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INTRODUCTION

Le système sociosanitaire québécois s’inscrit dans une logique de réformes constantes qui influence les façons de financer, d’organiser et d’administrer les services de santé et les services sociaux[1]. De nombreux individus et organismes[2] s’en préoccupent (Brousselle, Contandriopoulos, Vadeboncoeur et al. 2015; Contandriopoulos, 2017; Grenier et Bourque, 2018; Hébert, Sully et Nguyen, 2017; Roy, 2017) et sont d’avis qu’il importe de s’assurer que le système sociosanitaire, « qui représente un actif essentiel et un bien public précieux » (Salois, 2008 : 4) ne soit pas pris dans le seul désir des gouvernants de le voir aller mieux. Pour ces instances, « son organisation, sa définition, sa gestion et son devenir » vont bien au-delà des pouvoirs publics et relèvent d’un projet collectif qui, avant tout, repose sur « des valeurs de justice sociale et de solidarité » (Alliance des patients pour la santé, Association des cadres supérieurs, Médecins en action et al., 2017 : 1). Ce désir de ramener le système sociosanitaire dans un projet social s’explique par certains ratés des réformes depuis 2004. Par exemple, on rapporte que même depuis la décision de la Cour suprême du Canada en 2005 dans l’arrêt Chaoulli[3] (Labrie, 2015), la situation d’attente pour recevoir des soins de santé (chirurgies) s’est peu transformée au Québec. Le « déséquilibre entre l’offre et la demande de soins et de services » (CSN, 2014 : 7) demeure. Tout comme les problèmes entourant la qualité ou la continuité des soins et des services ou les défis qui se posent en lien avec les droits des usagers en matière de santé et de services sociaux (Daoust-Boivert, 2014; Hachey, Chouinard et Pilon-Larose, 2017; Lamarche, 2015). Me Jean-Pierre Ménard a soulevé cet enjeu dans une lettre à Gaétan Barrette, ancien ministre de la Santé et des Services sociaux, publiée dans un article d’Amélie Daoust-Boivert paru dans Le Devoir le 29 octobre 2014 :

« Le P.L. 10 aura également des conséquences négatives majeures sur un droit important de l’usager, soit celui prévu par l’article 6 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, qui lui donne le droit de choisir l’établissement duquel il veut recevoir des services. […] Il s’agit ici pourtant d’une valeur fondamentale du système de santé, permettant à l’usager d’accéder à des services là où il l’estime le mieux pour lui » […] Les patients ne disposent pas d’organisations fortes pour forcer l’évolution du système de santé dans le sens des intérêts de la population et des usagers. »

Les réformes auraient également permis d’instaurer des modes de gestion centrés sur des mécanismes de contrôle du rendement qui ne tiennent pas (toujours) compte de la qualité des activités professionnelles accomplies (Demers, 2018; Gore, 2018; Meloche-Holubowski, 2018; Parazelli, 2018). La mesure de la performance au travail, sous l’emprise des pratiques de gestion axées sur les aspects quantitatifs, porte ainsi atteinte à la qualité des services sociaux à laquelle a droit le public québécois (Grenier et Bourque, 2018; Institut Santé et société, 2017). L’Institut Santé et société indiquait à cet effet que :

« Les travailleurs sociaux se retrouvent souvent aux prises avec […] un questionnement éthique résultant de tensions entre certaines exigences administratives, leurs obligations professionnelles et leur désir d’intervenir adéquatement auprès des personnes dans un contexte de ressources insuffisantes. Ils observent en effet une poursuite de l’effritement des services sociaux généraux publics offerts à la population, une orientation vers le curatif au détriment de la prévention-promotion ainsi qu’une primauté accordée à la mission santé par rapport au social en plus d’une perte des lieux favorisant la participation citoyenne. »

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Les nouveaux modes de gestion axés sur la culture de performance et les dispositifs d’évaluation quantitatifs du rendement professionnel sont donc problématiques pour trois raisons : premièrement, ils interfèrent avec la façon qu’ont les professionnels de s’acquitter de leurs devoirs et obligations auprès des clients qui requièrent leurs services. Deuxièmement, ils empêchent parfois les professionnels d’actualiser leurs actes professionnels (Parazelli et Ruelland, 2017) et d’assurer la qualité de la relation d’aide professionnelle (Amadio, Klinger, 2012; Melchior, 2007 : 2). Troisièmement, ils interpellent les professionnels dans leurs capacités mêmes d’agir en professionnel, c’est-à-dire avec intégrité, diligence et professionnalisme au travail.

