Corps de l’article

Introduction

Les fondements épistémologiques des recherches participatives sont fédérés par une critique du processus traditionnel de production des savoirs qui suppose un rapport applicationniste recherche-pratique, ainsi que par le rejet du rapport hiérarchique qu’il induit entre les acteurs qui mènent la recherche et ceux qui y participent (Anadón, 2007). La hiérarchisation entre les formes de savoirs creuserait le fossé recherche-pratique en reléguant les acteurs de terrain à un rôle d’exécutant au mépris de leurs savoirs pratiques, ce qui les conduirait à se méfier des savoirs produits par la recherche universitaire (Bourassa & Leclerc, 2002; Racine, 2007). D’où l’émergence de modèles de recherche visant à rapprocher recherche-pratique et pariant sur la fécondité du maillage entre savoirs de recherche et savoirs issus de la pratique. Le concept de « position de savoirs » de Darré (1999) est utile pour éclairer les rapports inégalitaires entre les acteurs impliqués dans la démarche de recherche. Il renvoie à « une manière d’accorder à soi et à l’autre un pouvoir de contribution à la coconstruction du savoir, incluant l’établissement d’un rapport plus ou moins égalitariste ou hiérarchique, plus ou moins assujettissant ou affranchissant » (Morrissette & Desgagné, 2009, p. 140). Ainsi, les rapports recherche-pratique se négocient entre les acteurs à partir de la position de savoirs qu’ils s’attribuent réciproquement.

Considérant cette hiérarchisation des « positions de savoir » et l’importance de mettre en place des conditions pour aplanir l’asymétrie des rapports recherche-pratique, notre contribution revient sur une disposition méthodologique introduite par Bélanger Sabourin (2021) dans le cadre d’une recherche collaborative. Afin d’éviter d’amplifier l’asymétrie des positions de savoirs entre elle et les personnes intervenantes, elle leur a demandé de représenter les « voix absentes » des acteurs concernés par les situations analysées en groupe. En plus du potentiel heuristique de cette disposition pour accéder au « savoir tacite » (Polanyi, 1958) de ces acteurs de terrain, elle a favorisé un mouvement de conscientisation dans le groupe, faisant ainsi un pas vers le développement de leur pouvoir d’agir individuel et collectif.

Après avoir présenté un bref historique des rapports recherche-pratique, nous illustrons comment la première auteure, alors étudiante-chercheuse, a fait intervenir les « voix absentes » dans un groupe d’analyse de la pratique composé d’intervenantes et d’intervenants sociaux, tous impliqués en proximité avec des familles en situation de vulnérabilité. Sous la lorgnette théorique de Lemay (2009), cette disposition méthodologique engage le groupe – étudiante-chercheuse incluse – dans une démarche conscientisante aplanissant les écarts de positions de savoirs et favorisant le développement du pouvoir d’agir de ces acteurs de terrain confrontés à des situations complexes. Finalement, nous posons un regard critique sur cette proposition afin d’en soulever les limites.

Problématique : (re)production du rapport inégalitaire recherche-pratique et de l’impuissance vécue dans la pratique professionnelle

Le modèle traditionnel des sciences appliquées suppose une vision descendante de la théorie vers la pratique (Schön, 1994). Cette vision hiérarchique participe aux rapports inégalitaires et stéréotypés selon lesquels les chercheuses et les chercheurs « savent » et les praticiennes et les praticiens « font », ce que dénonce d’ailleurs Darré (1999) dans son ouvrage intitulé La production de connaissances pour l’action. Arguments contre le racisme de l’intelligence. S’inscrivant dans un vaste courant de démocratisation des savoirs en sciences humaines et sociales, les recherches participatives partagent une visée égalitariste des rapports entre les acteurs qu’implique la recherche (chercheuses et chercheurs, participantes et participants). Selon Savoie-Zajc (2001), les premières recherches menées avec [et non sur] des acteurs de terrain dateraient des années 1940. En phase avec le positivisme ambiant, la recherche pouvait, par exemple, élaborer des procédures prédéterminées afin que les acteurs de terrain investiguent eux-mêmes leur pratique. En Amérique du Sud, l’idée de produire des connaissances en engageant les acteurs de terrain dans une démarche d’émancipation critique a connu un véritable essor dans les années 1960, dans la foulée des mouvements de décolonisation et d’émancipation collective (Anadón, 2007).

Le tournant réflexif du début des années 1980 s’est ensuite posé comme une réponse aux limites du modèle des sciences appliquées et au fossé entre la recherche et la pratique. Inspiré du pragmatisme de Dewey (1933) et s’inscrivant dans le sillon de la recherche-action tracé par Lewin (1948, 1951), Schön publie Le praticien réflexif (1983/1994) dans lequel il met de l’avant que les acteurs de terrain construisent des savoirs au fil de l’expérience qu’il est possible de mettre en mots, c’est-à-dire de formaliser avec eux. Ses travaux et sa conceptualisation de la réflexivité ont offert une légitimité à différentes méthodologies de recherche qui s’inscrivent dans un vaste courant participatif, marquant ainsi le passage des sciences appliquées aux sciences « impliquées » (Pilon, 2012).

