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Les think tanks (laboratoires d’idées ou groupes de réflexion) sont des organisations qui se donnent comme mandat principal de produire et de diffuser de la recherche sur les politiques publiques. D’un point de vue légal, les think tanks sont indépendants d’autres organisations comme les partis politiques, la fonction publique, les groupes de pression, les médias et les universités. En revanche, ils sont fortement dépendants de ces autres organisations pour leur financement, la propagation de leurs travaux et l’influence qu’ils peuvent espérer exercer sur les décisions politiques (Medvetz 2012 ; Landry 2021). Un think tank mal réseauté est une organisation en sursis.

Une relation particulièrement visible est celle entre les think tanks et les médias. Notre article fait une contribution principalement empirique à la littérature sur les think tanks en offrant une riche description des caractéristiques systémiques de la relation entre ceux-ci et les médias dans l’espace canadien.

Notre analyse est structurée autour de quatre grandes questions :

  1. Y a-t-il une relation forte entre le budget et la visibilité médiatique d’un think tank ?

  2. Sur quels thèmes les think tanks canadiens sont-ils davantage mentionnés dans les médias ?

  3. Les médias canadiens ont-ils une forte tendance à faire usage de la norme d’équilibre des points de vue lorsqu’ils relaient les positions d’un think tank ?

  4. La distribution des mentions aux think tanks est-elle nettement distincte d’un média à l’autre et, si c’est le cas, qu’est-ce que ces différences peuvent nous apprendre sur le champ médiatique canadien ?

Sans surprise, les études semblables à la nôtre sont plus nombreuses dans le cas des États-Unis (Ruble 2000 ; Posen 2002 ; Groseclose et Milyo 2005 ; Trimbath 2005 ; Feldman 2007 ; Dunham 2013 ; Abelson 2018). Il est donc possible de tirer des leçons de ces travaux et de contraster leurs résultats avec la relation qui existe au Canada entre les think tanks et les médias. Les travaux de Donald E. Abelson (2016 ; 2018) et de Julien Landry (2019a ; 2019b ; 2021) sur le cas canadien servent aussi de référence à notre analyse.

La première section présente le cadre théorique utilisé pour analyser nos résultats, tandis que la deuxième recense les études empiriques états-uniennes et canadiennes qui ont précédé notre travail. Suivent une section sur nos données (issues de l’Observatoire de la circulation de l’information) et nos méthodes et finalement la présentation de notre contribution empirique originale.

Cadre théorique : les think tanks dans les médias[2]

Les think tanks et les médias entretiennent des relations bien particulières qui sont déterminées par les intérêts et les normes régissant ces deux types d’organisations. Le cas canadien peut être interprété à la lumière de quatre éléments théoriques qui caractérisent les relations bidirectionnelles entre les think tanks et les médias de manière plus générale : le caractère interstitiel des think tanks, la diversité de leurs profils, les raisons générales qui les poussent à investir le champ médiatique et, en retour, les raisons qui incitent les médias à relayer plus ou moins abondamment leurs propos.

D’abord, les think tanks sont des organisations interstitielles, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas associées à un champ qui leur est propre[3]. Selon Thomas Medvetz (2012, chap. 1), ils doivent être analysés non pas comme de nouvelles entités ou encore des entités discrètes, mais bien comme un réseau d’organisations sur lequel est exercée une pression qui est le résultat des demandes divergentes des acteurs des différents champs. En effet, les think tanks, bien qu’ils soient légalement indépendants de toutes attaches institutionnelles, sont intimement liés par des relations de dépendance aux acteurs du champ médiatique, du champ politique, du champ universitaire, du champ financier et, surtout au Canada (Landry 2019b, 380), du champ bureaucratique. Il en résulte un jeu d’équilibre où ces organisations doivent se plier aux contraintes de plusieurs champs différents de manière à gagner ou à conserver diverses formes de capital (symbolique ou non). Ce jeu est d’autant plus complexe que les manières d’obtenir du capital dans un champ peuvent nuire à l’acquisition de capital dans un autre champ. Par exemple, les think tanks ont besoin d’aller chercher du financement en charmant des bailleurs de fonds qui gravitent dans le champ financier, mais aussi d’obtenir un accès aux acteurs du champ politique pour pouvoir les influencer.

Or, tous les think tanks n’ont pas exactement les mêmes visées. Pour atteindre leur but, ils n’ont donc pas tous besoin de la même quantité de ressources dans chaque champ. En d’autres mots, ils ne répartissent pas leurs efforts de manière égale entre les cinq champs avec lesquels ils sont en interaction. Par exemple, certains think tanks, plus près du champ universitaire, allouent une plus grande part de leur travail à remplir les exigences du monde universitaire (évaluation par les pairs, citations dans des articles universitaires, niveau de scolarité de leur équipe, etc.), alors que d’autres se dévouent en grande partie à l’obtention d’une grande couverture médiatique. Chacun développe une stratégie de positionnement qui lui est propre et qui correspond à ses buts. Cette stratégie de positionnement lui permet de répartir ses efforts entre les champs de manière à prioriser les relations de dépendance qui sont les plus importantes pour lui permettre d’atteindre ses buts. Il est donc important de ne pas juger de la performance des think tanks en utilisant la présence d’une organisation dans un champ donné comme indicateur sans tenir compte de la manière dont la relation en question est mobilisée pour atteindre les buts de celle-ci. Par exemple, une faible visibilité médiatique n’est pas nécessairement signe que le think tank « performe » mal. Avant de porter un tel jugement, il est nécessaire de tenir compte du but recherché par celui-ci et des stratégies de positionnement dont il fait usage.

