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Les services de santé mentale, dont les services d’intervention précoce pour la psychose (PPEP)[1], doivent répondre aux besoins d’une population très diversifiée. Un Canadien sur 5 est né à l’étranger, 2 enfants canadiens sur 5 sont nés à l’extérieur du pays ou ont un parent né à l’étranger (statistique Canada, 2016a,b) et environ 18 % des immigrants canadiens vivent au Québec (statistique Canada, 2016c). Les peuples autochtones constituent 3 % de la population canadienne et 11 % de ces populations habitent au Québec (statistique Canada, 2016c).

Pourquoi la culture est-elle pertinente ?

La culture, dont la définition a varié au cours de l’histoire (Eagleton, 2000), n’est pas une entité fixe, mais un système complexe et dynamique existant à la fois dans le monde extérieur et au sein de chaque personne. Elle englobe les pratiques, créations et connaissances humaines transmissibles et imprègne toute rencontre et expérience. Elle façonne tous les systèmes de signification, y compris la maladie et le traitement, et devient particulièrement saillante en temps de crise, lorsqu’elle est menacée et à travers l’expérience de l’altérité (Kirmayer, 2008). Elle influence les mécanismes intrinsèques, les manifestations, l’évolution (Chaze et coll., 2015), et plusieurs déterminants de la maladie, puisque les distinctions culturelles sont depuis longtemps liées aux disparités sociales. Ces distinctions découlent des concepts d’ethnicité, de race et des attributions morales associées qui existent et sont perpétuées par les dynamiques sociopolitiques du pouvoir (Kirmayer, 2012).

L’ethnicité est une catégorisation sociale qui peut également correspondre à une identification de groupe autoattribuée. Habituellement, les membres d’un groupe ethnique partagent une origine géographique commune ou un contexte culturel, religieux ou historique comprenant des éléments tels qu’une langue, des valeurs ou des pratiques communes (Banks, 1996). Les regroupements ethniques et leurs implications sont généralement (bien qu’à tort) attribués exclusivement aux minorités ethniques et aux groupes marginaux, même si les groupes majoritaires présentent leurs propres perspectives, ceux de la culture dominante, y incluant les connaissances scientifiques et la pratique médicale (Lock et Gordon, 1988). La race est une autre forme d’identification de groupe, principalement attribuée par autrui, sur la base de caractéristiques physiques superficielles. Bien que l’importance de ces caractéristiques raciales ait été discréditée (Gravlee, 2009), l’idée que la race est un concept strictement biologique (au lieu d’une construction sociale) continue d’influencer les dynamiques sociales de pouvoir, perpétuant les politiques de clivage, les conflits, le racisme manifeste et la violence (Fredrickson, 2002), avec de graves conséquences pour les communautés racialisées (Fernando, 2012).

Le contexte culturel québécois

Le modèle multiculturel de citoyenneté du Canada (Kymlicka, 1995) a été une réponse historique à la société de colonisation et à la diversité ethnoculturelle qui en a découlé. Historiquement, la lutte des Canadiens français pour conserver une identité en tant que groupe ethnoculturel fondateur a entraîné des conséquences sociopolitiques importantes (Bibeau, 1998). Les établissements de santé québécois fonctionnent en français, l’unique langue officielle du Québec, sauf les exceptions autorisées dans les régions à concentration anglophone importante. Depuis la Révolution tranquille (McRoberts, 1988), le Québec s’est aussi fermement positionné, ainsi que ses institutions publiques (hôpitaux, écoles, etc.), comme un état laïque. Des débats récurrents sur les limites des « accommodements raisonnables pour l’autre » (Bouchard, 2008), ont conduit à la commission Bouchard-Taylor nommée par le gouvernement qui soutient l’interculturalisme (plutôt que le multiculturalisme) comme cadre de référence pour le Québec. L’interculturalisme est « une politique ou un modèle qui prône des relations harmonieuses entre les cultures basées sur des échanges intensifs centrés sur un processus d’intégration qui ne cherche pas à éliminer les différences tout en favorisant le développement d’une identité commune ». L’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, en 2019, s’est accompagnée d’un débat sur l’équilibre entre la liberté individuelle de conscience et de religion et la nécessité pour l’État de projeter neutralité et laïcité. C’est dans ce contexte sociopolitique que les PPEP du Québec aspirent à offrir les meilleurs soins possibles et universellement accessibles à toute leur clientèle, y compris aux migrants, aux minorités ethniques et aux populations autochtones. Tenir compte de ce contexte et bien le comprendre est essentiel pour assurer une meilleure accessibilité des soins, sans quoi certains enjeux peuvent contribuer à décourager l’expression des identités ethnoculturelles ainsi que la conviction que cette diversité soit accueillie (Wong, 2011).