S’inscrivant dans ce courant depuis les années 1990, les méthodologies collaboratives partagent des objectifs de rapprochement recherche-pratique et de symétrisation des rapports entre les acteurs. Selon une double visée de recherche-formation, les dispositifs méthodologiques en recherche collaborative, tout comme les savoirs qu’ils produisent, sont issus du croisement recherche-pratique et doivent être jugés pertinents tant pour le monde académique que pour celui de la pratique (Desgagné, 2001; Desgagné et al., 2001). Ces méthodologies se seraient multipliées surtout dans les écoles et les facultés universitaires comportant une vocation professionnalisante (Anadón, 2007; Bednarz, 2015). Elles misent sur la complémentarité entre les savoirs des acteurs. D’un côté, les chercheuses et les chercheurs sont garants du processus d’explicitation et de coproduction de savoirs susceptibles d’avoir une portée émancipatrice pour les acteurs de terrain. De l’autre, ces acteurs sont invités à partager leur point de vue renseigné et leurs savoirs situés à propos de l’objet de préoccupation mutuelle (Bednarz et al., 2012; Desgagné, 2001). Comme le rappelle Morrissette (2010), cette complémentarité entre les acteurs en recherche collaborative s’appuie sur un modèle d’acteur compétent au sens de Giddens :

le concept de compétence de l’acteur chez Giddens ne renvoie pas au sens commun qui lui confère une connotation d’efficacité ou d’expertise. Il signifie plutôt que l’acteur jouirait d’une certaine marge de manoeuvre, disposerait de ressources pour agir, réfléchirait sur cet agir et serait capable d’en parler lorsque sollicité à cet effet

p. 55

Ce modèle d’acteur met en exergue la pertinence de « solliciter la voix » (Desgagné, 2001) des praticiennes et des praticiens, puis la réflexivité critique qui leur permet de s’ajuster en cours d’action. En reconnaissant la compétence de ces acteurs, les chercheuses et les chercheurs collaboratifs participent à légitimer leur implication dans la production de savoirs qui les concernent (Desgagné & Bednarz, 2005). Selon Giddens (1987), le savoir des acteurs ne se limite pas à ce qu’ils en disent (conscience discursive), mais il s’incarne dans leurs actions (conscience pratique). Un des défis en recherche collaborative consiste donc à soutenir le passage de la conscience pratique à la conscience discursive par la mise en place d’espaces réflexifs au coeur de la démarche de recherche.

D’un autre côté, en raison des structures et des impératifs actuels de la recherche scientifique, même en s’adossant à un modèle d’acteur compétent, les démarches collaboratives peuvent tout de même reproduire la hiérarchie des positions de savoirs et les inégalités du rapport recherche-pratique. Tel que le souligne Desgagné (2001), si l’on considère les tendances traditionnelles applicationnistes entre recherche scientifique et pratique professionnelle, il n’est pas exclu que les chercheuses et les chercheurs adoptent une posture d’expertise en minant non intentionnellement le pouvoir d’agir des praticiennes et des praticiens. Par exemple, compte tenu de son poids symbolique, l’implication d’une personne chercheuse dans l’animation de l’entretien de groupe peut avoir l’effet paradoxal d’inciter au consensus autour de sa perspective, juste ou présumée, en appauvrissant les discussions et la prise en compte de la complexité de la situation de pratique analysée.

Afin d’éviter cet écueil, plusieurs méthodologies prévoient de s’ajuster à la complexité du terrain en mettant à contribution une diversité de perspectives et d’acteurs de différents domaines disciplinaires (Anadón, 2007). Certains dispositifs méthodologiques misent en effet sur l’hétérogénéité des acteurs et la diversité de leur point de vue pour enrichir la compréhension de problématiques complexes et l’action visant à les résoudre. À titre illustratif, pensons à la méthode d’analyse en groupe de Campenhoudt et al. (2005) qui est en phase avec la démocratisation du processus de recherche et qui implique les acteurs concernés par l’objet de préoccupation mutuelle. En intégrant des voix discordantes dans les entretiens de groupe, cette méthode permet d’identifier des enjeux et des tensions qui traversent le phénomène à l’étude.

