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Le dernier ouvrage de Jean-Marc Narbonne est un plaidoyer vigoureux pour la démocratie qui tombe à point nommé dans notre époque marquée par des dérives autocratiques.[1] Cet ouvrage donne des suites à une réflexion soutenue sur les enjeux du politique dans l’Antiquité grecque et apporte des éléments précieux pour aider à mieux comprendre la position d’Aristote dans ce débat.[2] Narbonne s’érige contre une lecture qui veut, sinon effacer, du moins atténuer la perspective démocratique, laquelle, selon lui, se dégage nettement d’une lecture de la Politique d’Aristote, affranchie de tout préjugé.[3] Le noyau de la thèse aristotélicienne en faveur de la démocratie se trouve, selon l’auteur, dans l’argument de la sagesse cumulative présenté dans Politique III, 11, 1281 a 40-1282 b 1, dont il propose un commentaire minutieux, ligne à ligne, accompagné d’une traduction soignée. Cet argument séparerait à jamais, selon lui, l’Aristote démocratique de toute pensée réfractaire à la démocratie, y compris celle de son maître Platon, qui revient sans cesse sur les formes non démocratiques du gouvernement des meilleurs.

On peut distinguer trois grands thèmes qui soutiennent cette reprise en force de l’argument touchant la sagesse cumulative en III, 11. D’une part, il y a un « contre Platon », une déconstruction du projet platonicien du Roi-philosophe qui s’oppose au gouvernement des masses. D’autre part et à son opposé, il y a le projet aristotélicien en faveur de la démocratie, ce qui constitue la plus grande partie de cet ouvrage. Enfin, en troisième lieu, on trouve aussi une discussion sur l’ordre de composition de la Politique d’Aristote, car les livres VII et VIII présentent des perspectives moins facilement conciliables avec le projet démocratique qui se voit développé dans les autres livres. Dans ce qui suit, je vais laisser de côté l’argument de la sagesse cumulative pour concentrer mon attention sur un autre point, celui qui tourne autour de la définition du citoyen donnée dans le Livre III, à propos duquel je voudrais émettre trois observations, dont l’une est neutre, l’autre est favorable, mais la troisième paraît apporter un bémol à l’argument avancé par Narbonne.

Je commence par l’observation qui est neutre, mais qui me semble capitale pour une bonne compréhension du noyau de la question. Au Livre III, Aristote cherche à formuler la définition du citoyen. Il connaît les définitions dont on se sert couramment, comme celle qui veut qu’un citoyen soit celui dont le père ou la mère est citoyen, ou qui est né de deux citoyens et non d’un seul, ou encore celui dont la lignée citoyenne va au-delà de deux ancêtres. Aristote les juge toutes inadéquates, car elles ont une visée politique,[4] alors qu’il cherche à produire une définition d’un point de vue philosophique. Sa définition nous est donnée en III, 1, 1275 a 22-23, reprise en 1275 b 17-31 et récapitulée plus loin en III, 13, 1283 b 42-1248 a 3. Je vais revenir bientôt à cette dernière formulation ; pour l’instant, je voudrais faire quelques remarques sur le premier passage. Aristote nous y dit que le citoyen ἁπλῶς « à proprement parler », se définit par le fait d’être en mesure de μετέχειν κρίσεως καὶ ἀρχῆς. La traduction ne semble faire aucune difficulté : « by his participation in judgment and office » (Reeve), « par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature » (Pellegrin). À deux détails près : (i) le citoyen est bien celui qui peut participer, non pas celui qui de fait prend part à des fonctions judiciaires et de gouvernement. Plus d’un citoyen font tout pour y échapper, et il y en a plusieurs qui réussissent. Et surtout (ii) κρίσις doit être entendue en un sens large : non seulement pouvoir être un magistrat, mais aussi pouvoir participer à la reddition des comptes de toutes les magistratures, les εὔθυναι, l’examen public de la conduite de ceux qui occupent des fonctions officielles, « la reddition des comptes » des Athéniens, à laquelle Aristote attache une si grande importance au point de la faire figurer, en III, 11, 1282 a 26, à côté des ἀρχαί, où ce dernier terme désigne ensemble les fonctions délibératives, judiciaires et de gouvernement. Ce contrôle postérieur des actions politiques ne semble pas jouir de beaucoup de publicité dans le commentaire moderne, mais il est bien ancré dans les pratiques auxquelles peut accéder le citoyen, et Aristote prend soin de le souligner.