Cet article a pour but de rassembler des évidences théoriques et empiriques issues des domaines de la santé mentale publique, de la psychiatrie sociale et culturelle et des PPEP, afin d’informer et guider de façon pragmatique les cliniciens et la prestation de services de santé mentale aux populations migrantes et minorités ethniques souffrant de troubles psychotiques. Quoique nous regroupions les résultats concernant les migrants, les minorités ethniques et les populations autochtones, il existe une grande hétérogénéité entre les contextes historiques et culturels de ces groupes.

Méthodes

Cette revue narrative de la littérature synthétise les données concernant la prestation des services d’intervention précoce aux migrants, minorités ethniques et populations autochtones. Compte tenu du peu d’études publiées dans ce domaine, la recherche a été élargie pour inclure des études marquantes au niveau épidémiologique et des études cliniques et d’intervention chez les minorités ethniques. Les articles inclus ont été identifiés d’abord par le premier auteur, à l’aide de bases de données en ligne (MEDLINE, PsycInfo et Embase) en utilisant les mots clés suivants en anglais : « early intervention services », « psychosis », « schizophrenia », « culture », « *migrant* », « ethnic minority/ies », « ethnicity », « Indigenous populations », ainsi que dans les bibliographies des articles sélectionnés. Des études supplémentaires ont été incluses après consultation des autres auteurs ayant une expertise approfondie en psychiatrie sociale et culturelle et en intervention précoce pour la psychose. L’accent a été mis sur les études canadiennes et québécoises. Considérant leur contexte historico-politique et culturel uniques, les considérations relatives aux communautés autochtones sont abordées dans une section distincte.

Résultats

Contexte épidémiologique

Déterminants sociaux. Les privations sociomatérielles augmentent le risque de psychose (Anderson et coll., 2012), et les minorités ethniques sont habituellement plus démunies sociomatériellement au Québec (Boudarbat et Connolly, 2013 ; Lebihan et coll., 2018) et ailleurs (Allen et coll., 2014 ; Nielsen et Krasnik, 2010). Les migrants sont plus à risque de développer des troubles psychotiques non affectifs et affectifs, risque persistant au-delà d’une génération (Morgan et coll., 2019), étant plus élevé pour les individus migrant avant l’âge de 18 ans (Anderson et coll., 2020), pour les minorités noires et pour les individus des pays en développement économique qui migrent vers les pays occidentaux (Selten et coll., 2020). Les variations considérables entre les populations migrantes et les pays d’accueil suggèrent que des phénomènes sociaux et politiques complexes sont impliqués.

Au Canada, des taux plus élevés de schizophrénie sont rapportés chez les migrants européens au début du 20e siècle, par rapport à la majorité non migrante (Smith et coll., 2006). Récemment, une étude ontarienne rapporte des taux plus élevés de psychose chez les réfugiés d’Afrique de l’Est et d’Asie du Sud et pour les migrants de première génération originaires des Caraïbes et des Bermudes (Anderson et coll., 2015). Plusieurs études ont permis de rejeter les hypothèses liant les risques plus élevés à une cause génétique primaire ou à une migration sélective (Fearon et Morgan, 2006) et concluent qu’il est peu probable que les facteurs de risque neurodéveloppementaux dus à des complications périnatales ou la consommation plus élevée de cannabis (hypothèse non applicable pour plusieurs populations migrantes) soient des explications (Morgan et coll., 2019). Compte tenu du façonnement culturel des symptômes psychiatriques et des évidences documentant des tendances diagnostiques racialisées suivant des agendas historico-politiques (Fernando, 2010 ; Fernando, 2012 ; Metzl, 2009 ; Schwartz et coll., 2019), quoique les diagnostics erronés ne puissent constituer à eux seuls une explication suffisante (Heslin et coll., 2015), cette hypothèse ne peut être complètement écartée (Ademola et coll., 2012 ; Gara et coll., 2019 ; Jarvis, 2008 ; Zandi et coll., 2010).