Or, qu’en est-il lorsque la recherche collaborative engage des intervenantes et des intervenants qui, malgré leurs différences socioprofessionnelles, partagent une même pratique? Quand le poids symbolique de la personne chercheuse n’est pas dilué par la diversité des voix, quelle disposition méthodologique mettre en place au coeur de l’animation du groupe pour réduire les inégalités entre sa position de savoirs et celle des acteurs de terrain? Dans la démarche doctorale de Bélanger Sabourin (2021), bien que les personnes intervenantes étaient issues de différents milieux de pratique et n’avaient pas le même positionnement socioprofessionnel[1], ils partageaient une même pratique de proximité avec des enfants et leur famille en situation de vulnérabilité à Montréal. Pour réduire son poids symbolique en adoptant une posture d’animation moins directive, l’étudiante-chercheuse a fait intervenir les « voix absentes » dans les entretiens de groupe. Comme certains acteurs sont concernés par les situations analysées sans être présents pour donner leur point de vue, cette disposition consiste à inviter certains membres du groupe à se mettre à leur place pour présumer de leur perspective.

La conceptualisation théorique du processus d’empowerment qui suit met en lumière le rôle joué par cette disposition méthodologique dans la démarche conscientisante du groupe et dans le développement du pouvoir d’agir de ces intervenantes et intervenants sociaux.

Éclairage théorique : processus d’empowerment et démarche d’action conscientisante

La conceptualisation du processus général d’empowerment que propose Lemay (2009) prend appui sur différents travaux portant sur le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif (Breton, 1994a, 1994b, 1999; Freire, 1997; Ninacs, 1995; Rappaport, 1981; Staples, 1990). Cette chercheure considère que le développement du pouvoir d’agir est « un processus continu, variable et dynamique, caractérisé par un double mouvement de conscientisation et d’action » (Lemay, 2009, p. 108).

D’une part, la conscientisation impliquerait de « changer de point de vue » à propos de la situation et de soi, en tant qu’individu ou groupe (Breton, 1999; Lemay, 2009). Reposant sur le postulat de Freire (1997) selon lequel la parole est praxis et conduit à agir sur le monde, les entretiens de groupe et la mise en place de conditions favorables au dialogue faciliteraient « le développement d’une conscience critique et de l’action transformatrice » (Lemay, 2009, p. 109). Lorsque les conditions d’oppression sont internalisées, il devient difficile pour certains acteurs d’envisager qu’ils ne sont pas entièrement déterminés par la dimension structurelle. La conscientisation leur permet alors d’envisager qu’il demeure possible de développer leur pouvoir d’agir.

D’autre part, et à l’instar d’Hasenfeld (1987) et de Breton (1994a, 1994b), Lemay considère que l’action devrait permettre la prise en compte des contraintes et l’acquisition de ressources. Par le développement des conditions de l’action, les expériences concrètes de prise de pouvoir sont facilitées. Ainsi, l’action permet à l’acteur de faire de nouvelles prises de conscience, puis de nouvelles actions, et ainsi de suite. Bref, c’est selon un processus dynamique transformateur entre conscientisation et action que les acteurs développent leur pouvoir d’agir individuel et collectif. En somme, le processus d’empowerment suppose une démarche d’action conscientisante.

Cet éclairage théorique nous conduit à interroger les conditions à mettre en place dans l’animation des entretiens de groupe pour engager une démarche de recherche conscientisante avec les acteurs de terrain. La section suivante porte sur une disposition méthodologique qui s’est avérée particulièrement féconde dans le travail d’animation du groupe pour favoriser la conscientisation, réduire l’écart des positions de savoirs, puis développer le pouvoir d’agir des intervenantes et des intervenants.

Disposition méthodologique favorisant une démarche de recherche conscientisante : « les voix absentes »

En recherche collaborative, différents dispositifs méthodologiques permettent l’analyse collective d’une pratique selon des visées réflexive et formative. Ces dispositifs accordent une grande importance « au potentiel heuristique du groupe restreint » (Bourassa et al., 2016, p. 15) et aux savoirs des acteurs de terrain selon une double visée de développement des connaissances et de soutien à la pratique professionnelle. Parmi eux, les groupes d’analyse des pratiques professionnelles présenteraient des caractéristiques communes décrites par Blanchard-Laville et Fablet (2000, 2003; Fablet, 2004) :

  1. ils conduisent à une analyse psychosociologique et clinique en groupe s’inscrivant dans une certaine durée;

  2. ils sont organisés dans un cadre institué de formation initiale ou continue;

  3. les participantes et les participants exercent un métier relationnel et sont invités à s’impliquer dans la coconstruction du sens de leur pratique et/ou dans la transformation de celle-ci;

  4. le processus de groupe est animé par une ou un professionnel des pratiques analysées qui en est garant, et ce, selon des références théoriques affirmées.

