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Cet article[1] découle d’une investigation réalisée dans le cadre du projet « Sheng ! L’orgue à bouche », dirigé par Liao Lin-Ni. En collaboration avec l’équipe pluridisciplinaire associée au projet, mon objectif était de mieux comprendre les caractères timbraux du sheng sur la base d’observations acoustiques, d’analyses computationnelles ainsi que de l’expertise d’interprètes spécialisés. Comment mettre en évidence les particularités acoustiques et fonctionnelles du sheng, telles qu’elles sont évoquées dans certaines publications scientifiques et pédagogiques ? Comment se traduisent-elles à travers l’expérience de l’écoute ou par le biais de l’analyse du signal audio ?

C’est à partir de la recherche présentée dans cet article que j’ai tenté de répondre à ces questions. Ce travail a mené à la constitution d’une banque de sons enregistrés sur différents instruments de la famille du sheng, ainsi qu’à la collecte d’une série de données sur les propriétés du signal enregistré. L’analyse de ces données a ensuite permis de dégager certaines particularités timbrales du sheng et d’éclairer les phénomènes acoustiques observés lors du jeu instrumental.

Les résultats de recherche présentés ici sont le fruit d’une collaboration à l’Ircam, laquelle a réuni durant l’été 2019 la musicienne de sheng Li Li-Chin ainsi que les membres de l’équipe de recherche Liao Lin-Ni, René Caussé, François Picard, Alexis Baskind, Pierre Couprie, Benjamin Lévy et moi-même. Par ailleurs, des entretiens ultérieurs réalisés entre mai 2020 et février 2021 avec Wu Wei[2], virtuose du sheng et pionnier du développement du répertoire contemporain pour l’instrument, m’ont permis de confirmer des hypothèses et d’approfondir certains points, notamment par rapport aux techniques de jeu, mais aussi de soulever de nouvelles interrogations.

Je fournirai d’abord quelques détails sur notre méthodologie de collecte et d’analyse de données ; je procéderai ensuite à un rappel du fonctionnement acoustique du sheng et de ses caractéristiques générales. Enfin, je présenterai une analyse plus poussée de ses spécificités timbrales et du rôle des extensions métalliques parfois posées sur les tuyaux de bambou en me basant d’une part sur l’analyse de sonagrammes, et d’autre part, sur des données computationnelles recueillies à partir des sons enregistrés.

Méthodologie

a) Travaux préliminaires

Cette recherche repose essentiellement sur les travaux préliminaires de René Caussé portant sur la facture et les propriétés acoustiques du sheng. Ces travaux, amorcés en collaboration avec François Picard et Liao Lin-Ni peu avant mon séjour à l’Ircam[3], visaient à effectuer des mesures sur les tuyaux, les anches et les extensions métalliques d’un exemplaire de sheng, de manière à mieux comprendre son fonctionnement acoustique et à procéder à diverses observations en prévision de modélisations ultérieures. Ma recherche s’appuie aussi sur les quelques ressources disponibles en langues occidentales[4]. Cette phase de familiarisation avec le sheng a ensuite été enrichie par l’écoute de nombreux extraits musicaux enregistrés de pièces écrites et d’improvisations. J’ai ainsi pu esquisser une catégorisation des sons produits par l’instrument qui a servi à préparer les séances d’enregistrement avec la musicienne de sheng Li Li-Chin. Ces dernières – qui se sont déroulées à l’Ircam en juin et juillet 2019[5] – ont permis de constituer une banque de sons servant à l’ensemble de l’équipe de recherche et à partir de laquelle j’ai pu communiquer mes premières analyses.

b) Banque d’échantillons sonores

Cette banque de sons comprend des échantillons enregistrés à partir de trois instruments différents : le premier est un sheng rénové à 24 tuyaux inspiré du modèle traditionnel (chuantong sheng[6]) et sans extensions ; le deuxième est un sheng rénové à 24 tuyaux équipés d’extensions ; et enfin, le troisième est un sheng soprano moderne à 36 tuyaux (gaoyin sheng), doté d’une base carrée et, lui aussi, d’extensions sur ses tuyaux (Figure 1). La banque d’échantillons sonores comprend un total de 874 sons, enregistrés en format wav (48 khz, 24 bits) monophonique : 324 échantillons enregistrés sur le sheng soprano moderne, 120 sur le sheng à 24 tuyaux avec extensions et 430 sur le sheng à 24 tuyaux sans extensions.