Néanmoins, l’idée que l’exposition cumulative à l’adversité sociale contribue significativement aux taux plus élevés de troubles psychotiques observés dans certains groupes ethniques minoritaires fait consensus. En effet, certains sont exposés à de multiples expériences négatives, démontrées comme déterminants des maladies mentales (particulièrement des troubles psychotiques). Ces expériences peuvent survenir non seulement durant la trajectoire migratoire, mais s’étendre sur de longues périodes post-migration : séparation d’une figure d’attachement, discrimination, désavantages sociaux (pauvreté, chômage, faible niveau d’éducation, célibat, etc.), traumatisme intergénérationnel, exclusion sociale et éloignement/aliénation culturel et linguistique (Jongsma et coll., 2020 ; Morgan et coll., 2007 ; Pearce et coll., 2019 ; Reininghaus et coll., 2010 ; Tarricone et coll. 2021). Des facteurs sociaux liés au groupe d’appartenance influencent l’exposition aux facteurs de risque au niveau individuel, en agissant au niveau micro (famille, quartier) et macro (société globale). En effet, des études sur le capital social et la densité populationnelle d’un groupe ethnique ont montré que l’appartenance à des groupes sociaux et culturels, soutenants surtout dans un contexte d’identification positive au groupe, peuvent atténuer les effets de la discrimination et des désavantages sociaux (Baker et coll., 2020 ; Bécares, 2018 ; Veling et coll., 2010).

Accès aux services, engagement dans les PPEP et évolution. Les déterminants sociaux influencent également l’accès, l’engagement dans les services et l’évolution des migrants et minorités ethniques. Certaines études rapportent une évolution plus négative, d’autres n’ont pas trouvé de différences significatives alors que certaines ont observé une meilleure évolution clinique et fonctionnelle chez les migrants avec une psychose débutante (Abdel-Baki et coll., 2018 ; Golay et coll., 2019 ; Maguire et coll., 2020). Les parcours d’accès aux soins sont plus complexes pour les migrants et les minorités ethniques tant au Canada qu’ailleurs dans le monde (Maraj et coll., 2018b ; Rotenberg et coll., 2017). La navigation difficile dans le système de santé, nécessite souvent que les familles défendent le droit aux services pour leurs jeunes, ce qui peut être difficile pour les familles de groupes minoritaires (Macdonald et coll., 2020). Les jeunes peuvent se sentir isolés et avoir du mal à trouver des soins adéquats, surtout s’ils ont un soutien social limité. Notamment, les étudiants internationaux, un sous-groupe en croissance (statistique Canada, 2020), font face à des défis supplémentaires (p. ex. assurance santé limitée, craintes pour leur visa) (Lee et coll., 2016). Quoique les expériences diffèrent selon les sous-groupes, les minorités ethniques recourent aux services de santé mentale plus tard dans l’évolution de la maladie et moins fréquemment que la population majoritaire ; sont plus susceptibles d’accéder aux services par les urgences ou dans le contexte d’interventions policières et sont plus fréquemment hospitalisées contre leur gré (Anderson et coll., 2015 ; Jarvis et coll., 2005). Une plus grande proportion d’entre eux se désengage du traitement, possiblement en lien avec un manque d’information, la difficulté à se repérer dans les services, des expériences antérieures négatives avec le système de santé, l’inadéquation des soins, la stigmatisation et le fait que le traitement ne correspond pas aux préférences du patient (Ouellet-Plamondon et coll., 2015 ; Whitley et coll., 2006 ; Thomson et coll., 2015). Les raisons pour se désengager des migrants et des minorités visibles varient, étant souvent différentes de celles des non-migrants (Maraj et coll., 2018a). Notamment, les enjeux autour de la langue et les limitations associées de services pour les allophones et les anglophones au Québec (Landry, 2014) sont reconnus pour influencer la satisfaction et l’engagement dans les PPEP (Maraj et coll., soumis). Ces données suggèrent que les institutions canadiennes ne parviennent pas encore à fournir les meilleurs soins de santé mentale possible à ces populations, de sorte à ne pas reproduire au sein même du système de santé les inégalités et exclusions sociales qui augmentent leur risque de psychose et de mauvaise évolution.

Approche clinique visant les populations culturellement diversifiées

Qu’implique la culture dans la pratique de la santé mentale ? La psychiatrie et les prestataires de services ont leur propre culture, et différentes notions de santé et de bien-être existent et doivent être respectées (Katz et Alegria, 2009). En outre, les pratiques acceptées reflètent les valeurs et les préférences des groupes dominants, et leur adoption sans discussion peut exclure les individus appartenant à des minorités. Ignorer ces aspects ou attribuer « la culture » uniquement au patient risque de reproduire les dynamiques de préjugés et de marginalisation (Burgess et coll., 2004). Inversement, la reconnaissance des différences, des incertitudes et des limites de la capacité d’empathie crée un espace de communication et négociation (Kirmayer, 2008). Cette démarche est essentielle pour instaurer confiance et sécurité, et pour développer une relation thérapeutique.

