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Notre article se base sur l’analyse d’une trentaine de fascicules de la série « Roman d’amour » des éditions Police Journal[1]. Parus au Québec entre 1944 et 1965, imprimés chacun à des milliers d’exemplaires, vendus 0,10 $ (avant de passer en fin de période à 0,15 $) dans le circuit des kiosques à journaux, ces fascicules offrent une fenêtre privilégiée sur les aspirations du lectorat canadien-français à un moment de profond renouvellement des normes et des valeurs de la culture populaire. En effet, si la génération de l’entre-deux-guerres avait pu être celle de la crise et du renoncement, celle du début des trente glorieuses (1945-1975) est celle des rising expectations[2]. Les enfants et les adolescents des années 1950 grandissent dans une relative aisance matérielle par rapport à leurs parents. Entre eux et l’avalanche des nouveaux produits qu’on leur destine, se développe rapidement un rapport d’attraction[3].

La série « Roman d’amour » des éditions Police Journal enregistre ces bouleversements. On y trouve la même soif de confort qui émane de la publicité de l’époque, publicité qui présente des mises en scène inspirées de l’American way of life, où le bonheur personnel s’accompagne forcément d’un certain bien-être matériel[4]. À ce sujet, Luc Côté et Jean-Guy Daigle ont montré que les changements les plus importants dans les annonces publicitaires entre les périodes 1929-1944 et 1945-1957 concernent l’automobile, les loisirs et, surtout, le confort domestique[5]. Leurs conclusions s’appliquent à notre corpus. S’il y a quelque chose qui frappe à la lecture des fascicules de Police Journal, c’est bien la place qu’y prend l’aisance financière, incarnée précisément par la voiture et les loisirs. Certains héros roulent dans de rutilantes décapotables et plusieurs jeunes gens fréquentent des lieux de détente bien en vue, de luxueux hôtels et des restaurants renommés. Le confort domestique dessine l’horizon de cette félicité collective : une fois mariés, il est attendu que les personnages participent à l’univers matérialiste de la classe moyenne, au point où la romance publiée à cette époque a pu être décrite comme de la middle-class propaganda[6].

Plutôt que de nous pencher sur l’inventaire des biens matériels représentés dans la série « Roman d’amour » des éditions Police Journal, nous avons choisi d’étudier comment cette littérature sentimentale illustre le défi structurellement inversé qu’à cette époque le lectorat du Québec francophone doit réellement relever : alors que les hommes doivent se trouver une situation pour pouvoir se marier[7], les femmes doivent se trouver un mari pour occuper une situation. Les récits de notre corpus reproduisent ces rapports genrés dans un contexte hétéronormatif et ethniciste hégémonique[8]. Ainsi, alors qu’il est d’usage que la jeune femme soit une beauté ravissante, il n’est pas question que le prétendant soit pauvre, car après tout, comme le rappelle l’héroïne du roman Le hockey et l’amour, « nous sommes faits d’un coeur pour aimer, mais aussi d’un corps qui doit bien manger[9] ». Cette structuration des rapports de genre dans les histoires d’amour des éditions Police Journal reprend les attendus de la littérature sentimentale populaire de l’époque, dans laquelle l’attractivité des héros est conditionnée par leur richesse[10].

André L’Archevêque, couverture de Pauline Verchères, L’argent de la chair, Montréal, Police Journal, 1956.

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Si, pour la femme, la question de la relation entre argent et amour se pose de manière différente que pour l’homme, c’est dans la mesure où la femme ne saurait occuper un emploi salarié une fois mariée. Elle travaille effectivement dans nombre de romans, mais sa vie professionnelle est le plus souvent un expédient lui permettant de s’affranchir de ses parents pour rencontrer l’amour[11], et il est entendu qu’elle vivra aux crochets de son mari une fois en ménage[12]. Dans L’amour au micro, Estelle connaît un succès immense comme chanteuse et est sollicitée pour jouer dans des films tournés aux États-Unis. Elle choisit pourtant d’abandonner sa carrière, car il lui semble que le revenu de son mari (cinq mille dollars par année, à un moment où le salaire d’un ouvrier est d’environ deux mille dollars) est suffisant pour leur permettre de bien vivre. Enceinte, elle se réjouit de rester à la maison pour s’occuper de son enfant. La morale du roman, comme de tous les autres de la série « Roman d’amour », est donc claire : c’est le mari qui assure le gagne-pain de la famille, et le destin d’une femme est d’abord de se consacrer à son époux et à sa progéniture. Si la femme possède un capital, celui-ci est presque entièrement moral (un coeur pur) et physique (un visage et une silhouette magnifiques), tous les autres capitaux – notamment les capitaux culturel (à part savoir cuisiner et coudre) et symbolique (à part un certain goût pour les vêtements) – étant absents.