Figure 1

Li Li-Chin lors d’une séance d’enregistrement à l’Ircam avec Benjamin Lévy, Pierre Couprie, René Caussé, François Picard et Liao Lin-Ni. Les microphones ont été placés de manière à obtenir plusieurs prises de son ainsi que des informations sur le rayonnement acoustique de l’instrument. On y voit les trois instruments utilisés lors de l’enregistrement : le modèle à 24 tuyaux sans extensions joué par Li Li-Chin, le modèle correspondant avec extensions posé sur le piano, et le sheng soprano moderne à 36 tuyaux à l’avant-plan.

Photo : Liao Lin-Ni

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Le sheng soprano moderne et le modèle sans extensions sont les deux instruments sur lesquels Li Li-Chin joue régulièrement ; quant à l’exemplaire à 24 tuyaux avec extensions, il appartient à Liao Lin-Ni et a été prêté à l’équipe de recherche pour la réalisation de ses travaux. Il a surtout été enregistré afin d’établir des comparaisons avec l’autre instrument à 24 tuyaux et de mieux comprendre le rôle des extensions métalliques. Les échantillons analysés dans le cadre de cet article correspondent à des notes individuelles enregistrées suivant différentes nuances dynamiques (pp, mf et ff), et aussi selon un crescendo-decrescendo.

La banque de sons propre au modèle à 24 tuyaux sans extensions regroupe plus d’échantillons que les deux autres parce qu’en plus des notes individuelles, elle contient une collection de techniques de jeu traditionnelles qu’il n’est pas possible d’exécuter sur l’instrument moderne en raison de son long bocal servant à acheminer le souffle de l’instrumentiste jusqu’à la base de l’instrument. Avec l’équipe de recherche, nous avons en effet enregistré plusieurs techniques de modulation du son, des intervalles et des combinaisons de notes, puis des extraits improvisés et des pièces emblématiques du corpus moderne développé depuis la fin des années 1950. Les interprétations de ces pièces seront analysées ultérieurement[7], étant donné que l’exploration de ce vaste ensemble de matériaux sonores et musicaux dépasse largement le contexte de cet article.

Analyse du timbre

La définition du timbre communément admise en psychoacoustique ne le décrit pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il n’est pas. C’est le paramètre permettant de différencier deux sons dont la hauteur, la durée et l’intensité sont identiques[8]. Cependant, les travaux de recherche des dernières décennies sur la perception du timbre ont montré qu’il s’agit en réalité d’un aspect multidimensionnel du son. Il est composé de plusieurs propriétés distinctes ; pour la différenciation entre les instruments occidentaux, on se rapporte généralement aux propriétés de l’attaque, à la distribution de l’énergie spectrale et à l’évolution temporelle de celle-ci[9].

La Timbre Toolbox est un outil computationnel permettant d’extraire des données relatives aux descripteurs acoustiques du timbre à partir du signal audio[10]. Ces données peuvent être considérées comme le pendant numérique des caractéristiques perceptives du timbre identifiées lors des expériences en psychoacoustique. Les descripteurs acoustiques sont en fait des algorithmes permettant de mesurer différentes propriétés du son : certains descripteurs sont temporels (transitoires d’attaque et d’extinction), alors que d’autres sont spectraux (en lien avec la distribution de l’énergie dans le domaine fréquentiel) ou harmoniques (relatifs à la distribution des partiels par rapport au modèle du spectre harmonique). Combinés aux observations préalables réalisées grâce à l’analyse de sonagrammes sur les échantillons sonores collectés[11], les descripteurs acoustiques ont été utilisés dans un second temps afin de mieux décrire la signature timbrale du sheng en nous fournissant des informations plus détaillées[12].

Caractéristiques générales du sheng

a) Structure

De prime abord, il semble assez simple de jouer du sheng : il faut souffler ou aspirer l’air à partir de l’embouchure (shengzui) soudée à la chambre à vent (shengdou), et de boucher les trous des tuyaux que l’on veut faire sonner[13]. Cela dit, tant du point de vue strictement acoustique que de celui du jeu instrumental, la réalité est un peu plus complexe. L’ensemble des tuyaux en bambou constitue le shengmiao. Ces tuyaux sont de différentes longueurs et configurations ; certains sont simplement fermés à leur extrémité, alors que d’autres possèdent un évent oblong, ou encore sont couplés par deux, ce qui fait varier leurs propriétés acoustiques. Actuellement, nous travaillons encore à définir ce que cela implique, tant sur le plan de l’acoustique que du jeu instrumental.