Tout en gardant en tête que les motivations de think tanks spécifiques peuvent diverger, il est possible de se questionner sur les éléments qui les poussent, de manière générale, à interagir avec le champ médiatique. Le rôle le plus saillant que les médias peuvent jouer auprès des think tanks est de leur permettre de communiquer leur message au public. Toutefois, il ne s’agit possiblement pas du rôle le plus important des médias, puisque ces derniers jouent aussi un grand rôle d’entremetteur entre ces organisations et les acteurs de différents champs. En effet, la couverture médiatique est une manière privilégiée d’exercer une influence sur le champ politique et sur le champ financier (Rich et Weaver 2000 ; Medvetz 2012, 140). D’abord, les think tanks souhaitent se retrouver dans les médias pour influencer les politiciens sur des questions de politiques publiques. La couverture médiatique leur permet de rejoindre les politiciens de deux façons, l’une directe et l’autre indirecte. Premièrement, ils peuvent espérer influencer les politiciens de manière directe en les exposant à leurs idées à travers les plateformes médiatiques que les politiciens consomment déjà. Ainsi, un politicien qui lit un article de journal où est mentionné un think tank se trouve à entrer en contact avec ses recommandations sans qu’il ait besoin d’obtenir un accès supplémentaire à ce décideur politique. Deuxièmement, les think tanks peuvent espérer mobiliser leur couverture médiatique de manière à obtenir un accès privilégié à un décideur politique. Il s’agit d’une forme d’influence indirecte. Une couverture médiatique peut avoir comme effet d’augmenter la crédibilité d’une organisation auprès des décideurs politiques et ainsi lui permettre un nouvel accès pour obtenir, par exemple, un siège sur un comité d’experts. De cette manière, l’apparition dans un média peut permettre à un think tank d’entrer en contact avec un politicien auquel il n’aurait normalement pas eu accès. Ensuite, les think tanks souhaitent bénéficier d’une couverture médiatique pour attirer des bailleurs de fonds. À travers leur visibilité médiatique, ils peuvent espérer projeter une impression d’influence et de succès qui saura inspirer confiance aux futurs donateurs. Il s’agit principalement d’un coup de publicité. Encore une fois, ils peuvent mobiliser leurs apparitions dans les médias de deux façons pour attirer des investisseurs. En fait, il s’agit des mêmes stratégies directes ou indirectes que celles mobilisées pour influencer les politiciens. Toutefois, il est fort probable que les apparitions médiatiques qui inspirent confiance aux politiciens ne soient pas les mêmes que celles qui inspirent confiance aux bailleurs de fonds. Il y a donc fort à parier que les think tanks appliqueront des stratégies différentes en ce qui a trait au champ médiatique selon le but qu’ils tentent d’atteindre et les ressources dont ils disposent pour investir dans leur visibilité médiatique. Conséquemment, ces organisations ne seront pas toutes mentionnées de la même façon ou par les mêmes médias.

Aussi, comme mentionné plus haut, il faut savoir que la relation entre les think tanks et les médias est bidirectionnelle. Les think tanks ont besoin des médias, et les médias semblent en revanche avoir besoin des think tanks. En effet, un grand nombre des experts sollicités par les médias pour commenter l’actualité sont issus de think tanks. Bien que le type d’experts consultés en priorité varie selon le média, les experts issus des think tanks sont souvent priorisés au détriment des experts issus du milieu universitaire, puisque les premiers sont plus à même de répondre rapidement à des demandes du champ médiatique. Le rythme rapide du monde des think tanks est mieux ajusté au rythme du monde médiatique que ne l’est le rythme beaucoup plus lent du monde universitaire. Certains think tanks ont même leur propre studio de radio ou de télévision, et des employés dont le travail principal est de répondre aux questions des journalistes, comme c’est le cas du Center for Strategic and International Studies (Abelson 2018, 210). Par ailleurs, une intervention médiatique requiert une certaine manière de livrer l’expertise. Selon Daniel Drezner (2017, 13), les médias ont de plus en plus tendance à faire appel à des leaders d’opinion qui livrent un commentaire concis avec confiance et peu de nuances, notamment en employant un langage moins probabiliste, donc plus convaincant. Or, les think tanks, qui par leur structure doivent davantage se plier au jeu médiatique, sont mieux placés pour remplir ce rôle que les universitaires. Il en résulte que les médias dépendent en grande partie des think tanks pour de l’expertise sur les questions liées aux affaires courantes. Cela dit, il est important de rappeler qu’il existe un chevauchement entre la sphère des think tanks et le champ universitaire. Ce découpage ne devrait donc pas être considéré comme étanche.

Études empiriques existantes : ce que l’on sait déjà

Sur le plan empirique, la littérature sur les think tanks est beaucoup plus foisonnante aux États-Unis qu’au Canada. Par conséquent, nous nous intéresserons d’abord à ce que nous pouvons tirer de cette littérature, avant de nous tourner vers les études portant plus spécifiquement sur les think tanks canadiens.

Qu’est-ce que les recherches sur la relation entre les médias et les think tanks états-uniens tentent de mesurer ? Dans les cas les plus simples, les chercheurs ont tenté de déterminer quelles organisations possédaient la plus grande visibilité dans les médias (Ruble 2000 ; Posen 2002 ; Trimbath 2005). Il s’agit alors de circonscrire l’ensemble des think tanks, l’ensemble des sources médiatiques et la période qui fait l’objet de l’enquête. La tâche consiste ensuite à compter, pour chaque think tank, le nombre de mentions qui se retrouvent dans les sources médiatiques pendant la période. Ce type d’exercice a permis de déterminer que, entre 1997 et 2005, les cinq « think tanks économiques » les plus mentionnés par une douzaine de périodiques anglo-saxons majeurs étaient : Brookings Institution, Institute for International Economics, American Enterprise Institute, Cato Institute et Hoover Institution (Trimbath 2005, 11).

Les chercheurs tentent aussi d’établir des relations plus complexes entre les think tanks et les médias. En particulier, certains s’intéressent à la visibilité médiatique des think tanks en tant qu’indicateur d’un biais idéologique, notamment un biais de gauche, dans les médias (Groseclose et Milyo 2005 ; Trimbath 2005 ; Feldman 2007 ; Dunham 2013). Par exemple, les résultats de l’étude de Tim Groseclose et Jeffrey Milyo suggèrent que les médias états-uniens relaient effectivement un biais idéologique libéral, à l’exception du Fox News’ Special Report et du Washington Post. Pour évaluer le biais des médias, ils ont comparé le nombre de fois qu’un think tank donné était mentionné par un membre du congrès et par un média[4]. Grâce à cette comparaison, ils ont pu établir où les médias se situaient sur le spectre politique par rapport à la position idéologique du Congrès (Groseclose et Milyo 2005, 1192). Dans le même ordre d’idées, Susanne Trimbath (2005, 20) conclut que les médias mentionnent des think tanks avec lesquels ils ont une affinité idéologique : « Statistically, we can state without a doubt that there is an association between the leanings of the think tank cited and the publication making the citation. » Cela dit, ces études datent déjà de plusieurs années et le paysage politique états-unien est probablement plus polarisé aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque (Pew Research Center 2014). Conséquemment, le paysage médiatique a sans doute changé. De plus, ces études tiennent seulement compte des médias dits traditionnels. L’arrivée des médias sociaux a contribué à la modification du paysage médiatique. Il est donc important de garder en tête que la visibilité médiatique se réfère ici uniquement aux mentions des think tanks dans les médias traditionnels.