Couverture non signée de Thérèse Loslier, Le hockey et l’amour, Montréal, Police Journal, « Roman d’amour mensuel » no 22, s.d.

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Tandis que l’homme est défini par son statut (c’est-à-dire ce qu’il a), la femme est pour sa part définie par son corps (c’est-à-dire ce qu’elle est). Autrement dit, l’attractivité de l’homme sera évaluée à sa fortune ; la richesse de la femme sera jaugée selon sa beauté. Or dans son expression la plus brutale, cette opposition reviendrait, pour l’homme, à s’acheter une « femme-trophée » (trophy wife) et, pour la femme, à cultiver ses attraits physiques pour « se faire vivre ». Ce marché entre le portefeuille de l’homme et la sensualité, voire la sexualité (toujours euphémisée) de la femme, aurait confiné à une forme de prostitution conjugale s’il avait été exprimé dans toute sa crudité[13]. Une des fonctions assignées au roman sentimental de l’après-guerre sera par conséquent de masquer habilement cette transaction, tout en promettant à la lectrice que l’héroïne n’aura pas, in fine, à abandonner son rêve de luxe. Cette promesse n’est pas facile à tenir, puisqu’on ne cesse de rappeler que non seulement on ne peut faire des mariages de raison ou de convenances, mais également qu’on ne peut commander ses sentiments. Ainsi, quand une riche héritière affirme à son père qui tente de la dissuader d’épouser un prétendant qu’il juge indigne d’elle : « Nous nous aimons, papa, et rien ne peut nous séparer. Nous ne pouvons rien contre l’amour[14] », le père rétorque : « L’amour, c’est bien beau, ma petite Louise, mais il n’y a pas que ça dans la vie[15]. » Tout l’art de la fiction sera par conséquent de faire coïncider les espoirs de fortune avec la nécessité de vivre un amour pur et désintéressé : ici, en écoutant les conseils de son père, Louise délaissera ce premier prétendant qui n’en voulait qu’à sa fortune. À la fin, elle sera doublement gagnante, puisque son nouveau fiancé, qui l’aime « d’amour vrai[16] », se révèle aussi être « un vrai artiste », « l’un de ceux qui ont les plus gros revenus à Montréal[17] ». Le roman sentimental en fascicules répète à l’infini qu’il n’y a que l’amour dans la vie, tout en proclamant en filigrane qu’« il n’y a pas que ça ».

La série « Roman d’amour » des éditions Police Journal comporte de multiples variations[18] sur ce thème. Néanmoins, aucune n’est plus courante, dans la longue tradition du roman sentimental, que celle de la jeune femme relativement pauvre et isolée, adulée par un homme prospère[19]. Sur ce canevas, trois scénarios typiques se dessinent, que nous explorerons successivement[20]. Le premier, classique entre les classiques, reprend la trame du conte de Cendrillon. Le deuxième raconte une histoire assez semblable, tout en lui ajoutant une dimension morale : c’est dans le refus même de l’argent (et du statut social du héros) que l’héroïne se révélera digne d’être aimée. Enfin, dans le troisième scénario, il s’agit de punir l’héroïne qui travestit l’amour au nom de ses espérances d’ascension sociale. Elle ne mariera pas un prince, mais elle se consolera en épousant plutôt un chevalier dont il n’est pas dit qu’il ne pourra, par son ardeur au travail, gagner très aisément leur vie. Elle aussi, donc, trouvera l’amour et la richesse, mais non sans s’être fait servir dans l’intervalle une dure leçon de vie. En la faisant descendre temporairement de quelques barreaux dans l’échelle sociale, le récit la punit par où elle a péché, tout en ne lui refusant pas une vie de plaisirs et de confort.