b) Mise en vibration

Si le shengmiao est arrangé de manière esthétique sur l’instrument, la fréquence de résonance de chaque tuyau est ajustée afin de s’approcher de la fréquence propre de son anche, lorsque le trou dont il est doté est bouché par le doigt de l’instrumentiste. Aucun son ne sera émis si le trou reste ouvert parce que celui-ci crée une opposition de phase à l’intérieur du tuyau. Boucher ce trou avec le doigt ou en activant une clé redonne au tuyau sa longueur réelle et permet au couple anche-tuyau de sonner[14].

Par conséquent, il est à peu près impossible d’éviter que l’air ne s’échappe des tuyaux qui ne sont pas « activés » ; le souffle de l’instrumentiste doit donc fournir à l’inspiration et à l’expiration une quantité non négligeable d’énergie afin d’activer les anches, qui entrent toutes en oscillation même si elles ne sonnent pas, puisque l’activation des tuyaux par une délicate action du doigt est indépendante de la vibration des anches[15]. De plus, le sheng est un instrument assez lourd qu’il faut tenir en l’élevant à la hauteur des épaules. Pour toutes ces raisons, jouer du sheng demande une excellente condition physique, ce qui nous a été confirmé par Wu Wei lors d’une séance de recherche[16].

c) Transitoires d’attaque

Le contrôle du moment de l’émission sonore pour chacune des notes peut être difficile à atteindre, ou pour le moins complexe à maîtriser en raison de la variabilité des propriétés acoustiques de l’ensemble des couplages tuyau-anche du sheng. Cet aspect de la technique instrumentale peut être travaillé par l’instrumentiste jusqu’à un certain point, mais Wu Wei insiste sur le fait que le sheng est une entité vivante, et que le flux naturel de l’air doit être apprécié et respecté[17]. Ce qui est souvent une contrainte en musique occidentale – la difficulté de contrôler les paramètres de l’attaque – est considéré comme une simple caractéristique de l’instrument, voire une qualité en musique chinoise traditionnelle. Des travaux plus approfondis, impliquant une meilleure compréhension de l’acoustique des différents types de tuyaux, seront nécessaires pour mieux cerner les propriétés de l’attaque pour chacun des types d’instruments et de tuyaux, notamment grâce à une analyse détaillée des descripteurs acoustiques temporels.

d) Registre

Le sheng traditionnel à 24 tuyaux possède un registre s’étendant du la3 (sous le do central) au fa dièse6, situé deux octaves et demie plus haut, soit trois lignes supplémentaires au-dessus de la portée en clé de sol. Le registre des modèles modernes à 36 et 37 tuyaux, dont fait partie le sheng soprano, pour sa part, s’étend sur trois octaves, généralement du sol3 (sous le do central) au fa dièse6. Enfin, traditionnellement, on sépare le registre du sheng en trois régions : le registre grave (di, sous le la4 à 440 hz), le registre médium (zhong, l’octave suivante) et le registre aigu (gao, au-dessus du la5 à 880 hz). Selon Wong, ces trois régions se caractérisent différemment sur le plan du timbre : l’aigu est bien défini, le médium est riche et fort, et le grave est doux et délicat[18]. Les spécificités attribuées par Wong au registre aigu sont plus ou moins reprises par Wu Wei : « [The high register has] a sharper timbre and contains interesting overtones [ ; it] gives a bright, shimmering tone colour—especially in the louder dynamic level[19]. »

Objectivement, si l’on considère les valeurs rms[20] calculées avec la Timbre Toolbox, ces informations se vérifient dans une certaine mesure. Pour le modèle à 24 tuyaux sans extensions métalliques, c’est le registre médium qui obtient la moyenne la plus élevée (0,582 437), par rapport à 0,508 679 pour le registre grave et 0,575 628 pour le registre aigu (pour une nuance mezzo-forte), tandis que pour le sheng soprano moderne, le registre grave a tendance à être plus présent que les autres, avec une moyenne de 0,514 934 en nuance piano et de 0,642 822 en nuance forte, par rapport à 0,375 560 et 0,545 031 pour le registre médium, et 0,366346 et 0,587938 pour le registre aigu (toujours pour les nuances piano et forte, respectivement).