Les rôles des soignants (médecins et autres cliniciens) et les modes relationnels avec les patients diffèrent selon les cultures (Kirmayer, 2012). Ces différentes notions de soignant et de guérison influencent la manière dont la proximité, la divulgation, la confidentialité, l’implication de la famille, le partage des connaissances et du pouvoir sont compris et appliqués (Savin et Martinez, 2006). En outre, un patient ne peut être entièrement compris sans tenir compte de son contexte, qui comprend des éléments locaux (familles, quartiers), spécifiques à un groupe (p. ex. religieux) et macrosociaux qui influencent la santé, les récits de maladie, les stratégies d’adaptation et l’utilisation des ressources communautaires et sanitaires (Kirmayer, 2005).

Les façons d’exprimer la détresse sont façonnées par la culture (Kirmayer et Young, 1998 ; Kleinman et coll., 1997), posant d’importants défis aux cliniciens, qui tentent de faire « entrer » les récits de maladie dans des catégories diagnostiques d’une classification psychiatrique reflétant les concepts culturels occidentaux de la normativité. Conclure à un diagnostic en l’absence de connaissances sur les normes et croyances d’un patient peut même être préjudiciable (Kleinman, 1987). Dans la psychose, les aspects phénoménologiques qui soutiennent ou permettent de préciser les diagnostics, tels que la pauvreté du discours, la pensée désorganisée, l’affect inapproprié, non congruent ou émoussé, les croyances en marge de la normativité culturelle ou bizarres, sont difficiles à interpréter lorsqu’il existe des barrières culturelles et linguistiques.

Les cliniciens ont tendance à surdiagnostiquer la psychose la confondant avec le trouble de stress post-traumatique, qui comme les troubles affectifs pourraient être sous-diagnostiqués chez les minorités ethniques (Adeponle et coll., 2012 ; Zandi et coll., 2016). Par ailleurs, les récits de traumatismes sont omniprésents chez les patients issus de minorités ethniques, chez lesquels les multiples désavantages sociaux s’entrecroisent, et peuvent influencer la psychose de manière directe et indirecte (Rosen et coll., 2017). Des expériences hallucinatoires peuvent se produire chez les personnes ayant subi un traumatisme (indépendamment du diagnostic de trouble psychotique), et les symptômes du trouble de stress posttraumatique peuvent coexister avec des symptômes psychotiques (Stevens et coll., 2017). Quoiqu’un diagnostic de psychose ne doit pas être écarté à priori chez les populations migrantes, il faut veiller à comprendre les symptômes psychotiques dans le contexte des récits personnels et collectifs de traumatismes présents et passés. Il convient de noter en particulier les similitudes entre les expériences liées à la migration et à l’installation dans le pays d’accueil et l’expérience de la psychose. Par exemple, les croyances persécutrices, les idées de référence et les sentiments d’étrangeté et d’aliénation associés à la psychose pourraient avoir une qualité assez similaire aux sentiments de marginalisation et d’altérité que les groupes minoritaires sont susceptibles d’éprouver (Veling et coll., 2016). Inversement, les pertes de repères sont couramment décrites par les patients pendant et après un épisode psychotique (Myers, 2019).

Les études sur les différences de symptomatologie psychotique entre les groupes ethniques sont difficiles à interpréter ou à généraliser vu leurs contextes spécifiques (Maraj et coll., 2017 ; Morgan et coll., 2017 ; van der Ven et coll., 2012 ; Veling et coll., 2007) et faiblesses méthodologiques (p. ex. individus aux origines diverses regroupés en grandes catégories ethniques, entraînant l’occultation de différences importantes entre les groupes minoritaires).

L’évolution de la maladie et les aspects subjectifs du rétablissement varient d’un groupe à l’autre (Whitley et Drake, 2010) et peuvent être particulièrement importants lorsqu’on compare des personnes issues de milieux culturels et sociaux différents. Les aspects culturels, entre autres, déterminent les préférences de traitement et les priorités générales de la vie, influençant ainsi la planification de l’avenir et la manière dont les personnes intègrent la maladie dans leur récit de vie. Par exemple, dans l’étude de Whitley (2006), les aspects liés à Dieu et à la religion ont été des facilitateurs de rétablissement cruciaux pour les participants canadiens d’origine antillaise, contrairement aux participants canadiens d’origine européenne.