Marier un prince

Commençons par le scénario le plus éculé, celui du conte de Cendrillon, dans lequel la réalisation de l’héroïne passe par une acceptation de la féminité définie par la docilité, le sacrifice, la patience et la volonté de s’unir à un homme puissant qui la complète[21]. Les éditions Police Journal reprennent ce canevas dans environ le tiers des textes de notre échantillon, tout en rendant plus manifeste la tension sexuelle souterraine qui habite l’univers du conte, ainsi que la volonté de promotion sociale de l’héroïne. D’une part, les métaphores et les allusions voilées sont remplacées par des descriptions plus directes des embûches qui guettent la jeune fille devant négocier son passage à l’âge adulte et à la floraison sexuelle. D’autre part, l’insistance est moins placée sur la volonté de l’héroïne d’élever son statut que sur celle d’obtenir un certain confort matériel.

Dans Les amours d’un viveur de Pol Roger, France Bigras perd d’abord sa mère, morte sans le sou à l’hospice, puis son père et sa belle-mère, « une espèce de maritorne qui buvait comme quatre[22] », dans un accident d’auto. Elle se retrouve à la rue à l’âge de quinze ans. Coquette, elle aimerait pouvoir s’offrir les jolies choses de la société d’après-guerre qu’elle a appris à désirer lorsqu’enfant elle s’amusait à coller son nez sur les vitrines des magasins de l’ouest de la rue Sainte-Catherine, mais elle est trop pauvre, n’ayant pas réussi à se trouver un emploi satisfaisant. Depuis la mort de ses parents, elle avait bien essayé « de se placer pour du service domestique mais ses maîtres [avaient voulu] abuser d’elle et elle [avait quitté] successivement ses emplois[23] ». Entre ses quinze et dix-sept ans, « elle vécut un peu comme toutes celles qui n’ont pas de parents et qui ont le malheur d’être jolies. / Elle se défendit contre les attentats à sa virginité que lui faisaient subir tous les hommes à qui elle demandait de l’aide[24]. » Un soir de Noël, privée de tout secours, vêtue de haillons, transie de froid, ruminant des pensées suicidaires, elle s’apprête à passer un réveillon bien misérable quand, atrocement tourmentée par la faim, elle s’évanouit sur le trottoir. Touchée par la vue de ce drame (qui rejoue dans un dénouement plus heureux celui de « La petite fille aux allumettes »), madame Dulier, « veuve d’un gros industriel qui avait amassé sa fortune dans les chemins de fer[25] », l’emmène chez elle à bord de sa limousine.

À son réveil, habillée d’un pyjama de satin rose et couchée dans un grand lit douillet, la jeune fille se croit « en plein rêve[26] », sinon dans « un conte de fée[27] ». Elle est subjuguée par le luxe qu’elle découvre autour d’elle. « [V]éritable fée[28] », madame Dulier est contente d’accueillir la jeune femme dans sa vaste demeure parce qu’elle s’y sent bien seule, malgré une armée de domestiques. Ayant découvert chez France de rares qualités de bonté et d’honnêteté, elle lui demande de rester auprès d’elle pour lui tenir compagnie et égayer ses jours : « [D]epuis que tu es ici, ma petite », confie madame Dulier à sa protégée, « c’est comme si un rayon de soleil avait pénétré dans ma vie[29] ». Elle lui procure une excellente instruction dans une institution privée, de même que, de manière tout aussi essentielle, de beaux vêtements. À dix-neuf ans, France devient une femme accomplie.