À partir d’une synthèse critique de la littérature juridique et déontologique en la matière, nous désirons d’abord, par ce texte, attirer l’attention sur le défi que représente, pour le travailleur social, le fait de préserver sa capacité d’agir en professionnel, encadré par son Code de déontologie, alors qu’il est et demeure assujetti à un contrat de travail comme employé[4]. Grâce à une lecture libre[5] du Code de déontologie des membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec[6] (ci-après « Code de déontologie ») et du Guide de référence pour l’interprétation du Code (ci-après « Guide de référence »), nous désirons ensuite proposer une réflexion sur les façons de composer avec la tension qui existe au travail entre les orientations[7] imposées par l’employeur et les obligations professionnelles.

Ce texte se divisera en trois parties. La première viendra préciser les repères juridiques et déontologiques entourant les règles statutaires et les obligations contractuelles envers l’employeur. La deuxième, en continuité avec la première, établira la primauté des obligations déontologiques sur les impératifs administratifs et organisationnels des établissements. La troisième proposera une analyse interprétative et critique du Code de déontologie. Il s’agira alors pour nous de dégager quelques règles déontologiques susceptibles d’éclairer ces thèmes centraux que les réformes de la santé et des services sociaux évoquées plus haut semblent interpeller : les façons qu’ont ou peuvent avoir les professionnels de s’acquitter de leurs devoirs envers les clients et devoirs généraux, ainsi que de préserver la qualité de la relation professionnelle au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux. Cet exercice nous permettra de montrer pourquoi la référence au Code de déontologie peut s’avérer utile pour faire face aux contextes d’emploi où il existe une tension entre les orientations imposées par l’employeur et les obligations professionnelles.

1. Le défi de concilier les qualités de professionnel et d’employé au travail

Les réformes de la santé et des services sociaux, nous l’avons précisé, ont transformé la structure du réseau public et bouleversé l’organisation du travail des professionnels à plusieurs reprises au cours des dernières années. Et cela n’est pas sans interpeller les travailleurs sociaux, car la majorité d’entre eux, qui exercent leur profession au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, sont à la fois des employés des établissements du réseau, assujettis aux exigences administratives de leur employeur, et des professionnels, encadrés par leur Code de déontologie, les règlements et les normes de pratique de leur ordre professionnel.

Malgré l’état de droit qui instruit clairement qu’un employeur ne peut exiger qu’un professionnel se soustraie à ses obligations déontologiques, les travailleurs sociaux font de plus en plus savoir qu’ils sont de moins en moins capables d’exercer leurs activités professionnelles dans le respect de leur cadre déontologique et normatif (OTSTCFQ, 2017). Voyons davantage pourquoi le contexte actuel de l’exercice de la profession pose de sérieux défis aux travailleurs sociaux.

1.1 Le travailleur social comme employé

La vaste majorité des travailleurs sociaux qui exercent leur profession au sein du réseau public de la santé et des services sociaux sont encadrés, à titre de salariés, par des politiques internes, des protocoles et des directives des établissements qui les emploient[8]. Les conditions de travail de ces travailleurs sociaux syndiqués sont également balisées par les conventions collectives négociées par leur syndicat et l’État québécois. À l’instar de tous les employés, le travailleur social exerçant au sein du réseau public est assujetti aux dispositions suivantes du Code civil du Québec :

2085.  Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

2088. Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail.