Que peut-on faire pour améliorer les soins ? Les modèles d’adaptation culturelle des services et des interventions vont du jumelage ethnique (Weinfeld, 1999) aux approches centrées sur la personne (Kleinman et coll. 1988a,b). Le jumelage ethnique ou des adaptations culturelles spécifiques pourraient être adéquats dans certaines circonstances (Cabral et Smith, 2011 ; Griner et Smith, 2006) et des lignes directrices générales pour les interventions culturellement adaptées ont été publiées (Balaratnasingam et coll., 2015). Ces procédures appliquent des méthodes de recherche participative, impliquant de multiples parties prenantes pour développer des interventions pertinentes localement. Notamment, des adaptations culturelles spécifiques d’interventions psychosociales se sont avérées efficaces pour réduire la sévérité des symptômes de patients atteints de schizophrénie (Degnan et coll., 2018).

Plusieurs instruments ont été créés pour des populations culturellement diverses dans des contextes variés, notamment l’opérationnalisation du Guide de Formulation culturelle (OCF) (American Psychiatric Association [APA], 2000), avec la création de L’Entretien de formulation culturelle (CFI) (APA, 2013 ; tableau 1). Toutefois, les obstacles identifiés à une utilisation plus large du CFI comprennent les contraintes de temps, le manque de moyens (p. ex. la disponibilité des interprètes) et les difficultés à réaliser des entretiens approfondis avec des patients gravement malades (Aggarwal et coll., 2020 ; Jarvis et coll., 2020b).

La compétence culturelle, la sécurité culturelle et l’humilité culturelle ont été proposées comme approches générales pour améliorer la prestation de services aux minorités ethniques. La compétence culturelle concerne les attitudes, les compétences et les connaissances qui permettent aux prestataires de services et aux institutions de servir efficacement les communautés ayant des origines culturelles différentes (Sue, 2006). L’humilité culturelle met l’accent sur la connaissance de soi et l’autocritique (plutôt que sur des connaissances culturelles spécifiques), en accordant une attention particulière aux déséquilibres implicites de pouvoir qui découlent de la relation patient-clinicien, impliquant d’éviter les approches paternalistes. L’humilité culturelle inclut aussi le désir de développer des partenariats avec des personnes et des groupes qui défendent les intérêts de l’autre (Tervalon et Murray-Garcia, 1998). La sécurité culturelle (Williams, 1999) se concentre sur les disparités de pouvoir qui imprègnent les institutions et les soins cliniques afin de promouvoir des espaces sécuritaires favorisant les soins collaboratifs. Développée à l’origine pour les communautés autochtones, l’approche de sécurité culturelle considère les histoires de colonialisme, d’oppression et de traumatisme et crée des espaces sécuritaires où ces sujets peuvent être dénoncés et reconnus (Brascoupé et Waters, 2009 ; Koptie, 2009). Tous ces concepts se rapportent non seulement aux relations patient-clinicien, mais aussi au niveau institutionnel (Metzl et Hansen, 2014). Un certain élan de changement actuel espère modifier les établissements de santé au niveau structurel afin de s’attaquer aux inégalités et à la dynamique d’oppression structurelle qui y existe (Kirmayer et coll., 2018). Les recommandations portent sur la responsabilisation de chaque membre de l’institution de santé en tant qu’acteur du changement structurel, et sur l’octroi aux parties prenantes ou aux partenaires communautaires d’un statut décisionnel qui reflète la diversité des populations desservies par l’institution. Les stratégies pour les cliniciens vont de l’acquisition d’une formation aux pratiques anti-oppressives à la défense des droits des patients individuels, en passant par une collaboration plus étroite avec les communautés minoritaires et la promotion du changement de politiques (Corneau et Stergiopoulos, 2012). En outre, les programmes de formation des cliniciens doivent intégrer des connaissances sur les déterminants sociaux de la santé et leur prise en compte dans le diagnostic et la planification du traitement (Hansen et coll., 2018).

Le Cultural Consultation Service [service de consultation culturelle] (CCS), développé à Montréal, a été adapté pour être utilisé à l’échelle internationale (Kirmayer et coll., 2003 ; Jarvis et coll., 2020b,c). S’inspirant des domaines de l’OCF qu’il adapte aux cas individuels et aux familles, le CCS fournit sur demande de consultation d’expert, une évaluation approfondie des immigrants et des réfugiés, basée sur une approche centrée sur la personne, guidée par les principes de sécurité et d’humilité culturelles. Ces consultations impliquent souvent les cliniciens en charge des soins du patient, des membres de la communauté culturelle, les familles, des interprètes et des médiateurs culturels. L’apport des interprètes est crucial lorsqu’il existe d’importantes barrières linguistiques. Les interprètes doivent idéalement connaître le contexte des soins de santé mentale afin de pouvoir traduire fidèlement le discours des patients et des familles et ne pas masquer l’expression linguistique de la psychopathologie. Les médiateurs culturels peuvent fournir des conseils ou des éclaircissements sur les aspects culturels qui peuvent aider les cliniciens à mieux comprendre les patients et la situation. Ce rôle peut être joué par les interprètes eux-mêmes ou par des cliniciens qui connaissent intimement la culture d’origine du patient (Miklavcic et LeBlanc, 2014). L’inclusion d’interprètes et de médiateurs culturels dans les consultations doit être clarifiée au préalable avec les patients et familles, car des questions de honte, de stigmatisation et de craintes autour de la confidentialité peuvent se poser (Kirmayer et coll., 2013).