À la recherche d’une signature spectrale : ce que disent les sonagrammes

Pour les trois modèles de sheng, l’observation des sonagrammes générés pour chaque note ne permet pas de remarquer de pattern unique et uniforme s’appliquant à l’ensemble des trois instruments, ou même à l’ensemble du registre de chaque instrument pris individuellement. En effet, chaque tuyau possède sa propre « personnalité », et des variations d’une note à l’autre reflètent la présence de différences structurelles entre chacun des tuyaux. Cependant, on peut dégager de l’analyse des sonagrammes deux caractéristiques spectrales récurrentes, qui concernent potentiellement l’ensemble des instruments de la famille des orgues à bouche chinois.

a) Un spectre riche et fortement harmonique

Une première caractéristique marquante du sheng est la richesse de son spectre. On peut généralement observer la présence constante de partiels harmoniques jusque vers les 4 000 hz, puis une continuité dans le spectre allant jusqu’au quarantième partiel (ce qui varie légèrement selon le registre). La flûte traversière, en comparaison, ne compte dans son spectre que six ou sept partiels harmoniques forts[21]. Fait intéressant, la présence importante d’énergie dans la région fréquentielle entre 1 500 et 5 000 hz coïncide avec la zone de plus grande sensibilité du système auditif humain[22]. C’est cette caractéristique qui permet au sheng d’être entendu dans de grands ensembles ou comme soliste accompagné par un orchestre symphonique, en dépit de son intensité sonore très modérée.

b) Prégnance des premiers partiels pairs

Du point de vue spectral, le sheng se distingue par la force de ses premiers partiels pairs. Presque systématiquement, les partiels 2 et 4[23] sont ceux dont l’intensité sonore est la plus grande (Figure 2). La tendance est un peu moins claire dans les registres très grave et très aigu, mais se décèle tout de même assez fréquemment dans l’ensemble des sonagrammes. Cette caractéristique pourrait être expliquée par le comportement de l’anche libre, qui oscille de part et d’autre de sa platine, mais résulte aussi possiblement d’un ensemble complexe d’interactions entre les anches, les tuyaux et la structure générale de l’instrument, dont la forme et les dimensions de la boîte à vent. Toutefois, cette intensité des partiels 2 et 4 teinte fortement le timbre du sheng et en marque certainement la signature. En comparaison, on peut penser à la clarinette avec ses partiels impairs dominants qui lui donnent sa couleur si particulière.

Figure 2

Le sonagramme du si4 (~496 hz) sur le sheng soprano moderne est assez représentatif de l’ensemble des notes de sheng, peu importe l’instrument. L’intensité des nuances de gris reflète l’intensité de l’énergie acoustique présente dans le spectre. On y voit un spectre riche et harmonique avec beaucoup d’énergie sur les deuxième et quatrième partiels (lignes noires et épaisses autour de 1 000 et 2 000 hz).

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Il est à noter que l’algorithme de la Timbre Toolbox détectant la fréquence fondamentale[24] des sons génère des valeurs qui sont souvent faussées par l’arrangement irrégulier des intensités des partiels du sheng (Figure 3). On assiste donc fréquemment à des erreurs d’octave ou de douzième, la fréquence fondamentale calculée correspondant en fait au deuxième ou au troisième partiel, ce qui confirme les observations préalables à partir des sonagrammes.

Par ailleurs, en observant le spectre du sheng soprano moderne à 36 tuyaux sur l’ensemble de ses sonagrammes (par exemple, voir la Figure 4), on note encore une fois la forte présence des partiels 2 et 4, mais également l’intensité assez élevée des partiels 7 et 11, qui se démarquent par rapport aux autres dans le cas de plusieurs notes. Cela contribue possiblement à la couleur distincte du sheng moderne, assez ronde mais riche.

Rôle des extensions métalliques

a) Résonateurs ou amplificateurs ?

Pour aller plus loin dans la description du timbre du sheng, il est nécessaire de considérer la présence ou l’absence des extensions métalliques fixées devant les évents oblongs percés sur certains de ses tuyaux. Le terme « résonateur » avait spontanément été adopté par l’équipe de recherche francophone, puisque ces extensions semblaient parfois induire une résonance secondaire, accompagnant celle qui a lieu à l’intérieur des tuyaux de bambou. Cependant, en chinois, on les nomme plutôt tuyaux amplificateurs (gongmingguan[25]). Wu Wei nous a d’ailleurs corrigés à l’occasion d’une séance de recherche[26], en nous mentionnant que le terme « résonateur » donnait de fausses indications sur leur rôle exact. En effet, plutôt que de créer des zones formantiques dans le spectre, donc des résonances, les extensions métalliques semblent avoir un effet plus global sur les caractéristiques du spectre, comme nous allons le voir.