En vertu de son droit de gérance, l’employeur peut ainsi définir et attribuer des tâches, ainsi que gérer le rendement du travail, l’assiduité et l’absentéisme de ses employés. Il peut aussi procéder à la discipline, et, ultimement, au licenciement, à la mise à pied et au congédiement de ses employés[9]. L’article 2088 impose à l’employé un devoir de loyauté. La Cour d’appel du Québec abordait les grands principes de cette obligation dans l’affaire Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc[10] :

[39] On pourrait résumer comme suit les grandes lignes de ce devoir de loyauté : puisqu’il ne travaille pas à son compte mais pour celui de l’employeur, qui seul dispose des fruits du travail, le salarié ne doit pas nuire à l’entreprise à laquelle il participe ou l’entraver; il doit faire primer (dans le cadre du travail) les intérêts de l’employeur sur les siens propres; il ne doit pas se placer en situation de conflit d’intérêts (ce qui pourrait l’amener à privilégier l’intérêt de tiers ou le sien propre plutôt que celui de l’employeur); il doit se conduire à tout moment avec la plus grande honnêteté envers l’employeur, ne peut s’approprier les biens matériels ou intellectuels de celui-ci ou les utiliser indûment à son avantage. Il ne peut évidemment pas détourner à son profit ou à celui de tiers la clientèle de l’employeur ni usurper les occasions d’affaires qui se présentent à ce dernier, etc. Dans certains contextes, même en l’absence d’une clause à cet effet, l’obligation de loyauté peut obliger le salarié à une exclusivité de services, quoique ce ne soit généralement pas le cas.

1.2 Le droit de gérance et ses limites

Bien que l’employeur ait le droit à l’exercice des fonctions de direction, d’administration et de gestion des employés, le droit de gérance, dans le contexte du travail dans le réseau de la santé et des services sociaux, comme ailleurs, n’est pas absolu. Par exemple, un établissement du réseau ne peut procéder à la réorganisation du travail que si les droits fondamentaux des employés sont respectés[11]. Dans l’affaire Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord-de-l’Île-de-Montréal c. Jobin, le centre intégré a revu son processus de gestion et de dispensation de services en imposant une réorganisation de travail, basée essentiellement sur la méthode organisationnelle Lean ou Toyota. Le ministère de la Santé et des Services sociaux a imposé ce virage par une directive. L’implantation de ce programme a modifié les conditions de travail du personnel et a engendré, parmi les personnes visées, une surcharge de travail et des effets négatifs sur le plan moral et psychologique. La Cour supérieure, saisie de l’affaire, a confirmé la décision de l’arbitre de grief, qui a conclu que le centre intégré, par son comportement, a manqué à ses obligations légales et conventionnelles et ainsi causé aux plaignants un préjudice qui doit être compensé et faire l’objet de dommages punitifs. L’arbitre a constaté les faits suivants :

[358] [Les] témoignages, non contredits, démontrent que l’application vécue du PSP [Système de planification et de suivi de la performance] a causé de l’anxiété, du stress, de l’irritabilité et, dans plusieurs cas, des troubles du sommeil ou des troubles gastriques, des crises (pleurs) et autres inconvénients psychologiques.

[359] L’incapacité d’atteindre les objectifs ou de satisfaire aux standards a généré un sentiment d’échec, une perte de confiance en soi, un sentiment d’incompétence ou de dévalorisation.

[360] Le fait d’avoir à justifier son rendement devant des écarts par rapport aux objectifs quantifiés a provoqué de l’humiliation ou de la culpabilité. Les comparaisons ont créé des clivages et des tensions.

[…]

[372] Ayant considéré l’ensemble de la preuve, j’en viens à la conclusion que l’expérience du PSP qu’a fait vivre l’Employeur aux salariés des équipes des SAD [Soutien à domicile] a porté atteinte à leur droit à des conditions de travail justes et raisonnables et qu’elle fut néfaste pour leur milieu de travail.

[373] La preuve démontre qu’ils ont souffert d’un préjudice moral en raison de cette atteinte. Ce préjudice moral prend la forme d’inconvénients et de souffrance psychologique […].

[374] Les préjudices subis donnent ouverture à l’octroi de dommages moraux. Ils sont réclamés pour tous les signataires des griefs (52), qu’ils aient témoigné (il y en a eu 12) ou pas.

[375] L’octroi des dommages moraux, en l’espèce, ne se prête pas à une individualisation. Le PSP s’est appliqué à toutes les équipes du SAD d’où émanent les griefs. Il a affecté tous ces milieux de travail. Les témoins non contredits ont rapporté non seulement les inconvénients et souffrances qu’ils ont subis, mais également ceux subis par leurs collègues de travail partageant leur milieu de travail. Un climat détérioré dans un milieu l’est pour tous ceux qui y évoluent[12].