Bien qu’on aurait pu penser qu’il était fait pour jouer le rôle du fiancé idéal, le fils unique de madame Dulier, alors en voyage, est rapidement disqualifié : Jacques vit en dépensant l’argent de son père, boit et se conduit généralement comme un goujat, n’ayant pas même daigné faire parvenir à sa mère une carte pour Noël. De retour chez lui, après trois ans d’absence, cet « enfant gâté[30] » rudoie les domestiques et traite tout le monde avec mépris. Un jour d’ivresse, il tente, semblable à une bête, d’agresser sexuellement France dans un boisé. La jeune femme est sauvée in extremis par l’irruption de Pierre, un cousin que, tient à préciser le roman, madame Dulier aime « autant que son propre fils[31] ». Grand, calme, d’une force colossale, il fait rouler l’agresseur d’un solide coup de poing. Il est évident que Pierre est le prince charmant que France espérait de ses voeux les plus ardents. Madame Dulier le confirme en bénissant leur union et en leur offrant « un chèque substantiel[32] ». Ils pourront vivre riches et heureux. Le contraste est saisissant entre la jeune fille déguenillée des premières pages du roman et la femme accomplie de la fin, adulée par son tendre mari. Celle qui n’avait rien finira par avoir, grâce à l’amour, « tout ce dont elle avait besoin et beaucoup de superflu[33] ».

Le conte de fées Les amours d’un viveur est peu original, reprenant quelques motifs des récits cendrillonesques dans lesquels une jeune femme, rejetée et humiliée, finit par trouver son sauveur en faisant preuve d’un surcroît d’humilité[34]. Pour accéder au bonheur, France a dû démontrer une irréprochable conduite : toujours droite, même plongée dans la misère, elle refuse de jouer de ses charmes pour abuser de la lascivité des hommes. Elle qui aurait pu, entre autres, céder aux avances de Jacques, lequel, ayant arrêté « sa voiture dans un chemin creux[35] », lui réclamait un « petit baiser » au nom d’une passion subite, a su se rappeler que de tels gestes d’affection ne sont permis qu’entre gens dûment fiancés. À Jacques qui l’avait traitée ce jour-là de « timorée », elle avait répondu qu’elle n’était qu’« honnête[36] ». La récompense terrestre et toute matérielle de sa vertu aux dernières pages du récit se cache ainsi derrière un désintéressement sans faille[37]. France est uniquement animée par son amour et non par un désir cynique de réussite, et sa promotion sociale lui vient en quelque sorte sans qu’elle y eût jamais pensé. Tant que la pauvreté la tenaillait, elle ne songeait « qu’au pain de chaque jour et à ses chagrins[38] » ; elle peut enfin reprendre les rêves de bonheur absolu de sa jeunesse.

Cependant, il ne suffit pas que France soit « aussi bonne que belle ». Comme c’est le cas pour Cendrillon, elle doit être aussi « douée d’une nature exceptionnelle », affichant un « talent inné » pour apprendre les bonnes manières afin de savoir tenir son rang dans la bonne société[39]. Après sa transformation de fille en haillons en femme portant des robes achetées dans les beaux magasins, la frêle orpheline se montre digne de son statut parce qu’elle affiche une parfaite connaissance du code de la civilité (tact, bienséance, esprit de la conversation, maîtrise de l’art de plaire) qui ouvre les portes du « grand monde »[40]. Quand apparaît le fils de madame Dulier, elle n’est déjà plus une domestique (elle le hait de la confondre au premier abord avec une simple bonne), mais une femme accomplie, parfaitement à l’aise dans les cercles mondains. Les amours d’un viveur raconte donc moins l’histoire d’une ascension sociale que la reconnaissance de la place qui aurait dû toujours être celle de France et que des événements malheureux avaient momentanément compromise. Cette morale est confirmée par le rôle actif que France joue dans l’histoire : elle brise la solitude de madame Dulier, guérit Jacques de son alcoolisme et de son égoïsme et procure un foyer à Pierre. Si la joie est revenue pour ces trois personnages, c’est « [g]râce à la petite fille qui était tombée sur le trottoir un certain jour de Noël[41] ». Ils manquaient à son bonheur autant qu’elle manquait au leur.

Le roman du test moral

Le deuxième scénario, qui concerne plus de la moitié de la trentaine de textes de notre échantillon, insiste sur l’impossibilité d’atteindre le bonheur dans un ménage sans amour, et pose donc comme une exigence absolue la capacité de l’héroïne à aimer réellement, avec ou sans fortune à la clé. Ce scénario reprend le motif du sacrifice, propre notamment au courant du roman de la victime[42], ce qui explique sans doute sa popularité : une femme qui aime vraiment doit, par devoir, placer le bonheur de l’élu avant le sien. Dans une situation extrême, cela peut même vouloir dire savoir se détourner de la personne aimée. Alors que les héros des romans d’espionnage des éditions Police Journal doivent vaincre par leur intelligence ou leur force des ennemis puissants, les héroïnes des romans sentimentaux doivent accepter de se dévouer et de s’oublier dans le silence et l’abnégation. Les épreuves qu’elles traversent exigent d’elles un contrôle de soi et non une domination des autres.