L’inclusion de membres de la famille, de parties prenantes importantes et de guérisseurs des communautés locales peut contribuer à favoriser l’alliance et la compréhension partagée de concepts distincts de la maladie et du traitement (Jarvis et coll., 2020a ; Pope et coll., 2019). La collaboration étroite avec les familles dans les PPEP fait partie des composantes essentielles pour favoriser l’engagement, prévenir les rechutes et optimiser l’évolution du patient (Claxton et coll., 2017 ; Malla et coll., 2020 ; Iyer et coll., 2020). En outre, les familles apprécient les soins adaptés à leur culture (MacDonald et coll., 2020). Dans le contexte interculturel, le clinicien doit être conscient que les structures familiales peuvent être parfois très différentes des siennes et que des valeurs culturelles et des perceptions de la maladie distinctes peuvent exister au sein d’une même famille (Alegria et coll., 2010). Permettre l’émergence de différents discours autour de la psychose (signification, processus, causes, conséquences) est crucial pour établir un partenariat avec les familles. Également, les jeunes patients issus de l’immigration personnelle ou familiale peuvent se retrouver entre deux ou plusieurs cultures, essayant de donner un sens à une expérience psychotique à travers de multiples sources de signification. Déduire qu’un jeune adhère aux valeurs et modèles explicatifs traditionnels de son pays d’origine, sans l’avoir vérifié auprès de lui, peut constituer une forme de préjugé et lui donner l’impression d’être catégorisé. Inversement, déduire qu’il adhère aux valeurs de la société d’accueil peut aussi le faire se sentir incompris. Les cliniciens doivent être attentifs aux processus de développement de l’identité chez les jeunes, ainsi qu’aux possibles sentiments de conflit de loyauté dans un déchirement identitaire entre la culture d’origine et celle d’accueil. Ces complexités peuvent constituer des défis aux soins des patients, mais sont aussi de possibles sources de résilience et de récupération (Rousseau, 2005).

Populations autochtones

Les populations autochtones portent un lourd fardeau social et sanitaire (Anderson et coll., 2016), enraciné dans un long héritage de traumatismes, d’expropriation et de persécution, débutant avec la colonisation et s’étant perpétué à travers l’assimilation culturelle forcée, notamment via les pensionnats (Hartmann et coll., 2016). La notion de bien-être des peuples autochtones englobe les aspects spirituels, mentaux et émotionnels, le tout encadré par un système éco-social englobant l’individu, la communauté, la terre et les animaux (Adelson, 2005 ; Kirmayer et coll., 2009). La perte du lien avec la terre et la déconnexion mentale et spirituelle qui en découlent sont des expériences particulièrement traumatisantes pour certains. Plusieurs autochtones partagent des difficultés sociales avec les migrants, notamment la déprivation sociomatérielle, la marginalisation et les expériences de discrimination au long cours (King et coll., 2009). La recherche sur la santé mentale des populations autochtones s’est concentrée sur la toxicomanie, les conséquences psychologiques des traumatismes historiques et le suicide (Nelson et Wilson, 2017) qui a été associé à un changement culturel rapide et au déplacement des communautés autochtones. (Harlow et coll., 2014). Les rares études sur le sujet, suggèrent un risque plus élevé de psychose et des taux plus élevés de traitement coercitif (Demarchi et coll., 2012 ; Gynther et coll., 2019 ; Hunter et coll., 2011 ; Tapsell et coll., 2019).

La prestation de soins de santé mentale aux populations autochtones fait face à de multiples défis, allant de l’éloignement géographique de certaines communautés (Judd et coll., 2002) à la remise en question de la validité des instruments cliniques couramment utilisés (McCarthy, 2001). En outre, considérant l’héritage colonial, une emphase sur le modèle biomédical risque de reproduire des modèles de domination, de paternalisme et de préjugés, ainsi que de négliger les pratiques de santé autochtones (McCallum, 2005). Les déplacements, la séparation et l’éloignement de la famille ou la communauté lors d’une hospitalisation peuvent être traumatiques, rappelant des expériences intergénérationnelles oppressives passées.