Dans la recherche collaborative menée par Bélanger Sabourin (2021), l’objectif était d’offrir un soutien réflexif aux intervenantes et intervenants sociaux en développant avec eux des connaissances contextualisées au sujet de leur pratique. Prenant pour point de départ des situations d’intervention complexes en vue de coanalyser leur pratique, cette recherche s’est adjointe à un projet de formation continue avec le Service aux collectivités (SAC) auquel participent cinq organismes partenaires[2]. Adossée à un double éclairage théorique inspiré d’une optique de la complexité et d’une perspective interactionniste, la démarche comportait une série d’entretiens de groupe avec huit personnes intervenantes du milieu communautaire et de la pédiatrie sociale en communauté à Montréal. L’analyse inductive de sept entretiens tenus entre septembre 2018 et juin 2019 a permis de produire : 1) des récits de situations d’intervention complexes qui permettent d’éclairer les dynamiques entre les acteurs impliqués dans une même situation (focale microsociale); 2) un portrait du monde social[3] de l’intervention avec les familles en situation de vulnérabilité qui permet, quant à lui, d’éclairer des conventions et des processus sociaux qui organisent socialement leur pratique autour de situations complexes (focale mésosociale).

L’approche d’analyse de la pratique mobilisée pour l’animation des entretiens de groupe s’est coconstruite avec les intervenantes et intervenants sociaux au fil du temps (Tableau 1). Ici conçu comme un espace médiateur, le groupe comporte une visée de rapprochement recherche-pratique et de « reliance sociale » (Bolle de Bal, 1996 ; Morin, 1990) entre différents acteurs et leurs perspectives, qu’ils soient présents ou non au moment de la rencontre. Les « voix absentes » font partie des nombreux ajustements réciproques à la complexité de la pratique qui ont permis d’enrichir l’animation et le déroulement des entretiens de groupe depuis les débuts du projet en 2012. L’approche[4] qui guide actuellement les entretiens de groupe se décline en trois processus médiateurs[5] (déconstruction du sens de la situation, reliance de perspectives impliquées dans la situation, reconstruction de sens à partir de la situation) et 10 sous-processus indiqués au Tableau 1.

En prenant du recul vis-à-vis de l’élaboration de ce dispositif méthodologique qui a permis de recueillir le matériau de recherche et de soutenir la pratique de ces acteurs de terrain, introduire les « voix absentes » est apparue particulièrement fécond pour engager le groupe dans une démarche conscientisante. Cette disposition consiste à inviter les personnes intervenantes à présumer du point de vue d’acteurs concernés par la situation, mais qui ne sont pas présents pour participer à la discussion. Afin d’introduire leur voix dans le dispositif d’analyse de la pratique, Bélanger Sabourin (2021) s’est inspirée de Madsen (2007) et de son modèle collaboratif d’interventions centrées sur les familles. En l’absence des familles concernés par les discussions d’équipe, cet auteur propose de s’assurer que leur voix soit représentée par l’une ou l’un des professionnels présents. Comme dans le cadre du groupe d’analyse de la pratique animé par l’étudiante-chercheuse, les personnes qui représentent la voix d’autrui n’ont pas été formellement déléguées pour le faire. À l’instar de Becker (2010), nous considérons que ces points de vue présumés dans l’entretien de groupe, justes ou non, sont sociologiquement pertinents pour la recherche. D’une part, introduire les « voix absentes » permet de tenir compte de la complexité de la situation en diversifiant les perspectives. D’autre part, cette disposition facilite le travail d’animation et permet d’accéder aux « savoirs tacites » des intervenantes et des intervenants sociaux. Par exemple, les points de vue qu’elles ou qu’ils présument sont teintés de conventions qui organisent implicitement leur travail, ce qui était à l’étude dans la thèse.

Tableau 1

Déroulement des entretiens de groupe

Déroulement des entretiens de groupe

Tableau 1 (suite)

Déroulement des entretiens de groupe

-> Voir la liste des tableaux

Concrètement, dans l’animation du groupe d’analyse de la pratique, l’étudiante-chercheuse invitait les intervenantes et les intervenants à changer de point de vue pour représenter la perspective d’un des acteurs absents concernés par la situation d’intervention coanalysée (enfants, parents, école, Direction de la protection de la jeunesse [DPJ], etc.). Elle leur demandait à tour de rôle de se mettre à leur place et de présumer de leur point de vue. Lorsque des préjugés, des perspectives essentialistes ou discriminatoires étaient avancés, son rôle était de s’assurer de la conduite éthique du groupe. Par exemple, elle posait des questions pour favoriser la décentration chez la personne représentante, c’est-à-dire son aptitude à voir la situation à partir d’un autre point de vue que le sien : « Est-ce que c’est vous qui pensez ça? Croyez-vous que l’acteur absent que vous représentez serait d’accord? Que nous dirait-il s’il était ici avec nous? » En parvenant à distinguer leur perspective de celle qu’elles présumaient chez l’acteur absent, les personnes intervenantes parvenaient à se décentrer de leurs préoccupations personnelles, professionnelles et organisationnelles. Aussi, en rendant possible l’intermédiation de différentes perspectives, l’intégration des « voix absentes » permettait au groupe – étudiante-chercheuse incluse – d’appréhender davantage la complexité des situations d’intervention en évitant d’adopter une pensée réductrice et une logique de causalité linéaire (ex. : trouver des coupables, blâmer un acteur pour les difficultés, responsabiliser certaines personnes pour des contraintes qui dépassent leur pouvoir d’agir individuel, chercher une solution unique, etc.).