La Cour supérieure a confirmé la raisonnabilité de la décision arbitrale que l’employeur a porté atteinte au droit des salariés à des conditions de travail justes et raisonnables.

Notons, par contre, qu’un travailleur social ne peut pour autant justifier ses manquements professionnels et déontologiques uniquement en raison de la complexité ou de la lourdeur de ses tâches. Le conseil de discipline de l’OTSTCFQ a déjà eu l’occasion de prendre connaissance de la charge de travail imposée par un établissement du réseau de la santé et des services sociaux, sans toutefois tenir compte de ce facteur dans sa sanction. Dans une affaire, une travailleuse sociale n’a effectué aucun suivi pendant trois mois auprès de son client âgé et malade, décédé d’une pneumonie. Le Conseil de discipline a entériné sa déclaration de culpabilité, et ce, malgré des conditions de travail discutables :

[36] One can question whether assigning 43 cases to a social worker working only four days per week, plus having her answer new calls and new urgencies on top of that, could be too onerous a task. A human being can only do so much in a day. The heath system may well need a larger working force to answer to all the needs[13].

Dans une autre affaire, le conseil de discipline de l’Ordre n’a pas retenu les explications d’une travailleuse sociale, qui a omis, entre autres, de documenter, dans une période de plus de quatre ans, 430 entrevues dans le dossier de ses clients. La travailleuse sociale, qui reconnaissait ses fautes professionnelles, faisait valoir son isolement au travail. Elle était obligée d’assumer seule presque l’ensemble du service social de pédopsychiatrie de sa région. Pendant la période en question, elle a dû reprendre les cas d’une collègue, qui travaillait un jour par semaine, et les dossiers d’une stagiaire à la fin de son stage. Ces éléments ne justifiaient pas les manquements professionnels ni les omissions de la travailleuse sociale[14].

1.3 Le travailleur social comme professionnel 

En fonction de ce qui précède, on comprend que les travailleurs sociaux qui exercent leur profession au sein du réseau de la santé et des services sociaux sont encadrés par leur Code de déontologie[15], les autres règlements de l’Ordre ainsi que d’autres documents produits par l’Ordre (lignes directrices[16], normes de pratique[17], cadres de référence et guides de pratique[18]). Mais il reste qu’au-delà des règles déontiques, le travailleur social, comme professionnel, sera bien souvent appelé à « poser un diagnostic sur un problème ou une situation, à choisir parmi les stratégies d’intervention celle qui est la plus appropriée dans les circonstances, la mettre en oeuvre et évaluer ses effets » (Jutras, 2011 : 94). Ce qui suppose qu’un professionnel « possède un savoir qui lui donne l’autonomie et le pouvoir d’intervenir de façon appropriée » ( : 4), mais aussi qu’il est, par ce statut, capable « de justifier les actes posés et de montrer en quoi leurs modalités sont les meilleures dans les circonstances et dans l’intérêt du client particulier » ( : 99). Bref, être professionnel ou agir avec professionnalisme, c’est bien plus qu’être membre d’un ordre professionnel : cela renvoie à « l’idée du travail bien fait » ( : 89) que fait sienne le professionnel. Or, l’idée du travail bien fait est au coeur du défi, pour le travailleur social, de préserver sa capacité d’agir en professionnel, encadré par son Code de déontologie, alors qu’il demeure assujetti à un contrat de travail comme employé. Comme nous l’avons rapporté plus haut, les réformes étatiques, passées ou récentes, ont pu modifier « les conditions d’appropriation des actes professionnels » (Parazelli et Ruelland, 2017) et ainsi provoquer un certain renoncement au travail bien fait chez les professionnels. Et ce phénomène du renoncement au travail bien fait préoccupe l’Ordre et leurs membres. En effet, l’Ordre reconnaît que le cadre de travail imposé par les établissements aux travailleurs sociaux fait en sorte que ses membres ne sont pas (toujours) en mesure d’exercer pleinement leurs activités professionnelles dans le respect des règles déontologiques et des normes professionnelles applicables (Gagnon, 2018; OTSTCFQ, 2017). Et pourtant, nous le verrons dans ce qui suit, la doctrine et la jurisprudence sont claires.