Un autre aspect important de la recherche états-unienne est la question des facteurs qui influencent le nombre de mentions que reçoit un think tank. Selon Andrew Rich et R. Kent Weaver (2000, 82-83), la visibilité médiatique d’un think tank est un reflet de trois éléments : 1) l’attitude et le comportement d’un think tank en lien avec les conventions du monde médiatique, 2) les biais et les caractéristiques de médias spécifiques et 3) des facteurs extérieurs aux think tanks et aux médias liés aux changements dans la sphère politique. Regardons plus précisément deux éléments qui jouent un rôle dans le nombre de mentions que récolte un think tank : le financement et l’emplacement géographique. Premièrement, il y a une corrélation forte aux États-Unis entre les think tanks les mieux financés et ceux qui ont le plus de visibilité médiatique (Abelson 2018, 108-109). Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette corrélation. D’abord, les organisations qui ont le plus de financement sont souvent celles qui peuvent se permettre de dédier une part de leur capital financier exclusivement à solidifier leur visibilité médiatique. Celles-ci ont des studios de télévision ou de radio et des employés dont le seul travail est de répondre aux questions des journalistes. Parmi les cinq think tanks qui, selon la classification de Rich et Weaver, avaient la plus grande visibilité médiatique (Brookings Institution, American Enterprise Institute, Carnegie Endowment for International Peace, Cato Institute, Center for Strategic and International Studies), aucun n’a un budget inférieur à 10 millions (Abelson 2018, 109). Deuxièmement, l’endroit où il est situé est fortement corrélé au nombre de mentions que le think tank va récolter. Les think tanks qui sont dans les environs de Washington DC sont fortement avantagés sur le plan des mentions par rapport à ceux qui sont situés plus loin, puisque leur proximité leur permet de facilement nouer des relations avec des décideurs publics et des journalistes qui couvrent des événements internationaux (ibid.). Les conclusions de Rich et Weaver concordent avec celles d’Abelson (2000, 81), en apportant une précision selon laquelle les think tanks près de Washington qui se présentent comme étant non partisans sont ceux qui ont le plus grand avantage en ce qui concerne la visibilité médiatique. Bien que les résultats présentés par Rich et Weaver datent déjà de plusieurs années, Abelson (2018, 109) note que le motif récurrent qu’ils ont isolé sur une période de 18 ans s’appliquait encore en 2016. Évidemment, certains changements dans le classement des think tanks ont eu lieu entre les années 1990 et 2016, probablement parce que certains d’entre eux, dont le Center for Strategic and International Studies et la RAND Corporation, avaient massivement investi pour augmenter leur visibilité médiatique (ibid., 112), mais les grands facteurs explicatifs identifiés par Rich et Weaver semblent maintenir leur pertinence. De plus, les think tanks qui bénéficiaient de la plus grande visibilité dans les journaux dans la période entre 1991 et 1998 semblent aussi souvent être ceux qui bénéficient de la plus grande visibilité dans les médias télévisés, selon les données compilées par Abelson (ibid., 112-113) à partir de la base de données de la Vanderbilt University Television News Archive.

Ce dernier résultat états-unien offre un contraste intéressant aux résultats de recherche portant sur la relation entre les think tanks canadiens et les médias canadiens. En effet, la proximité des think tanks canadiens à Ottawa n’est pas corrélée avec un plus grand nombre de mentions. Selon Abelson (ibid., 122), ce qui semble influer de façon majeure sur le nombre de mentions au Canada est plutôt la capacité d’user de son expertise dans plusieurs domaines différents. Une expertise variée serait donc un prédicteur d’un nombre de mentions élevé, alors qu’une expertise extrêmement spécifique serait associée à un nombre de mentions moins élevé. Ainsi, les think tanks dans les Prairies canadiennes, par exemple, ne seraient pas moins mentionnés en raison de la distance physique qui les sépare d’Ottawa, mais parce qu’ils couvrent des enjeux locaux qui intéressent moins les quotidiens nationaux (ibid., 123).

Pour ce qui est de la question du financement, les think tanks canadiens sont plus semblables à leurs homologues états-uniens. Bien entendu, plus une organisation a un financement appréciable, plus elle a d’employés et, avec un plus grand nombre d’employés, vient la possibilité de diversifier les expertises. Cela dit, la relation entre le financement et la visibilité médiatique semble être moins directe que celle qui est observée aux États-Unis. En effet, les think tanks canadiens les mieux financés sont moins enclins à créer un service de communication que leurs homologues états-uniens (ibid., 122). Si le financement mène à plus de visibilité médiatique au Canada, ce n’est donc pas directement. Il s’agit encore une fois d’une question de diversification de l’expertise.

Pour ce qui est des biais idéologiques des médias au Canada, la question n’a pas été posée de manière aussi fréquente qu’aux États-Unis où elle revêt une importance toute particulière dans le climat politique polarisé. Il y a cependant certains éléments idéologiques à considérer dans la relation des think tanks et des médias canadiens. Il semble particulièrement important pour les organisations conservatrices d’obtenir une grande couverture médiatique pour influencer le débat sur les politiques publiques. Selon Martin Thunert (2003, 244), cela peut s’expliquer par la structure du système politique canadien qui est dominé par la branche exécutive et la majorité parlementaire ainsi que par la longue histoire de règne du Parti libéral. Or, les biais idéologiques de médias ont une influence sur les fréquences de mentions des think tanks (Abelson, 2018, 127). Si les médias canadiens ont un biais idéologique progressiste, comme c’était effectivement le cas aux États-Unis en 2005, alors les think tanks de droite pourraient être offusqués dans leur volonté d’être mentionnés massivement.

Par ailleurs, un phénomène intriguant dans la relation entre think tanks et médias au Canada est mis en lumière par l’organisme Transparify, qui classifie les think tanks selon leur niveau de transparence en ce qui concerne leurs sources de financement. Il semblerait que les quatre think tanks canadiens qui sont classés comme étant hautement opaques – le Conference Board, le Fraser Institute, l’Institut économique de Montréal et le Pembina Institute – sont des think tanks souvent mentionnés dans les médias (Gutbrod et al. 2017, 5).

Finalement, Abelson (2018) compte les différentes mentions des think tanks dans les médias canadiens. Ses données et sa méthode, dont nous discuterons plus loin, révèlent que les dix think tanks les plus mentionnés entre 2009 et 2016 (en ordre décroissant) sont le Fraser Institute, le Conference Board, le C.D. Howe Institute, la Fondation Canada West (CWF), le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), l’Institut Pembina, l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), le Forum des politiques publiques (PPForum), le Canadian Policy Research Networks (aujourd’hui défunt) et le Frontier Centre for Public Policy (ibid., 314).

Données et méthodes

Le contenu médiatique et une partie de l’analyse sémantique que nous utilisons proviennent des données de l’Observatoire de la circulation de l’information (OCI)[5], qui vise à rendre accessible aux groupes universitaires de recherche et aux mouvements sociaux un vaste corpus de production médiatique canadienne. La cueillette d’articles a débuté le 1er janvier 2017. Depuis cette date, une fois toutes les quinze minutes, tout nouvel article publié par un des 1905 médias répertoriés est recueilli et analysé. La base de données de l’OCI contenait ainsi un peu plus de 17 millions d’articles en mai 2020.

Notre indicateur de la visibilité médiatique d’un think tank est le nombre de mentions qui lui sont faites. Bien entendu, on peut considérer qu’il y a plus à la visibilité médiatique que le fait d’être mentionné un certain nombre de fois, mais notre portrait à grande échelle, en suivant la littérature existante (voir la section précédente), fait cette simplification.

