Stagirite.

Il est frappant de constater que, même à l’égard du juste qui paraît naturel et par là stable et invariable, ce dernier attribue le changement, même s’il est plus lent : « chez nous les humains, il y place pour ce qui, même étant par nature, est pourtant dans sa totalité sujet au changement, et néanmoins il y a d’un côté ce qui est par nature [et qui en principe ne change pas] et ce qui n’est pas par nature [et qui en principe change] » (EN, V, 7, 1134 b 29-30).

Pour conclure, je dirais qu’Aristote paraît à l’occasion varier quelque peu sur ce point, adoptant d’un côté le langage de la vérité et de l’autre, rendant au contraire problématique, voire impossible pratiquement, l’atteinte de certitudes. Mais ce qui est sûr, c’est que le savoir pratique se caractérise par un niveau de scientificité limité ou réduit.

Réponse à Juliette Roussin

Dans son commentaire, J. Roussin se penche en premier lieu sur la question des liens entre démocratie et expertise. Le savoir n’autoriserait en rien l’accès au pouvoir pour deux raisons possibles : soit parce que tous les savoirs relatifs aux affaires politiques et sociales sont sujets à discussion et à révision, aucun ne s’imposant objectivement comme vrai en soi (thèse de Waldron, Valentini, Reiss et d’autres) ; soit parce que, même avérée, la détention du savoir ne justifie pas que l’on gouverne effectivement, car « l’adéquation ou l’exactitude n’est pas la légitimité », qui laisse de côté le problème de l’acceptabilité du pouvoir en exercice.

Dans la reformulation de l’alternative proposée dès après par J. Roussin, s’opère selon moi un glissement, car la première hypothèse consistait à poser qu’il n’y pas en soi de savoir incontestable dans le champ éthico-politique, et non pas qu’il pouvait s’avérer difficile d’identifier ses éventuels détenteurs (« Si ce qui fait obstacle au pouvoir des experts est l’impossibilité de les identifier [dans des conditions relativement idéalisées], alors l’objection à l’épistocratie est de nature hypothétique et non catégorique »). Pour Aristote, selon moi, l’indétermination dans les affaires éthico-politiques relève de la nature même de ce champ et non d’une insuffisance à pouvoir identifier ses experts. Il est vrai que l’argument d’Aristote — de caractère rhétorique à mes yeux — rapporté par J. Roussin dans ce contexte prête à confusion, puisqu’il paraît admettre que, dans le cas de la supériorité incontestable de quelqu’un, du point de vue du corps et de l’âme, celui-ci devrait gouverner. Je ferais tout d’abord remarquer que la supériorité corporelle (plus de force) ou psychique (meilleure maîtrise des passions, peut-être) n’équivaut pas à une science parfaite dans les affaires humaines (ta anthròpina), à laquelle Aristote ne croit aucunement. Mais s’il fallait l’inclure, si supériorité psychique signifiait supériorité scientifique, voire science sans faille, alors sans doute faudrait-il plier devant elle. Mais on se trouve ici, dans les faits, en face d’un raisonnement hyperbolique, comme si ce dernier avait déclaré : « Si par impossible certains citoyens étaient supérieurs à nous comme les dieux le sont, et si par impossible leur autorité ne suscitait aucune contestation, alors il faudrait qu’eux seulement gouvernent ». L’irréalité de la proposition est confirmée par le fait qu’Aristote conclut qu’il est nécessaire (anagkaion) en réalité d’en rester au principe de l’alternance des charges, un pilier de sa pensée politique, comme on le sait.

Je suis essentiellement d’accord avec la formulation de la professeure Roussin selon laquelle la politique est du « domaine de la prudence, vertu de l’incertain, de la variabilité et de l’approximation. [Qu’]il n’y a pas d’expertise politique incontestable, au sens de science exacte du politique, mais simplement des hommes prudents, procédant par délibération et jugement pour évaluer en chaque cas des circonstances changeantes, hommes prudents dont on peut penser qu’ils ne parviennent pas tous nécessairement individuellement à la même conclusion dans les mêmes circonstances ». C’est aussi, à mon avis, comment Aristote se représente lui-même les choses, et si tel est le cas, la remise en cause du pouvoir concerne bien les critères eux-mêmes, et non pas simplement « l’identité de ceux qui répondent le mieux aux critères ». Mais attention. Si tous les critères posent potentiellement problème (les vertus sont faillibles, la perception limitée, la science ou plutôt l’intelligence [dianoia] des choses, de même que l’intelligence pratique [phronèsis] s’avèrent restreintes, la richesse susceptible de varier, etc.), il ne s’ensuit pas qu’ils seraient inutiles ou vains, ils demeurent nécessaires et utiles, mais sans constituer des absolus, toute la difficulté étant justement là. Et je réagis en même temps à l’hypothèse avancée par Melissa Schwartzberg qui entrevoit chez Aristote, comme le signale ma collègue, « l’égalité naturelle des citoyens, ou leur capacité égale de jugement politique », une thèse que je ne lis nulle part en III, 11 ou ailleurs, et contre laquelle tout l’aristotélisme, si sensible aux différences individuelles, s’oppose à mon avis. Pour Aristote, il est clair que différents individus ou groupes d’individus peuvent détenir à des degrés divers ce qu’il nomme une « capacité politique » (πολιτικὴν δύναμιν ; 1284 a7-8 ; 10-11 ; comparer 1281 a 7 : πολιτικὴν ἀρετὴν) à gouverner.