C’est la version donnée en III, 13 qui m’intéresse davantage. Aristote y écrit que le citoyen est ὁ μετέχων τοῦ ἄρχειν καὶ ἄρχεσθαί ἐστι καθ’ ἑκάστην δὲ πολιτείαν ἕτερος (1283 b 42-1284 a 1). Le début de la formule a fait son chemin : celui qui prend part au fait de gouverner et d’être gouverné. Cela se fait à tour de rôle, pour une même fonction, voire simultanément, si elles sont différentes. Il y a beaucoup à dire là-dessus, mais ce qui m’intéresse, c’est plutôt la deuxième partie : est citoyen celui qui, en prenant part au fait de gouverner et d’être gouverné, diffère selon chaque constitution. En effet, Aristote innove à cet égard. Citoyen et constitution sont étroitement solidaires. Or, il y a deux types de constitutions, l’une droite, l’autre déviante. Le premier type, on le sait, est celui des constitutions qui visent l’intérêt commun, τὸ κοινῇ συμφέρον, alors que, dans les constitutions déviantes, on gouverne au bénéfice des propres gouvernants. De plus, à l’intérieur de chaque groupe, il y a une triple division : la royauté, l’aristocratie et la πολιτεία, pour les constitutions droites ; la tyrannie, l’oligarchie et la δημοκρατία, pour les constitutions déviantes. Une note de traduction se révèle nécessaire ici. On a l’habitude de traduire πολιτεία, quand ce terme désigne l’une des constitutions parmi d’autres, par politie (un calque, en réalité), tandis que le terme démocratie est réservé pour traduire δημοκρατία. C’est un choix qui a du sens, mais je préfère traduire πολιτεία par démocratie et δημοκρατία par « démocratie ». Cela a l’avantage de mieux sonner à nos oreilles modernes, en même temps de rendre clair que « démocratie » est la version déviante de démocratie. Je tiens à mon choix, en dépit du fait que Narbonne, avec de très bonnes raisons par ailleurs, préfère le couple politie/démocratie (je reviendrai sur ce point). Ce qui m’intéresse, pour le moment, c’est de noter que ce sont toutes des πολιτείαι au sens large, des constitutions, y compris celles qui gouvernent au bénéfice des seuls gouvernants, car elles toutes revendiquent, à tort ou à raison, une sorte de justice et donc de communauté et de pouvoir politique (seule la tyrannie reste, pourtant, à la limite d’un régime qui se prétend constitutionnel, mais qui aisément glisse vers des formes non politiques de l’assujettissement despotique).