Compter les mentions des think tanks dans les médias demande une certaine prudence. D’abord, il faut que l’expression utilisée pour chaque think tank produise une recherche sensible (peu de mentions sont ratées) et précise (peu d’attributions de mentions sont fautives). La difficulté peut être illustrée avec l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, mieux connu sous l’acronyme « IRIS ». Le nom de cette organisation est si long qu’une proportion importante de journalistes l’orthographient de façon erronée. Effectuer une recherche seulement sur la base du nom officiel retourne donc trop peu de résultats. À l’inverse, chercher « IRIS », tout particulièrement si la recherche est insensible à la casse, produit des résultats très imprécis : on y parle souvent d’une partie de l’oeil ou d’une chaîne de lunetterie. Nous avons opté pour une approche itérative où des recherches permissives pour chaque think tank ont été raffinées grâce à des inspections par échantillonnage jusqu’à atteindre des expressions régulières très performantes pour chaque cas. Ces expressions sont disponibles dans notre annexe technique[6]. La collection extraite par notre requête contient 49 401 documents publiés entre le 7 janvier 2017 et le 12 mai 2020.

Ensuite, il faut faire la distinction entre compter toutes les fois où l’on retrouve le nom ou l’acronyme d’un think tank, ce qui veut dire qu’il est possible qu’il y ait plusieurs occurrences de la même organisation dans un seul document, et de compter les documents avec au moins une occurrence de l’organisation. Ce que nous entendons ici par la « mention » d’un think tank est un document comprenant le nom ou l’acronyme de l’organisation, et ce, peu importe le nombre d’occurrences à l’intérieur du même document, leur position dans le texte et la valence du traitement du think tank (si le traitement est favorable, défavorable ou neutre). La littérature existante que nous avons recensée dans la section précédente utilise la même procédure[7].

Finalement, la reprise d’une même nouvelle par plusieurs médias (souvent dans le même consortium de presse) est une pratique très répandue, ce qui oblige à distinguer entre la nouvelle elle-même et ses potentielles nombreuses publications. Pour les fins de notre analyse, la majorité de nos mentions comptent les publications, prenant donc en compte qu’une nouvelle qui est diffusée, par exemple, par le Journal de Montréal, le Journal de Québec et TVA Nouvelles indique une plus forte médiatisation que si elle était publiée dans un seul média. Cependant, notre analyse des co-mentions[8] des think tanks présente les résultats aux deux niveaux (la nouvelle et ses publications), puisque ce qui nous occupe dans cette partie de notre analyse est tout autant la tendance des journalistes à mettre dans la même nouvelle deux think tanks (ou plus) que le degré de médiatisation de ces co-mentions.

Tableau 1

Les think tanks canadiens étudiés

Les think tanks canadiens étudiés

Les huit dernières organisations sont celles dont le nombre de mentions médiatiques dans notre corpus ne dépasse pas la barre de 1 % des mentions totales (c’est-à-dire pas plus de 515 mentions). Dans les deux groupes (en haut et en bas de la barre de 1 %), les organisations sont en ordre alphabétique des acronymes

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Ces précisions sur nos façons de compter les mentions médiatiques des think tanks étant partagées, quelques points additionnels sur nos données et nos méthodes doivent être soulignés. Premièrement, nous concentrons notre analyse sur une liste de 24 think tanks canadiens qui peuvent être considérés comme majeurs. Notre liste vient du travail de Stéphanie Yates et Alexandra Turgeon (2019). Ces organisations ont été choisies parmi 89 think tanks actifs au Canada pour être étudiées en profondeur[9]. Yates et Turgeon ont conservé les think tanks qui avaient un budget annuel de deux millions de dollars et plus. Les seules exceptions dans leur liste sont l’addition de l’IRIS, avec un budget de seulement 700 000 $, et de l’Institut Broadbent, dont les informations budgétaires ne sont pas disponibles. Comme elles, nous incluons ces deux think tanks « en raison de leur importante notoriété » (ibid., 12). Deuxièmement, pour des questions de lisibilité de nos résultats, nous concentrons fréquemment notre analyse sur un sous-ensemble de 16 think tanks recevant au moins 1 % des mentions dans notre corpus. Le tableau 1 liste les think tanks étudiés ainsi que les acronymes que nous allons utiliser. Troisièmement, pour le même enjeu de lisibilité de nos résultats, il nous arrive de concentrer notre analyse sur une liste de 25 médias particulièrement pertinents. Nous avons pris deux éléments en compte pour définir cette liste. D’abord, nous mesurons la force de diffusion du média par l’indice d’autorité du nom de son domaine (domain authority). Cet indice offre l’avantage de pouvoir comparer des médias de divers types (télévision, radio, imprimé) sur un support qu’ils partagent tous, un site Web. À ce titre, il a été démontré que l’indice d’autorité d’un nom de domaine était fortement corrélé (0,82) avec les mesures d’audience des médias (Rocheleau 2012). Le deuxième élément est la fréquence de mentions des think tanks par média dont nous avons tenu compte pour ne pas omettre un média qui mentionne très fréquemment des think tanks sans pour autant que leur site Web soit parmi les plus achalandés[10].

Comme l’étude d’Abelson (2018) est la seule recherche récente d’envergure comparable à la nôtre, il est pertinent de signaler ici les différences entre nos deux corpus. Abelson recense les mentions de think tanks aussi bien dans les journaux qu’à la radio et à la télévision (différence superficielle) ; en outre, les mentions dans les journaux comptent pour plus de 95 % de ses données. Une autre différence, plus importante, est sa liste de 28 think tanks. Même s’il inclut marginalement plus de think tanks que nous, sa liste ne peut pas être considérée ni comme pancanadienne ni comme étant à jour. Il omet en effet certains think tanks québécois importants comme l’IRIS et le CIRANO[11]. Cette liste est de surcroît périmée puisqu’on y compte neuf organisations ayant fermé ou ayant fusionné avec une autre organisation il y a au moins dix ans[12] et quatre autres ayant subi un sort semblable plus récemment[13]. Abelson omet également six think tanks de notre propre liste qui ont récemment eu une visibilité médiatique importante[14]. La dernière différence importante est sa liste de journaux qui est beaucoup plus restreinte que la nôtre et qui ne tient pas compte des quotidiens francophones[15].

Quatrièmement, toujours à propos de nos données et notre méthode, nous tirons profit d’un codage qualitatif automatisé de l’OCI sur l’ensemble des articles pour caractériser les thèmes de chaque article. Ce codage vise à catégoriser un article selon les standards de l’International Press Telecommunications Council (IPTC) à partir d’un vocabulaire contrôlé qui propose une taxonomie de classification des articles dans 17 grandes catégories (p. ex. sport, politique, culture, économie, religion) et dans plus d’un millier de sous-catégories de deuxième et troisième niveaux. Le codage de l’OCI associe chaque article à une ou plusieurs catégories et donne un score à chacune de ces associations. Pour notre analyse, nous utilisons la catégorie avec le plus haut score[16].