2. La primauté des obligations déontologiques

La doctrine et la jurisprudence sont unanimes. L’employeur ne peut exiger que le professionnel agisse à l’encontre de son code de déontologie. En effet, les obligations déontologiques du travailleur social sont intégrées à son contrat de travail. Marie-France Bich, alors professeure de droit et aujourd’hui juge de la Cour d’appel, note :

« […] il est important de souligner que, les codes de déontologie étant d’ordre public, ils doivent être pris en considération aux fins de définir le contenu obligationnel du contrat d’emploi qui unit l’employeur à celui ou à celle qui a choisi d’exercer sa profession dans le cadre d’un contrat de travail. D’une certaine façon, on pourrait dire que l’employeur qui embauche un professionnel pour oeuvrer à ce titre hérite en même temps un faisceau des exigences et des contraintes qui entourent l’exercice de la profession en cause. L’employeur ne peut donc exiger d’un professionnel que celui-ci se comporte d’une façon contraire aux prescriptions de son code de déontologie, à celles du Code des professions lui-même ou, le cas échéant, à celles de la loi particulière et des règlements qui gouvernent son ordre et sa profession. »

Bich, 1995 : 66

La jurisprudence confirme à maintes reprises cette orientation (Thibodeau, 2014). Par exemple, un psychologue exerçant sa profession à l’Institut national de psychiatrie légale Phillipe-Pinel a présenté, à l’heure du dîner, sans avoir le consentement de son client, le matériel de test d’un patient ayant fait l’objet de son expertise à trois membres du personnel. Aucune de ces personnes n’avait un rapport professionnel avec le patient. Le psychologue, qui prétend que son geste a eu lieu dans le cadre d’une activité pédagogique, fait valoir, pour sa défense, que le code d’éthique de son établissement et certaines directives internes concernant la confidentialité des dossiers des bénéficiaires lui permettaient de poser ces gestes. Le Tribunal des professions, notant que le psychologue n’a même pas établi avoir agi en respectant des directives internes constituant ses conditions d’emploi, a confirmé qu’un employeur ne peut imposer des conditions qui pourraient soustraire un professionnel à ses obligations déontologiques[19].

L’existence de certaines directives ou coutumes administratives au sein de l’établissement ne peut donc servir à diminuer la responsabilité du professionnel à respecter son code de déontologie ou ses obligations professionnelles[20]. De plus, le fait d’exécuter les ordres de l’employeur ou d’agir d’une certaine façon avec l’assentiment de ce dernier ne peut non plus constituer une défense valable pour un professionnel[21]. Bref, si les éléments qui précèdent nous permettent de situer avec plus d’aplomb cette tension susceptible d’exister entre les obligations déontologiques et le contrat de travail pour les professionnels, attardons-nous maintenant au rôle que peut jouer le nouveau Code de déontologie à cet effet.

3. Le code de déontologie face aux contenus obligationnels en tension au travail

Pour faciliter une analyse et l’interprétation du Code, nous avons d’abord pris connaissance du Guide de référence élaboré par l’Ordre pour permettre aux membres de mieux comprendre la portée du Code de déontologie (OTSTCFQ, 2020). Nous avons, ensuite, dégagé des thèmes centraux que les réformes, et avec elles les mécanismes de contrôle du rendement, interpellent sur le plan professionnel : la façon qu’ont les membres d’actualiser leurs devoirs envers les clients et leurs devoirs généraux au travail, ainsi que de préserver la qualité de la relation professionnelle au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux.

Nous sommes d’avis que plus ces thèmes sont éclairés sur le plan réglementaire, plus les travailleurs sociaux pourront trouver des façons de préserver leur capacité d’agir en professionnels, encadrés par leur Code de déontologie, alors même qu’ils demeurent assujettis à un contrat de travail comme employés.

3.1 Les devoirs imposés par le Code de déontologie

Les devoirs envers les clients

Bien que le Code de déontologie impose aux travailleurs sociaux des devoirs généraux, des devoirs envers le client ainsi que des devoirs envers la profession et le public, il n’est pas surprenant qu’un conflit entre les orientations d’un employeur et les obligations déontologiques d’un membre de l’Ordre puisse avoir un tel impact sur les devoirs déontologiques envers les clients.