Figure 3

Tableau des fréquences fondamentales détectées par la Timbre Toolbox pour les instruments à 24 tuyaux sans et avec extensions métalliques. Mis à part les notes do5 et do dièse5 pour lesquelles l’estimation de la fréquence fondamentale était erronée, des erreurs de calcul de l’ordre de l’octave ou de la douzième se sont produites pour la plupart des notes de la moitié supérieure du registre.

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Figure 4

Tableau de l’intensité relative des partiels pour le sheng soprano moderne doté d’extensions métalliques, d’après l’analyse des sonagrammes de chaque note, du sol3 au fa dièse6.

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b) Comparaison de sonagrammes

C’est encore une fois la comparaison de sonagrammes qui nous a servi de point de départ. L’intensité relative des partiels pour chaque note a été compilée dans des tableaux pour chacun des trois instruments, ce qui m’a permis de dégager certaines tendances propres aux tuyaux métalliques. Sur le modèle qui n’en possède pas (Figure 5), les partiels 2 et 4 sont très présents, mais dans le spectre, l’intensité sonore se déplace progressivement vers les partiels impairs qui sont généralement plus forts à partir du partiel 9, mais parfois aussi à partir du partiel 7, le spectre variant légèrement d’une note à l’autre. Quoi qu’il en soit, cette tendance se confirme vers les partiels d’ordre plus élevé.

Figure 5

Tableau de l’intensité relative des partiels pour le sheng à 24 tuyaux sans extensions métalliques, d’après l’analyse des sonagrammes de chaque note, du la3 au fa dièse6.

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Figure 6

Tableau de l’intensité relative des partiels pour le sheng à 24 tuyaux avec extensions métalliques, d’après l’analyse des sonagrammes de chaque note, du la3 au fa dièse6.

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Par contre, sur le modèle à 24 tuyaux avec extensions, si les partiels 2 et 4 sont également dominants, le partiel 5 est presque toujours relativement faible (Figure 6), ce qui n’était pas le cas de l’autre instrument. De plus, les partiels pairs restent forts jusqu’au huitième ou même jusqu’au dixième. Il semblerait donc que les extensions métalliques aient pour effet de stabiliser le spectre en gardant l’énergie dans les partiels pairs.

c) Analyse de l’énergie contenue dans les partiels pairs et impairs

Pour vérifier la validité de ces observations, les valeurs de certains descripteurs acoustiques du timbre extraits avec la Timbre Toolbox à partir des échantillons sonores ont été considérées. Un premier indicateur de ces tendances est le descripteur odd-to-even, qui donne le rapport entre la somme des intensités des partiels impairs et celle des partiels pairs. En comparant les deux instruments à 24 tuyaux (Figure 7), la moyenne des valeurs obtenues pour ce descripteur est moins élevée pour le modèle avec extensions (0,148 164 708) que pour celui qui n’en possède pas (0,219 379 833), ce qui indique une corrélation entre la présence d’extensions métalliques et le fait que l’énergie est davantage présente dans les partiels pairs que dans les partiels impairs. En effet, le rapport impair/pair sera plus élevé dans le cas où l’énergie reste présente dans les partiels impairs, et moins élevée si elle se concentre dans les partiels pairs.

Figure 7

Tableau de comparaison des valeurs du descripteur odd-to-even pour chacune des notes des instruments à 24 tuyaux sans et avec extensions métalliques. C’est en général l’instrument avec extensions qui obtient les valeurs les moins élevées.

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d) Fréquence fondamentale

Retournons aux résultats de détection de la fréquence fondamentale des sons, toujours avec la Timbre Toolbox (Figure 3). Pour les deux instruments à 24 tuyaux, la présence ou l’absence d’extensions métalliques ne produit pas de différence notable sur la fréquence fondamentale, la différence moyenne étant de 1,29 cent[27] entre les deux conditions. La différence entre les tuyaux dotés d’extensions et ceux qui n’en ont pas semble surtout être de nature spectrale, et n’affecte pas vraiment la hauteur perçue de la note jouée[28].