Dans L’argent de la chair, Robert Vincent, fils d’un industriel excessivement riche, est amoureux de Rita Bonair, une « femm[e] fatal[e][43] » qu’il a demandée en mariage. Comment aurait-il pu résister ? Rita ne laisse personne indifférent, avec ses yeux « verts comme le vert de la mer vue des airs », « [s]es cheveux blonds comme du blé mûr, [son] corps de déesse et [sa] peau de satin[44] ». Mais, ayant grandi à Grand-Ruisseau, un tout petit village de Gaspésie, c’est, on le devine, une villageoise sans le sou et sans éducation. Le père de Robert condamne cette liaison avec celle qu’il croit être une « coureuse[45] » aux « moeurs douteuses[46] ». Il propose à Gustave Palmier, un industriel en difficulté financière dont il est l’ami de longue date, d’accorder la main de sa fille, Gisèle, à son fils Robert, contre un chèque de cinquante mille dollars. Par ce mariage, monsieur Vincent compte empêcher son « étourdi » de fils de « se laisse[r] entraîner sur une pente dangereuse[47] ». Il confie ainsi à Gustave : « L’union de nos deux familles serait ce qui pourrait arriver de mieux à mon fils… et tes affaires…[48] »

Monsieur Vincent se rend par la suite chez Rita et la trompe en lui racontant qu’il est ruiné, que Robert ne pourra jamais être heureux sans argent et qu’il pense pouvoir se sauver de la banqueroute et du déshonneur en célébrant le mariage de son fils avec Gisèle, une riche héritière. Il enchérit en affirmant qu’il se suicidera si son fils refuse l’union prévue avec Gisèle. Horrifiée, Rita promet de quitter Robert et de se cacher loin de Montréal. Elle écrit une lettre d’adieu mensongère à son fiancé : « Mon cher Robert, [… j]e croyais qu’il me suffisait de vouloir aimer un homme riche pour trouver le bonheur, mais tout cela est faux… Celui que j’aime est pauvre et je pars le retrouver parce que l’amour ça ne s’achète pas plus que ça se vend[49]. » En signe de probité, elle lui redonne les toilettes et les bijoux qu’il lui avait achetés. Pour sa part, et pourtant folle amoureuse d’un architecte, Gisèle accepte elle aussi de se sacrifier pour le bien de sa famille. Elle promet à son père d’épouser Robert si cela peut le sauver de la ruine. Elle écrit à son fiancé : « Des raisons de famille m’obligent à épouser un jeune homme riche et malgré l’effarement qui s’empare de moi, mon devoir est là, me commandant d’accepter pour époux un homme que je n’aime pas[50]. » Gisèle, autant que Rita, ont renié l’amour de leur vie et sacrifié leur bonheur personnel par dévouement pour leurs pères respectifs.

Heureusement pour les personnages des éditions Police Journal, le roman populaire impose un happy end. Dans L’argent de la chair, Robert évente le stratagème de son père, puis retrouve Rita qui s’est cachée en Gaspésie. Il prouve à son père que Rita est une bonne et sage fille, tout à fait digne d’être aimée, elle qui n’a pas hésité à suivre la ligne que lui dictait le devoir et à sacrifier pour lui et la richesse et l’amour. En récompense pour son « coeur pur », elle obtiendra les deux. Gisèle n’est pas en reste : elle pourra épouser son jeune et brillant architecte. En montrant qu’elles ne sont ni capricieuses ni vaniteuses, les deux femmes ont fait preuve d’une abnégation désintéressée. Leur coeur en or a assuré leur salut : la riche Gisèle connaîtra l’amour, et l’amoureuse Rita la richesse.