Il y a beaucoup à explorer ici, mais je vais à nouveau centrer d’abord mon attention sur un problème seulement, de nature plutôt formelle. De quelle unité jouissent toutes ces formes de constitution ? Il doit y en avoir une, car autrement on aurait un cas de simple homonymie, où à l’identité de dénomination ne correspondrait aucune unité conceptuelle ou définitionnelle, même pas une continuité seulement partielle. À cette question, Aristote donne une réponse surprenante : ἢ τὸ παράπαν οὐδὲν ἔστιν, ᾗ τοιαῦτα, τὸ κοινόν, ἢ γλίσχρως, toutes ces constitutions « n’ont comme telles rien en commun ou à peine » (III, 1, 1275 a 37-38). Écartons la première hypothèse (ne rien avoir en commun), puisqu’il faut qu’il y ait quelque chose de commun pour qu’on puisse écarter une simple homonymie. Une unité à un certain titre donc doit exister, et elle se fait γλίσχρως. Cet adverbe est lié à l’adjectif γλίσχρος, dont le Bailly donne comme sens (i) gluant, visqueux ; d’où (ii) ce qui s’attache fortement, tenace, et même (iii) ce qui s’attache à des minuties, chicaneur, voire mesquin ; lié à des métiers, γλίσχρος caractérise ceux qui (iv) rapportent peu. L’adverbe garde une oscillation similaire : (a) avec ténacité ou (b) chichement, et de (b) surgit l’emploi, à ce qu’il semble, en usage ici, (c) presque ou à peine. Pourquoi l’unité des constitutions n’existe-t-elle qu’à peine ? Parce que leur unité se fait de manière sérielle ou en consécution, τῷ ἐφηξῆς. Ceci est un terme technique chez Aristote : il désigne un type d’unité qui, bien qu’il n’atteigne pas l’unité conceptuelle complète de la synonymie, évite la simple homonymie en introduisant un certain ordre entre ses membres : un premier, un second, un troisième et ainsi de suite. C’est le type d’unité qu’Aristote attribue aux nombres, aux figures géométriques, et aussi aux différents types d’âme. Une explication de son usage ici, pour les différents types de constitutions, exigerait une étude plus précise de ce genre d’unité ; en particulier, sur le fait que d’autres unités par consécution semblent jouir d’une unité qui est bien plus robuste que celle qui n’existerait qu’à peine ou γλίσχρως à propos des constitutions. Bornons-nous ici, faute d’espace, à deux remarques seulement. Premièrement, l’unité par consécution est un mode parmi d’autres d’unités qui ne satisfont pas aux exigences de la synonymie, mais qui ne sombrent pas non plus dans l’homonymie accidentelle.[5] Deuxièmement, et c’est ce qui importe davantage ici, on voit par là qu’il y a tout de même une unité pour γλίσχρως, quelle qu’elle soit, et qu’il faudra compter sur ce type d’unité si l’on veut parler avec pertinence des constitutions comme faisant partie d’un tout conceptuel légitimement formé.

Je peux maintenant formuler mon point. Étant donné la corrélation entre citoyenneté et constitution et le fait qu’il y a plusieurs constitutions, Aristote écrit ceci en III, 1, 1275 b 3-5 : καὶ τὸν πολίτην ἕτερον ἀναγκαῖον εἶναι τὸν καθ’ ἑκάστην πολιτείαν, « il s’ensuit que le citoyen lui aussi différera en fonction de chacune des constitutions ». Cela est en continuité avec ce que l’on vient de voir : citoyen et constitution se répondent comme dans un miroir. Mais ce qui suit est assez surprenant. En effet, Aristote ajoute : διόπερ ὁ λεχθεὶς ἐν μὲν δημοκρατίᾳ μάλιστ’ ἐστὶ πολίτης, ἐν δὲ ταῖς ἄλλαις ἐνδέχεται μέν, οὐ μὴν ἀναγκαῖον (b 5-7). Regardons la première phrase. Narbonne traduit : « c’est pourquoi le citoyen dont nous avons parlé existe surtout en démocratie » (p. 52) ou encore, mais avec le même sens, « c’est pourquoi le citoyen tel que nous l’avons défini existe surtout en démocratie » (p. 173 et 244). La dernière version provient de la traduction de Pellegrin.[6] L’une et l’autre aboutissent au même résultat : ainsi prise, la phrase a une valeur normative, puisqu’elle prend la δημοκρατία, « démocratie », comme le lieu propre de la citoyenneté —, mais la « démocratie » est un régime corrompu. C’est pour cela que l’affirmation est surprenante ; on s’attendrait plutôt à trouver à sa place la πολιτεία, la démocratie, le régime où la majorité gouverne au bénéfice de tous, à supposer que la démocratie occupe une telle place privilégiée.[7] En fait, dans cette lecture, on prend μάλιστα avec πολίτης. Newman, en revanche, dans le but d’éviter de donner une valeur si positive à la « démocratie », suggère de prendre μάλιστα avec ἐν δημοκρατίᾳ, en comprenant alors que le citoyen dont on vient de parler existe dans la forme exponentielle de « démocratie », c’est-à-dire dans la τελευταία δημοκρατία, « la dernière “démocratie” ».[8] Celle-ci est la dernière forme de « démocratie » à surgir historiquement (voir Pol. IV, 14), appelée aussi « la toute nouvelle “démocratie” » (V, 5, 1305 a 29), celle où tous délibèrent sur toutes choses, celle où l’on gouverne par décrets parce que le peuple se place au-dessus des lois, ce même peuple qui est une proie si facile pour les démagogues de tout genre. Malgré tous ces défauts, les membres d’une telle constitution sont des citoyens, d’après la définition qu’on vient de donner, car ils satisfont la propriété formelle d’être un citoyen : l’aptitude à gouverner et à être gouverné.