Plus particulièrement, ces devoirs sont énumérés dans les rubriques « Qualité de la relation professionnelle » ainsi que « Indépendance professionnelle et conflits d’intérêts[22] ». Nous avons déjà indiqué que la gestion actuelle du réseau de la santé et des services sociaux ne permet pas dans tous les cas aux travailleurs sociaux de respecter leurs obligations déontologiques ou normatives.

Dans la section du Code de déontologie consacrée à la qualité de la relation professionnelle, la disposition la plus pertinente est sans doute l’article 30, qui se lit ainsi :

« 30. Le membre exerce dans un cadre qui lui permet d’assurer la qualité de ses services. Lorsque des pressions ou des contraintes d’ordre pécuniaire, institutionnel ou politique nuisent à l’exercice de sa profession, il doit indiquer clairement à son client les conséquences qui peuvent en découler. »

Le travailleur social qui constate que des pressions ou contraintes nuisent à l’exercice de sa profession a l’obligation d’indiquer à son client les conséquences qui peuvent en découler. Par exemple, ces situations, occasionnées par des compressions budgétaires, une pénurie du personnel ou la technisation du travail, pourraient entrainer des délais (les listes d’attentes ou références ailleurs), des limitations n’offrant pas de garantie de la qualité de services (un nombre maximum de séances de suivi), un manque de soutien professionnel (aucun accès à la supervision ou à la consultation auprès d’autres professionnels)[23]. Nous sommes également d’avis que le membre de l’Ordre peut informer le client du recours au processus de plainte advenant l’existence de pressions ou contraintes nuisant à la qualité de ses services professionnels. Les consignes de l’Ordre à ses membres à propos de cet article sont claires : « Faites primer vos obligations déontologiques en dépit des contraintes » (OTSTCFQ, 2020 : 13).

On peut alors se demander si le travailleur social, dans un souci d’améliorer la qualité de ses services, peut faire état de contextes d’emploi susceptibles de porter atteinte à son indépendance ou à l’exécution de ses devoirs professionnels au préjudice de son client auprès de son employeur ou des instances gouvernementales. En guise de réponse, on peut se rapporter à l’initiative du ministère de la Santé et des Services sociaux (en mai 2020) pour que les travailleurs de la santé et des services sociaux puissent se prononcer librement et en toute confidentialité sur les enjeux et situations vécus quotidiennement dans leur vie professionnelle[24]. Chose certaine, au cours des dernières années, plusieurs professionnels se sont exprimés sur la place publique (par exemple, par l’entremise des réseaux sociaux ou en entrevue avec des journalistes) concernant leurs conditions de travail. Dans certains cas, ces personnes se sont exposées aux sanctions imposées par leur employeur, qui invoque le devoir de loyauté[25]. Et pourtant, rien dans le Code de déontologie n’interdit les déclarations publiques des travailleurs sociaux. Toutefois, l’article 85 leur impose un comportement acceptable :

« 85. Les déclarations publiques d’un membre en rapport avec sa profession doivent être empreintes d’objectivité, de sobriété et de modération, notamment lorsqu’il commente des méthodes admises dans la profession, mais qui sont différentes de celles qu’il utilise[26]. » (Mots en gras soulignés par les auteurs)

Il est donc peu probable qu’un membre de l’Ordre qui respecte ces consignes fasse l’objet d’un processus disciplinaire intenté par le syndic. Par contre, la situation serait différente pour un membre se plaignant de ses conditions de travail en ayant recours à des insultes ou à des attaques personnalisées. L’Ordre précise que « ces obligations déontologiques s’appliquent à toute déclaration publique faite dans des conférences, démonstrations publiques, articles de journaux, magazines, émissions (radio, télévision, Internet, etc.), textes, courriels ou médias sociaux de même que celles faites devant un tribunal » (OTSTCFQ, 2020 : 29).