Cinquièmement, dans la première partie de notre analyse, nous combinons les données de notre corpus médiatique avec des données sur les budgets des think tanks. Les données budgétaires sont issues du travail de Yates et Turgeon (2019, 10), qui ont recueilli les données les plus récentes pour chaque think tank en se référant à leur site Web ou à leur dernier rapport annuel. Puisque rien n’oblige ces organisations à communiquer leurs données budgétaires de manière systématique, les données, bien qu’elles soient toujours les plus récentes disponibles au moment de la collecte, ne proviennent pas toutes de la même année. Les plus vieilles datent de 2016 et les plus récentes de 2019. Notons qu’il aurait été préférable d’avoir les données budgétaires pour l’ensemble de la période médiatique couverte (janvier 2017 à mai 2020) puisque les fluctuations annuelles peuvent être assez marquées.

Notre annexe technique[17] présente plus en détail nos données et méthodes, et contient aussi le code R complet de nos analyses et des représentations complémentaires de nos résultats.

Résultats et analyses

Budget et visibilité médiatique

Figure 1

Nombre de documents par an mentionnant 15 think tanks en fonction de leur budget annuel

Nombre de documents par an mentionnant 15 think tanks en fonction de leur budget annuel

Note : Les think tanks inclus ont au moins 1 % des mentions totales. L’Institut Broadbent est omis en raison du manque de données budgétaires. La précision de la position des étiquettes près de l’origine est un peu sacrifiée pour éviter leur chevauchement (les données complètes sont dans le tableau 2).

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La figure 1 représente la relation entre le budget et la visibilité médiatique des think tanks au Canada. Le rang des think tanks par rapport aux mentions médiatiques est semblable à ce qu’Abelson a rapporté pour la période précédant 2017. Les deux think tanks au sommet des mentions demeurent l’Institut Fraser (2911 mentions par an) et le Conference Board (2767 mentions par an). Selon nos données, le CCPA (2091 mentions) prend la troisième place au C.D. Howe (1541 mentions). La concentration des mentions entre les mains de ces quatre organisations est remarquable : à elles seules, elles cumulent 60 % de toutes les mentions à notre ensemble de 24 think tanks. Pour les think tanks qui oeuvrent principalement au Québec, l’IEDM domine avec 686 mentions par an, suivi par l’IRIS (435 mentions par an) et, loin derrière, le CEFRIO (162 mentions par an).

La figure 1 démontre que la relation entre les mentions médiatiques et le budget n’est pas particulièrement forte : la corrélation est de 0,41 entre ces deux variables pour les think tanks représentés dans cette figure[18]. La corrélation ne dit pas tout, bien entendu. La figure révèle quatre cas atypiques par leur budget élevé (CIGI et IISD), par leur nombre élevé de mentions (Fraser) ou par la combinaison d’un budget et de mentions élevés (Conference Board). Bien qu’atypiques, ces résultats ne sont pas surprenants puisqu’ils corroborent ce qui est avancé dans la littérature.

Prenons les quatre cas tour à tour pour voir ce qu’ils nous apprennent sur la relation entre les think tanks, leur budget et le nombre de mentions médiatiques. D’abord, les positions du CIGI et de l’IISD sont atypiques puisque leur nombre de mentions est bas au vu du budget dont ils disposent. Or, le nombre de mentions doit être étudié en relation avec les buts des think tanks en question. De fait, le CIGI et l’IISD ne ciblent pas principalement le Canada. Il n’est donc pas surprenant qu’ils ne concentrent pas leurs ressources (y compris budgétaires) pour maximiser les mentions médiatiques canadiennes ; leur mission internationale peut expliquer leur visibilité relativement faible dans les médias canadiens. Un autre corpus médiatique pourrait montrer que leur visibilité est plus marquée ailleurs. Par exemple, le CIGI est suivi par près de 30 000 personnes sur Twitter, un nombre d’abonnés semblable à l’Institut Fraser, le think tank canadien ayant le plus d’abonnés sur cette plateforme[19]. Bien que la visibilité médiatique du CIGI soit faible relativement à son budget en ce qui concerne les médias traditionnels, cela n’est pas nécessairement le cas en ce qui a trait aux sources d’information alternatives comme les réseaux sociaux. Les cas du CIGI et de l’IISD illustrent donc de façon particulièrement claire qu’il ne faut pas tirer de conclusions hâtives à propos de la performance générale d’un think tank sur la base d’une mesure relativement spécifique de visibilité médiatique. La spécialisation en politique internationale du CIGI et celle en développement durable international de l’IISD expliquent leur visibilité relativement modeste dans les médias canadiens.

Le cas de l’Institut Fraser peut aussi apparaître atypique au premier regard, mais pour des raisons contraires au CIGI et à l’IISD. Fraser obtient un nombre de mentions beaucoup plus grand que le laisserait présager son budget. Encore une fois, la littérature indique qu’il n’y a rien de réellement surprenant ici. Fraser utilise activement des stratégies pour attirer l’attention des médias. Alors, même si son budget est plus faible que celui du CIGI, de l’IISD et du Conference Board, il n’est pas étonnant qu’il soit le think tank le plus mentionné des quatre. Un exemple concret d’une stratégie de Fraser servant à capter l’attention médiatique est l’annonce annuelle de la Journée de l’affranchissement de l’impôt (Tax Freedom Day). Voici comment il a annoncé cette journée pour l’année fiscale 2020 :

May 19, 2020 is Tax Freedom Day, which represents the total yearly tax burden imposed on Canadian families: If you had to pay all your taxes up front, you’d give government every dollar you earned before May 19. This year, the average Canadian family will pay 37.7 per cent of its income in taxes. Ordinarily Tax Freedom Day comes much later in the year—last year it fell on June 8th—but, an earlier Tax Freedom Day this year is nothing to celebrate, since it’s not the result of governments reducing taxes[20].

Cette annonce contribue à générer des douzaines de mentions médiatiques chaque année pour des instituts à travers le monde – y compris l’Institut Fraser – qui militent pour le libre marché. Ce type de positionnement médiatique et l’adoption de telles stratégies concordent avec l’idée avancée par Thunert (2003, 244) selon laquelle la visibilité médiatique est particulièrement importante pour les think tanks qui se positionnent à droite sur le spectre idéologique. Par ailleurs, l’Institut Fraser travaille à diversifier son expertise et, comme nous l’avons déjà indiqué, il s’agit d’une des stratégies les plus payantes pour augmenter sa visibilité médiatique. Nous traiterons des signes indiquant une telle diversification de l’expertise dans la prochaine section.

Le dernier cas qui attire notre attention est celui du Conference Board, qui a le plus gros budget de tous les think tanks et qui se situe au deuxième rang par rapport aux mentions médiatiques. Comme l’Institut Fraser, il s’agit d’un think tank dont l’expertise est diversifiée. En effet, le Conference Board se présente comme un expert dans toute une gamme de thématiques : économie canadienne, éducation et compétences, développement durable, ressources humaines, immigration, inclusion, communautés indigènes et nordiques, innovations et technologies, et santé[21]. En revanche, il se distingue nettement de Fraser par le ratio de son budget sur ses mentions, tel que rapporté dans le tableau 2. Selon ce ratio, on peut dire qu’une mention médiatique « coûte » environ 3800 $ à l’Institut Fraser, tandis que le montant grimpe à près de 13 600 $ pour le Conference Board. Cette différence marquée s’explique : comme le souligne Abelson (voir son annexe 2, section sur le Conference Board), le Conference Board s’est créé une niche dans la communauté des politiques publiques. Étant établi depuis très longtemps, il concentre ses efforts sur ses réseaux de membres plutôt que de diriger ses ressources pour maximiser sa visibilité médiatique.