Dans la synthèse du déroulement de l’entretien de recherche présentée ci-dessous, nous illustrons l’usage des « voix absentes ». Nous précisons la manière avec laquelle cette disposition méthodologique facilite le travail d’animation, engage le groupe dans une démarche conscientisante, puis contribue au développement du pouvoir d’agir des acteurs de terrain.

Les « voix absentes » dans un groupe d’analyse de la pratique

Cette section vise à illustrer la contribution des « voix absentes » pour engager le groupe dans une démarche de recherche conscientisante à travers les trois processus principaux de l’analyse de la pratique : déconstruction du sens de la situation, reliance de perspectives impliquées dans la situation et reconstruction de sens à partir de la situation. La mise en récit au présent vise à permettre au lectorat de suivre la démarche conscientisante du groupe un peu « comme s’il y était ».

Déconstruction du sens de la situation

Lors du sixième entretien, Caroline, T.S. en pédiatrie sociale, présente une situation d’intervention complexe dans laquelle elle est impliquée. Avant de mettre en récit sa situation, Caroline identifie les différents acteurs impliqués après quoi les autres membres du groupe, selon leur intérêt, proposent de représenter ces « voix absentes ». Les rôles et prénoms fictifs de chacune et chacun au moment de cet entretien de groupe sont détaillés dans le Tableau 2.

En faisant le récit de la situation, Caroline fait une première représentation graphique des divers acteurs impliqués à l’aide du génogramme et de l’écocarte qui sont des diagrammes mobilisés en approche systémique. Elle raconte que l’enfant de 10 ans est récemment retournée vivre chez sa mère après avoir été placée deux ans chez sa grand-mère maternelle. Vu les conflits entre les deux femmes, la DPJ aurait mis fin aux contacts entre la mère et l’enfant durant un an. Un juge aurait reconnu une lésion des droits de la mère et aurait ordonné le retour de sa fille auprès d’elle. La prochaine audience pour la garde de l’enfant est prévue dans trois mois. D’ici là, la DPJ demande à ce que la mère se soumette à des évaluations psychologiques (santé mentale et lien d’attachement mère-enfant), ce qu’elle refuserait catégoriquement. La possibilité d’un second placement aurait été évoquée verbalement par la T.S. de la DPJ qui soutient qu’il s’agit d’une dynamique d’aliénation parentale. Selon Caroline, le rapport de la DPJ rapporterait des comportements aliénants de la part de la mère qui favoriserait non pas le rejet du père par l’enfant, mais celui de la grand-mère maternelle.

Caroline ayant refusé de témoigner en faveur de la mère pour éviter de prendre parti, elle se retrouve coincée alors que la DPJ l’appelle à témoigner « pour eux » au tribunal. Cumulant un rôle de liaison pour résoudre les situations litigieuses entre son centre de pédiatrie sociale en communauté (CPSC) et la DPJ, Caroline se sent en tension entre la préservation de ses liens avec la DPJ et la mère. Elle dit être extrêmement prudente dans la rédaction de ses notes et n’arriverait plus à formuler une opinion professionnelle. Bref, elle n’ose plus se positionner ni à l’oral ni à l’écrit. Caroline s’interroge sur le positionnement à adopter dans cette situation alors que son action est paralysée. Après avoir écouté son récit, les autres lui posent des questions de clarification.

Reliance de perspectives impliquées

L’étudiante-chercheuse propose ensuite une synthèse des différents éléments soulevés en faisant des liens entre eux et avec les dimensions micro, méso et macrosociales qui lui paraissent intriquées dans la situation. Elle ajoute au génogramme et à l’écocarte les informations obtenues à l’aide des questions de clarification. La Figure 1 permet de constater qu’il y a plusieurs acteurs concernés et que la diversité des perspectives est à considérer pour tenir compte de la complexité de la situation.