L’article 47 du Code de déontologie a également un impact direct sur le membre exerçant au sein du réseau public de la santé et des services sociaux :

« 47. Le membre doit sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle. Il doit ignorer toute intervention ou toute situation susceptible d’y porter atteinte ou qui pourrait influer sur l’exécution de ses devoirs professionnels au préjudice de son client. »

Encore une fois, l’Ordre émet des conseils clairs à l’intention de ses membres :

« En tant que professionnel à part entière, vous êtes responsable de préserver votre indépendance professionnelle. Votre expertise et votre jugement professionnel ne doivent pas être influencés par des pressions extérieures. Ignorez les interventions et les situations qui risquent d’influencer l’exécution de vos devoirs professionnels au préjudice de votre client. »

OTSTCFQ, 2020 : 18

Dans l’exercice de ses activités professionnelles, le membre de l’Ordre doit donc résister à la pression qui pourrait être exercée par ses supérieurs ou ses collègues souhaitant influer sur son approche au travail, le processus à préconiser ou la décision à prendre. Dans tous les cas, le bien-être du client doit primer sur les autres considérations organisationnelles[27].

À la lumière de ce qui précède, il appert donc que le travailleur social doit faire valoir la primauté de ses obligations professionnelles et déontologiques auprès des instances appropriées si les pratiques de ce dernier ne lui permettent pas de les respecter[28].

Les devoirs généraux

Outre les devoirs envers les clients, le membre de l’Ordre peut également faire valoir des dispositions du Code de déontologie portant sur ses devoirs généraux si le modèle de gestion de son employeur ne lui permet pas de respecter ses obligations déontologiques ou professionnelles[29].

Plus précisément, dans le contexte d’une tension entre les orientations imposées par l’employeur et les obligations professionnelles, le membre de l’Ordre peut faire ressortir, entre autres, son obligation de respecter les normes de pratiques reconnues, de s’acquitter de ses obligations professionnelles avec intégrité, ainsi que d’avoir un comportement conforme aux usages de la profession. Par exemple, l’article 7 impose non seulement le devoir de compétence, mais rappelle également que le membre doit exercer selon les normes de pratique généralement reconnues par la profession :

« 7. Le membre a un devoir de compétence. Il doit exercer sa profession selon les normes de pratique généralement reconnues[30]. »

Cette disposition se lit avec l’article 8, qui oblige le membre de « s’acquitter de ses obligations avec intégrité ». Selon le Guide de référence de l’OTSTCFQ :

« Un professionnel est intègre lorsqu’il agit avec probité. Cela implique notamment de demeurer fidèle à ses engagements et à ses principes professionnels, et ce, indépendamment des pressions extérieures contraires. En fait, la plupart des dispositions du Code portent sur des comportements prescrits ou proscrits dans l’optique d’assurer cette intégrité[31]. »

OTSTCFQ, 2020 : 7 (Mots en gras soulignés par les auteurs)

Un membre intègre ne se plie donc pas aux pressions extérieures contraires à ses engagements et à ses principes professionnels.

3.2 Interprétation et réflexion critique à propos de l’importance de préserver la qualité de la relation professionnelle au travail

Les articles 1, 3 et 7 du Code de déontologie nous permettent de conclure que l’obligation de s’acquitter des devoirs et des obligations énoncés par le Code et par les normes de pratiques généralement reconnues dans la profession s’applique à tous les travailleurs sociaux, quels que soient le mode d’exercice et/ou les circonstances dans lesquelles s’exerce la profession. La force prescriptive des articles du Code de déontologie rappelle nos propos précédents où nous faisions état de la primauté des obligations déontologiques sur les impératifs administratifs et organisationnels des établissements : ce qu’on exige des professionnels au travail ne devrait pas les mettre en porte à faux avec le Code de déontologie, ni avec les normes de pratique reconnues dans la profession, etc. Les intérêts du client doivent également primer sur d’autres intérêts (art. 49). Mais aussi, en plus de s’acquitter de ses devoirs et obligations, le travailleur social doit prendre tous les moyens raisonnables pour s’assurer que ses collègues et collaborateurs puissent respecter ces devoirs et obligations déontiques, que le milieu permette aux professionnels d’assurer la qualité de leurs services (art. 30), voire d’établir et de « maintenir avec son client une relation de confiance et de respect mutuels » (art. 32).