Je suis sympathique à la démarche de Newman, même si sa solution ne me semble guère convaincante. En fait, Newman ne disposait pas encore d’une conception développée des unités non génériques, de sorte qu’il n’a pas pu voir l’importance du fait qu’Aristote venait d’établir une structure sérielle pour les constitutions. Si l’on prend en compte cette perspective d’unité non générique sous la forme d’une série dont l’unité ne se fait que γλίσχρως, on peut garder μάλιστα comme lié à πολίτης, ce qui semble être d’ailleurs la lecture la plus naturelle, et comprendre ce passage dans le sens d’affirmer que le citoyen, tel qu’on vient de le définir, existe de la manière la plus exubérante ou de manière surabondante dans la « démocratie », parce que c’est justement dans la « démocratie » que tous les citoyens participent de tous les organismes et offices de pouvoir. Il ne s’agit alors non plus d’une phrase à valeur normative, mais elle relève d’une constatation : si le citoyen est celui qui prend part aux instances de gouvernement, et si celui qui vit en « démocratie » prend part à toutes les instances de gouvernement, il illustre par-là la citoyenneté la plus exubérante, il frôle même la surabondance. Cette interprétation semble s’imposer si l’on prend en considération l’opposition μέν … δέ qui structure tout ce passage : d’une part(μέν), le citoyen de la « démocratie » se retrouve dans toutes les instances de pouvoir ; d’autre part (δέ), dans les autres constitutions, il est possible que le citoyen prenne part à toutes les instances, cependant cela n’est pas requis pour qu’il soit citoyen à part entière dans ces autres constitutions (b 6-7 : ἐν δὲ ταῖς ἄλλαιςἐνδέχεται μέν, οὐ μὴν ἀναγκαῖον). À la lumière de la doctrine aristotélicienne de l’unité par consécution des constitutions, la phrase perd sa valeur normative puisqu’elle ne fait que constater un fait qui découle effectivement de la définition du citoyen et qui s’avère juste d’une manière particulièrement foisonnante dans les « démocraties ». Car on constate que, dans ces constitutions-là, tous les citoyens occupent toutes les charges officielles, ils se répartissent partout les fonctions de gouvernement. Mais ceci est une constatation ; ce constat est compatible avec la thèse que le citoyen des « démocraties » est le citoyen par excellence, mais il ne l’affirme pas encore ; il faudra chercher ailleurs pour déterminer si c’est bien celle-là, la position d’Aristote à cet égard.

Je passe à ma deuxième remarque, qui va dans le sens contraire de ce que propose Narbonne. Je voudrais maintenant examiner le passage IV, 8, 1293 b 23-28, où Aristote nous dit que la démocratie (πολιτεία) et l’aristocratie (ἀριστοκρατία), bien qu’elles ne soient pas des déviations, se rangent tout de même après la royauté (βασιλεία), et à la suite de ces constitutions droites se rangent alors les constitutions déviantes. Que les constitutions déviantes se rangent après les constitutions droites ne pose aucun problème ; mais pourquoi l’aristocratie et la démocratie se rangent-elles après la royauté, alors qu’elles sont toutes les deux des constitutions droites ? Parce qu’elles διημαρτήκασι τῆς ὀρθοτάτης πολιτείας (b 24-25). Deux remarques s’imposent ici. Premièrement, la royauté est présentée comme « la constitution la plus droite » (où πολιτεία dans τῆς ὀρθοτάτης πολιτείας désigne la constitution en général), et Aristote emploie le superlatif pour bien le souligner. Ensuite, il faut saisir la valeur, en jeu ici, du verbe διαμαρτάνω. Le verbe ἁμαρτάνω signifie manquer le but, d’où s’écarter, s’égarer, se tromper ou encore commettre une faute, faillir. Le préverbe διά intensifie la valeur sémantique du verbe : διαμαρτάνω veut dire se tromper complètement, rater de fond en comble. L’aristocratie et la démocratie ratent de fond en comble la constitution la plus droite, la royauté. Narbonne ne cache pas la force de ce verbe : il remarque, au contraire, que le sens de s’écarter est une traduction trop faible de διαμαρτάνω, et propose de traduire le passage par « toutes deux ont fait fausse route, ont raté la cible » (p. 200). Il a raison ; mais que signifie ici cet écart ?