Tableau 2

Rôles et prénoms fictifs dans l’entretien de groupe

Rôles et prénoms fictifs dans l’entretien de groupe

-> Voir la liste des tableaux

Figure 1

Génogramme et écocarte de la situation

Génogramme et écocarte de la situation

-> Voir la liste des figures

Avant d’inviter les participantes et les participants à répondre plus directement au questionnement de Caroline, l’étudiante-chercheuse donne la parole aux personnes qui représentent la voix des acteurs absents afin qu’elles présument, sur la base de leur propre subjectivité, de ce qui peut poser problème pour eux dans cette situation. Elle se tourne d’abord vers Luc qui représente la voix de l’enfant dans le groupe. Celui-ci mentionne que tout ce qui peut représenter une menace pour sa mère (sa grand-mère, la DPJ) devient problématique pour elle : « qu’on arrête de venir […] gruger entre nous deux pour faire déborder ma mère pis qu’après, moi je la vois dans tous ses états ! […] Je vois qu’elle se bat pour moi et on va se défendre! ». Hawa, qui représente la voix de la mère, pose ensuite une question phare pour le groupe : comment pourrait-elle se soumettre calmement et en confiance aux évaluations demandées alors qu’elle continue de se sentir « persécutée » par la DPJ qui ne reconnaît pas la faute commise à son endroit, c’est-à-dire la lésion de ses droits? Hawa fait valoir que, malgré les changements significatifs dans la vie de la mère qui se rapprocheraient aujourd’hui des standards normatifs liés à la réussite sociale (études, conjoint, famille, logement, etc.), la DPJ ne semble voir que ses « mauvais côtés ». Maude, qui représente la voix de la DPJ, rétorque que le refus de la mère tend à confirmer leurs inquiétudes : « on a l’impression que cette maman-là nous file entre les doigts […] si elle n’avait rien à se reprocher, elle les ferait [les évaluations], c’est clair qu’on a des inquiétudes à laisser [l’enfant] dans ce milieu-là! ». Représentant la voix de l’école, Issan mentionne que les acteurs du milieu scolaire n’ont pas été contactés et qu’ils ont tendance à éviter les interactions avec la mère, surtout qu’en ce moment ça se passerait bien avec l’enfant en classe. Pour Josiane qui représente la voix de l’éducateur du CPSC, il importe de maintenir le lien positif établi avec la famille afin que l’enfant puisse continuer de s’épanouir dans les activités de groupe : « c’est important qu’elle ait envie de continuer de venir au centre, que la mère ait envie de continuer de l’envoyer ». Caroline se dit d’accord avec cette position présumée de l’éducateur en pédiatrie sociale. Elle précise alors que du point de vue de son collègue, l’enfant serait particulièrement vivante et affirmée dans le cadre des activités de groupe alors qu’en « rencontres cliniques » auxquelles elle participe avec le médecin, Caroline la voit davantage comme une « enfant robot » au service du discours de sa mère.

Reconstruction de sens à partir de la situation

Les discussions du groupe visent alors à répondre au questionnement de Caroline concernant le positionnement à adopter dans la situation. C’est après avoir proposé une synthèse des pistes de compréhension et d’action abordées en groupe que l’étudiante-chercheuse sollicite à nouveau les « voix absentes ». Cette fois, elle demande aux personnes qui représentent la voix des acteurs absents de se prononcer : selon cet acteur, quel positionnement Caroline devrait-elle adopter? Qu’est-ce qui serait bénéfique de son point de vue? Selon Luc, qui représente la voix de l’enfant, il serait pertinent que Caroline soit transparente à propos de ses intentions et qu’elle arrive à connaître les membres de la famille en dehors des problèmes et des cadres formels auxquels elle se restreint pour l’instant (ex. : clinique du CPSC, rencontre à la DPJ, tribunal, etc.). Il ajoute qu’il lui paraît important de consolider le réseau autour de l’enfant pour pallier l’indisponibilité de sa mère possiblement exacerbée avec l’audience du tribunal à venir et les conflits qui l’accompagnent. Pour la mère, Hawa présume qu’elle serait soulagée que Caroline reconnaisse explicitement qu’elle est l’unique maman de sa fille et qu’elle lui transmette sa nouvelle compréhension nuancée de la situation. En se mettant à la place de la mère, Hawa considère que plus Caroline adopte une posture compréhensive envers elle tout en mettant de l’avant les enjeux des autres acteurs impliqués, moins la mère ressentira le besoin de se défendre. Pour sa part, Maude, qui représente la voix de la DPJ, croit pertinent que Caroline aborde les nouvelles pistes de compréhensions soulevées dans le groupe[6] avec la T.S., la réviseure et la cheffe de service impliquées, ce qui pourrait permettre d’assouplir leur définition de la situation (aliénation parentale). Cette conversation pourrait mener à considérer la dynamique conflictuelle du système d’intervention comme étant également contributive de certaines difficultés vécues par l’enfant. Aurélie, qui représente la voix de l’école, juge qu’il serait nécessaire d’inclure davantage les acteurs du milieu scolaire dans le système d’intervention et de donner davantage de visibilité à leur point de vue puisqu’il s’agit d’un milieu de vie significatif pour l’enfant dans le cadre duquel elle évoluerait bien. Concernant l’éducateur en pédiatrie sociale, Josiane présume qu’il souhaiterait également qu’on lui accorde davantage de visibilité puisqu’il a aussi une perspective privilégiée sur l’enfant qu’il connaît en dehors des conflits dans lesquels elle paraît triangulée (ex. : conflits mère-grand-mère, conflits mère-DPJ).