Tableau 2

Estimation du montant investi par mention médiatique de janvier 2017 à mai 2020

Estimation du montant investi par mention médiatique de janvier 2017 à mai 2020

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Le contraste entre l’Institut Fraser et le Conference Board exemplifie plus généralement deux profils de think tanks : un profil plus axé sur l’influence à travers les médias et un profil plus proche des structures politiques et donc utilisant moins intensément le canal d’influence et de visibilité que constituent les médias. Il est possible de tirer cette conclusion du contraste entre ces deux think tanks puisque la stratégie – par ailleurs, très performante – du Conference Board est bien documentée. Dans d’autres cas, il est possible qu’un tel contraste soit attribuable à des facteurs qui n’ont rien à voir avec un choix stratégique de la part des think tanks, comme une sélection opérée par les médias eux-mêmes. Cela étant dit, les profils exemplifiés par Fraser et le Conference Board peuvent être grossièrement caractérisés par le ratio rapporté dans le tableau 2. Le cas extrême du think tank avec une forte visibilité médiatique par rapport à son budget est l’IRIS, avec un coût par mention nettement plus faible que les autres think tanks : 1609 $ par mention contre 2615 $ pour le think tank qui arrive au second rang (le CCPA).

En somme, ce croisement entre budget et visibilité médiatique signale déjà la diversité des think tanks canadiens. Une poignée d’entre eux monopolise une large part de l’attention médiatique, d’autres sont peu présents dans les médias canadiens malgré leur taille puisque leur cible est principalement internationale, et certains sont mentionnés de façon particulièrement intense compte tenu de leur budget modeste.

Thèmes abordés dans les articles se référant aux think tanks

Les think tanks ont des champs d’intérêt plus étroits que les médias. Il est donc fort plausible que la distribution des thèmes pour lesquels on trouve des mentions aux think tanks soit nettement distincte de la distribution générale des thèmes dans les médias. Il serait effectivement incompréhensible que les médias aient autant tendance à se référer à ces organisations dans les articles sportifs que dans les articles sur l’économie ou la politique. De plus, comme chaque think tank choisit stratégiquement les thèmes à propos desquels revendiquer une expertise, il faut s’attendre à ce que la signature de chacun soit spécifique : comme nous l’avons déjà mentionné, certains think tanks (habituellement bien financés) peuvent se permettre de couvrir un large spectre de thèmes pendant que d’autres optent plutôt pour une revendication d’expertise plus ciblée[22]. Grâce à la classification automatisée des articles par catégorie faite par l’OCI, nous pouvons explorer ces hypothèses.

Figure 2

Décalage entre la distribution des thèmes dans le corpus mentionnant des think tanks par rapport à la distribution pour l’ensemble de la presse écrite canadienne (résidu standardisé de la mesure de chi-carré)

Décalage entre la distribution des thèmes dans le corpus mentionnant des think tanks par rapport à la distribution pour l’ensemble de la presse écrite canadienne (résidu standardisé de la mesure de chi-carré)

Note : Une valeur positive signale que la catégorie est surreprésentée dans le corpus des think tanks et une valeur négative signifie une sous-représentation. Les catégories utilisées viennent du plus haut niveau de la classification de l’IPTC.

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Bien entendu, la distribution des catégories de notre corpus d’articles mentionnant des think tanks est très différente de la distribution générale des catégories dans la presse écrite[23]. La figure 2 illustre la spécificité de ce corpus, les catégories de haut niveau de l’IPTC étant classées de la plus surreprésentée à la plus sous-représentée (cette représentation étant mesurée sur la base du résidu standardisé de la mesure du chi-carré). Comme on devait s’y attendre, les thèmes économiques sont radicalement surreprésentés dans notre corpus (1er, 2e et 5e rangs), tout comme la politique (3e rang). Les catégories radicalement sous-représentées ne surprennent pas non plus : le sport, la criminalité et la justice, et le monde culturel. Cependant, la représentation de deux catégories pourrait étonner : l’éducation est fortement surreprésentée (4e rang) et les enjeux environnementaux le sont faiblement (8e rang). Pour le premier cas, il est fort probable que les articles dont le thème principal est détecté comme étant l’éducation aient une tendance lourde à discuter soit de formation de la main-d’oeuvre (champ économique) soit de politique éducative (champ politique). Pour le second cas, il faut prendre en compte que, dans la hiérarchie de l’IPTC, la sous-catégorie « énergie et ressources » est intégrée à la catégorie de niveau supérieur « économie et finances », qui est au premier rang dans la figure 1. Cette sous-catégorie est particulièrement fréquente dans notre corpus ; elle diminue nécessairement la fréquence d’attribution de la catégorie « environnement », bien qu’il serait approprié de considérer que ces articles parlent justement de sujets à l’intersection de l’économie et de l’environnement.

Figure 3

Profils des think tanks sur la base des catégories d’articles de presse les mentionnant

Profils des think tanks sur la base des catégories d’articles de presse les mentionnant

Les dix catégories les plus fréquentes dans l’ensemble de notre corpus sont utilisées, indifféremment de leur niveau dans la classification hiérarchique de l’IPTC (p. ex. « politique » est une catégorie de niveau supérieur, tandis qu’« énergie et ressources » est de troisième niveau)

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L’analyse des catégories nous permet aussi de faire des profils de think tanks. La figure 3 présente les profils des 16 organisations qui reçoivent au moins 1 % des mentions. Il est possible de regrouper une bonne partie des think tanks en trois types de profil. Premièrement, certains sont généralistes puisque les médias les mentionnent à une fréquence non négligeable sur un large spectre de thèmes. Notons que les deux couples archétypiques en opposition idéologique gauche–droite correspondent à cette description : CCPA et Fraser au Canada anglais et, dans une moindre mesure, IRIS et IEDM au Québec. Le C.D. Howe et le Conference Board – les deux think tanks établis depuis les années 1950 et revendiquant le centre politique – ont aussi un profil généraliste, bien que le thème de l’économie soit dominant pour eux. Deuxièmement, certains think tanks sont des spécialistes du domaine politique : APF, Broadbent, CIGI, CWF et PPForum. Finalement, deux think tanks se concentrent sur les enjeux d’énergie et de ressources : IISD et Pembina.

Cette analyse des catégories d’articles mentionnant des think tanks confirme et illustre des propriétés déjà connues de ces organisations. D’abord, le réseau de ces organisations est une source d’information principalement dans les grands domaines de l’économie et de la politique. Ensuite, les think tanks pris individuellement ont des profils différenciés de spécialisation, ce qui correspond à un des aspects de leur stratégie de positionnement dans leur espace interstitiel.