La condamnation de la croqueuse de diamants

Le troisième scénario typique critique vertement la croqueuse de diamants et le gigolo, qui jouent à l’amour dans le seul but de s’élever dans la hiérarchie sociale. Ce scénario est plus discret dans notre échantillon (environ dix pour cent des textes), sans doute parce qu’il révèle un défaut dans la personnalité d’une héroïne que le lectorat souhaite pure et innocente et qu’il revoit à la baisse ses espoirs inavouables de réussite sociale.

Pour l’homme, qui ne saurait jamais être oisif, l’idée même de marier une femme plus riche ou de profiter de manière indolente de la fortune de ses parents, provoque déjà une condamnation sans appel. Un reproche qui revient souvent dans notre corpus est celui d’être un « viveur », accusation qui constitue un signe irrévocable de mollesse et d’immoralité. Le héros des fascicules a besoin d’être courageux, viril, brave, et surtout travaillant, peu importe son métier, se situant toujours professionnellement au-dessus de son épouse (comme l’expriment, dans la nurse romance américaine, les mariages entre des infirmières et des médecins[51]). Pour la femme, l’idée de marier un homme pour son portefeuille est tout aussi impardonnable. Comme on s’y attend, alors que les femmes dans les romans des éditions Police Journal doivent se défendre des hommes qui recherchent la luxure plutôt que la véritable passion, les hommes se méfient des femmes qui cherchent l’argent plutôt que l’amour. Certains héros de nos récits ne sont pas loin de conclure que toutes les jeunes filles sont des manipulatrices et des arrivistes qui transforment leurs fiançailles en occasion de promotion sociale. L’un des protagonistes déclare ainsi : « Dès qu’il y a de l’argent quelque part, tu peux t’attendre à y trouver les femmes. L’or les attire comme le miel attire les mouches[52]. »

À cet égard, le roman Les sales idées d’un riche commence par un avertissement : « Quand l’amour et l’ambition vont de pair, ces deux passions de l’âme peuvent conduire à de grandes choses. / Quand l’ambition, au contraire, contredit l’amour, elle peut conduire au désastre. Et rares sont les personnes qui ont été heureuses après avoir sacrifié celui-ci à celui-là [sic] ![53] » Élevée dans un milieu modeste de l’est de Montréal, Mariette Brûlé, nourrie par des lectures et des films romantiques, avait la folie des grandeurs et « accusait un goût pour les choses qui n’étaient pas de [son] cercle[54] ». Ne souhaitant pas passer sa vie « dans une petite rue d’un petit quartier de la métropole, à regretter de n’avoir pas réalisé ses rêves d’adolescente, ses rêves de toute une vie[55] », elle quitte l’usine où elle était employée pour suivre une formation de sténographe qui lui permet d’être embauchée dans une grande entreprise. Dans ses nouvelles fonctions, elle se laisse d’abord courtiser par un ingénieur, mais ce n’est que pour se faire connaître du patron d’une compagnie concurrente, qui cherche une secrétaire. Une fois à son service, Mariette s’habitue de plus en plus à passer ses soirées dans les quartiers riches de Montréal et finit par y déménager.

Quoique Laurier Mercolard, le fils de son nouveau patron, soit un avocat sans talent et sans véritable personnalité, Mariette ne peut se résoudre à refuser sa demande en mariage, car elle sent qu’il pourra lui donner ce dont elle rêve : « Elle prit soudain conscience d’un nouveau sentiment : le goût de partager la vie de ce jeune homme qui sentait toujours le propre, le net, le neuf. À travers lui elle aimait sa vie de luxe, ses loisirs, ses voyages qu’elle pourrait partager […][56]. » Scandalisés, les parents de Laurier s’opposent à l’union de leur enfant avec une jeune profiteuse qui est si inférieure à leur rang. Ils menacent de déshériter Laurier s’il s’entête dans sa décision et ce dernier, affolé par une telle éventualité, rompt aussitôt avec Mariette. Celle-ci réalise alors toute l’inanité de sa démarche : « Folle ! Folle que j’ai été ! On m’a adulée, on m’a flattée, on trouvait que je faisais bien en passant. Je devais leur apparaître comme un beau spécimen de jeune ambitieuse. Mais quand est arrivé le moment de la considération de mon talent d’arriviste, on m’a replacée dans le lieu de mon origine et on a eu le dégoût[57]. » L’accablant d’insultes, Mariette crie à la figure de son ancien prétendant : « Ce que j’ai été folle. Ce que j’ai agi avec inconsidération. La petite fille de l’est qui se laissait berner de l’illusion qu’elle pourrait être heureuse avec un pantin élevé sur les hauteurs du Mont-Royal[58]. »