L’étudiante-chercheuse revient ensuite vers Caroline et son questionnement initial afin qu’elle commente ce que le processus de groupe a pu éclairer ou non. Caroline dit réaliser que l’escalade des tensions entre la DPJ et la mère avait pu contribuer à paralyser son action :

Je suis dans l’évitement un peu, moi aussi elle me fait peur la colère de cette mère-là, t’sais je ne crains pas pour mon intégrité, mais moi aussi je les crains ses réactions. [Je me disais que] le moins possible je suis dans cette famille-là, le plus je suis en sécurité… En parler avec vous m’a permis de reconnaître ça pis de confirmer le besoin de m’investir plus, de ressortir le positif aussi, ça va me permettre de nuancer les choses, d’aller dans les deux côtés avec [la mère] et de me faire ma propre opinion. […] Par rapport à me positionner ou pas, je pense me positionner dans la nuance, mon rôle c’est d’apporter une histoire plus nuancée.

En somme, l’intégration des « voix absentes » a engagé le groupe dans une démarche conscientisante. Les intervenantes et les intervenants ont d’abord su se décentrer de leurs propres préoccupations (personnelles, professionnelles, organisationnelles, etc.) pour se mettre à la place d’acteurs absents et présumer de leurs divers points de vue. Ce faisant, elles et ils ont pris conscience de la diversité des perspectives impliquées et ont éclairé la situation d’intervention complexe dans laquelle Caroline se trouvait paralysée sous différents angles. La démarche de groupe a permis à celle-ci de prendre conscience de certains points aveugles et d’enrichir sa compréhension de la situation. En changeant de perspective à propos d’elle-même, des autres acteurs impliqués et de leur dynamique, Caroline a progressivement réalisé ne pas être déterminée par la situation puisqu’elle y était partie prenante. Plutôt que de rester paralysée pour éviter de prendre parti dans le conflit mère-DPJ qui la triangule, elle a envisagé de se remettre en action en se repositionnant « dans la nuance ». Avec le soutien du groupe, elle a pu imaginer de nouvelles pistes d’action cohérentes avec le sens qu’elle accorde à sa pratique d’intervenante de proximité : aller à la rencontre de l’enfant et de sa famille dans un cadre plus informel, accorder davantage de visibilité aux perspectives d’acteurs significatifs pour l’enfant qui la connaissent à l’extérieur des difficultés (éducateur du CPSC, école) et contribuer à créer des ponts entre eux.

En s’appuyant sur les savoirs tacites des acteurs de terrain pour diversifier les points de vue représentés dans l’entretien de groupe, l’introduction des « voix absentes » dans l’entretien de groupe a évité à l’étudiante-chercheuse l’adoption d’un style d’animation directif qui aurait amplifié son poids symbolique dans le groupe et reproduit la hiérarchisation des positions entre recherche-pratique. Cette disposition lui a plutôt conféré un rôle médiateur qui relie différentes perspectives présumées pour enrichir la coanalyse de la situation présentée. Bien qu’engagée activement dans les discussions du groupe, l’étudiante-chercheuse a pu éviter d’injecter elle-même les thèmes à explorer et les pistes à considérer. Partant d’un modèle d’acteur compétent, elle s’est appuyée davantage sur les savoirs tacites des acteurs de terrain. Par exemple, dans la situation présentée par Caroline, les « voix absentes » ont permis d’accéder aux savoirs tacites des intervenantes et des intervenants sociaux à l’égard des contraintes qui paralysent parfois leur action, puis des ressources sur lesquelles s’appuyer pour développer leur pouvoir d’agir.

Discussion conclusive

Dans le cadre d’entretiens de groupe avec des intervenantes et des intervenants sociaux menés selon une double visée de recherche et de formation, Bélanger Sabourin (2021) a voulu diversifier les perspectives et diluer son poids symbolique en introduisant les « voix absentes ». À l’instar de Lemay (2009) dont la conceptualisation du développement du pouvoir d’agir individuel et collectif suppose un double mouvement de conscientisation et d’action, il est raisonnable de croire que cette disposition a favorisé la conscientisation dans le groupe en invitant les participantes et les participants à présumer du point de vue d’autres acteurs concernés. La réflexion méthodologique proposée s’attache à une recherche doctorale et aborde un des enjeux liés à l’animation d’entretiens de groupe en recherche collaborative, à savoir la (re)production de positions de savoirs inégalitaires entre les acteurs. À partir d’un exemple tiré d’un des entretiens de groupe animés par l’étudiante-chercheuse dans le cadre de sa thèse, nous avons illustré comment les « voix absentes » ont engagé le groupe dans une démarche conscientisante en participant du même coup à soutenir le développement du pouvoir de Caroline dont l’action était initialement paralysée.