Co-mentions

Comme les think tanks sont typiquement associés à un camp idéologique, on peut s’attendre à ce que les journalistes ne les traitent pas comme des sources neutres et, en conséquence, qu’ils adoptent fréquemment la stratégie d’aller chercher un point de vue opposé pour équilibrer le traitement d’un enjeu. Cette pratique correspondrait à la norme d’équilibre des points de vue qui est fréquemment, mais pas universellement, mentionnée dans les discussions sur l’éthique journalistique[24]. On peut même faire l’hypothèse que plus un think tank est considéré comme « idéologique », plus une organisation opposée aura tendance à être mentionnée avec lui.

Figure 4

Proportion des mentions d’un think tank qui sont accompagnées d’une mention d’un autre think tank

Proportion des mentions d’un think tank qui sont accompagnées d’une mention d’un autre think tank

Note : Les co-mentions incluent notre liste de 24 think tanks, bien que nous omettions du graphique les 8 think tanks avec moins de 1 % des mentions.

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Nos données nous permettent d’explorer cette hypothèse. La figure 4 représente la proportion des occurrences de chaque think tank dans un document qui mentionne au moins un autre parmi nos 24 think tanks. Une proportion de 0 signifie que l’organisation est toujours mentionnée seule. Une proportion de 1 signifie qu’un autre think tank est toujours mentionné lorsque cette organisation l’est.

Les proportions de co-mentions sont basses pour tous les think tanks, avec seulement 8,1 % comme proportion globale de co-mentions. Le think tank qui apparaît le plus fréquemment co-mentionné est la Canada West Foundation avec 19 % d’apparitions non isolées. Un aspect surprenant est que certains think tanks avec une position idéologique marquée sont parmi ceux qui sont le moins fréquemment mis en relation dans le même document avec un autre think tank : Fraser n’est co-mentionné que dans 6,2 % de ses apparitions et cette proportion s’établit à seulement 4,3 % pour l’IRIS. S’il y a une relation entre le caractère idéologiquement déterminé du message d’un think tank et sa tendance à ne pas se voir offrir le monopole de la parole par les journalistes, cette relation ne pourra être que faible.

Tableau 3

Couples de think tanks les plus fréquemment co-mentionnés dans le même article et dans la même publication

Couples de think tanks les plus fréquemment co-mentionnés dans le même article et dans la même publication

(Ce décompte inclut les reprises multiples du même article par différents médias)

Les nombres entre parenthèses sont les rangs du couple selon le décompte

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Malgré un faible taux global de co-mentions, il est possible que celles qui sont faites le soient principalement pour mettre en opposition les opinions de think tanks dans des camps idéologiques opposés. Le tableau 3, qui liste les couples de think tanks les plus fréquemment co-mentionnés, ne corrobore pas cette hypothèse. Le couple C.D. Howe et Conference Board est celui dont les deux membres sont présents ensemble dans le plus grand nombre d’articles médiatiques. Bien que le C.D. Howe soit considéré comme modérément conservateur (ou favorable aux entreprises) par certains (Thunert, 2003, 244), il serait inexact de prétendre que la co-mention du C.D. Howe et du Conference Board met en opposition deux think tanks aux idéologies divergentes. Toutefois, le couple au deuxième rang représente parfaitement l’opposition gauche–droite, avec le CCPA et Fraser. C’est toutefois le seul cas dans les dix premiers couples de think tanks où la mise en opposition des extrêmes est évidente. En fait, on a même, ex aequo en 7e et 8e places, des couples tout à gauche (Broadbent et CCPA) ou tout à droite (Fraser et IEDM). L’opposition qui semble par ailleurs structurante au Québec entre « les deux think tanks de combats les plus actifs, l’IRIS et l’IEDM » (Lamy, 2019), n’arrive qu’au 13e rang des co-mentions dans les articles médiatiques.

L’analyse des co-mentions dans notre corpus nous amène à conclure qu’une norme semblable à celle de l’équilibre des points de vue n’est pas un facteur particulièrement déterminant du comportement des journalistes canadiens lorsqu’ils mentionnent des think tanks. Bien entendu, une analyse plus fine des contextes de mentions pourrait révéler que les journalistes utilisent d’autres stratégies pour signaler à leurs lecteurs que le propos rapporté est idéologiquement situé. Il pourrait, par exemple, explicitement associer le think tank avec une idéologie spécifique (« progressif », « de gauche », « promarché », « conservateur », etc.).

Mentions préférentielles

La littérature sur les think tanks a déjà établi qu’une organisation abondamment mentionnée par un média ne recevra que très peu d’attention d’un autre média (Rich et Weaver 2000, 82-83 ; Thunert, 2003, 236 ; Groseclose et Milyo 2005, 1192 ; Abelson, 2018, 114). Qu’en est-il au Canada récemment ?

Figure 5

Distribution des mentions aux think tanks canadiens majeurs par une sélection de 25 médias écrits

Distribution des mentions aux think tanks canadiens majeurs par une sélection de 25 médias écrits

Note : Plus une case est foncée, plus le nombre de mentions du média au think tank est élevé de façon atypique (l’écart étant mesuré par le résidu standardisé de la mesure de chi-carré). Les dendogrammes sur les lignes et les colonnes regroupent de façon hiérarchique les organisations selon la similitude de leur patron de mentions : plus deux organisations sont regroupées tôt dans le processus, plus elles tendent à mentionner ou à être mentionnées de façon semblable (la dissimilitude est mesurée par la distance de Manhattan).

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La figure 5 illustre le degré d’association entre 25 médias écrits et les 16 think tanks canadiens avec au moins 1 % des mentions. Plusieurs aspects sont notables. D’abord, le facteur régional est incontournable. Les organisations principalement québécoises sont évidemment isolées : trois think tanks et sept médias québécois sont regroupés en haut à droite. Il est pertinent de noter que le Montreal Gazette fait partie de ce regroupement bien qu’il s’agisse d’un média anglophone. On voit qu’il mentionne beaucoup plus intensément l’IEDM que le font les autres médias anglophones. Le facteur régional dépasse, dans une certaine mesure, la distinction entre le Québec et le reste du Canada. En particulier, on remarque que la CWF et Pembina (colonnes 6 et 7), qui ont vu le jour dans les provinces des Prairies, sont mentionnés plus intensément par des périodiques de cette région (surtout le Edmonton Journal et le Calgary Herald).

Ensuite, le propriétaire du média semble être un facteur important. Les profils de mentions du Journal de Québec, du Journal de Montréal et de TVA Nouvelles – tous des propriétés de Québécor Média – sont très semblables. Au Canada anglais, le Postmedia Network détient 10 des 19 médias de notre sélection et plusieurs couples de journaux de ce conglomérat ont des profils de mentions hautement similaires : 1) Edmonton Journal et Calgary Herald, 2) National Post et Ottawa Citizen, et 3) The Province et Toronto Sun. Finalement, les deux journaux du Alta Newspaper Group (Lethbridge Herald et Medicine Hat News) ont des profils similaires.

