Corps de l’article

Il existe plusieurs manières de réfléchir sur les images et les métaphores pour les intégrer à une réflexion sur l’histoire, le politique, l’esthétique. Le présent numéro de Science et Esprit aura suggéré le caractère kaléidoscopique de cette situation. La parution de cet ouvrage de Jennifer Awes Freeman (A.) tombe à point. Je suggère de le lire en dialogue avec l’article de François Boespflug dans ce numéro de Science et Esprit qui porte aussi sur l’histoire de l’image du « bon pasteur », en recourant à d’autres prémices et présuppositions théoriques et théologiques.

Il fait suite à une recherche publiée en 2015, « The Good Shepherd and the Enthroned Ruler : A Reconsideration of Imperial Iconography in the Early Church », parue dans Lee Jefferson et Robin Jensen. The Art of Empire, Minneapolis MN, Fortress Press, p. 159-195. L’A. offre ici un approfondissement de cette première plongée dans l’usage de l’image et du sens du « bon pasteur ». Elle y poursuit aussi l’approche méthodologique en théologie qu’elle expose plus longuement dans « Engaging Art to Teach Theology : A Brief Introduction to Resources », dans The Wabash Center Journal on Teaching, 2 (2021), p. 159-172. Elle avait, à l’occasion de recensions, annoncé tant sa méthode que l’hypothèse générale du lien avec le pouvoir. Ainsi dans sa recension de Ildar Garipzanov, Caroline Goodson, and Henry Maguire (eds.), Graphic Signs of Identity, Faith, and Power in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2017, publiée dans Church History, 87 (2018), p. 836 ou de Cynthia Hahn, The Reliquary Effect : Enshrining the Sacred Object, London, Reaktion, 2017, dans Church History, 87 (2018), p. 193-195, ou encore dans sa présentation de Brigitte Miriam Bedos-Rezak and Jeffrey F. Hamburger (eds.), Sign and Design : Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300-1600 C.E.) (Dumbarton Oaks Symposia and Colloquia), Washington D.C., Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 2016, dans Church History, 86 (2017), p. 839-841 et, enfin, à l’occasion d’une recension de James Romaine et Linda Stratford (eds.), ReVisioning : Critical Methods of Seeing Christianity in the History of Art, Cambridge, Lutterworth Press, 2014, dans Reviews in Religion & Theology, 1 (2017), p. 163-165. C’est dire que madame Awes Freeman n’en est pas à sa première réflexion tant pour la période que pour sa méthode.

Pour une période longue mais précise (du Moyen Orient ancien au début du Moyen Âge), en réaction critique clairement énoncée, Jennifer Awes Freeman propose un tour d’horizon des représentations du « bon pasteur » en privilégiant les significations politiques dont ces représentations sont les témoins. Elle veut réhabiliter une autre image que l’image récente, plus sulpicienne, du « bon pasteur ». Elle s’en prend aussi à une dichotomie qui, dit-elle, parcourt et grève l’histoire de l’art concernant l’image du Christ : il y aurait le bon pasteur comme présence fraternelle, douce, docile, consolante, anti-impériale ; s’y opposerait l’image du Christ en gloire pro-empire. Elle entend démontrer que l’opposition est factice et que diverses formes de pouvoir (depuis le Moyen Orient ancien jusqu’au début du Moyen Âge) ont eu recours, pour se penser et se représenter, à l’image du « bon pasteur ». Sans en exposer de justification méthodologique, elle marie analyses d’images, interprétations de textes (peu de pratiques) et questions culturelles. Elle conclut que pour la période impériale, ancrée dans le passé biblique et moyen-oriental, on a eu recours à l’image et à la métaphore du « bon pasteur » pour lui faire porter l’idée de stabilité, d’autorité, de force et pour renforcer l’idée que le chef (roi ou empereur) était un élu de Dieu pouvant unifier le divers, le vivant, le divin, même les morts (p. 160). Elle termine son ouvrage par quelques sondages rapides pour le XIXe et le XXe siècle pour mener les lecteurs là où elle avait débuté son ouvrage : les figurines du « Precious Moment » du dernier quart du XXe siècle, histoire de rejeter cette image « à l’eau de rose » (“saccharine”), produite dans le sillage d’images romantiques du XIXe siècle.

Les illustrations sont bien choisies et ne se limitent pas aux représentations usuelles et elles sont bien intégrées dans le texte qui y fait référence et les explique.

La présentation des philosophes grecs (Platon et Aristote) sur la question du berger s’en tient, malheureusement, à des généralités. C’est le recenseur, professeur de philosophie, qui s’en plaint. Car l’approfondissement des ouvrages de ces auteurs, dans leurs différences fondamentales à ce sujet, auraient pu éclairer la question du pouvoir et en complexifier les enjeux quant à la représentation et à la mise en discours ! Il faut peut-être penser qu’après le début du Moyen Âge, moment où le recours à l’image du « bon pasteur » s’estompe lentement dans son lien avec le pouvoir, une nouvelle idéologie du pouvoir n’a plus besoin de celle-ci.