La raison qu’Aristote donne pour étayer cette affirmation est que, dans la royauté, il y a un surplus de vertu que ni l’agrégat des vertus des aristocrates ni l’ensemble de celles des citoyens d’une démocratie n’arrivent jamais à surpasser. Aristote opère tout au long de la Politique avec la thèse que voici : la vertu étant la mesure et le critère des constitutions droites, le roi est celui qui la possède à un degré exceptionnel, alors que la vertu s’amoindrit lorsqu’elle est possédée par un petit nombre de personnes (les aristocrates) et davantage encore lorsqu’elle est partagée par la plupart des gens, et ce décalage se produit d’une manière telle que le cumul des vertus aristocratiques ou celui des démocrates reste qualitativement toujours en deçà de la vertu royale. La perspective cumulative des vertus n’aboutit jamais à créer un surplus qui dépasse la vertu du roi (de même que l’ensemble des vertus démocratiques ne dépasse pas qualitativement le cumul des vertus aristocratiques, pour plus grand que soit le nombre des citoyens dans une démocratie). C’est une thèse dont Aristote se sert, mais qu’il ne justifie jamais : pourquoi y aurait-il un amoindrissement de la vertu au fur et à mesure qu’elle se propage chez les habitants, de sorte que le nombre global des citoyens n’arrive jamais à supplanter la qualité de la vertu royale ? Rien dans ses Éthiques ne formule une telle thèse. Mais elle est là, bien en place dans la Politique, et c’est cette thèse qui explique pourquoi, tout en étant des constitutions droites (donc vertueuses), l’aristocratie et la démocratie se distancient si fortement de la royauté, la constitution la plus droite, au point de rater complètement la forme la plus accomplie de constitution droite. A fortiori, il est évident que le citoyen « démocratique » ne peut pas être le citoyen par excellence, mais tout au plus celui qui se trouve là où règne le plus grand foisonnement des charges officielles à la disposition des membres de cette constitution. On comprend mieux alors pourquoi Newman voulait lire autrement le passage en question. En effet, cela ne semble guère favorable à la « démocratie » entendue comme le régime où le citoyen existerait par excellence ; en fait, cela ne semble pas non plus favorable à la démocratie entendue comme le régime où le citoyen existe par excellence, si l’on parle d’un point de vue absolu.