Revenue de ses émotions, Mariette revoit son fiancé de jadis, Charles Goudraut, issu du même quartier qu’elle. Droit, solide et travaillant, Charles cultive aussi des ambitions, mais des ambitions qui s’ajustent à sa propre valeur comme pourvoyeur : il entend devenir ouvrier spécialisé et suit, à cette fin, des cours en dessin commercial et en ébénisterie. Ne trichant sur rien, il méritera tout ce qui lui arrive. Sa franchise est aussi palpable en amour : il croit que chacun doit « aimer fortement un être qui [lui] convient et […] lui rendre la vie agréable[59] ». Mariette comprend sur le tard la sagesse des recommandations de Charles, selon qui « la grandeur [… c]’est d’améliorer son sort dans les limites de son éducation, de son milieu[60] ». Son mariage avec Charles aura la solidité d’un amour « vrai ».

Par un tel passage, l’auteur semble prévenir les lectrices du roman que leur souhait de vivre de manière confortable doit être ajusté en fonction de leur éducation et, plus généralement, de leur valeur sur le marché matrimonial. Mais la lecture sérielle de plusieurs romans permet de réaliser que la faute de Mariette ne réside pas dans son désir d’améliorer son sort en quittant son milieu, désir qu’elle partage avec toutes les autres héroïnes. Ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir songé à se marier sans amour, c’est d’être une impardonnable matérialiste (gold digger). La bonne Mariette savait au fond d’elle-même qu’elle était mue par de mauvaises intentions, ayant cultivé l’« ambition discrète » de s’allier « à une grande famille[61] » à travers un mariage de raison. C’est l’inauthenticité de son affection qui condamnait à l’avance sa relation avec Laurier, et non pas l’union contre nature d’une prolétaire et d’un bourgeois.

D’ailleurs, on ne peut pas dire que Mariette a renoncé à des aspirations de confort matériel, puisqu’on apprend à la fin du récit que Charles, désormais muni de ses diplômes, a fondé une boutique avec un partenaire financier. Maintenant entrepreneur, il est promis à devenir avant longtemps « un peu comme un industriel », ce que Laurier ne pourra sans doute jamais être, vu sa nature veule et pusillanime[62]. Nourrie par un amour véritable, la quête capitaliste de Mariette est ainsi normalisée et il est entendu que « la petite fille de l’est » échappera à la pauvreté de son milieu d’origine.

Dans les récits des éditions Police Journal, la condamnation d’un amour intéressé est irrévocable. L’argent, jamais, ne peut acheter l’amour (pour la femme), pas plus que les désirs charnels ne peuvent conduire au mariage (pour l’homme). En même temps, les romans sentimentaux de cette maison ne cessent de répéter qu’il est légitime, finalement, d’aspirer au confort matériel : tous les fascicules se terminent sur un couple à l’aise financièrement, et parfois réellement prospère. Cette association entre bonheur et matérialisme est assurément liée au contexte sociohistorique dans lequel s’inscrivent ces romans. La société de consommation, omniprésente dans nos fascicules, n’aurait su charrier un devoir de pauvreté sur le plan domestique, ce qui explique sans doute la totale absence du discours religieux catholique et du discours traditionaliste canadien-français, alors fortement basés sur des notions de contrition, de résignation et de sacrifice[63].