De plus, il y a une différence assez nette entre les médias tendant à mentionner plus intensément des think tanks avec des positions idéologiques tranchées et des médias qui mentionnent plus intensément des think tanks considérés centristes. Il ne faut pas confondre cette propriété d’un média avec son propre positionnement idéologique. Prenons les profils différenciés du Journal de Montréal et de La Presse comme exemples. Les deux médias mentionnent de façon quasi équilibrée l’IRIS à gauche et l’IEDM à droite. En ce sens, ils ne signalent pas un penchant idéologique. Par contre, les think tanks les plus mentionnés par le Journal de Montréal sont justement l’IRIS et l’IEDM, tandis que c’est le Conference Board qui reçoit le plus d’attention de La Presse[25]. L’inversion est nette puisque le Conference Board reçoit environ la moitié des mentions de l’IEDM du côté du Journal de Montréal, mais il reçoit le double de l’IEDM du côté de La Presse. Ce choix éditorial entre la présentation de positions polarisées ou la présentation de positions centristes se détecte à nouveau au Canada anglais avec, par exemple, le Globe and Mail ayant un profil analogue à La Presse, et Castanet, The Star et le Toronto Sun ayant des profils plus semblables au Journal de Montréal.

Bien sûr, un penchant idéologique est aussi détectable chez certains médias. Les profils du Devoir et de The Star corroborent l’impression qu’ils sont plutôt à gauche sur le spectre politique (mentionnant respectivement plus intensément l’IRIS et le CCPA), tandis que le Toronto Sun et The Province se révèlent à droite par la surreprésentation nette de l’Institut Fraser dans leurs nouvelles. De plus, la surreprésentation de l’IRIS dans le contenu de Radio-Canada et celle du CCPA du côté de CBC indiquent que le service public de nouvelles est plutôt à gauche dans les deux langues officielles.

En somme, l’analyse des mentions préférentielles suggère fortement que la variable régionale ne peut expliquer qu’une partie des profils de mentions d’un média à l’autre. La propriété des médias, le choix d’inclure une forte dose de discours provocateurs de think tanks campés plus aux extrêmes et la tendance idéologique des journaux sont tous des facteurs qui semblent influencer la forte variabilité des profils de mentions représentés dans la figure 5.

Conclusion

Les think tanks sont des organisations interstitielles qui doivent entretenir des relations informelles de dépendance avec le champ universitaire, le champ financier, le champ politique, le champ bureaucratique et le champ médiatique. Comme les think tanks n’ont pas tous exactement les mêmes buts et les mêmes besoins en capital, ils adoptent une gamme variée de stratégies. Ainsi, certaines organisations mettent davantage l’accent sur leur relation avec le monde médiatique en y investissant une part importante de leurs ressources. Par conséquent, la relation entre les think tanks et les médias n’est pas, lorsque prise isolément, un indicateur fiable du degré de « succès », de « performance » ou d’« impact » d’une organisation. Cela étant dit, cette relation peut nous apprendre de nombreuses choses importantes en ce qui a trait aux profils des think tanks et aux types de discours experts qui sont présentés dans les médias.

Le but de cet article était de décrire à l’aide d’une étude empirique la relation qui existe entre les think tanks et les médias canadiens. Pour ce faire, il a d’abord été nécessaire de poser un cadre théorique qui couvre les quatre éléments nécessaires à la compréhension des résultats empiriques : le caractère interstitiel des think tanks, la variété de buts et de stratégies de positionnement, les facteurs qui les motivent à interagir avec les médias, et la bidirectionnalité de la relation qui montre que les think tanks et les médias ont besoin les uns des autres. Ensuite, un survol des travaux empiriques existants a servi de tremplin à notre contribution empirique et a permis de contraster la relation qu’entretiennent les think tanks et les médias aux États-Unis et au Canada. Notre contribution repose sur l’utilisation d’outils d’analyse de textes assistée par ordinateur appliqués à la base de données de l’OCI. L’analyse de nos résultats a suivi quatre grands aspects : 1) le budget et la visibilité médiatique, 2) les thèmes abordés dans les articles se référant aux think tanks, 3) les co-mentions de think tanks à l’intérieur d’un même document, et 4) les mentions préférentielles d’un média pour une sélection de think tanks.

En général, nos résultats concordent avec ceux des études empiriques précédentes et corroborent les hypothèses avancées dans la littérature théorique. Le classement des think tanks canadiens en fonction de leur visibilité médiatique et de leur budget correspond à peu de choses près au classement rapporté par Abelson (2018) pour le sous-ensemble d’organisations qui figurent sur sa liste et la nôtre. Comme notre liste est plus à jour et couvre mieux l’ensemble du Canada (le Canada francophone compris), nos résultats offrent un portrait plus approprié de la visibilité médiatique récente des think tanks au Canada. Nous retrouvons également la corrélation, avancée par Abelson, entre la diversité de l’expertise d’une organisation et son nombre de mentions dans les médias. En comparant les cas canadien et états-unien, nous trouvons des différences pour certaines propriétés. En particulier, la proximité à la capitale (Ottawa ou Washington DC) n’apparaît pas importante pour la visibilité médiatique au Canada, contrairement aux États-Unis (Rich et Weaver 2000). Une propriété qui ne semble pas admettre d’exception est que si un think tank partage la même position idéologique qu’un média donné, il bénéficiera d’une plus grande visibilité médiatique dans celui-ci (Trimbath 2005).

Sur la base de notre étude, la relation entre les think tanks et les médias canadiens peut être sommairement caractérisée. D’abord, en matière de visibilité médiatique, les stratégies de positionnement comme la diversification de l’expertise sont plus efficaces que l’importance du budget, même si ce dernier n’est pas un facteur négligeable. Les catégories des documents dans lesquels les mentions de think tanks se retrouvent principalement ne correspondent pas aux catégories les plus fréquentes dans les journaux. Sans surprise, on retrouve davantage de mentions de think tanks dans les articles qui portent sur l’économie que dans les articles qui portent sur le sport (même si ces derniers sont plus nombreux). L’analyse des co-mentions suggère que la recherche d’un équilibre des points de vue n’est pas un facteur prépondérant lorsqu’il est question de think tanks, puisque, malgré le caractère ouvertement idéologique de certains d’entre eux, la fréquence d’apparition simultanée de plus d’un think tank dans le même document (pour potentiellement équilibrer les opinions) est basse. Finalement, chaque média révèle des préférences distinctes dans sa tendance à mentionner un think tank plutôt qu’un autre et ces profils de préférences ne s’expliquent pas simplement par des différences régionales. En particulier, nos résultats suggèrent que le propriétaire d’un média, sa tendance à donner dans la polémique et son penchant idéologique sont des facteurs non négligeables dans le profil de mentions du média.

Nos résultats par rapport aux deux derniers grands thèmes ont des ramifications normatives manifestes : ne serait-il pas préférable que le champ médiatique canadien ait davantage tendance à opposer explicitement les opinions des think tanks ? Pourrait-on éviter que des facteurs comme le penchant idéologique du média influencent substantiellement quels messages des think tanks sont relayés[26]?