J’en viens maintenant à mon troisième et dernier point, qui est, comme je l’avais dit, favorable à la lecture proposée par Narbonne — en fait, fortement favorable à sa perspective. On a vu que prévaut un problème de traduction. Le terme πολιτεία désigne à la fois le genre de toutes les constitutions (droites et déviantes, toutes catégories confondues) et une espèce particulière, la démocratie, qui est la constitution droite où le peuple gouverne au nom de l’intérêt de tous. Narbonne se sert du terme érudit politie pour justement mettre en valeur ce rapport étroit entre constitution (πολιτεία en tant que genre) et démocratie (πολιτεία en tant qu’une espèce de constitution droite). La traduction que j’ai proposée ne rend pas visible ce lien, et cela plaide en faveur de la traduction que Narbonne adopte. Il y a d’autres cas où l’on trouve chez Aristote un même terme pour désigner et le genre et l’une de ses espèces. Le cas le plus connu est celui de la justice, δικαιοσύνη : il y a, d’une part, la justice1, qui désigne tout rapport moral envers autrui, et, de l’autre, le sens particulier de justice2, qui désigne les rapports envers autrui où les gains et les pertes à l’égard des biens extérieurs se font de manière proportionnée. Tout épisode de justice2 est un épisode de justice1, mais il y a des actes de justice1, comme ceux de bravoure, de tolérance ou simplement de bonne plaisanterie, qui ne concernent nullement des gains ou des pertes, et donc ne sont pas des actes de justice2. On a depuis l’Antiquité fait mention d’une histoire qu’Aristote rapporte au Livre VII de l’Éthique à Nicomaque pour expliquer ce double usage. L’un des vainqueurs des Jeux olympiques de 456 avant notre ère s’appelait Homme, et à lui la notion générale d’homme s’appliquait aussi bien que celle, particulière, d’Homme. Cet athlète était, en effet, ἄνθρωπος (homme, le genre) et Ἄνθρωπος, Homme, l’individu qu’il était. C’est un cas d’homonymie totale ou accidentelle : il aurait pu s’appeler tout aussi bien Platon, Aristote ou Heidegger. Pourtant, on peut montrer qu’il y a des rapports beaucoup plus étroits entre l’attitude consistant à ne pas chercher à gagner davantage qu’autrui (justice2) et le fait de se comporter envers autrui de manière morale ou éthique (justice1). Cela devient plus visible si l’on regarde du côté de son contraire, l’injustice : si l’on s’habitue à prendre davantage, à être injuste2, on est dans le chemin direct pour devenir injuste1 envers autrui. C’est une thèse qu’Aristote n’élabore pas, mais qui me semble découler de son analyse de la justice et de l’injustice : le double usage s’explique parce que (in)justice1 prend ses racines dans les pratiques de (in)justice2. C’est donc un rapport causal qui expliquerait qu’on les nomme l’une et l’autre (in)justice. Et il me semble aussi qu’on trouve des rapports analogues entre πολιτεία (constitution) et πολιτεία (démocratie), en sorte que ce ne serait pas non plus un hasard si Aristote s’est servi d’un même mot pour désigner à la fois l’une et l’autre. En dernière instance, la citoyenneté démocratique est le socle logique où se fonde toute idée de citoyenneté. Peut-être, en creusant ce point, trouverait-on les raisons profondes qui font que la citoyenneté s’enracine définitivement dans les pratiques démocratiques.

Je vais conclure. Cette étude de Jean-Marc Narbonne est un plaidoyer vigoureux pour la centralité de la notion de démocratie dans la pensée politique d’Aristote. Dans ce but, Narbonne reprend avec force l’argument de la sagesse cumulative en III, 11 et mobilise toute une série d’arguments et de notes pour montrer qu’Aristote ne peut que soutenir que la démocratie est le meilleur régime, et ce, de manière absolue. Je n’ai pas examiné ici tous les aspects de sa défense, qui est à la fois passionnée et érudite. Dans sa démarche, Narbonne souhaite donner corps à cette idée que la démocratie « se rattache à des thèses essentielles de sa philosophie », comme l’avait remarqué Aubenque, mais qui était restée sans lendemain, au moins dans la perspective d’une démonstration minutieuse. C’est la tâche que s’est donnée Narbonne dans ce livre. J’ai essayé de montrer qu’il y a des indices dans la Politique qui vont dans une autre direction : dans le sens de situer la royauté et son état vertueux aux cimes de son système politique. Il reste néanmoins qu’Aristote a placé la démocratie au coeur même du régime constitutionnel en imposant à l’une et l’autre le même nom, πολιτεία, et cela ne semble point ressortir d’un simple accident de langage. La démocratie est ainsi au coeur même de l’idée de constitution et donc du pouvoir politique qui s’installe au-delà des formes simplement despotiques d’assujettissement. Ce qui corrobore, donc, l’idée maîtresse de Narbonne. Ce livre de Narbonne nous mène ainsi aux sources profondes de la pensée politique d’Aristote, et il le fait avec éclat philosophique et érudition philologique.