La condition de la femme dans les années 1950 doit être prise en compte pour comprendre ce rêve de richesse, ou à tout le moins d’aisance matérielle. Le fantasme de vastes demeures, de fines draperies et de voyages est la rançon à payer pour l’enfermement de l’héroïne dans la domesticité. La reine du foyer pourra se consoler de son sort en profitant du confort de sa prison dorée[64]. Mais, comme nous l’avons montré, ce marché ne peut être explicité, faute de quoi l’héroïne pourrait être réduite au rôle peu reluisant de « poule de luxe[65] », engagée dans un rapport de clientélisme avec son mari. Le discours amoureux sert à habiller d’un vêtement convenable cet échange entre le désir de l’homme et l’intérêt de la femme. Le contrat repose sur l’engagement suivant : l’homme doit tomber amoureux d’une femme splendide sans que cette beauté physique détermine seule ses sentiments, et la femme doit s’éprendre d’un homme ayant un bon statut sans que l’argent intervienne dans son choix. La noblesse de leur amour, étranger à la luxure et à la cupidité, leur permettra d’obtenir ce qu’ils ne savaient pas qu’ils souhaitaient : il aura à ses côtés la plus ravissante femme du monde, épousée pour son coeur pur et désintéressé, elle vivra comme une « reine » dans une maison d’un quartier huppé, avec un mari qu’elle voudra dorloter.

On peut – avec Pierre Bourdieu – conclure en affirmant que les héroïnes des éditions Police Journal découvrent un intérêt dans le désintéressement[66]. L’affirmation est d’autant plus juste que, comme le montre notre annexe I, les croqueuses de diamants sont relativement rares dans notre échantillon (et ce, même dans le rôle de la rivale), parce que la représentation d’un être avide est foncièrement antithétique avec l’image angélique que l’on se fait alors de la femme. La conception essentialiste de la femme ne la montre, à cette époque, que rarement mue par l’appât du gain[67] ; elle est au contraire décrite comme un puits sans fond de bonté et de dévouement.

Un tel désintéressement masque la nature inégale de l’échange sanctionné par le mariage, la femme apportant sa beauté physique et intime (son sex appeal), et l’homme, son succès public. Cet échange de capitaux ne fait que se détériorer avec le temps : le capital de l’héroïne décline (sa beauté se flétrit, surtout si elle doit se livrer aux tâches ménagères et à une maternité éreintante) alors que celui du héros augmente (ses actifs croissent avec les années). Voilà qui explique le ton acrimonieux d’Irène, dans la finale de Marjolaine, la garce, quand son mari menace de la laisser pour une autre femme, plus attirante. Le texte souligne leur asymétrie : « [L]e travail l’avait [Albert] maintenu jeune », alors qu’Irène paraissait « naturellement plus vieille que son âge » car, « [a]vec les responsabilités qu’elle avait acceptées à 19 ans, elle avait vieilli beaucoup plus rapidement que dans des circonstances normales[68] ». Irène est déterminée à ne pas se laisser damer le pion par sa rivale. Courroucée, elle rappelle à Albert qu’il lui doit sa fortune : « Sans moi, tu n’aurais probablement pas une cenne aujourd’hui[69]. » Devant un tel discours, Albert se repent in extremis et annonce à Irène qu’ils feront ensemble le voyage de noces qu’ils avaient sans cesse reporté. Il n’était pas dit qu’Irène aurait sacrifié à son époux l’éclat de sa jeunesse pour rien.

Les récits des éditions Police Journal qui se déroulent après le mariage sont peu fréquents dans notre corpus. Et pour cause : malgré tout le rêve qu’il convoie, malgré toute l’évasion qu’il promet (ce qui suppose une bonne dose d’invraisemblance), le pacte de lecture du roman sentimental n’en demeure pas moins un pacte « réaliste » (par opposition, par exemple, aux pactes merveilleux ou fantastique). Les romans qui présentent une héroïne mariée posent par conséquent un regard beaucoup plus lucide, voire désenchanté, sur sa vie domestique, et c’est pourquoi la plupart des intrigues des éditions Police Journal se terminent sur un baiser de fiançailles, gage d’amour absolu et éternel entre les deux personnages principaux. La femme y est fixée dans son moment de prime jeunesse, et donc d’ultime beauté selon les canons esthétiques de l’époque. L’homme, lui, est déjà riche, parfois très riche, ou au moins promis à la richesse. En conjuguant la beauté et l’argent, ces jeunes fiancés qui ont vingt ans dans les années 1950 et qui portent leur amour sur leur front sont prêts à entrer de plain-pied, de manière légitime, dans le rêve consumériste américain, pour le meilleur et pour le pire.