Le maintien et la réincorporation des pratiques de guérison autochtones constituent une forme de revitalisation culturelle, de décolonisation et de restitution du contrôle (McCormick, 2008). Les interventions devraient se concentrer sur les nombreuses sources de résilience des autochtones, tout en reconnaissant les contextes sociopolitiques passés et présents (Gone et Kirmayer, 2020). Les dynamiques de pouvoir que la rencontre clinique peut reproduire doivent être abordées activement afin de créer un espace sécuritaire pour le travail thérapeutique (Koptie, 2009). Un programme de formation sur les connaissances de base concernant les expériences des patients autochtones a été créé par l’Association des médecins autochtones du Canada (2009), dans le but de susciter la réflexion des professionnels de la santé sur leurs propres préjugés et de suggérer des moyens de développer des interventions sensibles à la culture. La Commission de la santé mentale du Canada (2012) a aussi formulé des recommandations pour améliorer la santé mentale des autochtones.

Discussion

La culture et le contexte social façonnent l’expérience humaine, y compris le vécu de maladie. Par conséquent, la prise en charge des personnes servies par les PPEP devrait, avant tout, prendre en compte ces aspects (Alegria et coll., 2010). Les fondations théoriques et scientifiques qui justifient l’adaptation de services aux populations culturellement diversifiées dans ce cadre sont nombreuses, tel que nous l’avons décrit dans cet article. Cependant, l’incorporation des aspects socioculturels dans l’organisation des PPEP n’en est encore qu’à ses débuts au niveau international (Jones et coll., 2021 ; OnTrackNY, 2018 ; Orygen, 2016a,b). Toutefois, ni la planification stratégique de l’intervention précoce de l’Association canadienne pour la santé mentale (Ehmann et coll., 2004), ni la première édition du cadre de référence pour les PPEP (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2017) n’intègrent d’informations sur comment tenir compte de l’importance du contexte culturel des patients, des besoins spécifiques des minorités ethniques et des adaptations requises en terme organisationnel ou d’approche de soins. Par conséquent, les cliniciens et gestionnaires des PPEP peuvent avoir du mal à identifier les stratégies et les ressources favorisant l’engagement des jeunes de minorités ethniques dans les soins proposés.

Au-delà du contexte de la psychiatrie, de l’intervention précoce pour la psychose et du Québec, plusieurs instruments et stratégies cliniques ont été adaptés pour le travail clinique auprès des populations culturellement diverses. Par exemple, des adaptations de la CCS ont été développées au Royaume-Uni (Bhui et coll., 2015), en France (Larchanché, 2015), Suède (Bäärnhielm, Wistedt et Rosso, 2015) et Espagne (Qureshi et coll.,2008). Nagy et coll. (2019) ont développé un service de consultation multiculturelle par les pairs pour les professionnels de santé aux États-Unis. Des instruments alternatifs aux adaptations de l’OCF et du CFI ont aussi été créés, comme le Brief Cultural Interview [Entretien culturel bref] (Groen, et coll.,2017) des Pays-Bas et le modèle d’évaluation multiculturelle, préconisé par certains psychologues (Edwards et coll.,2017). Rousseau et coll. (2020) ont proposé des séminaires interdisciplinaires de discussion de cas cliniques comme alternative à l’utilisation du CFI, spécialement dans le cadre de la psychiatrie de l’enfance. Finalement, d’autres chercheurs et cliniciens ont adapté des instruments d’évaluation et des programmes ciblant des populations spécifiques (Balaratnasingam et coll.,2015 ; Edge et coll.,2016 ; Zandi et coll.,2008). Ces exemples, malgré qu’ils ne soient pas spécifiques à l’intervention précoce pour la psychose, comprennent des principes qui pourraient être généralisés dans ce contexte. Des études sont nécessaires pour comprendre comment ces outils culturellement sensibles peuvent être utilisés et adaptés pour le domaine de l’intervention précoce pour la psychose.

Au Canada (et au Québec en particulier), une société de colonisation accueillant de nombreux groupes ethniques différents, des modèles de soins flexibles pourraient être plus appropriés que l’adaptation culturelle, bien que des modèles hybrides puissent coexister (Kirmayer et coll., 2013). Des instruments tels que le CFI pourraient ainsi être utilisés et adaptés au contexte de l’intervention précoce. L’adaptation culturelle des interventions, y compris des séances d’éducation psychologique familiale et celle pour les jeunes patients, devrait de surcroît être envisagée. L’implication des familles et de représentants de la communauté du jeune dans la planification du traitement sont de plus à privilégier tout comme l’inclusion de représentants des diverses communautés présentes dans le territoire couvert par le PPEP dans les décisions concernant la conception et la planification des services (Jarvis et coll., 2020a).