En revanche, même si les « voix absentes » s’inscrivent dans ce que Morrissette (2020) appelle le développement de « stratégies délibérées d’atténuation de la hiérarchisation du poids symbolique des personnes présentes – chercheur(se) compris(e) –, pour que s’établisse un rapport de complémentarité dans le jeu de la négociation des positions de savoir » (p. 174), elle comporte des limites. Ainsi, malgré la pertinence de cette trouvaille méthodologique qui était justifiée en analyse de pratique avec un groupe relativement homogène, il ne faudrait pas qu’une telle pratique se confonde ou se substitue à la participation concrète des acteurs concernés. Il importe ici de faire la distinction entre la désignation formelle par un acteur absent d’une personne pour représenter son point de vue, et la disposition des « voix absentes » dans les entretiens de groupe qui n’invitent qu’à présumer de son point de vue. Promouvoir cette disposition au détriment de la participation concrète des divers acteurs concernés, qu’il s’agisse de démarches d’intervention ou de recherche, s’avérerait néfaste et contraire à ses visées.

Considérant que « l’analyse de la pratique ne se suffit pas à elle-même » (Di Rocco & Ravit, 2011, p. 114), l’animation de ces dispositifs de groupe a avantage à éviter de (re)produire l’écart des positions de savoirs entre les parties prenantes. Tenir compte du rapport traditionnel hiérarchique entre la recherche et la pratique peut en minimiser les effets délétères. Parmi eux, l’impression des acteurs de terrain d’être instrumentalisés dans la démarche de recherche et la méfiance à l’égard des savoirs produits par le milieu universitaire (Bourassa & Leclerc, 2002). Aussi, alors même que s’effritent les conditions de pratique (Bellot et al., 2014; Boussard et al., 2010; de Gaulejac, 2010), les discussions qui prennent place dans les groupes d’analyse de la pratique ne sont pas à l’abri des injonctions professionnelles qui prolifèrent actuellement dans les métiers relationnels (Champy, 2009) : performance, innovation, professionnalisation, etc. Dans ce contexte, il importe que les entretiens de groupe ne participent pas insidieusement à prescrire l’action en occultant ses contraintes, ce qui pourrait responsabiliser les acteurs de terrain pour des difficultés qui dépassent largement leur pouvoir d’agir individuel (Martuccelli, 2004).

Au-delà de l’animation de l’entretien de groupe par la ou le chercheur collaboratif, la simple mise sur pied d’un groupe d’analyse de la pratique dans un but formatif peut contribuer à (re)produire des injonctions professionnelles à la « professionnalisation tout au long de la vie » (Bourassa et al., 2016, p. 13; Champy, 2009, de Gaulejac, 2010). Avec l’arrivée en force des impératifs de rendement, nous partageons la préoccupation de Viollet (2013), à savoir que ce type de groupe se concevrait de plus en plus sous une forme normative et évaluative. Mobilisés en recherche, il importe que ces dispositifs placent l’activité réflexive au coeur de la démarche en s’appuyant notamment sur la compétence et les savoirs des acteurs de terrain.

Dans ce contexte, est-ce réaliste pour les chercheuses et les chercheurs collaboratifs d’éviter toute (re)production d’inégalités dans ce type d’entretien de groupe? Nous ne le croyons pas. Par ailleurs, même si l’idéal égalitariste est hors de portée, prendre conscience de l’écart des positions de savoirs et favoriser l’intermédiation entre diverses perspectives peut soutenir le « développement d’une conscience critique » (Lemay, 2009, p. 109), premier pas vers une action transformatrice. Bien qu’à l’instar de Freire (1997), nous reconnaissions la parole comme praxis et son pouvoir d’agir sur le monde, l’introduction des « voix absentes » dans un groupe d’analyse de la pratique comporte des apports et des limites. La parole ne peut à elle seule transformer les conditions de l’action. Ainsi, les discussions dans le cadre de la démarche de recherche, aussi riches et conscientisantes soient-elles, n’ont pas une incidence directe sur l’action et les conditions de pratique. Devant les ressources et les savoirs tacites qui permettent aux acteurs de terrain de composer quotidiennement avec la complexité de leur pratique et les impondérables qui caractérisent leur travail – les contraintes diraient Giddens –, l’humilité et la curiosité des chercheuses et des chercheurs est tout à leur avantage pour éviter d’élargir le fossé entre leur monde et celui de la pratique professionnelle.