Dès lors, il apparaît évident que la préservation de la qualité de la relation professionnelle au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux demeure au coeur du Code de déontologie et des normes de pratique généralement reconnues dans la profession. La preuve : le travailleur social est souvent appelé à s’engager pour défendre une relation professionnelle et un exercice professionnel de qualité, intègre, respectueux des obligations et des normes déontologiques ou de pratique. Me Jean-Pierre Ménard rappelle en cela la pertinence de cette disposition pour le travailleur social, qui, dit-il, « se retrouve souvent coincé entre les pressions institutionnelles et ses obligations déontologiques » (Ménard, 2014 : 6).

CONCLUSION

Notre analyse nous permet de conclure que plusieurs articles du Code de déontologie permettent d’envisager des façons de faire face aux contextes d’emploi où il existe une tension entre les orientations imposées par l’employeur et les obligations professionnelles.

Grâce aux défis que rencontrent les professionnels dans l’exercice de leur profession, nous avons pu saisir, entre autres, que les exigences qui accompagnent le droit d’exercer la profession au sein du système sociosanitaire québécois sont complexes et ne s’arrêtent pas aux attentes des clientèles (public/société) et à celles de leur ordre professionnel. En effet, puisque les professionnels sont également des employés liés à des contrats de travail, ils doivent aussi concilier leurs activités professionnelles avec les normes administratives de leurs employeurs.

À ce titre, nous avons précisé que peu importe le type de tension qu’il peut y avoir entre le contrat de travail et le Code de déontologie, la doctrine et la jurisprudence confirment que les exigences administratives ne peuvent enfermer le professionnel dans des déterminants organisationnels qui auraient ce pouvoir de l’empêcher de générer son « comportement et les règles qui y correspondent (et donc ses propres stratégies d’action) en réponse aux sollicitations, informations et contraintes du milieu professionnel » (Goullet de Rugy, 2000 : 28). Le Code de déontologie s’avère un outil précieux, car il fournit des balises utiles pour faire face à ces situations au travail où l’employeur peut, par exemple, demander aux travailleurs sociaux d’appliquer « des directives générales et des recettes plutôt que d’exercer leur jugement professionnel » et d’accepter de se soumettre à des modèles d’intervention où la longueur du suivi et « le nombre maximal d’entrevues sont prédéterminés par les gestionnaires plutôt qu’établis par le professionnel après une évaluation des besoins à partir des connaissances et des normes de la profession » (OPTSQ, 1999 : 5).

S’il demeure exigeant de se soumettre au pouvoir de contrôle et de direction de l’employeur et aux obligations déontologiques contenues dans le Code de déontologie, plusieurs articles de ce même code laissent entendre que les professionnels, face à toute atteinte quant à leurs obligations déontologiques, sont sommés de la dénoncer, de la divulguer, d’agir.

De cet engagement exigé des membres de l’Ordre, il y a quatre constats à retenir. En premier lieu, on est bien loin d’une passivité qui réduit le professionnel à une victime impuissante des conditions dans lesquelles s’actualise son travail. Deuxièmement, il n’est pas impossible, même lorsqu’on est et demeure assujetti à un contrat de travail, de pouvoir livrer un agir professionnel d’intégrité, diligent, qui respecte les valeurs de la profession, les obligations et les responsabilités professionnelles. Troisièmement, les contenus obligationnels en tension au travail obligent bien souvent les professionnels à revenir à ces repères essentiels (axiologiques et déontologiques) qui légitiment leurs actes professionnels et mettent l’accent sur la qualité de la relation professionnelle. Quatrièmement, les professionnels ont ce devoir de toujours revenir aux intérêts des clients, à la confiance du public, car ils ont un devoir de compétence et d’intégrité qui trouve et trouvera toujours une correspondance avec la mission de l’Office des professions du Québec (Office des professions du Québec, 2012 : 3).

En somme, il appartient aux travailleurs sociaux de s’approprier et d’actualiser leur Code de déontologie en vue d’assurer une pratique qui est conforme aux devoirs et obligations établis par l’Ordre. Nous pouvons, en cela, espérer que les pouvoirs politiques s’assureront qu’au-delà de l’organisation du travail appliquée à encadrer la pratique professionnelle par des règles, des politiques, des procédures, des protocoles d’intervention et des mécanismes de contrôle de la performance, on permettra (toujours) aux professionnels du secteur de la santé et des services sociaux de demeurer en mesure d’offrir au public cette « garantie de compétence et d’intégrité » exigée par l’Office des professions.