Surtout, chaque patient aura toujours des besoins distincts. Les demandeurs d’asile confrontés à des problèmes de citoyenneté et à des événements traumatiques récents pourraient bénéficier davantage d’une aide efficace pour leurs démarches sociales que de l’affectation à un thérapeute de culture ou de langue similaire. Une évaluation minutieuse des traumatismes prémigratoires, permigratoires et postmigratoires devrait aussi devenir un incontournable. De même, pour les personnes confrontées au racisme et à une discrimination manifeste, un environnement thérapeutique culturellement sécuritaire peut avoir une importance cruciale dans la création de l’alliance thérapeutique. De même, les principes d’humilité, de respect, de curiosité et de sensibilité face à la culture de l’autre devraient imprégner l’approche clinique (Kirmayer, 2012).

Considérant le contexte sociopolitique actuel où la population dénonce les iniquités dans le système de santé envers les minorités culturelles au Québec, il est d’autant plus pertinent que les PPEP et leurs cliniciens soient outillés pour être en mesure de défendre les intérêts et les droits de leurs patients, de s’intéresser aux questions de culture, d’équité, de diversité et d’inclusion, et d’avoir les ressources, le soutien administratif et le temps nécessaires (p. ex. afin d’identifier et impliquer des interprètes et des médiateurs culturels) pour offrir des soins adaptés. Il est important de s’assurer que la « protocolisation » actuelle des soins dans les PPEP tienne compte des aspects décrits dans cet article, et s’assure que l’importance accordée à la gestion des risques et à l’observance au traitement pharmacologique ne compromette pas la prestation de soins culturellement compétents et sécuritaires. Sans attention particulière, cela pourrait mettre en péril l’ouverture, l’humilité culturelle, la flexibilité et la confiance requises (Stasilius et coll., 2020).

Les tableaux 2, 3 et 4 énumèrent les recommandations clés pour les PPEP. Le tableau 5 présente des vignettes illustrant certains concepts mis en évidence dans cet article.

Conclusion

L’abondance de données sur les déterminants sociaux et les avantages des approches sensibles à la culture ne se sont pas encore traduits par des changements suffisants au niveau des pratiques ni leur intégration au niveau des politiques. En effet, les sujets de la diversité culturelle et du contexte social doivent être intégrés au cadre de référence pour les PPEP du Québec et ailleurs dans le monde. Le développement et l’adoption d’évaluations et d’approches culturellement sensibles sont cruciaux pour atteindre l’objectif d’une intervention précoce pour la psychose centrée sur la personne et orientée vers le rétablissement (Jones et coll., 2021). Parmi ces approches figurent l’évaluation et la prise en compte des déterminants sociaux de la psychose, des spécificités et des préférences culturelles, et l’accent mis sur les forces des individus et des communautés plutôt que sur leurs vulnérabilités. La psychose n’est pas seulement une affection génétique ou neurologique ; ses nombreuses manifestations sont ancrées dans la culture et le contexte sociopolitique. Un traitement réussi doit négocier avec les patients, les familles et les communautés ce qui est primordial pour eux et comment le patient s’intègre dans cet espace, afin de maintenir l’espoir et de trouver un sens à l’expérience vécue.

tableau 1

Le guide de formulation culturelle (Outline Cultural Formulation [OCF]) du DSM-IV

Le guide de formulation culturelle (Outline Cultural Formulation [OCF]) du DSM-IV

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tableau 2

Recommandations pour les PPEP

Recommandations pour les PPEP

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tableau 3

Points clés de pratique pour les cliniciens travaillant dans les PPEP

Points clés de pratique pour les cliniciens travaillant dans les PPEP

tableau 3 (suite)

Points clés de pratique pour les cliniciens travaillant dans les PPEP

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tableau 4

Travailler avec des interprètes

Travailler avec des interprètes

1 Garder en tête que les membres de la famille (même s’ils sont bien intentionnés) ne sont pas des interprètes : différents facteurs liés à la proximité du patient (volonté d’aider, problèmes de stigmatisation/de honte, rôles au sein de la famille et relations abusives) peuvent interférer avec une traduction précise et mettre les membres de la famille dans des situations inconfortables ou dangereuses.

2 Même si le patient parle couramment la langue dominante, la possibilité de parler sa langue maternelle sera probablement appréciée, même si elle est refusée. C’est un geste de respect qui devrait être employé chaque fois que possible.

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tableau 5

Vignettes cliniques

Vignettes cliniques

tableau 5 (suite)

Vignettes cliniques

tableau 5 (suite)

Vignettes cliniques

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