e) Centroïde spectral

Le centroïde spectral indique la fréquence à laquelle se trouve le centre de gravité de l’énergie acoustique dans le domaine fréquentiel. Il est pour sa part un descripteur hautement corrélé à la brillance perçue du son ainsi qu’un paramètre important pour la différenciation des timbres instrumentaux[29]. Si l’on examine la moyenne des valeurs obtenues en faisant le rapport entre la fréquence du centroïde et la fréquence fondamentale[30] pour les trois instruments (Figure 8), on constate que c’est le modèle à 24 tuyaux sans extensions qui obtient le score le plus élevé, soit 4,666 728 2, par rapport à 4,227 146 55 pour le sheng soprano moderne et 4,197 889 531 pour le modèle à 24 tuyaux avec extensions. On peut donc en déduire que des trois, le modèle sans extensions est l’instrument au timbre potentiellement le plus brillant.

Aussi, sur le sheng soprano moderne, il est possible de retirer l’extension métallique des tuyaux correspondant aux six notes les plus graves de l’instrument (du sol3 au do4). Nous en avons donc profité pour enregistrer ces six notes avec et sans leur extension, et pour en analyser le signal. Si l’on compare les valeurs de centroïde pour les sons de ces six tuyaux avec et sans leur extension, un phénomène semblable se produit. Le centroïde augmente pour quatre des six tuyaux si on leur ôte leur extension, et les valeurs de centroïde obtenues sans les extensions dépassent en moyenne de 113,84 hz les valeurs obtenues avec les extensions. Encore une fois, la présence des extensions métalliques pourrait avoir comme effet de diminuer la brillance relative du son.

f) Valeur rms

Par ailleurs, en comparant les valeurs rms moyennes obtenues pour les deux instruments, on constate qu’avec une moyenne de 0,555 581, le modèle à 24 tuyaux sans extensions émet généralement un signal plus fort que celui doté d’extensions, qui obtient une moyenne de 0,440 602. Donc si les extensions métalliques stabilisent le spectre dans le sens des partiels pairs, elles semblent toutefois diminuer la brillance relative ainsi que l’amplitude acoustique moyenne du son. Cependant, il est à mentionner que l’instrument à 24 tuyaux avec extensions était un peu moins bien entretenu que celui sans extensions en raison d’une utilisation différente, ce qui peut affecter les résultats obtenus. Le caractère amplificateur de ces tuyaux métalliques reste donc à vérifier. Il est aussi possible que les extensions métalliques facilitent l’émission sonore, ou que les différences qualitatives en ce qui a trait au timbre valorisent leur usage dans le contexte de la musique chinoise.

Figure 8

Tableau de comparaison des valeurs de centroïde pour les six notes les plus graves du sheng soprano moderne. Si l’on retire l’extension métallique des tuyaux, la valeur du centroïde monte pour les notes sol3, sol dièse3, la3, et si3, alors qu’elle devient moins élevée pour la dièse3 et do4.

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Cet article constitue un premier tour d’horizon permettant de se familiariser avec la sonorité et le timbre du sheng sous l’angle d’une sélection de mesures acoustiques et de leur interprétation dans le domaine de la perception. Des affirmations provenant de traités d’instrumentation ainsi que certaines intuitions d’experts du sheng ont pu être vérifiées ou nuancées, notamment par rapport aux qualités des registres et au rôle des extensions métalliques, qui tendent à équilibrer l’énergie entre les partiels pairs et impairs, mais qui affectent aussi la brillance et l’amplitude du son. Ces recherches préliminaires ont également pu définir la signature timbrale du sheng : un spectre harmonique très riche se distinguant par la force de ses premiers partiels pairs. Cependant, une multitude de nouvelles pistes d’exploration se sont dessinées, notamment au contact des musicien.ne.s de sheng.

De futurs travaux de recherche se pencheront sur les propriétés de l’attaque, sur la classification des techniques de jeu (traditionnelles et étendues) ainsi que sur les possibilités polyphoniques du sheng. L’orgue à bouche pourra aussi être comparé à d’autres instruments à vent. Le sheng est générateur de nombreux phénomènes acoustiques déjà passionnants à étudier, mais les interactions entre des éléments musicaux propres à la tradition chinoise et des manières de penser se rapportant à la musique contemporaine occidentale font de ces thématiques un champ de recherche en plein essor, tant pour les instrumentistes que pour les chercheur.e.s. Ces investigations se poursuivront parallèlement au développement d’outils computationnels adaptés à la musicologie mais relevant davantage de la Music Information Retrieval.