En réalité, la joute est plus complexe qu’on ne l’imagine. D’un côté, il y a des critères (on vient de le voir) qui comptent assurément, mais qui ne sont jamais satisfaits totalement ; de l’autre, des prétendants divers (nobles, riches, forts, techniciens, spécialistes, vertueux, masse réunie) qui s’estiment en possession au moins d’un critère et qui, sur cette base, réclament pour eux-mêmes la direction des affaires. Et alors toute la difficulté est de comparer entre eux et de mesurer adéquatement des titres hétérogènes. Je devrais gouverner, moi, puisque je suis immensément riche à défaut d’être particulièrement sagace ; non, moi, c’est ma noble naissance qui me qualifie ; moi, c’est ma force, car il faut bien défendre la cité ; moi, c’est en raison de ma spécialité, sans effet pourtant sur la modération des passions, etc. L’écueil est ici, comme l’observe Aristote, celui de la commensurabilité ou de la comparabilité des qualités entre elles. Cette concurrence a lieu alors que le mirage platonicien d’une pan science, il faut le rappeler, est définitivement disparu de l’horizon. Tendanciellement, c’est sans conteste l’éducation et la vertu, c’est-à-dire la capacité politique, qui constituent la qualité première pour revendiquer le gouvernement des affaires (« car la justice est une vertu communautaire, à la suite de laquelle viennent nécessairement toutes les autres vertus » 1283 a 38-39), mais, d’une part, ce critère n’exclut pas d’autres titres ou capacités, ce qui complique le tableau et peut poser des problèmes d’acceptabilité, d’autre part, et surtout (Aristote va le répéter deux fois en III, 13), rien n’empêche qu’y compris eu égard à la vertu, la masse ne puisse l’emporter finalement sur les quelques-uns plus vertueux (cf. 1283a 40-44 ; 1283 b 33-35). Alors, oui, le processus cumulatif de type démocratique représente une « assise épistémologique sûre », mais dans les limites épistémologiques qui appartiennent à ce champ, et sous condition que la masse concernée soit du niveau requis, comme l’indique Aristote (1281 b 21-22).

S’agissant maintenant de la distinction « entre questions techniques et questions politiques ou d’intérêt général », il n’est pas douteux que plusieurs cas frontières puissent se présenter, comme le signale à juste titre J. Roussin, mais c’est surtout la question soulevée du sens de la délibération dans le contexte de III, 11 qui retiendra ici mon attention. Au-delà des exemples d’évaluation cumulative fournis dans ce chapitre, il semble qu’on fasse peu de cas, argue-t-on parfois, de la délibération proprement dite, car « Aristote ne fait jamais explicitement référence à un processus de dialogue, d’échange de perspectives, d’information et d’arguments, de révision des opinions, bref, à un processus délibératif ». Si délibérer signifie en réalité « raisonner et calculer », comme je l’ai mentionné de mon côté, il pourrait s’ensuivre que « si une délibération a lieu, elle ne consiste pas en l’enrichissement des perspectives et des arguments de chaque participant grâce à la prise en considération et à la discussion des perspectives et des arguments des uns et des autres. Chacun délibère de façon individuelle, à partir de sa perspective propre et en fonction de ses capacités propres ; et de la somme de ces délibérations individuelles, résulte une décision collective ». Je suis heureux de l’occasion que les remarques de ma collègue sur ce point me donnent d’éclaircir autant que possible le sujet.

Premièrement, tous les auteurs grecs nous disent que ce qui se passe dans les assemblées politiques relève de la délibération, c’est ainsi que tous (Platon, Isocrate, Aristote, Démosthène et d’autres) désignent l’activité en question. En deuxième lieu, il se trouve qu’Aristote, investiguant dans son Éthique à Nicomaque l’activité de celui qu’il appelle l’homme prudent ou le sagace (phonimos), nous explique sans d’ailleurs y voir d’obstacle pour autre chose, que fondamentalement, « délibérer et raisonner ([calculer] logizesthai) sont la même chose, et [que] personne ne délibère au sujet de choses qui ne peuvent pas être autrement qu’elles ne sont » (1139 a 12-14). Dès lors, que se passe-t-il concrètement ? Dans l’Assemblée, on délibère sur des choses qui peuvent être autres qu’elles ne sont (paix, guerre, territoire, traités, législations, etc.) ; on écoute différents discours contradictoires prononcés par des orateurs, des harangues d’ailleurs appelées des « discours délibératifs » (symbouleutikois logois), et l’auditoire réagit selon le cas ; plusieurs prennent la parole, mais pas tous, d’autres chahutent, c’est un espace vivant avec des réparties dans toutes les directions,[3] puis, en vertu des développements, à un certain moment, le vote a lieu. En III, 11, Aristote rapporte que participer à la vie politique, revient entre autres pour la masse à « délibérer et à juger » (τοῦ βουλεύεσθαι καὶ κρίνειν, 1280 b 31-32), c’est-à-dire à être membre d’une assemblée politique ou d’une cour de justice (comparer 1282 a 30-31). Mais il existe par ailleurs une délibération sur le plan de la vie privée, et sur ce plan je puis délibérer en moi-même ou me faire aider d’autres personnes, me méfiant de mon propre jugement. Bref, délibérer est un raisonnement qui porte sur plusieurs options possibles, un raisonnement que l’on peut mener seul ou avec d’autres. Dans une assemblée, la délibération est commune dès lors que tous sont confrontés à différents points de vue exprimés, c’est-à-dire participent d’un « processus collectif d’échange de raisons », ce qui n’exige pas que tous aient eux-mêmes pris individuellement la parole. Il y a la délibération privée, je viens d’en parler, et il y a aussi la délibération privée, mais à destination publique, celle du dirigeant politique vis-à-vis de la cité. Car l’homme prudent a pour tâche principale de « bien délibérer » (EN VI, 7, 1141 b 9), et cette bonne délibération peut être à destination politique (EN VI, 8). L’on comprend alors que le terme délibérer comporte plusieurs sens, il se dit multiplement, pollachôs dans le langage d’Aristote.

S’agissant par conséquent de la délibération en assemblée politique, je ne suis dès lors pas de l’avis par exemple de « Bernard Manin ou Melissa Lane, qui voient dans les Politiques III, 11 la description d’une sommation à partir d’une diversité, plutôt que l’esquisse d’une délibération », même si je comprends que le doute ait pu naître à ce sujet. Et je comprends aussi l’« objection du patchwork » qui en découle, plusieurs points de vue s’additionnant sans cohésion ou sans fil unificateur. Mais quand Aristote signale pour les jurys artistiques que « les uns jugent une partie, les autres une autre, et tous jugent de tout » II, 1281 b 9-10), rien ne nous oblige à adopter une lecture compartimentée du processus, comme si jugeant d’une chose, je n’avais aucune opinion sur les autres parties de la chose, et comme si des échanges de vues n’avaient pas également cours dans ce type de rassemblement.

Compte tenu de cela, je dirais qu’il ne faut pas minimiser le processus de mélange qu’Aristote entrevoit à travers ces mises en commun. Tous les gens ordinaires réunis ou rassemblés (συνελθόντες), insiste-t-il, quand ils sont « mélangés aux meilleurs » (μιγνύμενοι τοῖς βελτίοσι ; 1281 b 37), sont utiles aux cités. Or, parler de mélange, ce n’est pas sous-entendre une simple addition d’unités discontinues séparées les unes des autres sans interactions communes, comme on l’a déjà constaté pour une assemblée, mais une mise en relation des différents composants, et il faut penser que le même genre de processus intervient dans ce dernier cas également.

Un dernier mot concernant la comparaison avec un portrait (III, 11, 1281 b 10-15), à propos de laquelle J. Roussin note : « Telle que je la comprends, cette dernière comparaison suggère que chaque exemplaire — nez, yeux, bouche — est plus beau dans la nature, mais que le portrait peint, équivalent de la masse ici, est plus beau en tant qu’il rassemble des traits qui sont naturellement épars ». En fait, dans l’exemple d’Aristote, le portrait peint s’oppose à la masse, tout comme l’homme vertueux s’oppose à la masse.

Le passage, il faut bien le dire, ne brille pas par sa clarté. Voici comment je crois qu’il faut comprendre l’extrait : les traits particuliers chez les êtres naturels — nez, yeux, bouche, etc. — peuvent s’avérer plus beaux chez ces individus ordinaires que chez le personnage peint, même si ce dernier peut globalement paraître plus beau que la moyenne des gens pris individuellement ; dans des détails particuliers, l’homme peint peut se voir dépasser par l’individu lambda ; de même, l’homme vertueux (spoudaios) réunit des qualités qui globalement le rendent meilleur que les individus ordinaires, mais ces derniers, sur des points de détail chaque fois singuliers, peuvent le dépasser pour cet aspect particulier. Par conséquent, les gens ordinaires une fois rassemblés, quand on cumule toutes leurs idiosyncrasies supérieures, sont à même de dépasser l’homme vertueux, en moyenne meilleur, ou à même de dépasser en beauté l’homme peint qui en moyenne paraît plus beau. Bref, le cumul des qualités individuelles supérieures détenues par la masse l’emporte sur les qualités globalement supérieures du vertueux ou de l’homme peint.